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Mission civilisatrice

La mission civilisatrice fut, durant l’expansion coloniale de l’Europe entre les XVe et XXe siĂšcles, une thĂ©orie imaginĂ©e en France et dans d’autres pays europĂ©ens qui se considĂ©raient seuls pays civilisĂ©es ou de civilisations supĂ©rieures et qui se donnaient pour devoir — ou auraient reçu pour mission — de « civiliser » les populations non europĂ©ennes, dĂ©finies comme « paĂŻennes » — non chrĂ©tiennes —, et qualifiĂ©es de « sauvages » ou de « barbares » — selon une dichotomie remontant aux anciens Grecs et Romains dont ces pays europĂ©ens se posaient comme les hĂ©ritiers.

L’expression elle-mĂȘme de « mission civilisatrice » fut couramment utilisĂ©e en France au cours des XIXe et XXe siĂšcles[1]. Elle s’y rencontre rĂ©guliĂšrement Ă  partir des annĂ©es 1830, y devenant un lieu commun et y Ă©tendant son champ d’application au-delĂ  de la seule colonisation. Dans la derniĂšre partie du siĂšcle, la mission civilisatrice devient « le principe clĂ© de l’impĂ©rialisme rĂ©publicain Français »[2].

La mĂȘme expression (civilizing mission en anglais) ou des expressions analogues se retrouvent chez les autres puissances colonisatrices de l’époque, en particulier “the white man's burden” (« le fardeau de l’homme blanc »), forgĂ©e par Rudyard Kipling. Les Britanniques se persuadaient « de leur propre particuliĂšre aptitude Ă  rĂ©pandre la civilisation »[3].

La mission civilisatrice de la France ne visait pas seulement ni prioritairement Ă  transmettre aux indigĂšnes non-europĂ©ens les fruits des progrĂšs scientifiques et techniques de la civilisation europĂ©enne, elle visait aussi, et avant tout, Ă  l’« assimilation » de ces indigĂšnes par l’imposition de la langue, des institutions, des lois, des mƓurs, de la « nationalitĂ© » du colonisateur dans le but de crĂ©er « La Plus Grande France »[4].

La rhĂ©torique patriotique de la mission civilisatrice et l’abondante et diverse propagande qui l’accompagnait eut pour effet de rendre difficile pour la plupart des Français d’« imaginer que le colonialisme pouvait causer, plutĂŽt que d’éradiquer, de dures souffrances »[5] ; et ceux qui dĂ©nonçaient ces souffrances dans leurs reportages, comme Albert Londres, FĂ©licien Challaye ou AndrĂ©e Viollis, Ă©taient accusĂ©s de mensonge ou d’antipatriotisme.

Origine

Du XVe au XVIIIe siĂšcle, la mission civilisatrice des pays europĂ©ens se traduit avant tout par la conversion des indigĂšnes au christianisme — considĂ©rĂ©e comme seule vraie religion et comme religion universelle — et elle se fait avec l’aval ou sous l’impulsion de la papautĂ©.

Ainsi, en France, Richelieu « impose les missionnaires aux Compagnies et le catholicisme aux colons ; il fait... une affaire chrĂ©tienne de la colonisation presque autant qu'une affaire politique. Aussi les colonisateurs montrent-ils un zĂšle de conversion digne des missionnaires eux-mĂȘmes »[6].

Mais Ă  la christianisation se mĂȘle, chez les promoteurs français de la colonisation, une volontĂ© de francisation. Dans son Histoire de la Nouvelle-France (1612) M. Lescarbot dit Ă  propos de François Ier qu’il Ă©tait « dĂ©sireux d'accroitre le nom ChrĂ©tien et François » ; et le nom de « Nouvelle-France » est donnĂ© aux territoires conquis en AmĂ©rique du Nord par la royautĂ© française.

Au cours du XVIIIe siĂšcle, le christianisme perd aux yeux d’une partie des Ă©lites son caractĂšre de vĂ©ritĂ© et la mission civilisatrice se laĂŻcise, devenant mĂȘme parfois antireligieuse, pour s’identifier au progrĂšs technique et aux avancĂ©es politiques, par exemple chez Condorcet :

« À ces moines, qui ne portaient chez ces peuples que de honteuses superstitions, et qui les rĂ©voltaient en les menaçant d'une domination nouvelle, on verra succĂ©der des hommes occupĂ©s de rĂ©pandre, parmi ces nations, les vĂ©ritĂ©s utiles Ă  leur bonheur, de les Ă©clairer sur leurs intĂ©rĂȘts comme sur leurs droits. Le zĂšle pour la vĂ©ritĂ© est aussi une passion, et il portera ses efforts vers les contrĂ©es Ă©loignĂ©es, lorsqu'il ne verra plus autour de lui de prĂ©jugĂ©s grossiers Ă  combattre, d'erreurs honteuses Ă  dissiper.

Ces vastes pays lui offriront, ici, des peuples nombreux, qui semblent n'attendre, pour se civiliser, que d'en recevoir de nous les moyens, et de trouver des frĂšres dans les EuropĂ©ens, pour devenir leurs amis et leurs disciples ; lĂ , des nations asservies sous des despotes sacrĂ©s ou des conquĂ©rants stupides, et qui, depuis tant de siĂšcles, appellent des libĂ©rateurs ; ailleurs, des peuplades presque sauvages, que la duretĂ© de leur climat Ă©loigne des douceurs d'une civilisation perfectionnĂ©e, tandis que cette mĂȘme duretĂ© repousse Ă©galement ceux qui voudraient leur en faire connaĂźtre les avantages ; ou des hordes conquĂ©rantes, qui ne connaissent de loi que la force, de mĂ©tier que le brigandage. Les progrĂšs de ces deux derniĂšres classes de peuples seront plus lents, accompagnĂ©s de plus d'orages ; peut-ĂȘtre mĂȘme que, rĂ©duits Ă  un moindre nombre, Ă  mesure qu'ils se verront repoussĂ©s par les nations civilisĂ©es, ils finiront par disparaĂźtre insensiblement, ou se perdre dans leur sein »[7].

L’expansion coloniale europĂ©enne ne fait cependant pas l’unanimitĂ© en Europe elle-mĂȘme et trouve des opposants, notamment chez les philosophes, et Condorcet lui-mĂȘme, malgrĂ© son adhĂ©sion Ă  l’idĂ©e de progrĂšs et d’universalitĂ© de la civilisation europĂ©enne, Ă©voque des « vices nĂ©cessairement attachĂ©s aux progrĂšs de la civilisation » et exprime un certain dĂ©sabusement en face du comportement des EuropĂ©ens dans les colonies, et pas uniquement en matiĂšre religieuse :

« Parcourez l'histoire de nos entreprises, de nos Ă©tablissements en Afrique ou en Asie ; vous verrez nos monopoles de commerce, nos trahisons, notre mĂ©pris sanguinaire pour les hommes d'une autre couleur ou d'une autre croyance ; l'insolence de nos usurpations ; l'extravagant prosĂ©lytisme ou les intrigues de nos prĂȘtres, dĂ©truire ce sentiment de respect et de bienveillance que la supĂ©rioritĂ© de nos lumiĂšres et les avantages de notre commerce avaient d'abord obtenu »[7].

Condorcet ne voit cependant d’alternative pour les indigĂšnes, sous la pression des EuropĂ©ens, que d’ĂȘtre « civilisĂ©s » ou de disparaĂźtre : «...la population europĂ©enne, prenant des accroissements rapides sur cet immense territoire [du nouveau monde], ne doit-elle pas civiliser ou faire disparaĂźtre, mĂȘme sans conquĂȘte, les nations sauvages qui y occupent encore de vastes contrĂ©es ? » Et son histoire du progrĂšs servira Ă  soutenir une « hiĂ©rarchie morale » concevant « la sociĂ©tĂ© europĂ©enne moderne comme moralement supĂ©rieure aux sociĂ©tĂ©s anciennes et non europĂ©ennes »[8].

Par État

Colonialisme français

Au cours du XIXe siĂšcle et au XXe siĂšcle, jusqu’à l’époque de la dĂ©colonisation, tant les intellectuels que les hommes d’État, les chefs militaires ou religieux, se sont rĂ©clamĂ©s d’une « supĂ©rioritĂ© » de la civilisation française — et de la race française — et d’une « mission civilisatrice » de la France, pour justifier les conquĂȘtes en Europe et l’expansion coloniale outre-mer.

Dans une lettre de 1836, Ă©crite depuis la prison de Strasbourg, NapolĂ©on-Louis Bonaparte, futur NapolĂ©on III, prĂ©sente ainsi l’Ɠuvre de son oncle : « L’Empereur a accompli sa mission civilisatrice ; il a prĂ©parĂ© les peuples Ă  la libertĂ©, en introduisant dans les mƓurs les principes d’égalitĂ© et en faisant du mĂ©rite la seule raison pour parvenir ».

Supériorité de la civilisation française

Dans les cours qu’il donna, Ă  partir de 1828, sur la civilisation europĂ©enne et sur la civilisation française, l'historien et homme politique François Guizot prĂ©tendit Ă©tablir scientifiquement la supĂ©rioritĂ© de la civilisation française sur les autres civilisations europĂ©ennes, elles-mĂȘmes considĂ©rĂ©es comme supĂ©rieures aux autres civilisations du monde :

« « La France a donc cet honneur, Messieurs, que sa civilisation reproduit, plus fidĂšlement qu'aucune autre, le type gĂ©nĂ©ral, l'idĂ©e fondamentale de la civilisation. C'est la plus complĂšte, la plus vraie, la plus civilisĂ©e, pour ainsi dire. VoilĂ  ce qui lui a valu le premier rang dans l'opinion dĂ©sintĂ©ressĂ©e de l'Europe. La France s'est montrĂ©e en mĂȘme temps intelligente et puissante, riche en idĂ©es et en forces au service des idĂ©es. Elle s'est adressĂ©e, Ă  la fois, Ă  l'esprit des peuples et Ă  leur dĂ©sir d'amĂ©lioration sociale ; elle a remuĂ© les imaginations et les ambitions ; elle a paru capable de dĂ©couvrir la vĂ©ritĂ© et de la faire prĂ©valoir. [...] Nous avons donc bien le droit, Messieurs, de regarder la civilisation française comme la premiĂšre Ă  Ă©tudier, comme la plus importante et la plus fĂ©conde. [...] Nous atteindrons ainsi le but historique et scientifique que nous nous sommes proposĂ© ; nous assisterons au spectacle de la civilisation europĂ©enne sans nous perdre dans le nombre et la variĂ©tĂ© des scĂšnes et des acteurs[9]. » »

Conceptions diverses et contradictoires de la « mission civilisatrice »

L'idĂ©e prĂ©cise de ce que doit ĂȘtre la « mission civilisatrice » de la France reste souvent relativement vague et diffĂšre parfois radicalement d’un auteur Ă  l’autre.

Pour Condorcet, le rĂŽle des EuropĂ©ens devait ĂȘtre de rĂ©pandre parmi les nations indigĂšnes « les vĂ©ritĂ©s utiles Ă  leur bonheur » et de « les Ă©clairer sur leurs intĂ©rĂȘts comme sur leurs droits ». Et Condorcet condamnait les missionnaires chrĂ©tiens comme ne portant « chez ces peuples que de honteuses superstitions ».

