Mouseîon d'Alexandrie
Le Mouseîon (du grec Μουσεῖον « temple des Muses » ou Musée, situé au sein même du quartier royal (Basileia)[1] d'Alexandrie en Égypte ptolémaïque, est l'un des plus importants centres intellectuels du monde hellénistique. La construction du musée est l’une des nombreuses illustrations de la politique culturelle de Ptolémée Ier, celle de la recherche d’une véritable suprématie intellectuelle lagide. L’ancien sômatophylaque d’Alexandre le Grand voulut faire de son musée celui du monde grec, à l’image du vers d’un poète grec rapporté par Athénée de Naucratis dans son Deipnosophistes, faisant du musée du mont Hélicon celui de la Grèce. Expression du désir constant de conserver des liens avec la tradition et la culture grecques, le musée d'Alexandrie a aussi été le moyen pour les Ptolémées de faire valoir leur supériorité culturelle face à des rivaux antigonides et attalides qui redoublaient d'efforts pour édifier de nombreux musées et académies. Bien qu'il ait été gravement endommagé en 47 av. J.-C., le musée d'Alexandrie a survécu, notamment à travers l’héritage qu'il a diffusé partout en Europe.
La fondation du Mouseîon
Le Mouseîon d’Alexandrie n’est ni le premier ni le seul Mouseîon qui ait été érigé au cours de la période hellénistique. Construit en 290 av. J.-C., au sein même de la capitale lagide, le musée, respectant les modèles de l'Académie platonicienne et du Lycée aristotélicien, a connu un prestige culturel sans égal, entre sa construction et sa partielle destruction en 47 av. J.-C., bien qu'il ait été concurrencé par ceux d’Éphèse, d’Athènes ou encore par celui de Smyrne. À l’origine lieu de dévotion envers les neuf muses, il faut voir dans le musée d’Alexandrie et ses concurrents une sorte « d’institut de recherche, fondation royale construite à proximité du palais et de ses dépendances, bénéficiant de moyens financiers considérables grâce à la générosité des souverains et servant en retour leur prestige[2] ». Afin d'imiter le musée athénien de l’Hélicon, celui d'Alexandrie a été placé auprès des buttes du Bruchium et du Paneum, entre lesquelles passait la voie canopique, artère qui traverse la ville selon un axe est-ouest depuis la « Porte du Soleil » jusqu'à la « Porte de la Lune ».
L’édifice
Le musée est avant tout un enclos sacré, un lieu de culte dédié aux muses et à Sérapis et régi par des règles spécifiques et des usages codifiés. Composé d'un jardin et de promenades, d'une salle de réunion, d'autels, d'une bibliothèque, et de diverses annexes comme l'observatoire, le jardin botanique et l'institut d'anatomie, le musée d'Alexandrie est aussi un lieu de conservation de la mémoire et répondait architecturalement au modèle péripatéticien proposé par Démétrios de Phalère à Ptolémée Ier. Bien que l'archéologie n'ait pas encore retrouvé les traces du musée, il nous en reste quelques descriptions comme celle que fait Strabon :
« Fait également partie du palais, le musée, qui a une promenade, une salle de réunion et un grand bâtiment où se trouve la salle à manger commune des érudits, membres du Musée. Cette corporation possède l’argent en commun et un prêtre, nommé à la direction du Musée autrefois par les rois, aujourd’hui par Auguste »
— Strabon, Géographie, Livre Modèle:XVII,1. 8. 793-794.
Vivre au Mouseîon
Il ne nous reste que peu d'informations sur la vie au musée d'Alexandrie, et ces quelques informations éparses se situent au fil des pages des œuvres de Strabon, Vitruve ou encore Athénée de Naucratis. Cependant, certains éléments peuvent être mis en relief.
