Alexis V Doukas Murzuphle
Alexis V Doukas surnommé Murzuphle (dont les sourcils se rejoignent) (en grec byzantin : Αλέξιος Εʹ Δούκας ο Μούρτζουφλος), est un empereur byzantin mort en décembre 1204. Il ne règne que deux mois. Issu d'une famille aristocratique aux origines incertaines, Alexis Doukas profite des graves troubles causés par l'arrivée de la quatrième Croisade en terres byzantines en 1203 pour renverser le fragile régime d'Alexis IV et d'Isaac II. Se posant en défenseur des Byzantins face aux ingérences latines toujours plus grandes, il devient empereur en janvier ou février 1204 et tente sans succès de se confronter aux Croisés. Rapidement, il est assiégé et doit céder aux assauts qui prennent la ville le 12 avril 1204. Constantinople est alors mise à sac, l'Empire byzantin démantelé et Alexis V contraint de fuir avant d'être rattrapé, fait prisonnier et exécuté par le nouvel Empire latin de Constantinople à la fin de l'année 1204.
Alexis V Doukas | |
Empereur byzantin | |
---|---|
Miniature représentant Alexis V dans le Chronike diegesis de Nicétas Choniatès, manuscrit probablement composé au XIVe siècle et conservé à la Bibliothèque nationale autrichienne. | |
Règne | |
- 2 mois et 15 jours |
|
Précédé par | Nicolas Kanabos |
Suivi de | Constantin (XI) Lascaris (empereur grec de Nicée) Alexis Ier Grand Comnène (empereur grec de Trébizonde) Michel Ier Ange Doukas (despote d'Épire) Baudouin VI de Hainaut (empereur latin de Constantinople) |
Biographie | |
Décès | |
Épouse | Eudoxie Angelina |
Biographie
Origines et sources
Les origines familiales d'Alexis V demeurent largement méconnues. Il porte le nom d'une puissante famille aristocratique, les Doukas, mais ses liens avec elle sont obscurs, d'autant que ce patronyme est largement porté dans la société byzantine. Souvent, Alexis V est décrit comme l'arrière-petit-fils d'Alexis Ier Comnène (1081-1118), du côté de sa mère. C'est une possibilité crédible car, sous les Comnènes, les grandes familles aristocratiques multiplient les mariages entre elles. Parfois, il est fait l'hypothèse qu'il serait le fils d'Isaac Doukas, un cousin d'Alexis IV Ange (1203-1204), ce qu'accréditerait une lettre du pape Innocent III qui mentionne leurs liens du sang. Sa date de naissance est tout aussi mystérieuse[1]. Quant à son surnom de Murzuphle, il viendrait de sa tendance à froncer les sourcils au point de les faire se rejoindre[2]. Pour Hendryckx et Matzukis, qui consacre un article à analyser les différents éléments de la biographie d'Alexis V, il est probablement d'origine plutôt modeste, peut-être d'une lignée éloignée des Doukas. Cela expiquerait son attitude hostile envers une bonne partie de l'aristocratie[3].
Le principal historien de l'époque, Nicétas Choniatès, est largement critique à son égard car il l'a congédié de son poste de grand logothète, le chef de l'administration fiscale. Pour autant, il reconnaît sa grande intelligence, pour ne pas dire sa ruse, le décrivant aussi comme arrogant, voire lubrique[4]. Les autres écrits mobilisables, comme ceux de Georges Acropolite ou la Chronique de Morée, sont en général peu favorables à Alexis V, un biais encore plus fort dans les écrits latins, en particulier ceux de Robert de Clari ou Geoffroy de Villehardouin[5]. Il existe aussi une chronique russe qui relate la prise de Constantinople par les Croisés et qui constitue la seule source contemporaine extérieure à l'événement[6].
L'ascension
Quelques chroniqueurs comme Aubry de Trois-Fontaines en font un partisan du coup d'état d'Alexis III contre Isaac II Ange en 1195 mais cela demeure très hypothétique[5]. Alexis V Doukas commence à jouer un rôle politique quand il participe à la tentative de renversement d'Alexis par Jean Comnène le Gros, en 1200-1201. Il est même parfois considéré comme le véritable instigateur de ce soulèvement, visant à rétablir la dynastie des Comnènes sur le trône[7]. Emprisonné, il est probablement libéré en 1203, quand Isaac II revient au pouvoir, sous la pression des Croisés de la Quatrième croisade en juillet 1203. Si certains historiens comme Charles Brand ont vu dans son soutien à Jean Comnène une posture déjà antilatine, d'autres chercheurs ne sont pas convaincus, estimant que son hostilité aux Latins serait d'abord la traduction de son caractère opportuniste pour séduire une population qui leur est de plus en plus hotile[8] - [9]. Dans tous les cas, Murzuphle intègre très vite le gouvernement de l'Empire, avec le titre de protovestiaire, sorte de ministre des finances. Il a alors une forte influence sur Alexis IV, le jeune fils d'Isaac qui corègne aux côtés de son père[10]. Marié deux fois, il est aussi soupçonné d'être amoureux d'Eudoxie Ange, une fille d'Alexis III[11].