Pour les missionnaires chrĂ©tiens, la religion doit au contraire y jouer le premier rĂŽle : « Le discours de monseigneur l'archevĂȘque de Bordeaux s'adressait particuliĂšrement aux soldats. Il a parlĂ© Ă  ces braves, dont la conduite est si belle en Afrique, de la mission civilisatrice de la France, et leur a dit que la religion seule pouvait accomplir cette mission. Il a appliquĂ© cette vĂ©ritĂ© Ă  la conquĂȘte de l'AlgĂ©rie »[10].

Pour d’autres (P. Scudo, L’annĂ©e musicale[11]), il s’agit d’une « fonction d'Ă©quitĂ© » d’une « mission de paix et de justice », la France semblant « avoir Ă©tĂ© instituĂ© par la Providence ou la force des choses » pour ĂȘtre « l'arbitre du juste et du vrai », ainsi que du beau, le peuple français Ă©tant celui qui aurait « crĂ©Ă© le goĂ»t ».

L’idĂ©e de « mission civilisatrice » a pu cependant servir jusqu'Ă  justifier l’esclavage :

« [L]’immense majoritĂ© de la population servile vit et pullule en dehors de la sociĂ©tĂ© conjugale, ce premier et indispensable essai de la vie civile. Ne pouvant nier le fait, les adversaires de la rĂ©forme coloniale prĂ©tendent y trouver un motif de perpĂ©tuer l’autoritĂ© des maĂźtres jusqu’à un terme indĂ©fini. « Quelle folie, disent-ils, de songer Ă  Ă©manciper des hommes Ă©trangers aux plus simples rudiments de la morale ! Attendez que l’heureuse influence de la religion, secondĂ©e par le pouvoir dominical, ait façonnĂ© ces natures grossiĂšres, disciplinĂ© ces passions inconstantes. Constituez d’abord la famille, et vous aviserez ensuite Ă  dĂ©crĂ©ter la libertĂ©. » Cette mission civilisatrice, invoquĂ©e pour perpĂ©tuer l’esclavage, servit aussi de prĂ©texte Ă  son Ă©tablissement. Les anciennes ordonnances qui autorisaient la traite essayaient de pallier l’immoralitĂ© de ce trafic par le grand bien qui en rĂ©sulterait, disaient-elles, pour le salut des noirs. Qu’ont fait les princes chrĂ©tiens et leurs sujets des colonies pour dĂ©gager l’immense responsabilitĂ© qu’ils assumĂšrent devant Dieu en s’appropriant l’homme physique sous la condition de crĂ©er l’homme moral ? Les possesseurs d’esclaves donnent eux-mĂȘmes Ă  cette question une rĂ©ponse qui dĂ©ment leur rĂŽle prĂ©tendu d’initiateurs, lorsqu’ils dĂ©clarent que des gĂ©nĂ©rations serviles, soumises depuis plusieurs siĂšcles Ă  l’empire absolu des blancs, attendent encore l’initiation aux premiers Ă©lĂ©ments de la vie sociale et chrĂ©tienne[12]. »

La « politique indigÚne »

La politique Ă  appliquer aux indigĂšnes n’a commencĂ© Ă  ĂȘtre un sujet de rĂ©flexion en France que dans la derniĂšre partie du XIXe siĂšcle. Auparavant, il n’existait pas de politique spĂ©cifique Ă  leur Ă©gard et il n’était envisagĂ© que de les convertir, sous l’ancien rĂ©gime, ou de les « assimiler », depuis la rĂ©volution : les indigĂšnes Ă©taient considĂ©rĂ©s comme sujets du roi (lorsque convertis au catholicisme), ou comme citoyens français :

« Cette nĂ©cessitĂ© [d’une politique indigĂšne], ni notre Ancien RĂ©gime, ni mĂȘme notre RĂ©gime nouveau, au moins avant ces derniĂšres annĂ©es [fin XIXe-dĂ©but XXe siĂšcles], ne semblent l’avoir entrevue. Cela s’explique : l’Ancien RĂ©gime n’a pas eu Ă  s’inquiĂ©ter du problĂšme indigĂšne. Son empire colonial se composait (du moins, il le croyait) de colonies et non de possessions ; ces colonies Ă©taient, pour la plupart, situĂ©es sous des climats oĂč l’EuropĂ©en peut vivre et qu’il s’agissait, dans les plans de cette Ă©poque, de peupler de Français : quand on consulte les chartes de Richelieu et mĂȘme de Colbert, on voit que, mĂȘme dans les Ăźles Ă  climat semi-tropical, le gros problĂšme fut le problĂšme du peuplement. Ces rĂ©gions, d’autre part, ne renfermaient, avant notre venue, que peu d’habitants. [...]

La distinction qu’on faisait alors entre les hommes Ă©tait une distinction moins de race que de religion. Tout un aspect de la politique coloniale d’autrefois visait le baptĂȘme des indigĂšnes. BaptisĂ©s, ces indigĂšnes devenaient des Français. [... ]...l’utilitĂ© d’une politique spĂ©ciale pour les indigĂšnes n’apparaissait pas Ă  l’Ancien RĂ©gime.

Et elle n’apparut pas davantage au nouveau rĂ©gime, du moins Ă  ses dĂ©buts. Les indigĂšnes d’autrefois Ă©taient sujets du roi, comme les Français d’origine ; plus tard, comme les Français d’origine, ils devinrent citoyens français. Sous la RĂ©volution, grĂące Ă  l’influence des idĂ©es de Jean-Jacques, un revirement s’était opĂ©rĂ© : l’égalitĂ© des races, dĂ©sormais, dominait toute la politique coloniale ; on parlait non plus de convertir, mais d’assimiler. Mais convertir et assimiler sont trĂšs voisins l’un de l’autre : au lieu de soumettre les indigĂšnes Ă  une mĂȘme religion, il Ă©tait question de les soumettre Ă  une mĂȘme civilisation »[13].

Ce qui contraignit Ă  envisager une nouvelle politique envers les indigĂšnes, une politique qui leur soit propre, fut la rĂ©sistance qu’opposĂšrent les nouveaux colonisĂ©s Ă  l’assimilation :

« [Jusqu’à 1830], les indigĂšnes de nos possessions Ă©taient [principalement] des noirs. AprĂšs 1830, la conquĂȘte y ajouta des blancs en AlgĂ©rie et des jaunes en Cochinchine ; jaunes et blancs trop nombreux, trop intelligents et trop ancrĂ©s dans leur civilisation pour qu’on osĂąt cette fois en faire des citoyens. La crainte qu’on en eut fut telle que, jointe Ă  l’influence des colons d’une certaine pĂ©riode, elle fit, par exemple en AlgĂ©rie, opposer Ă  la notion de l’assimilation celle du refoulement.

Ce fut le commencement d’une politique spĂ©ciale pour les indigĂšnes. La solution Ă©tait dĂ©testable, mais c’était une solution. Parler de solution implique qu’il y a un problĂšme : le problĂšme indigĂšne apparaissait enfin Ă  notre pays.

La doctrine du refoulement, au reste, ne prĂ©valut pas... [...] Mais elle fut remplacĂ©e, dans les pays oĂč les indigĂšnes sont des blancs ou des jaunes, en AlgĂ©rie et en Cochinchine, par une sorte d’indiffĂ©rence administrative, tandis que la notion de l’assimilation continuait Ă  prĂ©valoir pour ceux de couleur noire »[13].

Diverses et contradictoires politiques indigĂšnes

Dans De la colonisation chez les peuples modernes[14], Paul Leroy-Beaulieu dĂ©finit les diffĂ©rentes politiques envisagĂ©es et appliquĂ©es envers les indigĂšnes d’AlgĂ©rie :

« La population indigÚne musulmane montait à 3.764.480 ùmes, d'aprÚs le recensement de 1896 ; il est certain que ce nombre s'accroßtra rapidement, comme il n'a cessé de s'accroßtre dans le passé. Que faut-il faire de cette population ?

Quatre partis se prĂ©sentaient : ou repousser les indigĂšnes au-delĂ  de l'Atlas, les rejeter mĂȘme jusque dans Sahara ; ou les fondre avec la population europĂ©enne en leur imposant, soit par la contrainte, soit par la propagande, nos mƓurs, nos lois et peut-ĂȘtre mĂȘme notre religion ; ou respecter toutes leurs coutumes, rendre inviolables toutes leurs propriĂ©tĂ©s, et Ă©loigner les EuropĂ©ens d'un contact frĂ©quent avec eux ; ou enfin tĂącher d'agir sur eux, sans avoir la prĂ©tention de les transformer complĂštement ni rapidement, s'efforcer d'amener entre eux et les EuropĂ©ens une coopĂ©ration harmonique.

Ces quatre systĂšmes peuvent se dĂ©finir en quelques mots : le refoulement, le fusionnement [= assimilation], l'abstention, la coopĂ©ration Ă©conomique et morale. On n'a adoptĂ© rĂ©solument aucun de ces quatre rĂ©gimes : on a flottĂ© de l'un Ă  l'autre ; on les a mĂȘlĂ©s ensemble et, par ce dĂ©faut de principes nets et consĂ©quents, l'on est arrivĂ© Ă  une politique pleine d'irrĂ©solution, de retours et d'incertitude ».

L’assimilation

Bien que la difficultĂ© ou l’impossibilitĂ© de l’assimilation des indigĂšnes de territoires conquis aprĂšs 1830 ait contraint Ă  chercher une autre politique indigĂšne, c’est cependant cette politique d’assimilation qui resta l’objectif final de la colonisation française :

« Pour des raisons idĂ©ologiques, le colonialisme français Ă©tait enracinĂ© dans l’idĂ©al de l’assimilation et la considĂ©ration des colonies comme partie intrinsĂšque de la RĂ©publique. Les objectifs de l’empire Ă©taient la crĂ©ation de La Plus Grande France[15] et l’extension des avantages de la civilisation française[15] Ă  la population coloniale. MĂȘme aussi tardivement qu’aprĂšs la Seconde Guerre mondiale, ces aspirations dominĂšrent la pensĂ©e officielle française (Lewis 1962) »[4].

En attendant que l’assimilation puisse se rĂ©aliser partout, elle fut appliquĂ©e aux populations les moins rĂ©sistantes tandis que des politiques hĂ©sitantes et contradictoires furent tentĂ©es lĂ  oĂč elle rencontrait une opposition forte :

« L’AlgĂ©rie, aprĂšs avoir songĂ© successivement Ă  assimiler et Ă  refouler les indigĂšnes, en vint Ă  un modus vivendi qui tantĂŽt s’efforçait de plier les indigĂšnes Ă  nos conceptions et Ă  nos lois, et tantĂŽt se rĂ©signait Ă  respecter leurs coutumes et leurs prĂ©jugĂ©s. Nos vieilles colonies, au contraire, Guadeloupe, Martinique, RĂ©union, SĂ©nĂ©gal, mĂȘme l’Inde oĂč les noirs ne sont pas des nĂšgres, marchĂšrent dĂ©libĂ©rĂ©ment vers la fusion des races et en vinrent Ă  confĂ©rer le droit d’électeurs Ă  des hommes de couleur... [...] ...la doctrine de la fusion et de l’assimilation l’emporta. Sous l’influence de pareilles idĂ©es, on Ă©tendit aux indigĂšnes, dans presque toutes nos colonies, notre action administrative, judiciaire, etc. »[13].