Un directeur du musée régissait l’établissement, titulature à laquelle s'adjoignait celle de Grand-prêtre. Ce magistrat devait vraisemblablement honorer soit les muses, soit le dieu syncrétique Sérapis, dieu extrêmement important au sein du panthéon égyptien lagide. Par ailleurs, certains membres du musée exerçaient eux aussi une fonction ecclésiastique de moindre importance, à l'image du néocore de Sérapis (prêtre). De plus, les pensionnaires du musée possédaient le privilège de la sitêsis (ou nourriture aux frais de l'État), et devaient prendre ces derniers en commun. Pierre Lemerle évoque l’hypothèse que la sitêsis était avant tout une pension en argent destinée à dédommager ceux qui ne pouvaient profiter des infrastructures du musée et non un droit d’être nourri à Alexandrie : « Quoi qu'il en soit, toute cette suite de palais tient le long du port et de l'avant-port. À la rigueur on peut compter aussi comme faisant partie des palais royaux le Muséum, avec ses portiques, son exèdre et son vaste cénacle qui sert aux repas que les doctes membres de la corporation sont tenus de prendre en commun. On sait que ce collège d'érudits philologues vit sur un fonds, ou trésor commun, administré par un prêtre, que les rois désignaient autrefois et que César désigne aujourd'hui »[3].
La célèbre Bibliothèque d'Alexandrie, édifiée à l'instigation de Démétrios de Phalère, appartenait à l’édifice du musée : de nombreux auteurs la mentionnent, soulignant sa magnificence et les nombreux ouvrages dont elle regorgeait. Ainsi, une scholie de Plaute évoque un rapport officiel du bibliothécaire Callimaque, à la fin du règne de Ptolémée II, faisant état de près de 400 000 volumes mêlés reposant sur les étagères de la bibliothèque, tandis que Plutarque ne fait allusion qu'à 200 000 ouvrages au début du règne de ce même Ptolémée, permettant ainsi d’émettre l'hypothèse qu'une véritable politique commerciale d'achat, d'emprunt et de vente de volumina (rouleaux de feuilles de papyrus) fut menée, hypothèse appuyée par le fait que tous les navires qui accostaient aux ports d'Alexandrie devaient laisser leurs manuscrits le temps d'une copie. Ainsi, l'activité de la bibliothèque fut sans nul doute importante à l'image de cette filiale qui fut établie dans le Sérapéum et qui, d'après Épiphane portait le nom de « la fille de la grande », et où l'on entreposait les rouleaux les moins utiles. La bibliothèque n'eut de cesse d'accroître sa collection, comme l'indique Plutarque, lorsqu'en 47 av. J.-C., Marc Antoine aurait donné à Cléopâtre les 200 000 volumes (presque tous des exemplaires uniques) qui appartenaient à la bibliothèque de Pergame, laquelle à cette époque était sa grande concurrente, afin de compenser les pertes occasionnées par le terrible accident survenu la même année. En ce qui concerne la gestion de la bibliothèque, on sait que la magistrature de bibliothécaire existait dès la création de l’édifice puisque le premier bibliothécaire fut Démétrios de Phalère.
En plus de la bibliothèque et des exercices philosophiques et littéraires, plusieurs mentions au sein de diverses sources suggèrent les nombreuses disciplines qui furent exercées au sein du musée lagide : médecine, zoologie, botanique, ou encore astronomie et géométrie à l'Observatoire, dans lequel ont travaillé Timocharis et Aristyllos au IIIe siècle.
Pensionnaires célèbres
Nombreux furent les intellectuels de la période hellénistique qui convoitèrent le titre de « pensionnaire du Musée », gage d'un grand savoir, mais aussi de sagesse et qui permettait d'obtenir la reconnaissance de ses pairs ainsi que celle des souverains. Ainsi, on retrouva, gravées sur les colosses de Memnon dans la plaine de Thèbes, deux signatures de pensionnaire :
- « Moi, Servius Sulpicius Serenus, préfet de Cohorte, Tribun militaire de la légion XXII, préfet de l'aile des Voconces ... néocore du grand Sérapis, l'un des pensionnaires du Musée et de ceux qui sont exempts de toute charge .... l'an 7 d'Hadrien » ;
- « D’Arius, poète homérique du Musée, après avoir entendu Memnon. »
Outre Démétrios de Phalère, il y eut pour pensionnaires et bibliothécaires : Zénodote, spécialiste d'Homère, Callimaque, poète, Ératosthène, géographe et astronome, Apollonios de Rhodes, poète ; Aristophane de Byzance et Aristarque de Samothrace, tous deux grammairiens et philologues.