Au début de l'année 1204, Isaac II et Alexis IV commencent à souffrir de leur impopularité. La population estime qu'ils ne font pas suffisamment pour défendre les intérêts byzantins face aux Croisés, qui sont restés dans la région et qui, eux aussi, ont des griefs à l'encontre des deux empereurs. Estimant qu'ils tardent à payer leur dette, ils mettent à sac une partie de la cité impériale et jusqu'à un tiers des habitants auraient vu leurs habitations brûler au cours d'un incendie qui dure plusieurs jours, au mois d'août 1203. Bientôt, Murzuphle se pose en leader de la résistance aux Latins et gagne en popularité quand il s'en prend à certains d'entre eux. Sa monture est alors abattue et il ne doit la vie qu'à l'intervention de quelques archers constantinopolitains.
À la fin du mois de janvier 1204, la rébellion s'étend et le chaos commence à régner dans Constantinople. Le Sénat byzantin se réunit pour tenter de résoudre la crise. Nicolas Kanabos, un noble sans grande dimension, est proclamé comme empereur, apparemment contre son gré[12]. Abandonnés de tous, Isaac II et Alexis IV se réfugient dans le palais des Blachernes et demandent à Murzuphle d'aller demander de l'aide aux Croisés. Mais celui-ci, dans la nuit du 28 au 29 janvier, retourne les soldats de la garde varangienne pour les inciter à s'emparer des deux empereurs. Selon Choniatès, il aurait bénéficié de l'aide d'un eunuque de la cour, qui lui aurait donné accès au trésor impérial. Dans tous les cas, la défection de la prestigieuse garde palatine fait la différence[13]. Alexis IV est étranglé en prison tandis que son père, déjà aveuglé à l'occasion de son premier renversement, meurt très peu de temps après, peut-être à la suite de mauvais traitements. Dans un premier temps, Kanabos est épargné et semble même invité ou contraint à rejoindre le nouvel empereur mais il refuse et préfère se réfugier dans la basilique Sainte-Sophie, avant d'en être extrait pour être mis à mort[14].
Règne et exil
La chronologie exacte de la prise du pouvoir par Alexis V reste partiellement floue. La seule certitude est qu'il est couronné le 5 février. Quand il arrive sur le trône, la situation de l'Empire est catastrophique. Le trésor est vide et il doit confisquer des biens à l'aristocratie pour trouver de l'argent, sanctionnant notamment les proches d'Isaac II et d'Alexis IV[CH 1] - [15]. Si cette action renforce sa popularité parmi la population, elle lui aliène le soutien des principaux dignitaires. Il fait fermer les portes de la cité pour en interdire l'accès aux Croisés et restaure les défenses de la ville. Il n'hésite pas à se montrer les armes à la main, menant des escarmouches contre des bandes de Croisés dans les environs directs de Constantinople. En effet, les chefs latins refusent de reconnaître le nouveau souverain car la mort d'Alexis IV invalide le traité conclu avec lui[16].
Le 2 février, Henri de Flandres se présente à Filea (ou Phileas) pour se ravitailler en vivres. Quand il l'apprend, Alexis V décide de quitter Constantinople de nuit pour tendre une embuscade à la force croisée, en train de se retirer. S'il semble d'abord victorieux, Henri se précipite à la tête de l'arrière-garde au secours de ses soldats et vainc les Byzantins[17]. Il s'empare de l'insigne impérial ainsi que de l'icône de la Vierge (la Panagia Nikopoios) et si Alexis V échappe à la capture ou à la mort, il perd certains de ses meilleurs soldats. Il essuie aussi un échec sur mer, en ne parvenant pas à détruire les navires croisés avec ses bateaux incendiaires[18] - [19].
Le moral des Byzantins est atteint par ces revers, ainsi que par la perte de l'icône, très prestigieuse, qui leur font craindre de subir la colère divine en punition de leurs péchés[20].