Les indigĂšnes, des ĂȘtres « infĂ©rieurs » : « barbares », « sauvages », « primitifs », etc.

Ce qui justifie la politique d’assimilation aux yeux du colonisateur est la certitude du caractĂšre d’« infĂ©rioritĂ© » des indigĂšnes, qui ne sont pas regardĂ©s comme des ĂȘtres « civilisĂ©s » — terme qui dĂ©signe les ĂȘtres de caractĂšre « supĂ©rieur » — et que le colonisateur considĂšre dĂšs lors de son devoir de « civiliser » :

«...nous civiliserons les peuplades arriérées dont nous avons assumé la responsabilité »[16].

Pour désigner les indigÚnes, toute une série de termes dépréciatifs sont utilisés : « demi-civilisés », « non-civilisés », « barbares », « sauvages », « primitifs », « arriérés », « de race inférieure », ou encore « masse inorganique d'humanité primitive » :

« Nous avons commencĂ© partout l'Ɠuvre de civilisation. « De cet immense continent d'Afrique, le gĂ©nie de la France, avec ses missionnaires, ses explorateurs et ses soldats, a pĂ©nĂ©trĂ© les secrets pour y dĂ©couvrir une masse inorganique d'humanitĂ© primitive dont nous sommes en train de faire un peuple reconnaissant, prĂȘt Ă  nous apporter l'appui d'Ă©nergies, dĂ©sormais disciplinĂ©es, qui n'avaient servi jusqu'ici qu'Ă  la satisfaction de ses instincts sauvages... L'Ɠuvre de civilisation perd ainsi son aspect brutal ; elle apparaĂźt presque, pour les nations privilĂ©giĂ©es, comme un devoir d'une incontestable grandeur si, en en comprenant toutes les charges, elles restent dominĂ©es par la pensĂ©e qu'en travaillant pour elles-mĂȘmes il leur faut aussi rendre en bienfaits Ă  la race conquise ce qu'on lui prend en indĂ©pendance »[17] - [18] ».

Les indigĂšnes, des ĂȘtres sans nationalitĂ© ni droits « nationaux » ; leur territoire, terra ou res nullius

Pour justifier l’accaparement des territoires des indigĂšnes et l’imposition de la souverainetĂ© du colonisateur sur les pays conquis — contournant ainsi le principe du « droit des peuples Ă  disposer d’eux-mĂȘmes » — les indigĂšnes voient leur nationalitĂ© dĂ©niĂ©e, les « races barbares » Ă©tant « Ă©trangĂšres Ă  ces sentiments moraux qui sont nĂ©cessaires pour la constitution complĂšte d’une nation ». N’étant pas des « nations », ils sont « sans droit national » :

« On peut Ă  certains Ă©gards regretter dans la colonisation l’absorption dĂ©finitive de certaines races primitives. Mais il ne s’agit pas de distinguer et de fixer les grandes familles humaines dans leur domaine respectif pour rĂ©gler l’avenir du monde ; il faut surtout les peser. L’inĂ©galitĂ© des familles ethnologiques est Ă  nos yeux un fait supĂ©rieur Ă  toute contestation, bien que sa portĂ©e ait pu, en tel ou tel cas, ĂȘtre exagĂ©rĂ©e. Le respect des nationalitĂ©s ne saurait ĂȘtre invoquĂ© en faveur de races barbares, Ă©trangĂšres Ă  ces sentiments moraux qui sont nĂ©cessaires pour la constitution complĂšte d’une nation.

C’est du reste la supĂ©rioritĂ© de certaines races par rapport Ă  certaines autres, qui, sans expliquer ou justifier toutes les violences dont elle a pu ĂȘtre le prĂ©texte, lĂ©gitime cependant dans une certaine mesure, lorsqu'elle est trĂšs considĂ©rable, l’extension du territoire au profit des peuples plus avancĂ©s en moralitĂ©, en Ă©conomie, en amour du travail, en civilisation, et qui oppose la puissance de vĂ©ritables nations Ă  l’existence de peuplades sans droit national. » (M. E. de Parieu, Principes de la science politique, 1870)

La souverainetĂ© du colonisateur repose sur le droit de conquĂȘte :

« L'annexion de l'Algérie par la France fut réalisée par l'ordonnance du 22 juillet 1834 dont l'article 4 dispose : « Jusqu'à ce qu'il en soit autrement ordonné, les possessions françaises dans le Nord de l'Afrique seront régies par nos ordonnances. » La conséquence de l'annexion était de faire de l'Algérie une terre française et d'octroyer aux populations conquises la nationalité française et les soumettre aux lois françaises. » (Achille SÚbe, La conscription des indigÚnes d'Algérie, 1912)

La revendication de la souverainetĂ© de la RĂ©publique Française sur Madagascar, aprĂšs que l’üle eĂ»t cessĂ©e d’ĂȘtre occupĂ©e par la France, reposait sur le fait qu’elle avait Ă©tĂ© autrefois partiellement conquise par la royautĂ© :

« On persistait donc à voir dans Madagascar, malgré le défaut d'occupation ou l'abandon de quelques petits établissements éphémÚres, une terre française : en 1792, l'ßle est désignée par la loi comme lieu éventuel de déportation. » (Franz Despagnet, La diplomatie de la troisiÚme république et le droit des gens, 1904)

ConsidĂ©rer comme terra ou res nullius (terre ou chose n’appartenant Ă  personne) les territoires indigĂšnes avait Ă©tĂ© consignĂ© dans le droit international Ă©laborĂ© par les EuropĂ©ens Ă  partir du XVIe siĂšcle :

« ...les terres laissĂ©es improductives ou stĂ©riles - c’est-Ă -dire non cultivĂ©es - n’étaient pas des propriĂ©tĂ©s et pouvaient ĂȘtre occupĂ©es par ceux qui pouvaient et Ă©taient disposĂ©s Ă  les cultiver. L’argument de Grotius avait des affinitĂ©s claires avec le principe de droit romain de res nullius, qui dĂ©crĂ©tait que toute « chose vide » telles que les terres inoccupĂ©es Ă©tait une propriĂ©tĂ© commune jusqu’à ce qu’elle soit utilisĂ©e - dans le cas des terres, en particulier l’utilisation agricole. Cela deviendra une justification commune de la colonisation europĂ©enne »[19].

La mission civilisatrice du christianisme, religion « universelle »

Sous l’ancien rĂ©gime, la religion jouait un rĂŽle majeur car c’est elle qui lĂ©gitimait le roi, souverain « par la grĂące de Dieu ». Étant une religion Ă  vocation universelle, le christianisme avait d’autre part comme l’un de ses principes fondamentaux la propagation de la foi, et le pape, gardien de l’orthodoxie catholique, la lutte contre les schismatiques et les hĂ©rĂ©tiques :

« Les papes s'arrogent une mission civilisatrice ; leur politique s'Ă©tend sur le monde entier ; comme le porte une bulle adressĂ©e en 1262 par Urbain IV Ă  la rĂ©publique de GĂȘnes qui avait commis l'impardonnable faute de s'allier Ă  Michel PalĂ©ologue, l'empereur schismatique, ils dĂ©fendent et favorisent l'intĂ©rĂȘt de la foi catholique et la prospĂ©ritĂ© de « la rĂ©publique de la chrĂ©tientĂ© » »[20].

La colonisation française trouvait alors une lĂ©gitimation dans la catholicitĂ© du royaume, les rois rĂ©pondant au vƓu des papes de rĂ©pandre le catholicisme Ă  travers le monde.

La conversion des indigĂšnes au catholicisme resta continuellement l’objectif des missionnaires français qui, pour une part, ainsi que certains non-ecclĂ©siastiques, y voyaient un moyen de faire des indigĂšnes des « ami(s) de la France » :

« [L]’influence française [n’a-t-elle] rien Ă  attendre de l’ardeur de ses missionnaires ? Loin de lĂ , mais c’est, si l’on peut ainsi parler, dans le domaine passif beaucoup plus que dans le domaine actif. C’est ainsi qu’en 1859, quand, aprĂšs avoir pris Saigon, l’amiral Rigault s’arrĂȘta, attendant les renforts qui ne venaient pas, les nĂ©ophytes, Ă  la voix de leur Ă©vĂȘque, aidĂšrent Ă  l’approvisionnement des troupes et escortĂšrent des convois de subsistances, payant ainsi leur dette aux libĂ©rateurs de leurs pays. « Plusieurs d’entre eux, ajoute M. Launay, en rapports passagers avec des espions paĂŻens, furent invitĂ©s Ă  trahir les Français, Ă  les empoisonner, Ă  introduire l’ennemi dans la ville, et jamais aucun d’eux ne suivit ces conseils que l’offre de sommes considĂ©rables pouvaient rendre sĂ©duisants. »

De tels exemples sont innombrables. Toute l’histoire de notre extension dans l’Indo-Chine en est illustrĂ©e de sanglante façon, car par l’incohĂ©rence de notre conduite, par la dĂ©fiance injustifiĂ©e envers les missionnaires, par cette sorte de haineuse envie que leur portent certains civils, non seulement on rendit possibles les Ă©pouvantables tueries qu’on appela justement les « vĂȘpres annamites », mais on ralentit sans motif et sans rĂ©sultat, et souvent on faillit compromettre irrĂ©mĂ©diablement l’action de la France. « Je puis affirmer, dĂ©clare Mgr Puginier, dans sa note sur le mouvement insurrectionnel, sans crainte d’ĂȘtre contredit, que si on avait Ă©coutĂ© les conseils des missionnaires, le dĂ©sastre du 19 mai, celui de Bac-LĂ©, d’autres encore eussent Ă©tĂ© Ă©vitĂ©s. » — « Il est certain, Ă©crit le mĂȘme Ă©vĂȘque, que tout paĂŻen qui se fait chrĂ©tien devient, en mĂȘme temps, un ami de la France. Il ne sera pas traĂźtre au gouvernement de son pays, car sa nouvelle religion le lui dĂ©fend, mais il est certain aussi que jamais les Français ne le trouveront dans le camp des rĂ©voltĂ©s. » — C’est, en des termes diffĂ©rents, Ă  la mĂȘme conclusion qu’aboutit M. de Grandmaison : « Un indigĂšne converti par des missionnaires français est aux trois quarts Français, car il a donnĂ© Ă  notre civilisation le gage d’attachement le plus profond et le plus sĂ»r qui soit. Il faut amĂšrement regretter que cette question si claire et si Ă©vidente quand on est hors de France, devienne Ă  ce point dĂ©licate et compliquĂ©e, quand on y rentre, qu’il soit compromettant pour tout homme en place d’y faire allusion »[21].

La nationalité du missionnaire est essentielle dans les conséquences de la conversion, car la concurrence entre puissances colonisatrices se joue aussi sur le terrain religieux, chaque puissance cherchant à se faire de la religion une alliée :

« Au Tonkin que nous occupons depuis quatorze ans, la moitiĂ© du pays (toute la rive gauche du fleuve Rouge) dĂ©pend encore des missions espagnoles. C'est une faute politique trĂšs grave. L'indigĂšne converti dans ces rĂ©gions est en effet chrĂ©tien mais pas Français. Il y a lĂ  un nouveau travail Ă  faire et beaucoup de forces perdues. Quelques-unes de ces chrĂ©tientĂ©s Ă©trangĂšres n'ont pas, au dĂ©but, cachĂ© leurs sympathies pour la rĂ©bellion. De quel droit leur en faire un crime dans un pays oĂč, venus par la force, nous n'Ă©tions pas encore capables de nous protĂ©ger nous-mĂȘmes et alors que notre prise de possession avait Ă©tĂ© le signal d'une persĂ©cution sanglante et gĂ©nĂ©rale ? Pour qui ne connaĂźt pas les misĂšres de notre politique intĂ©rieure, il est impossible de comprendre comment la mĂ©tropole n'a pas dĂšs le dĂ©but pris cette affaire en main. On pouvait sans expropriation violente racheter les missions espagnoles et les donner avec les moyens de les entretenir Ă  des missionnaires français.

