Socialisme Ă visage humain
Le socialisme à visage humain (en tchèque : socialismus s lidskou tvářà ; en slovaque : socializmus s ľudskou tvárou) est le programme annoncé par Alexander Dubček quand il devient premier secrétaire du Parti communiste tchécoslovaque en janvier 1968. Les évènements qui découlent de l'application de ce programme en République socialiste tchécoslovaque sont connus sous le nom de Printemps de Prague. Il prit fin lors de l'invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du pacte de Varsovie, qui fut suivie de la « normalisation » politique, sociale et économique du pays.
Antécédents et équivalents
Le socialisme à visage humain du « Printemps de Prague » n'est pas la seule tentative de réforme économique et démocratique du socialisme réel : dès les années 1920 en URSS, la « nouvelle politique économique » de Vladimir Ilitch Lénine aurait pu déboucher sur de telles réformes, de même que la déstalinisation dans les années 1950, la « nouvelle voie » d'Imre Nagy en Hongrie ou encore les réformes préconisées par l'économiste soviétique Evseï Liberman et qui furent partiellement introduites à la fin des années 1960 dans la Roumanie de Ceausescu : à chaque fois, la « ligne dure » des apparatchiks craignant de perdre leurs pouvoirs, et plus largement de la nomenklatura craignant de perdre ses avantages, l'a emporté contre les « réformistes » et a fait échouer les innovations qui auraient pu mener le communisme réel à la réussite et l'installer durablement comme régime économique et politique[1]. Certaines idées du socialisme à visage humain proviennent aussi de l'austromarxisme. Il a eu des équivalents en Italie (« eurocommunisme » du PCI) et au Japon (« communisme souriant » de Kenji Miyamoto[2]).
Contexte et Ă©laboration
En , le Congrès de l'Union des écrivains tchécoslovaques (cs) avait déjà dénoncé, à mots couverts bien sûr, la bureaucratisation, l'étouffement de la créativité, le « manque de confiance des autorités dans le peuple » (critique très grave pour un régime qui prétendait être une « démocratie populaire ») et l'« atmosphère kafkaienne » qui en découlait. Des copies des interventions circulaient en samizdat, ainsi que les versions intégrales d'œuvres introuvables, comme celles de Kafka (interdit dans son pays car jugé « pessimiste et décadent »), ou bien la pièce de théâtre La Fête en plein air (Zahradnà slavnost) du jeune auteur Václav Havel. Le parti unique communiste lui-même était en partie gagné par ce vent de contestation de l'ordre établi.
La dĂ©signation, controversĂ©e, d'Alexander DubÄŤek Ă la tĂŞte du Parti dĂ©coule du dĂ©sir d'une majoritĂ© des hiĂ©rarques de la « nomenklatura » de donner des gages Ă la contestation pour Ă©viter qu'elle n'enfle, tout en la contrĂ´lant. Mais DubÄŤek est sincèrement convaincu de la nĂ©cessitĂ© des rĂ©formes et va aller plus loin que prĂ©vu. Un « compte rendu dĂ©taillĂ© des dĂ©bats du prĂ©sidium du CC » commence Ă circuler officieusement Ă partir de . Une phrase attire l'attention des lecteurs : « Au cours de la discussion, la rĂ©flexion sur la mise en Ĺ“uvre de la politique du Parti a vu s’affronter le nouveau et l’ancien. Une première tendance s’est exprimĂ©e qui [...] ne tient pas compte du stade dĂ©jĂ atteint dans le dĂ©veloppement socialiste de notre sociĂ©tĂ© et qui s’évertue Ă dĂ©fendre des formes pĂ©rimĂ©es de travail du Parti ; Ă ses yeux, les causes de nos dĂ©faillances sont avant tout des difficultĂ©s rencontrĂ©es dans la marche de l’économie, les insuffisances du travail idĂ©ologique, le manque de rigueur et les attitudes „libĂ©rales” sur le front idĂ©ologique, les effets de „manĹ“uvres de diversion idĂ©ologique de l’Occident”. Pour cette tendance, il y a assez de dĂ©mocratie comme ça Ă l’intĂ©rieur du Parti et dans le pays. Il se trouva mĂŞme une voix » [celle d'AntonĂn NovotnĂ˝, 1904-1975, premier secrĂ©taire du PCT depuis quinze ans] « pour dire qu’il y aurait chez nous “un excès de dĂ©mocratie” ». Cette phrase faisait allusion Ă la ligne politique devenue majoritaire dans le prĂ©sidium, qui prĂ´nait « ...un changement inĂ©luctable des mĂ©thodes de direction du parti, afin de mĂ©nager un champ suffisamment large pour l’initiative et l’activitĂ© publique des groupes sociaux en tant que tels ». Alexandre DubÄŤek Ă©tait le chef de file de cette nouvelle position, qui, malgrĂ© des divergences de vue entre ses membres, adopte un programme commun en . Ces textes suscitent un immense espoir, car le Parti unique y admet officiellement des « insuffisances, dĂ©faillances et difficultĂ©s » (brèche Ă©norme dans la propagande officielle, suffisante pour Ă©branler la lĂ©gitimitĂ© de la dictature et le contrĂ´le totalitaire du rĂ©gime sur la sociĂ©tĂ©). Mais dĂ©jĂ ils suscitent aussi des craintes, car la position de NovotnĂ˝ peut prĂ©sager un « retour de bâton » rĂ©pressif.