Vers le 8 février, Alexis V rencontre Enrico Dandolo, le doge de Venise, pour tenter de négocier la paix. Il est probable que l'empereur est à l'initiative de ces discussions car sa popularité a pu être sapée par sa défaite face à Henri de Flandres[21]. Robert de Clari affirme ainsi que les Croisés exposent l'icône dont ils se sont emparés aux yeux de la population, alors même qu'Alexis aurait tenté de faire croire à un succès de son embuscade. Toutefois, les Vénitiens ont des conditions très dures que les Byzantins rejettent en bloc. Elles ne sont pas connues avec certitudes mais comportent probablement la restauration d'Alexis IV ainsi que la paiement d'une importante quantité d'or par les Byzantins, voire la soumission de l'Église byzantine à l'Église romaine[22]. Choniatès affirme qu'une attaque de la cavalerie croisée contre Alexis V met un terme aux pourparlers, l'empereur parvenant à nouveau à s'échapper, non sans mal. C'est probablement à ce moment-là qu'Alexis IV est exécuté, ce qui accroît le fossé avec les Croisés, qui exigeaient son rétablissement. Pour Alexis V, son élimination est aussi un moyen de préserver son propre pouvoir. Quand les chefs latins prennent connaissance de cette exécution, les tensions montent d'un cran, d'autant qu'en mars (probablement autour du 3), Alexis V chasse les Latins présents à Constantinople[23]. C'est là que le point de non-retour semble être atteint et que les Croisés se mettent d'accord sur une partition de l'Empire byzantin à leur bénéfice et élaborent le plan d'assaut. Dans le même temps, Alexis supervise le renforcement des défenses de la ville, notamment le rempart maritime le long de la Corne d'Or et fait distribuer des vivres à l'ensemble de la population, en prévision d'un siège, n'hésitant pas à insuffler un esprit de résistance parmi ses troupes[24].
Chute et exécution
Le 9 avril, les Croisés passent à l'attaque depuis la Corne d'Or, dont ils ont la maîtrise. Alexis semble avoir été actif dans la défense de la cité, positionnant sa tente au niveau du monastère de Pantepoptès qui lui offre un point de vue dégagé sur la Corne d'Or et les différentes chroniques, y compris latines, mentionnent son courage et son engagement personnel[25]. Si les Byzantins tiennent bon face à la première vague, un nouvel assaut intervient trois jours plus tard, qui submerge les défenseurs. C'est par la porte de Pétrion, juste au sud du quartier des Blachernes, que les Latins percent les défenses. Ils mettent à sac le palais et commencent à investir toute la ville. Alexis V tente bien de rassembler la population pour résister mais la panique gagne les rangs des Byzantins. Il a tout juste le temps de monter dans un bateau de pêcheurs pour s'enfuir vers la Thrace durant la nuit. Il est accompagné d'Eudoxie Ange et de sa mère, Euphrosyne Doukaina Kamatera[26] - [27].
Dans le chaos, Constantin Lascaris est proclamé empereur dans la basilique Sainte-Sophie mais il est incapable de convaincre les Varègues de poursuivre le combat et, dès les premières heures du , il fuit aussi la ville[28]. Si l'élection précipitée par le Sénat d'un nouvel empereur attesterait de l'impopularité d'Alexis V parmi l'élite aristocratique de l'Empire, les Varègues ont en revanche constitué des troupes loyales au cours de son bref règne[29].
Alexis V et la petite troupe qui a pu l'accompagner trouvent refuge à Mosynopolis où se trouve aussi Alexis III. Dans un premier temps, il reçoit un bon accueil puisque Alexis V s'y serait peut-être marié avec Eudoxie. En effet, il est aussi possible que le mariage ait eu lieu avant la chute de Constantinople[26]. Mais, bientôt, Alexis III s'empare de son nouveau gendre pour l'aveugler, probablement au grand dam de sa propre fille, le rendant inapte à la fonction impériale. L'épisode intervient vraisemblablement entre le 12 mai 1204 et le 12 août 1204[30]. Abandonné de tous, il est fait prisonnier par les Thierry de Loos, soit à Mosynopolis, soit plus probablement sur le chemin de l'Anatolie, en . Il est jugé pour trahison envers Alexis IV par une cour impériale dirigée par l'empereur latin en personne, entouré de plusieurs conseillers, dont les comtes Louis de Blois et Hugues de Saint-Pol. C'est d'ailleurs la seule occurrence de ce type de juridiction dans l'histoire de l'Empire latin[31]. Pour les Latins, Alexis V devient le coupable idéal qui justifie leur prétention à la succession d'Alexis IV, dès lors qu'ils ont débarrassé l'Empire d'un traître et d'un potentiel tyran. Alexis tente de se défendre en arguant de la propre trahison d'Alexis IV envers l'Empire, sans succès. Condamné à mort, il est précipité dans le vide, depuis le sommet de la colonne de Théodose.