Toutes les missions d'un pays qu'on veut conquĂ©rir dĂ©finitivement doivent ĂȘtre nationales. L'indigĂšne, en changeant de religion, devient nĂ©cessairement le client du missionnaire ; il ne faut pas que le missionnaire soit le client de l'Ă©tranger. » (L. de Grandmaison[22], L'Expansion française au Tonkin : En territoire militaire, 1898)

Les buts politiques de la conversion au christianisme ne restent pas inaperçus des indigĂšnes, notamment des intellectuels et des membres de la religion locale, ce qui — en plus de la menace qu’elle constitue pour la religion locale — suscite leur hostilitĂ© :

«...la France incarne encore, aux yeux des indigĂšnes, non seulement l'Ă©tranger, mais aussi l'ennemi de la religion locale. À ceux qui douteraient de l'exactitude de cette observation, je recommande de mĂ©diter les lignes suivantes, Ă©crites par un missionnaire qui a vĂ©cu pendant fort longtemps en ExtrĂȘme-Orient : « Les paĂŻens ne distinguent pas la puissance civile de la puissance religieuse ; c'est pourquoi ils ne comprennent pas ou comprennent mal qu'un missionnaire travaille exclusivement pour Dieu... Ne croyant pas au but spirituel ils cherchent naturellement le but matĂ©riel, et ils concluent que le missionnaire est envoyĂ© par son roi, d'aprĂšs eux, chef temporel et spirituel, afin de prĂ©parer la conquĂȘte du pays, qu'il est l'avant-garde d'une armĂ©e Ă©trangĂšre »[23]. Comme, en effet, les choses se sont souvent passĂ©es de la sorte, les indigĂšnes ont tout droit de tenir ce raisonnement »[24].

La mission civilisatrice du français, langue « universelle »

À partir de la rĂ©volution française, la propagation du christianisme cessa d’ĂȘtre un objectif pour une partie des partisans de la colonisation, qui cherchait mĂȘme Ă  le faire disparaĂźtre en France mĂȘme.

Cependant, l’hostilitĂ© Ă  l’égard des religieux français en France s’est souvent accommodĂ©e de leur prĂ©sence Ă  l’étranger, notamment en Orient et dans les colonies, du fait que les missionnaires français Ă©taient souvent aussi des propagateurs de la civilisation française et en particulier de la langue française :

« Tous ces ordres [religieux] poursuivent Ă©videmment un but de propagande catholique et personnelle, ce dont vraiment nous ne pouvons leur en vouloir, mais ils poursuivent aussi le mĂȘme but que nous : faire apprendre le français, faire aimer la France, prĂ©parer les voies Ă  notre action diplomatique, Ă  notre commerce et Ă  notre industrie.

Et voilĂ  pourquoi tous nos ministres des Affaires Ă©trangĂšres sans aucune exception [...] ont soutenu en Orient de leurs encouragements et de leurs subventions ces mĂȘmes religieux que l'on se trouvait dans l'obligation de maĂźtriser en France. C'est une tradition qui date de loin. Vous vous souvenez de la rĂ©ponse de ce grand patriote Gambetta Ă  ceux qui avaient la sottise de lui demander la suppression de cette protection et de ces subventions Ă  nos Ă©coles d'Orient : « L'anticlĂ©ricalisme n'est pas un article d'exportation. » Jules Ferry, l'homme admirable d'Ă©nergie et de clairvoyance Ă  qui nous devons en grande partie la reconstitution de notre empire colonial, celui-lĂ  mĂȘme qui fit exĂ©cuter en France les dĂ©crets de 1880, augmentait presque au mĂȘme moment le chiffre de nos subventions en Orient et s'entendait avec la Compagnie de JĂ©sus pour l'Ă©tablissement de l'UniversitĂ© de Beyrouth. On a pu dire de lui qu'il en avait Ă©tĂ© le fondateur. » (Achille SĂ©gard, Notre Ɠuvre en Orient[25])

Durant la rĂ©volution française, le discours justifiant l’expansion de l’influence française dans le monde, et d’abord en Europe, se rĂ©clamait de la libertĂ© et des « droits de l’homme et du citoyen ». C’est pour libĂ©rer les peuples de leurs oppresseurs et leur faire connaĂźtre leurs droits que les armĂ©es rĂ©volutionnaires intervenaient en Europe.

La diffusion du français devint en mĂȘme temps un objectif prioritaire.

L’ancien rĂ©gime avait vu s’élaborer progressivement l’idĂ©e du français « langue universelle » :

« Quel moyen, quand on a le bonheur d'ĂȘtre sujette de Louis-le-Grand, de prĂ©fĂ©rer un autre langage Ă  celui qui rĂšgne dans ses États... ? Tandis que toutes les nations du monde qui aiment ses vertus, ou qui craignent sa puissance, apprennent Ă  parler comme nous, je ne puis m'attacher qu'Ă  une langue qui va devenir universelle »[26].

Cette idĂ©e fut dĂ©veloppĂ©e par Rivarol dans De l’universalitĂ© de la langue française, Ă©crit en rĂ©ponse Ă  une question proposĂ©e en 1783 par l’AcadĂ©mie de Berlin (oĂč siĂ©geaient plusieurs français) : « Qu'est-ce qui a rendu la langue française universelle ? » :

« Une telle question proposée sur la langue latine, aurait flatté l'orgueil des Romains, et leur histoire l'eût consacrée comme une de ses belles époques : jamais en effet pareil hommage ne fut rendu à un peuple plus poli, par une nation plus éclairée.

Le temps semble ĂȘtre venu de dire le monde français, comme autrefois le monde romain ; et la philosophie, lasse de voir les hommes toujours divisĂ©s par les intĂ©rĂȘts divers de la politique, se rĂ©jouit maintenant de les voir, d'un bout de la terre Ă  l'autre, se former en rĂ©publique sous la domination d'une mĂȘme langue. »

Selon Rivarol, l’ « universalitĂ© » de la langue française — en Europe — tenait Ă  plusieurs causes « dĂ©licates » et « puissantes », mais plus particuliĂšrement au caractĂšre propre du français — Ă  son « gĂ©nie » —, qui est de suivre — « privilĂšge unique » —, l’« ordre direct » :

« Ce qui distingue notre langue des langues anciennes et modernes, c'est l'ordre et la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours ĂȘtre direct et nĂ©cessairement clair. Le Français nomme d'abord le sujet du discours, ensuite le verbe qui est l'action, et enfin l'objet de cette action : voilĂ  la logique naturelle Ă  tous les hommes ; voilĂ  ce qui constitue le sens commun. Or, cet ordre si favorable, si nĂ©cessaire au raisonnement, est presque toujours contraire aux sensations, qui nomment le premier l'objet qui frappe le premier : c'est pourquoi tous les peuples, abandonnant l'ordre direct, ont eu recours aux tournures plus ou moins hardies, selon que leurs sensations ou l'harmonie l'exigeaient ; et l'inversion a prĂ©valu sur la terre, parce que l'homme est plus impĂ©rieusement gouvernĂ© par les passions que par la raison. »

Le français est l’incarnation de la raison, ne prĂ©sente que clartĂ© (« Ce qui n'est pas clair n'est pas français ») quand les autres langues sont, elles, sous l’empire des passions et « s'Ă©garent... dans le labyrinthe des sensations » :

« Le Français, par un privilÚge unique, est seul resté fidÚle à l'ordre direct, comme s'il était tout raison ; et on a beau, par les mouvements les plus variés et toutes les ressources du style, déguiser cet ordre, il faut toujours qu'il existe : et c'est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l'ordre des sensations ; la syntaxe française est incorruptible. C'est de là que résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre langue. Ce qui n'est pas clair n'est pas français ; ce qui n'est pas clair est encore anglais, italien, grec ou latin. Pour apprendre les langues à inversions, il suffit de connaßtre les mots et les régimes ; pour apprendre la langue française, il faut encore retenir l'arrangement des mots. On dirait que c'est d'une géométrie toute élémentaire, de la simple ligne droite, que s'est formée la langue française ; et que ce sont les courbes et leurs variétés infinies qui ont présidé aux langues grecque et latine. La nÎtre rÚgle et conduit la pensée ; celles-là se précipitent et s'égarent avec elle dans le labyrinthe des sensations, et suivent tous les caprices de l'harmonie : aussi furent-elles merveilleuses pour les oracles, et la nÎtre les eût absolument décriés. »

Le français, langue de la raison et de la clartĂ©, est donc par excellence la langue de la philosophie et des sciences — c’est-Ă -dire de la vĂ©ritĂ© :

« La prose française se développe en marchant, et se déroule avec grùce et noblesse. Toujours sûre de la construction de ses phrases, elle entre avec plus de bonheur dans la discussion des choses abstraites, et sa sagesse donne de la confiance à la pensée. Les philosophes l'ont adoptée, parce qu'elle sert de flambeau aux sciences qu'elle traite, et qu'elle s'accommode également, et de la frugalité didactique, et de la magnificence qui convient à l'histoire de la nature. »

Étant la langue de la vĂ©ritĂ©, le français est dĂ©nuĂ© de faussetĂ© et d’hypocrisie ; il est donc, par ce caractĂšre intrinsĂšque d’honnĂȘtetĂ©, de « probitĂ© », la langue tant de la conversation que des traitĂ©s :

« Si on ne lui trouve pas les diminutifs et les mignardises de la langue italienne, son allure est plus mĂąle. DĂ©gagĂ©e de tous les protocoles que la bassesse inventa pour la vanitĂ© et la faiblesse pour le pouvoir, elle en est plus faite pour la conversation, lien des hommes et charme de tous les Ăąges ; et puisqu'il faut le dire, elle est de toutes les langues la seule qui ait une probitĂ© attachĂ©e Ă  son gĂ©nie. SĂ»re, sociale, raisonnable, ce n'est plus la langue française, c'est la langue humaine. Et voilĂ  pourquoi les puissances l'ont appelĂ©e dans leurs traitĂ©s ; elle y rĂšgne depuis les confĂ©rences de NimĂšgue ; et dĂ©sormais les intĂ©rĂȘts des peuples et les volontĂ©s des rois reposeront sur une base plus fixe ; on ne sĂšmera plus la guerre dans des paroles de paix. »

Les rĂ©volutionnaires, sous l’impulsion de l’abbĂ© GrĂ©goire et de son Rapport sur la nĂ©cessitĂ© et les moyens d'anĂ©antir les patois et d'universaliser l'usage de la langue française (1794), reprendront Ă  leur compte cette conception du français « langue universelle », langue de la « raison » et de la « probitĂ© » :