Principes
Au terme de ces débats internes, le Programme d’action proposé par Alexandre Dubček est adopté[3]. Il comporte un ensemble de mesures inspirées entre autres par l’économiste Ota Šik (qui enseignera plus tard à l’Université de Saint-Gall, en Suisse) ou par le journaliste Petr Uhl (qui deviendra après 1989 le chef de l’agence de presse tchécoslovaque), tous deux marxistes mais opposés au totalitarisme centralisateur :
- sur le plan politique, des réformes structurelles du Parti communiste qui, tout en gardant de jure sa position de parti unique, démocratisent son fonctionnement, permettent de facto la constitution et l’expression de « courants », et tendent à « inverser le courant de l’autorité et de légitimité » (la souveraineté), qui devait désormais « s’écouler de la base vers le sommet »… ;
- sur le plan économique, la diminution de la planification d’État, désormais réservée aux orientations macro-économiques et au commerce international, et une grande augmentation de l’autogestion avec utilisation sur le marché intérieur des mécanismes d’offre et de demande, afin d’ajuster la production aux besoins de la population… ;
- sur le plan logistique, la fin de la censure, de l’écoute aléatoire et sans aucun contrôle juridique des conversations téléphoniques, de l’ouverture du courrier, du quadrillage territorial, institutionnel et professionnel systématique par la police politique « StB » ;
- sur le plan social, une libéralisation des activités culturelles, des médias et surtout du droit des citoyens tchécoslovaques au déplacement sans autorisations et visas préalables (soit pour changer librement d’emploi, de domicile, de résidence à l'intérieur du pays, soit pour voyager dans et hors du pays, y compris dans les pays non-communistes).
C’était, en pratique, la fin non seulement du totalitarisme (tel que défini par Hannah Arendt) mais même de la dictature du Présidium sur le Parti, et du Parti sur la société[4] ; le résultat fut d’une part un soutien massif de la population à la direction Dubček (qui manquera, vingt ans plus tard, à Mikhail Gorbatchev), mais d’autre part, sur le plan géopolitique (dont Dubček avait sous-estimé l’importance), une inquiétude croissante des gouvernements des deux « blocs » antagonistes de l’« Est » et de l’« Ouest » qui justifiaient l’un par l’autre leurs politiques militaro-industrielles, le second étant lui aussi confronté à des mouvements de contestation des guerres en cours ou de l’ordre établi.
Les principes de ce socialisme Ă visage humain furent publiĂ©s dans la presse tchĂ©coslovaque de l’époque (comme Literarni Noviny ou Literarni Listy, revues de l’Union des Ă©crivains, ou le journal Ă©conomique HospodarskĂ© Noviny) et parfois traduits Ă l’étranger (par exemple dans la revue française Les Temps modernes). Il faut noter qu’à la mĂŞme Ă©poque, en URSS, EvseĂŻ Liberman et Vadim Trapeznikov proposaient les mĂŞmes recettes, mais le fait que ces rĂ©formes purement techniques ne pouvaient s’accomplir sans renoncer au pouvoir totalitaire, inquiĂ©tait la « nomenklatura » (ou « bureaucratie » pour les marxistes, tant civile que militaire) autant qu’il donnait des espoirs aux populations et aux intellectuels qui, encouragĂ©s par la « dĂ©stalinisation », mettaient en cause le bilan du rĂ©gime depuis plusieurs annĂ©es dĂ©jĂ : au comitĂ© central tchĂ©coslovaque d’, AntonĂn NovotnĂ˝ avait Ă©tĂ© contraint de prĂ©senter un rapport sur les « violations des principes du parti et de la lĂ©galitĂ© socialiste Ă l’ère du culte de la personnalitĂ© ».