Notes et références
- Jean-Claude Cheynet, Pouvoir et contestations à Byzance (963-1210), Paris, Publications de la Sorbonne, (lire en ligne)
- « Alexis V confisqua les biens […] Nicétas Chôniatès, Histoire, p. 566 »
- Hendrickx et Matzukis 1979, p. 110.
- Hendrickx et Matzukis 1979, p. 112.
- Hendrickx et Matzukis 1979, p. 132.
- Choniatès 1984, p. 311.
- Hendrickx et Matzukis 1979, p. 109-110.
- (en) David Savignac, « The Medieval Russian Account of the Fourth Crusade », (consulté le )
- Brand 1968, p. 119-122.
- Hendrickx et Matzukis 1979, p. 117-118.
- Brand 1969, p. 124, 148-149.
- Hendrickx et Matzukis 1979, p. 113-114.
- Hendrickx et Matzukis 1979, p. 112-113.
- Hendrickx et Matzukis 1979, p. 116-117.
- Hendrickx et Matzukis 1979, p. 118-119.
- Choniatès 1984, p. 307-309.
- Hendrickx et Matzukis 1979, p. 126.
- Van Tricht 2011, p. 21.
- Brand 1969, p. 253.
- Hendrickx et Matzukis 1979, p. 120-122.
- Choniatès 1984, p. 311-312.
- Giarenis 2017, p. 78.
- Hendrickx et Matzukis 1979, p. 123.
- Hendrickx et Matzukis 1979, p. 123-124.
- Hendrickx et Matzukis 1979, p. 124.
- Hendrickx et Matzukis 1979, p. 126-127.
- Hendrickx et Matzukis 1979, p. 125.
- Hendrickx et Matzukis 1979, p. 127-128.
- Choniatès 1984, p. 755, 804.
- Angelov 2019, p. 22.
- Hendrickx et Matzukis 1979, p. 127.
- Hendrickx et Matzukis 1979, p. 129.
- Van Tricht 2011, p. 138.
Voir aussi
Bibliographie
- (en) Dimiter Angelov, The Byzantine Hellene : The Life of Emperor Theodore Laskaris and Byzantium in the Thirteenth Century, Cambridge University Press, , 463 p. (ISBN 978-1-108-48071-0, lire en ligne).
- (en) Michael Angold, The Byzantine Empire, 1025-1204 : A Political History, Londres, Longman, , 374 p. (ISBN 978-0582294684).
- (en) Charles M. Brand, Byzantium confronts the West : 1180-1204, Harvard University Press, .
- Louis Bréhier, Vie et Mort de Byzance, Albin Michel, , 632 p. (ISBN 2-226-17102-9, présentation en ligne).
- (en) I. Giarenis, « The Crisis of the Fourth Crusade in Byzantium (1203–1204) and the Emergence of Networks for Anti-Latin Reaction and Political Action », Mediterranean World, vol. 23, , p. 73-80
- Rodolphe Guilland, Études Byzantines, P.U.F, Paris, 1959, « La destinée des Empereurs de Byzance » p. 16-18, 30, 32 note no 5, 260.
- (en) B. Hendrickx et C. Matzukis, « Alexios V Doukas Mourtzouphlos: His Life, Reign and Death (?–1204) », Hellenika (Έλληνικά), vol. 31, , p. 111-127
- (en) Alexander Kazhdan (dir.), Oxford Dictionary of Byzantium, New York et Oxford, Oxford University Press, , 1re éd., 3 tom. (ISBN 978-0-19-504652-6 et 0-19-504652-8, LCCN 90023208)
- (en) Nicétas Choniatès (trad. Harry Magoulias), O City of Byzantium, Annals of Niketas Choniatēs, Wayne State University Press, (ISBN 0-8143-1764-2)
- (en) T.F. Madden, « Outside and Inside the Fourth Crusade », The International History Review, vol. 17, , p. 726-743
- (en) Demetrios Polemis, The Doukai: A Contribution to Byzantine Prosopography, Athlone Press,
- Geoffroy de Villehardouin (trad. Jean Dufournet), La Conquête de Constantinople, Flammarion, coll. « GF », (ISBN 9782080711977).
- (en) Filip Van Tricht, The Latin Renovatio of Byzantium: The Empire of Constantinople (1204–1228), Leiden: Brill, (ISBN 978-90-04-20323-5).