« La langue française a conquis l’estime de l’Europe, & depuis un siĂšcle elle y est classique : mon but n’est pas d’assigner les causes qui lui ont assurĂ© cette prĂ©rogative. Il y a dix ans qu’au fond de l’Allemagne (Ă  Berlin) on discuta savamment cette question, qui, suivant l’expression d’un Ă©crivain, eĂ»t flattĂ© l’orgueil de Rome, empressĂ©e Ă  la consacrer dans son histoire comme une de ses belles Ă©poques. On connoĂźt les tentatives de la politique romaine pour universaliser sa langue : elle dĂ©fendoit d’en employer d’autre pour haranguer les ambassadeurs Ă©trangers, pour nĂ©gocier avec eux ; & malgrĂ© ses efforts, elle n’obtint qu’imparfaitement ce qu’un assentiment libre accorde Ă  la langue française. [...] Dans sa marche claire & mĂ©thodique, la pensĂ©e se dĂ©roule facilement ; c’est ce qui lui donne un caractĂšre de raison, de probitĂ©, que les fourbes eux-mĂȘmes trouvent plus propre Ă  les garantir des ruses diplomatiques. »

Le français Ă©tait de plus, dĂ©sormais, la langue de la rĂ©volution, de la libertĂ©, de l’égalitĂ©, des « droits de l’homme et du citoyen », ce qui Ă©tait, selon BarrĂšre, dans un rapport de janvier 1794, un nouveau titre qui devait lui rĂ©server, Ă  lui seul, le droit « de devenir la langue universelle » :

« Je viens appeler aujourd'hui votre attention sur la plus belle langue de l'Europe, celle qui la premiĂšre a consacrĂ© franchement les droits de l'homme et du citoyen, celle qui est chargĂ©e de transmettre au monde les plus sublimes pensĂ©es de la libertĂ© et les plus grandes spĂ©culations de la politique. [...] Ayons l'orgueil que doit donner la prĂ©Ă©minence de la langue française depuis qu'elle est rĂ©publicaine, et remplissons un devoir. [...] Il n'appartient qu'Ă  une langue qui a prĂȘtĂ© ses accens Ă  la libertĂ© et Ă  l'Ă©galitĂ©, ... [...] il n'appartient qu'Ă  elle de devenir la langue universelle ! » (Rapport sur les moyens de propager la langue française dans l'intĂ©rieur de la RĂ©publique, fait par BarrĂšre au nom du comitĂ© de salut public. — 8 pluviĂŽse an II - 27 janvier 1794)

Le français était ainsi considéré à la fois comme étant déjà une langue universelle et comme devant encore le devenir.

Le mot « universel » Ă©tait pris dans deux sens diffĂ©rents qui se croisaient et se mĂȘlaient, faisant rĂ©fĂ©rence tantĂŽt Ă  la diffusion de la langue dans le monde, tantĂŽt aux qualitĂ©s propres de cette langue qui la mettaient au-dessus de toutes les autres, ce qui Ă©tait, dans l’un et l’autre cas, une illusion, comme l'indique F. Brunot, qui classe l’expression « langue universelle » parmi les « mots-illusions » :

« Il en est peu qui aient fait autant de ravages que ce titre de « langue universelle ». AprĂšs avoir Ă©garĂ© les Jacobins... et inspirĂ© une politique linguistique de folle ambition, il a Ă©bloui les gouvernements du XIXe siĂšcle, et contribuĂ© Ă  empĂȘcher l'Ă©tude des langues Ă©trangĂšres, en incitant la France Ă  se gorgiaser de sa gloire passĂ©e. Ses mĂ©faits continuent. On dirait que nous en sommes encore au temps oĂč Fortia de Piles disait : « L’universalitĂ© de la langue française (dans la bonne compagnie seulement) semble autoriser un Français Ă  ne connaĂźtre que sa langue »[27].

La volontĂ© de rĂ©pandre le français se doublait de la volontĂ© de dĂ©truire (d’« anĂ©antir ») les autres langues :

« 
on peut uniformer le langage d’une grande nation, de maniĂšre que tous les citoyens qui la composent, puissent sans obstacle se communiquer leurs pensĂ©es. Cette entreprise, qui ne fut pleinement exĂ©cutĂ©e chez aucun peuple, est digne du peuple français, qui centralise toutes les branches de l’organisation sociale, & qui doit ĂȘtre jaloux de consacrer au plutĂŽt, dans une RĂ©publique une & indivisible, l’usage unique & invariable de la langue de la libertĂ© »[28].

L’imposition du français comme seule langue d’une rĂ©publique « une et indivisible » se fit notamment grĂące au dĂ©cret du 2 thermidor an II (20 juillet 1794) :

Article 1er : A compter du jour de la publication de la prĂ©sente loi, nul acte public ne pourra, dans quelque partie que ce soit du territoire de la RĂ©publique, ĂȘtre Ă©crit qu'en langue française.

Article 2 : AprĂšs le mois qui suivra la publication de la prĂ©sente loi, il ne pourra ĂȘtre enregistrĂ© aucun acte, mĂȘme sous seing privĂ©, s'il n'est Ă©crit en langue française.

Article 3 : Tout fonctionnaire ou officier public, tout agent du Gouvernement qui, à dater du jour de la publication de la présente loi, dressera, écrira ou souscrira, dans l'exercice de ses fonctions, des procÚs-verbaux, jugements, contrats ou autres actes généralement quelconques conçus en idiomes ou langues autres que la française, sera traduit devant le tribunal de police correctionnelle de sa résidence, condamné à six mois d'emprisonnement, et destitué.

La diffusion du français dans les colonies fut l’un des principaux objectifs des colonisateurs.

Lors de débats sur la politique coloniale à la Chambre des députés, en juillet 1885, J. Ferry plaçait la langue en premiÚre place sur la liste de ce que la France devait répandre :

« [La France] doit rĂ©pandre [son] influence sur le monde, et porter partout oĂč elle le peut sa langue, ses mƓurs, son drapeau, ses armes, son gĂ©nie. »

P. Leroy-Beaulieu, dans De la colonisation chez les peuples modernes, place Ă©galement la langue en premiĂšre position :

« La colonisation est la force expansive d’un peuple, c’est sa puissance de reproduction, c’est sa dilatation et sa multiplication Ă  travers les espaces ; c’est la soumission de l’univers ou d’une vaste partie Ă  sa langue, Ă  ses mƓurs, Ă  ses idĂ©es et Ă  ses lois. »

L. de Grandmaison, dans L'Expansion française au Tonkin : En territoire militaire, met la langue française Ă  Ă©galitĂ© d’importance avec la religion dans ce que la France doit rĂ©pandre dans les colonies, mais dĂ©crit ensuite la difficultĂ© de l’entreprise :

« A cÎté de la religion c'est la langue française qu'il faut répandre dans nos colonies. La question n'est pas aussi simple qu'on serait tenté de le croire. Elle a donné lieu souvent à de graves divergences de vues. On a dit, avec quelque raison, que les écoles de Français deviennent des manufactures de déclassés n'ayant comme débouché que la carriÚre d'interprÚte. Il serait donc prudent de n'arracher au travail des champs pour les attirer dans ces écoles qu'un nombre d'indigÚnes proportionné aux besoins de l'administration et du commerce.

L'objection a de la valeur, aussi n'est-ce point seulement en crĂ©ant des Ă©coles d'interprĂštes dans les centres importants que nous rĂ©pandrons utilement la langue française. Il existe au Tonkin une classe nombreuse de jeunes Annamites, les plus intelligents et les plus laborieux, qui consacrent leur vie Ă  la poursuite des grades de lettrĂ©s et plus tard aux fonctions du mandarinat. C'est eux qu'il serait utile d'amener Ă  Ă©tudier et Ă  parler le français. Le moyen est facile et peu coĂ»teux. Il suffit de faire des avantages sĂ©rieux aux fonctionnaires connaissant le français et de leur donner la prĂ©fĂ©rence sur leurs concurrents, en attendant le moment oĂč il sera possible de rendre progressivement la langue française obligatoire pour toutes les fonctions publiques en commençant par les moindres. Cela vaudrait mieux Ă  mon sens que d'encourager, comme on l'a fait au Tonkin, les Ă©tudes des lettrĂ©s dans leur forme ancienne et incompatible avec notre civilisation, en donnant Ă  leurs examens un Ă©clat tout Ă  fait officiel par la prĂ©sence des hauts fonctionnaires français. Nous avons acceptĂ© le cadre de l'administration indigĂšne avec son mode de recrutement ; il n'est pas plus en notre pouvoir de changer brusquement l'esprit des Ă©tudes nĂ©cessaires pour y arriver que d'en dĂ©tourner sans prĂ©cautions la foule de jeunes gens qui s'y livrent. Obligeons-les seulement pour recueillir le fruit de leur labeur, c'est-Ă -dire pour avoir des places, Ă  apprendre le français. Sans produire un dĂ©classĂ© de plus, nous aurons des maĂźtres d'Ă©cole capables d'enseigner le français dans les villages et une administration avec laquelle les fonctionnaires français pourront enfin s'entendre. »

Dans une conférence intitulée « RÎle civilisateur de la langue française », E. Trolliet définit ainsi les avantages de son expansion, y voyant en particulier « le plus sûr instrument de colonisation » :

« Elle marchera parallÚlement avec nos missionnaires car elle aussi est une messagÚre de la bonne nouvelle, et tandis qu'ils épureront les consciences, elle éclairera les esprits.

Elle marchera avec nos industriels, et sera le meilleur de leurs interprÚtes ou de leurs représentants, ouvrant des débouchés, humanisant les comptoirs. Ne l'a-t-on pas dit souvent : « Celui qui parle le français devient un client de la France » ? Et quand les lÚvres échangent des paroles, les mains sont bien prÚs d'échanger des marchandises.

Enfin, elle marchera avec nos soldats, et lorsqu'ils auront vaincu, elle assurera et affermira les rĂ©sultats de la victoire ; car la langue reste le plus sĂ»r instrument de colonisation. Quand la langue recule dans une colonie, la mĂ©tropole, elle-mĂȘme, semble reculer Ă  l'horizon ; si au contraire la langue persiste, quelque chose de la patrie demeure aussi, mĂȘme en dĂ©pit des traitĂ©s »[29].

Colonies et possessions : terres de « colonisation » et terres de « domination »

La plupart des auteurs français qui ont Ă©crit sur le colonialisme français au XIXe siĂšcle et durant une partie du XXe Ă©taient favorables Ă  l’expansion coloniale de la France, mais ils ne pouvaient l’ĂȘtre qu’à la condition d’exclure l’Europe du champ d’expansion français. Le mot « colonisation » a en consĂ©quence vu son champ d’application s’étendre sur le monde entier — Ă  l’exception notable de l’Europe. Le mot « colonie » ne pouvait dĂšs lors dĂ©signer qu’un territoire « outre-mer » par rapport Ă  l’Europe.