Suites
Jusqu'en , le socialisme à visage humain n’était qu’une « révolution de palais » de plus, au sein d’un régime qui ne remettait en question ni le principe du parti unique, ni son appartenance au bloc de l'Est (pacte de Varsovie et Comecon). D’ailleurs Léonid Brejnev lui-même ne s’inquiétait pas outre-mesure : invité par Novotný à Prague en , il s’en était tenu à la position : « ce sont vos affaires intérieures », mais s’était tout de même rendu à Bratislava pour rencontrer Dubček et se faire une opinion. En mai, c’est l’intrusion inattendue de la population tchécoslovaque elle-même dans le jeu politique, qui déborda au-delà du programme du Socialisme à visage humain, inaugurant le « Printemps de Prague », étouffé le , lorsque 400 000 hommes de troupe et 5 000 chars du pacte de Varsovie envahirent la Tchécoslovaquie.
Entre la politique d’Imre Nagy en Hongrie en 1956, et celle de Mikhaïl Gorbatchev en URSS entre 1986 et 1991, le socialisme à visage humain fut la deuxième des trois tentatives historiques de démocratiser le « communisme réel ». La faiblesse de la mobilisation internationale pour soutenir la lutte de la population tchécoslovaque face à la répression, cyniquement nommée « normalisation », compromit l’avenir du Printemps de Prague, au grand soulagement des autres dirigeants du Bloc de l'Est, aux yeux desquels le succès d’une pareille formule aurait représenté un sérieux danger pour leurs pouvoirs et privilèges. Ainsi le « Printemps de Prague » fut qualifié, par les pouvoirs de l’Est et les partis communistes de l’Ouest, d’« offensive menée par les réactions avec l’appui de l’impérialisme contre le parti et les bases du régime socialiste »[5], et par les pouvoirs de l’Ouest de « démonstration éclatante de l’impossibilité de démocratiser le communisme »[6].
Selon des analystes comme Andreï Amalrik[7] ou Hélène Carrère d'Encausse[8], en refusant d’adopter le socialisme à visage humain et en choisissant de l’étouffer, les dirigeants du pacte de Varsovie[9] ont voué à l’échec toute future tentative de réforme du « communisme réel », de sorte que celles de Mikhaïl Gorbatchev n’ont pu déboucher que sur la chute des régimes communistes en Europe[10].
Notes et références
- Emmanuelle Cosse, Marion Rousset, Sophie Courval : forum Qu’est-ce qui a échoué ? La chute du Mur reste pour beaucoup un symbole de l’échec du communisme. Cette expérience constitue-t-elle la fin du communisme ou celle du soviétisme ? dans Regards no 66, novembre 2009, sur ).
- (en) D. MARTIN, « Kenji Miyamoto, 98, Leader of Japan’s Communist Party, Dies », The New York Times, 20/07/2007 et (en) Kyodo News, « Miyamoto, key postwar leader of JCP, dies at 98 », Japan Times, 19/07/2007.
- Dans une interview au journal communiste italien Unità du 19 décembre 1987, Dubček affirma qu’il existait d’importantes similitudes entre la perestroïka de Gorbatchev et le Printemps de Prague, similitudes qu’il attribuait à leurs « sources d’inspiration »
- Max Borin, Vera Plogen, (de) Management und Selbstverwaltung in der CSSR : BĂĽrokratie und Widerstand, Berlin 1970
- Lettre envoyée à Dubček par cinq de ses homologues, dont Brejnev, réunis à Varsovie les 14 et 15 juillet 1968, et reprise par les médias communistes.
- Débat : De Khrouchtchev à Gorbatchev, le système soviétique est-il réformable ?, Alain Besançon, Cornelius Castoriadis, Robert Charvin, Jean Elleinstein, Marc Ferro, Patrice Gélard, Annie Kriegel, Michel Lesage et Lilly Marcou, Revue Pouvoirs n° 45, pp. 115-130.
- Andreï Amalrik, L'Union soviétique survivra-t-elle en 1984 ?, Paris, Fayard, 1970 (OCLC 462991990)
- Hélène Carrère d'Encausse, L'Empire éclaté, Flammarion 1978
- À la seule exception du roumain Nicolae Ceaușescu alors jeune dirigeant, qui finit aussi par abandonner toute trace de socialisme à visage humain six ans plus tard, pour inaugurer à son tour lors du onzième congrès de son parti une « ligne dure ».
- « Pouvoirs » n° 45, Op. cit..
Voir aussi
Sources
- Karel Bartošek, Les Aveux des archives, Prague-Paris-Prague, 1948-1968, Seuil, Paris, 1996
- Jiřà Hájek, Dix ans après, Seuil 1978,
- LudvĂk VaculĂk, Les deux mille mots, dĂ©claration de principes du socialisme Ă visage humain.