Tous n'ont pas voué une profonde admiration aux membres du Musée : en attestent les mots de Timon, poète satirique, rapportés par Athénée de Naucratis : « Dans l’Égypte populeuse, on engraisse des scribes, grands amateurs de grimoires, qui se livrent à des querelles interminables dans la volière des Muses »[4]. Ou encore ceux de Vitruve, auteur du traité De architectura, fustigeant la décadence d'une bibliothèque et plus généralement du musée d'Alexandrie, qui n'avait alors plus rien de comparable avec la grandeur du musée à l'époque d'Ératosthène, « garde de la bibliothèque »[5].
Héritage et pérennité du Mouseîon d'Alexandrie
Le Mouseîon d'Alexandrie avec sa bibliothèque est l'un, sinon le modèle d'archivage en Europe. Malgré son lent déclin au début de notre ère, de nombreux consuls et autres hauts-dignitaires romains ont érigé et organisé des musées à moindre échelle comme le montre l'exemple d'Ampelios, originaire d'Antioche et proconsul d’Achaïe, qui établit un musée à Égine en 359[1], attestant ainsi de l'importance de son ancien rayonnement. De plus, il faut noter une évolution du Mouseîon et de sa fonction au cours de la période romaine. L'enseignement est de plus en plus privilégié, tout en bénéficiant d'un patronage et d'une protection des empereurs qui n'avaient plus grand-chose à voir avec ceux des Ptolémées. On sait ainsi que l'enseignement de la littérature a fortement décliné au profit de la philosophie (Philon d'Alexandrie, Plotin) et de la recherche scientifique et médicale (Héron d'Alexandrie, Claude Ptolémée, Galien). On retient de nombreuses références à sa bibliothèque à partir du XVIIIe siècle en France (siècle des Lumières). Ainsi, la célèbre encyclopédie de Diderot et d'Alembert mentionne l'établissement et sa bibliothèque, dans un article qui lui est réservé :
« Musée, lieu de la ville d’Alexandrie en Égypte, où l’on entretenait, aux dépens du public un certain nombre de gens de lettres distingués par leur mérite, comme l’on entretenait à Athènes dans le Prytanée des personnes qui avaient rendu des services importants à la république. Le nom des muses, déesses et protectrices des beaux-arts, était incontestablement la source de celui du musée (…) le mot de musée a reçu depuis un sens plus étendu et on l’applique aujourd'hui à tout endroit où sont renfermées les choses qui ont un rapport immédiat aux arts et aux muses. »
Au XXe siècle, l’écrivain et voyageur britannique Lawrence Durrell désigne cet ancien temple du monde hellénistique comme une « capitale de la mémoire » humaine. En hommage au Mouseîon, le gouvernement égyptien a lancé en 1995 le projet de la Bibliotheca Alexandrina en partenariat avec l'Unesco, véritable politique contemporaine de renaissance, en souvenir de l'établissement mythique de l’Antiquité.
Notes et références
- André Bernard, Alexandrie la Grande, « Le quartier royal ne faisait qu’un, pour ainsi dire, avec le Musée. », p. 131-132 et 156-157
- Claire Préaux
- Strabon, Géographie, Livre XVIII, 8.
- Athénée, Deipnosophistes [détail des éditions] (lire en ligne)
- Vitruve, De architectura, Livre II.
Bibliographie
- André Bernand, Alexandrie la grande, Arthaud, Paris, 1966
- André Bernand, Alexandrie des Ptolémées, CNRS Éditions, Paris, 1995
- Jacques Blamont, Le Chiffre et le songe : Histoire politique de la découverte, Paris, Odile Jacob, , 944 p., p. 62 à 70 : « L’œuvre des Lagides ».
- (en) Luciano Canfora, The Vanished Library : A Wonder of the Ancient World, ;
- Jean-Yves Empereur, Alexandrie redécouverte, Fayard, 1998.
- Jean-Yves Empereur, Alexandrie, Hier et demain, coll. « Découvertes Gallimard / Culture et société » (no 412), 2001
- (en) Paula Young Lee, « The Musaeum of Alexandria and the formation of the ‘Museum’ in eighteenth-century France », The Art Bulletin,‎ .
- Dominique Poulot, « I. Qu'est-ce qu'un musée ? », Musée et muséologie, La Découverte, « Repères », Paris, 2009.
- Philippe Dubé, La mise en laboratoire du Musée, Cairn.