Lorsqu’il retrace briĂšvement, dans Les colonies françaises[30], l’histoire de l’expansion française, P. Gaffarel, abordant l’époque de la rĂ©volution et l’époque napolĂ©onienne, ne voit « que des revers » : « DĂšs lors nous n'avons plus Ă  enregistrer, jusqu'en 1815, que des revers. En 1783, Saint-Domingue proclame son indĂ©pendance, et une expĂ©dition coĂ»teuse ne rĂ©ussit pas Ă  nous rendre cette reine des Antilles. En 1800, la Louisiane nous est restituĂ©e ; mais le premier Consul la vend trois ans plus tard aux États-Unis pour une somme dĂ©risoire. L'Égypte, Corfou et Malte, qui nous avaient quelque temps appartenu, nous Ă©chappent bientĂŽt. Aux traitĂ©s de 1815, nous perdons l'Île-de-France dans l'ocĂ©an Indien, Tabago et Sainte-Lucie dans les Antilles. Ces pertes cruelles n'ont pas encore Ă©tĂ© rĂ©parĂ©es. »

Les victoires de la rĂ©volution et celles de l’époque napolĂ©onienne, qui Ă©tendent la domination française sur une partie de l’Europe, sont ignorĂ©es.

Dans son Histoire de la question coloniale en France[31], L. Deschamps oppose la « colonisation », accaparement de territoires outre-mer, et « l'extension des frontiÚres » en Europe, la premiÚre « tendance » étant représentée, sous Louis XIV, par Colbert, la seconde par Louvois : « Colbert et Louvois représentent, auprÚs de Louis XIV, les deux tendances entre lesquelles la France, grùce à sa situation à la fois continentale et maritime, a toujours oscillé : d'une part, l'action sur mer et l'essor vers le commerce et les colonies ; de l'autre, l'action sur le continent et l'effort vers l'extension des frontiÚres ou la prépondérance en Europe. »

Cette restriction du terme « colonie » aux territoires extra-europĂ©ens a conduit Ă  considĂ©rer qu’il y avait eu, dans l’histoire de la colonisation française, deux « empires coloniaux », et seulement deux, les empires d’outre-mer, et Ă  mettre Ă  part l’empire napolĂ©onien, qui n’aurait pas Ă©tĂ© un empire « colonial ».

Certains auteurs considĂšrent d’autre part que les guerres d’expansion en Europe ont Ă©tĂ© entreprises au dĂ©triment de l’expansion outre-mer, ce qui est pour eux la raison de les condamner, sans cependant condamner la colonisation en gĂ©nĂ©ral, jugeant les politiques coloniales non en elles-mĂȘmes mais en fonction de leurs succĂšs. Ainsi P. Leroy-Beaulieu : « Le gouvernement impĂ©rial [de NapolĂ©on Ier] ne se servit guĂšre du pouvoir discrĂ©tionnaire qui lui Ă©tait donnĂ© pour rĂ©former et dĂ©velopper nos possessions coloniales ; ç'a toujours Ă©tĂ© pour la France une consĂ©quence funeste de sa politique d'ingĂ©rence dans les États voisins et de conquĂȘtes continentales, que la perte de sa marine et de ses colonies : elle n'eĂ»t pu fonder des Ă©tablissements durables qu'Ă  la condition de renoncer Ă  la politique d'envahissement qu'elle a pratiquĂ©e en Europe pendant des siĂšcles.

Toute victoire sur le continent avait comme contrepoids la ruine de notre puissance navale et de nos possessions lointaines, c'est-à-dire l'amoindrissement de notre influence dans le monde »[32].

De mĂȘme, L. Deschamps, analysant l’influence de Louvois sur Louis XIV : « Colbert disparu, Louvois entraĂźne son maĂźtre et son pays dans ce dĂ©dale d'intrigues et de guerres europĂ©ennes, qui aboutiront Ă  la perte de notre empire colonial et Ă  la diminution de nos forces productives. Industrie, commerce, marine, colonies, toute l'Ɠuvre de Colbert, tout ce qui avait assurĂ©, durant vingt ans, la vraie gloire du « grand rĂšgne », est rejetĂ© au second plan. On met au premier les acquisitions territoriales, les revendications hautaines, la force militaire, tout ce qui, enfin, flatte l'orgueil d'un roi Ă©goĂŻste et vaniteux, tout ce qui, au dĂ©triment de la France, profite Ă  la dynastie bourbonienne. C'est pour cela, et pour avoir poussĂ© Ă  cette action par pur intĂ©rĂȘt personnel, que Louvois a mĂ©ritĂ© d'ĂȘtre appelĂ© le mauvais gĂ©nie de son roi et de sa patrie[33]. »

La diffĂ©rence de nature entre l’expansion en Europe et la « colonisation » outre-mer n’est cependant pas solidement et clairement fondĂ©e pour tout le monde.

Le terme « colonie », d’une part, pris au sens propre ou restreint, ne devrait pas mĂȘme ĂȘtre utilisĂ© pour la plupart des territoires conquis outre-mer par la France : « Ces colonies, comme nous les appelons, ne sont pas des colonies, et il n’est pas question de les peupler. Elles sont des possessions, dĂ©jĂ  peuplĂ©es d’indigĂšnes, qui en occupent la meilleure partie ; et, en sage politique, et si l’on avait pu s’abstraire des desiderata de l’opinion publique, il aurait dĂ» ĂȘtre question uniquement de les administrer, non pas de les coloniser.

Nous ne possĂ©dons, aujourd’hui, ni une autre Louisiane, ni un autre Canada, ni une Australie, ni aucune terre, dont le sol se soit trouvĂ© vide d’habitants et dont le climat convienne parfaitement Ă  la race blanche et lui permette de vivre et de se reproduire, en un mot, de peupler. [...]

L’Indo-Chine française [...] n’aurait pas dĂ», si nous avions su notre mĂ©tier, ĂȘtre, au moins dans toute la pĂ©riode de dĂ©but, environ cinquante annĂ©es, ĂȘtre traitĂ©e comme une colonie ou mĂȘme comme une terre colonisable. Elle aurait dĂ» ĂȘtre et rester une possession, une terre de domination. Pas ou peu de colons, pas ou peu de terres concĂ©dĂ©es ou vendues aux EuropĂ©ens ; pas de colonisation, pas de politique de colonisation. Mais une politique indigĂšne. [...] Mais nous croyions en Indo-Chine comme ailleurs, avoir affaire Ă  une colonie, et nous avons voulu la coloniser »[13].

D’autre part, une distinction entre les « conquĂȘtes » suivant la nature du « conquĂ©rant » et celle du « conquis », certains peuples ayant droit Ă  une « patrie », d'autres non, apparaĂźt comme un « casse-tĂȘte Ă  diplomates » et un « miracle d'incohĂ©rence » :

« Établir des distinctions entre les conquĂȘtes suivant l'espĂšce du conquĂ©rant ; la sympathie ou l'antipathie qu'il inspire ; l'intĂ©rĂȘt direct ou indirect, individuel ou collectif, que l'on peut avoir Ă  louer ou Ă  blĂąmer son acte, c'est casse-tĂȘte Ă  diplomates, c'est matiĂšre Ă  copie, c'est gobe-mouches pour occuper la foule — et l'empĂȘcher de regarder ailleurs.

La vérité est Une. J'ajouterai volontiers qu'elle est Indivisible.

Voici une terre, des ĂȘtres beaux ou laids, idiots ou intelligents, blancs ou noirs, rouges ou jaunes, que la nature a façonnĂ©s pour le climat, la faune, la flore de leur lieu d'origine. Ils y ont leur berceau, leur foyer, leur tombe, leurs traditions, leurs dieux.

Ici, deux théories sont en présence : celle de la Fraternité universelle, sans limites, sans frontiÚres, dans la fusion pacifique des races, et celle de la Patrie. Laissons la premiÚre, d'abord parce qu'elle est généralement considérée comme subversive, ensuite parce que son heure n'a pas sonné et qu'on ne l'impose point par le canon. Restons-en à la seconde, plus contemporaine et mieux à la portée de notre temps.

Est-ce que, pour primitives que soient ces peuplades, elles n'ont pas droit à une patrie ? De quel front défendre la nÎtre, et prendre la leur ? Or, par un miracle d'incohérence, il appert que les plus zélés défenseurs du sol natal, en Europe, sont ceux qui préconisent la dépossession de l'« indigÚne » outre-mers.

Comment accorder cela ? » (Séverine, Les Innocents paient, dans Le Journal, 11 mai 1901[34])

La mission civilisatrice de la France, héritiÚre de Rome, sur les barbares européens

L’action exercĂ©e par la France en Europe durant l’époque de la rĂ©volution et l’époque napolĂ©onienne, et Ă  d’autres Ă©poques encore, a pu elle-mĂȘme ĂȘtre prĂ©sentĂ©e comme ayant Ă©tĂ© (ou n’ayant pas Ă©tĂ© mais aurait dĂ» ĂȘtre) une mission civilisatrice — ou la prĂ©misse d’une mission civilisatrice Ă  venir.

On a vu que NapolĂ©on-Louis Bonaparte prĂ©sentait sous cet angle l’Ɠuvre de son oncle, qui prĂ©parait « les peuples Ă  la libertĂ©, en introduisant dans les mƓurs les principes d’égalitĂ©... ».

De mĂȘme, dans La presse rĂ©volutionnaire[35], A. Marrast Ă©crit que la rĂ©volution a prouvĂ© « au monde » « quelle mission civilisatrice le peuple de France est appelĂ© Ă  remplir sur le continent ». Cette mission trouve sa « cause », dans le « travail intellectuel de la philosophie » du XVIIIe siĂšcle, et Marrast dĂ©finit ainsi ses buts : « A toute sociĂ©tĂ©, comme objets de son culte, — La raison, la vĂ©ritĂ©, le dĂ©voĂ»ment, la vertu ! À chaque homme, — LibertĂ©. À tous les citoyens, — ÉgalitĂ©. À tous les hommes, — FraternitĂ©. Entre tous les peuples, — Alliance ! ».

Analysant en 1838 l’action de la France en Espagne sous NapolĂ©on Ier et sous la Restauration, L. de CarnĂ© juge que, dans les deux cas, la France a failli Ă  sa « mission civilisatrice » sur ce pays : « Si la position de la France [vis-Ă -vis de l’Espagne] avait commencĂ© par ĂȘtre fausse, elle devint intolĂ©rable lorsque Ferdinand, devenu libre, lĂ©gitima toutes les violences... [...] La France a forfait deux fois Ă  sa mission civilisatrice sur ce pays. En 1808, NapolĂ©on refusa de le prendre sous la protection de son gĂ©nie et de sa gloire ; en 1823, la restauration n’osa lui dispenser le bienfait d’une libertĂ© rĂ©guliĂšre. Puisse-t-elle ne pas manquer une troisiĂšme fois Ă  son Ɠuvre ! »[36].

L’Espagne, ancienne grande puissance coloniale maintenant dĂ©chue, Ă©tait regardĂ©e avec condescendance et mĂ©pris. Lorsqu’il Ă©value les diffĂ©rentes « civilisations » de l’Europe, abordant l’Espagne, F. Guizot juge sa civilisation « de peu d'importance » et n’ayant rien apportĂ© de grand Ă  l’Europe — Ă  l’opposĂ© de celle de la France ; le « caractĂšre fondamental de la civilisation... semble refusĂ©, en Espagne, tant Ă  l'esprit humain qu'Ă  la sociĂ©tĂ© » : « Cherchez une grande idĂ©e ou une grande amĂ©lioration sociale, un systĂšme philosophique ou une institution fĂ©conde, que l'Europe tienne de l'Espagne ; il n'y en a point : ce peuple a Ă©tĂ© isolĂ© en Europe ; il en a peu reçu et lui a peu donnĂ© »[9].

L’idĂ©e qu’il agissait au nom de la civilisation contre la barbarie — Ă  ce moment identifiĂ©e Ă  la Russie — apparaĂźt dans un message de NapolĂ©on Ier du 29 janvier 1807, datĂ© de Varsovie et adressĂ© au sĂ©nat : « La tiare grecque relevĂ©e et triomphante depuis la Baltique jusqu'Ă  la MĂ©diterranĂ©e, on verrait, de nos jours, nos provinces attaquĂ©es par une nuĂ©e de fanatiques et de barbares. Et si, dans cette lutte trop tardive, l'Europe civilisĂ©e venait Ă  pĂ©rir, cette coupable indiffĂ©rence exciterait justement les plaintes de la postĂ©ritĂ© et serait un titre d'opprobre dans l'histoire. »

La classification de la Russie comme « puissance barbare » était commune à une grande partie des contemporains de Napoléon[37].

NapolĂ©on Ier se dĂ©finit plus gĂ©nĂ©ralement comme hĂ©ritier de la Rome antique, personnification par excellence de la « civilisation ». Il s’inscrit ainsi dans ce qui est le cƓur de la tradition française : imiter Rome. Imiter Rome et rĂ©tablir l’Empire romain Ă  leur profit Ă©tait en rĂ©alitĂ© la tendance des divers peuples « barbares » qui s’étaient introduits dans l’empire et l’avaient abattu — « barbares » qui se donnaient comme « mission » de rĂ©tablir une pax romana (une paix romaine). L’Empire romain germanique, jusqu’à la fin, conservera dans sa dĂ©nomination l’adjectif « romain ». De mĂȘme, la tradition « romaine » française, entretenue par « l'Ă©ducation romaine de la France tout entiĂšre », traversera les siĂšcles : « Nulle part la tradition classique n'a Ă©tĂ© mieux conservĂ©e qu'en France Ă  travers tous les siĂšcles, mĂȘme du Moyen Âge. Les MĂ©rovingiens, les Carolingiens avec Charlemagne, les CapĂ©tiens, Philippe-le-Bel, François Ier, Louis XIV, ont songĂ© Ă  l'Empire, parce que l'Ă©ducation classique de la France renouvelĂ©e par la Renaissance y entretenait le souvenir de Rome et de la longue paix romaine organisĂ©e par l'Empire[38]. »

Tout ce qui rappelait Rome, et en particulier la Rome impĂ©rial, Ă©tait prĂ©servĂ©, et tant les rĂ©volutionnaires que NapolĂ©on Ier Ă©taient imprĂ©gnĂ©s de cet hĂ©ritage romain (comme le seront leurs successeurs) : « Ce n'est pas par hasard que [les] orateurs rĂ©volutionnaires empruntaient Ă  l'antiquitĂ© leurs inspirations les plus puissantes, que, sous le gouvernement de l'Empereur [la France] voyait s'Ă©lever Ă  nouveau des temples, des colonnes et des arcs de triomphe, qu'elle reprenait en notre capitale mĂȘme une figure romaine »[38].

Vis-Ă -vis des Italiens, la situation Ă©tait, pour les Français, l’inverse de ce qu’elle Ă©tait du temps de CĂ©sar. L'Italie, dit A. Sorel, « est pour Bonaparte ce que la Gaule avait Ă©tĂ© pour CĂ©sar... » En Italie, Bonaparte s’entoura « d'un gouvernement de Proconsul romain de la grande Ă©poque, conquĂ©rant, homme d'État, organisateur de la conquĂȘte et pacificateur des peuples vaincus. C'est Jules CĂ©sar en Gaule... »[39].

Dans la distribution des rĂŽles qui, faite par les Français, donnait Ă  la France (ou plutĂŽt Ă  Paris) celui de Rome, celui des Carthaginois, vus comme les plus grands ennemis de Rome, devait revenir aux Anglais, les plus grands ennemis des Français et les plus grands opposants Ă  l’expansion coloniale française. Cette attribution de rĂŽles fut Ă©tablie dĂšs l’ancien rĂ©gime. En 1758, Seran de La Tour publiait un livre intitulĂ© ParallĂšle de la conduite des Carthaginois, Ă  l'Ă©gard des Romains, dans la seconde guerre punique, avec la conduite de l'Angleterre, Ă  l'Ă©gard de la France, dans la guerre dĂ©clarĂ©e par ces deux puissances, en 1756. Chaque chapitre du livre Ă©tablit une Ă©quivalence entre le comportement des Carthaginois envers les Romains et celui des Anglais envers les Français.

Ainsi, selon le chapitre III : « 1. L’objet des Carthaginois est d’envahir le commerce maritime des Romains, & de s’emparer des Ăźles de la MĂ©diterranĂ©e. 2. L'objet des Anglais est d’envahir le commerce maritime des Français & de s’emparer du nouveau monde. »

Et, selon le chapitre IV : « 1. Les Carthaginois veulent ruiner la marine des Romains... 2. L'objet des Anglais a toujours été, & est encore, de ruiner la marine de France.... »

L’identification des Anglais avec les Carthaginois fut continuĂ©e et accentuĂ©e par les jacobins. Dans son Rapport sur les crimes de l'Angleterre envers le Peuple français, et sur ses attentats contre la libertĂ© des nations[40], BarĂšre Ă©crivait : « L'Anglais ne peut dĂ©mentir son origine : descendant des Carthaginois et des PhĂ©niciens, il vendait des peaux de bĂȘtes et des esclaves, et ce peuple n'a pas changĂ© son commerce. CĂ©sar, en abordant dans cette Ăźle, n'y trouva qu'une peuplade fĂ©roce, se disputant les forĂȘts avec les loups, et menaçant de brĂ»ler tous les bĂątimens qui tentaient d'y aborder. Sa civilisation successive, ses guerres civiles et ses guerres maritimes ont toutes portĂ© le caractĂšre de cette origine sauvage. »

L’histoire de l’Angleterre, racontĂ©e par le rĂ©volutionnaire, Ă©tait une succession de crimes. Ainsi, dans l’Inde « l'Anglais a achetĂ© les chefs du pays quand il n'a pu les opprimer ou s'en saisir. » Dans l'Acadie, « l'Anglais a fait pĂ©rir les Français neutres de cette colonie, pour qu'ils ne retournassent pas Ă  la mĂšre-patrie ». En France mĂȘme, les Anglais cherchaient, entre autres, Ă  « Ă©tablir et propager un systĂšme perfide de fĂ©dĂ©ralisme qui, couvrant le sol entier de la libertĂ©, menaçait de la dĂ©vorer et de l'anĂ©antir Ă  sa naissance ».

Cette description de l’Angleterre comme d’un pays de barbares fidĂšles Ă  leur origine « sauvage » visait Ă  justifier un dĂ©cret (qui fut adoptĂ©) stipulant qu’il ne serait dĂ©sormais fait « aucun prisonnier anglais ou hanovrien » (Art. Ier), et cela au nom de l’humanitĂ© : « Quelle est donc cette Ă©pidĂ©mie morale qui a jetĂ© dans nos armĂ©es de fausses idĂ©es d'humanitĂ© et de gĂ©nĂ©rositĂ© ? L'humanitĂ© consiste Ă  exterminer ses ennemis : la gĂ©nĂ©rositĂ© consiste Ă  mĂ©nager le sang des rĂ©publicains. »

BarrĂšre avait terminĂ© son Rapport sur l'acte de navigation du 21 septembre 1793 par ces mots : « Que Carthage soit dĂ©truite ! C'est ainsi que Caton terminait toutes ses opinions dans le sĂ©nat de Rome. Que l'Angleterre soit ruinĂ©e, soit anĂ©antie ! Ce doit ĂȘtre le dernier article de chaque dĂ©cret rĂ©volutionnaire de la Convention nationale de France. »

La révolution française et la colonisation : « Périssent les colonies plutÎt qu'un principe ! »

Une phrase particuliĂšre a façonnĂ© l’idĂ©e gĂ©nĂ©rale qui s’est rĂ©pandue du lien entre la rĂ©volution et la colonisation : « PĂ©rissent les colonies plutĂŽt qu'un principe ! » Cette phrase a Ă©tĂ© gĂ©nĂ©ralement interprĂ©tĂ©e comme affirmant l’hostilitĂ© des rĂ©volutionnaires, et plus particuliĂšrement des jacobins, Ă  la colonisation. Ainsi, P. Gaffarel :

« Plaise Ă  Dieu que ceux de nos compatriotes auxquels les malheurs et les angoisses de l'heure prĂ©sente n'ont pas encore enlevĂ© tout espoir ouvrent enfin les yeux Ă  l'Ă©vidence et, retournant le mot fatal : « PĂ©rissent les colonies plutĂŽt qu'un principe ! » s'Ă©crient avec tous les vrais citoyens : « PĂ©rissent toutes les utopies et tous les prĂ©tendus principes plutĂŽt qu’une seule colonie ! » »[41].

« Les assemblĂ©es rĂ©volutionnaires ne sont pas moins discrĂ©ditĂ©es que le gouvernement de Louis XV aux yeux des partisans de la colonisation. Le fameux mot : « PĂ©rissent les colonies plutĂŽt qu'un principe ! » pĂšse toujours sur leur mĂ©moire. On les rend, en outre, responsables des troubles survenus aux colonies et des conquĂȘtes anglaises »[6].

Cette interprétation de la célÚbre phrase est cependant erronée, comme le démontre L. Deschamps[33] :

« Les doctrinaires eux-mĂȘmes, que n'arrĂȘtaient guĂšre les menaces de guerre civile, ont tous protestĂ© de leur attachement aux colonies. C'est Ă  ce propos, il est vrai, que Robespierre a prononcĂ© le fameux mot : « PĂ©rissent les colonies ! » Mais, par un abus trop ordinaire, on a fait Ă  ce mot une lĂ©gende fantaisiste. On a voulu le prendre pour l'expression de la pensĂ©e de tous les rĂ©volutionnaires, au moins de tous les jacobins, et il n'exprime mĂȘme pas la vraie pensĂ©e de l'auteur ! Voici la citation complĂšte, empruntĂ©e au Moniteur[42] : « PĂ©rissent les colonies (Il s'Ă©lĂšve de violents murmures), s'il doit vous en coĂ»ter votre bonheur, votre gloire, votre libertĂ© ! Je le rĂ©pĂšte : PĂ©rissent les colonies, si les colons veulent, par les menaces, nous forcer Ă  dĂ©crĂ©ter ce qui convient le plus Ă  leurs intĂ©rĂȘts ! Je dĂ©clare, au nom de la nation entiĂšre, qui veut ĂȘtre libre, que nous ne sacrifierons pas aux dĂ©putĂ©s des colonies, qui n'ont pas dĂ©fendu leurs commettants, comme M. Monneron, je dĂ©clare, dis-je, que nous ne leur sacrifierons ni la nation, ni les colonies, ni l'humanitĂ© entiĂšre ! »

Peut-on voir dans ces paroles autre chose que le dĂ©sir d'arracher les colonies Ă  l'Ă©goĂŻsme antirĂ©volutionnaire des colons ? La forme est dĂ©clamatoire : c'est le propre de Robespierre, et l'AssemblĂ©e en murmure. Mais Robespierre et les jacobins sont si peu les ennemis des colonies que plus tard, le 21 septembre 1793, le ComitĂ© de salut public, oĂč ils sont maĂźtres, prĂ©sente Ă  la Convention un acte de navigation dont BarrĂšre, le rapporteur ordinaire, exprime ainsi la pensĂ©e : « La navigation des colonies est infinie par les dĂ©tails immenses et par l'Ă©tendue qu'elle donne Ă  notre commerce. Cette navigation, qui intĂ©resse l'agriculteur comme l'artisan, le riche comme le pauvre, la navigation des colonies qui vivifie nos ports de mer et qui donne du mouvement Ă  tous les ouvrages d'industrie, est partagĂ©e par l'Ă©tranger, et nous Ă©tions tranquilles spectateurs !... Vous voulez une marine ; car, sans marine, point de colonies, et sans colonies, point de prospĂ©ritĂ© commerciale »[43].

Ces sentiments, la Constituante les a toujours professés, et ce sont eux qui ont inspiré ses résolutions. »

Colonialisme, liberté et « droits des nations »

Dans son explication de la « mission civilisatrice » que le peuple français est appelĂ© Ă  remplir en Europe, A. Marrast Ă©numĂšre les valeurs qui se sont imposĂ©es aux esprits en Europe et dans le monde grĂące notamment aux philosophes, en particulier ceux du XVIIIe siĂšcle. Ces valeurs sont : la raison, la vĂ©ritĂ©, le dĂ©voĂ»ment, la vertu, la libertĂ©, l’égalitĂ©, la fraternitĂ©, ainsi que l’alliance entre les peuples. Ces valeurs furent les mots d’ordre de la rĂ©volution française, proclamĂ©s dĂšs 1789 et, pour deux d’entre eux, inscrits dans le premier article de la DĂ©claration des droits de l’homme et du citoyen : « Tous les hommes naissent libres et Ă©gaux en droits ».

Cependant, on vient de voir que les rĂ©volutionnaires, et en particulier les jacobins, Ă©taient favorables Ă  la possession de « colonies ». Et l’idĂ©e gĂ©nĂ©ralement admise depuis les dĂ©buts de la dĂ©colonisation au XXe siĂšcle est que colonisation et libertĂ© ne sont pas compatibles.

Les jacobins parlent continuellement de libertĂ© et, dans le mĂȘme temps, veulent des colonies. Quelle conception se font-ils donc de la libertĂ© ?

Le Rapport sur l'acte de navigation, dans lequel BarrĂšre Ă©crit « sans colonies, point de prospĂ©ritĂ© commerciale » commence par une introduction oĂč le mot « libertĂ© » revient en leitmotiv (et il reviendra rĂ©guliĂšrement jusqu’à la fin) : « Citoyens, c'est le 21 septembre 1792 que la Convention a prononcĂ© la libertĂ© de la France, ou plutĂŽt la libertĂ© de l'Europe. C'est Ă  pareil jour, le 21 septembre 1793, que la Convention doit proclamer la libertĂ© du commerce, ou plutĂŽt, la libertĂ© des mers. »

Le rapport de BarrĂšre annonce la crĂ©ation d’un acte de navigation français qui, « dĂ©crĂ©tĂ© au milieu d'une rĂ©volution dĂ©mocratique », « aura le caractĂšre de la libertĂ©, de l'Ă©galitĂ© qui l'a produit » — en opposition Ă  un « acte de navigation britannique » qui, lui, « porte l'empreinte de l'Ăąme de l'usurpateur Cromwell » et qui, depuis « un siĂšcle et demi », « Ă©tablit et assure la suprĂ©matie maritime et la prospĂ©ritĂ© commerciale de l'Angleterre ». L’un de ses objectifs sera de porter un « coup terrible » « Ă  l'empire maritime usurpĂ© par l'Angleterre ». L’acte de navigation français est « une dĂ©claration des droits des nations », il est la « restitution d'un domaine donnĂ© par la nature, usurpĂ© par des insulaires ambitieux » ; « il repose sur les droits de chaque nation ».

Ce rapport de BarrĂšre et, plus encore, celui de 1794 sur « les crimes de l'Angleterre »[44] ont de forts accents anti-colonialistes et anti-impĂ©rialistes. BarrĂšre, dans son rĂ©quisitoire contre la « Carthage moderne », — « tyran de la mer » et ennemi de la libertĂ© —, n’oublie pas en effet l’aspect colonial de l’Angleterre, qu’il accuse d’avoir « pressurĂ© l'Inde ». Dans le Rapport sur les crimes de l'Angleterre..., parmi les crimes attribuĂ©s aux Anglais, « despotes de l'Inde » et « tyrans de l'AmĂ©rique », se trouvent des crimes coloniaux. Ainsi au Bengale, l’Anglais « a fait mourir de faim, par les ordres du lord Clive, plusieurs millions d'hommes, pour en conquĂ©rir un petit nombre Ă©chappĂ©s Ă  son projet de famine, exĂ©cutĂ© avec une cruautĂ© froide comme son caractĂšre national. Il aima mieux rĂ©gner sur un cimetiĂšre, plutĂŽt que de ne pas en asservir les habitans. »

Les rapports de BarrĂšre dĂ©noncent l’Angleterre comme tyrannique et le colonialisme anglais comme criminel. Ils prĂ©sentent au contraire la France, dĂ©sormais rĂ©publicaine, comme portant le flambeau de la libertĂ© et dĂ©fendant les « droits des nations », tout en souhaitant cependant avoir pour elle-mĂȘme des colonies, nĂ©cessaires Ă  la « prospĂ©ritĂ© commerciale ». La rhĂ©torique de BarrĂšre laisse cependant en suspens la maniĂšre de concilier « libertĂ© » et « droits des nations », d’une part, possession de « colonies », d’autre part.

Un an aprĂšs la chute du ComitĂ© de salut public (9 thermidor an II – 27 juillet 1794), au moment oĂč la Convention s’apprĂȘte Ă  promulguer une nouvelle constitution (Constitution de l’an III), Boissy d'Anglas comble cette lacune dans son Rapport et projet d'articles constitutionnels relatifs aux colonies[45]. Il commence par Ă©voquer ce que BarrĂšre passait sous silence, les « nombreux malheurs » vĂ©cus par les colonies françaises, les « crimes qui les ont souillĂ©es », les « longs dĂ©chirements qui les menacent », mais ne souhaite pas en reproduire les « douloureux rĂ©cits » qui ont « trop longtemps attristĂ© [les] Ăąmes » des conventionnels. Son but est de proposer les lois qui « ont paru les plus propres Ă  rendre les colonies florissantes et libres, sans diminuer pour la RĂ©publique entiĂšre les avantages qu'elle en peut retirer ».

PrĂ©sentant l’esprit qui doit ĂȘtre celui de la constitution française, « pour qu'elle soit Ă©ternelle », — et la constitution de l’an III ne le fut pas — il lui assigne pour objectif d’ĂȘtre « tutĂ©laire et protectrice » et de faire sentir « ses bienfaits » « aux deux hĂ©misphĂšres », faute de quoi elle serait « combattue » et « renversĂ©e le jour oĂč un seul homme, soumis Ă  ses lois, [sentirait] qu'il en est opprimĂ©. »

BarrĂšre avait dĂ©clarĂ© que, le 21 septembre 1792, la Convention avait prononcĂ© « la libertĂ© de la France, ou plutĂŽt la libertĂ© de l'Europe ». Boissy d'Anglas renchĂ©rit en disant que la rĂ©volution « ne fut pas seulement pour l'Europe, elle fut pour l'univers ; la libertĂ©, semblable aux rayons de l'astre du jour, doit embraser le monde entier, et vivifier toute la nature ; les principes qui l'ont amenĂ©e n'appartiennent pas Ă  quelques peuplades exclusivement privilĂ©giĂ©es ; ils sont la propriĂ©tĂ© de l'espĂšce humaine... » La constitution de l’an III n’était pas une constitution pour la France seule, y compris ses colonies, elle Ă©tait une constitution « pour l'univers », pour « l'espĂšce humaine ».

Le rapport de Boissy d'Anglas pose une question prĂ©alable sur laquelle BarrĂšre avait fait l’impasse : convient-il de « conserver des colonies » ? Poser la question revenait, dit le conventionnel, Ă  se demander s’il convenait « Ă  la France libre de conserver une marine, un commerce rĂ©gĂ©nĂ©rateur, une industrie active et brillante », « c'est-Ă -dire » s’il lui convenait « de faire respecter tout Ă  la fois les fondements de sa puissance et ceux de sa prospĂ©ritĂ© ». Renoncer aux colonies reviendrait pour la France Ă  « descendre du haut rang de gloire oĂč elle [avait] Ă©tĂ© Ă©levĂ©e par les siĂšcles et par le gĂ©nie », et Ă  se « laisser usurper tous les avantages qu'elle [avait] pu retirer » jusqu’alors de ses caractĂ©ristiques, de sa situation et de son activitĂ©.

Boissy d'Anglas s’exprime jusqu’ici avec l’idĂ©e implicite que renoncer aux colonies, c’est les voir ĂȘtre accaparĂ©es par d’autres, et il expose lui-mĂȘme l’objection qui pourrait ĂȘtre faite : « On croira rĂ©pondre Ă  ce que je viens de dire, en demandant pour les colonies, non leur abandon ou leur cession, mais leur absolue indĂ©pendance... » Les colonies, devenues indĂ©pendantes, seraient alors considĂ©rĂ©es « moins comme françaises que comme amies de la France ».

La suite du rapport vise Ă  combattre « un pareil systĂšme » pour l’empĂȘcher de se produire.

Le premier argument que Boissy d'Anglas oppose Ă  l’indĂ©pendance des peuples des colonies est celui de leur incapacitĂ© Ă  se « suffire Ă  [eux]-mĂȘme[s] » : pour qu’un peuple puisse « conserver son indĂ©pendance », dit-il, il faut qu’il soit « agricole et guerrier » ; « or, ajoute-t-il, si l'on considĂšre le climat heureux et les riches productions » des colonies françaises, « on jugera que les hommes qui les habitent ne peuvent ĂȘtre ni l'un ni l'autre » ; « loin d'aspirer Ă  une libertĂ© dont la conservation comme la conquĂȘte leur coĂ»terait trop d'efforts, ils s'endorment au sein de l'opulence et des plaisirs qu'elle leur procure ».

Boissy d'Anglas donne comme exemple de ce que deviendraient les peuples des colonies françaises, s’ils accĂ©daient Ă  l’indĂ©pendance, le cas de l’Inde : « ConsidĂ©rez ce qu'est devenue l'Inde, la riche et vaste contrĂ©e qui s'Ă©tend de l'Euphrate au Gange ! La nature l'avait dotĂ©e de ses plus prĂ©cieux bienfaits, et des brigands s'y disputent tous les jours le droit d'en asservir les habitants. Les mots d'indĂ©pendance, de libertĂ©, ne prĂ©sentent aucune idĂ©e Ă  leurs Ăąmes Ă©nervĂ©es ; il n'est pour eux aucun intermĂ©diaire entre l'Ă©tat de tyran et celui d'esclave. »

Et il accuse le « ministÚre anglais » de promouvoir le « systÚme d'indépendance » des « riches parties du globe » « pour les faire tomber en son pouvoir ou tout au moins s'en approprier le commerce ».

Étant incapable de « cette lutte pĂ©nible et constante, nĂ©cessaire au maintien de la libertĂ© », les peuples des colonies doivent « borner [leurs] vƓux Ă  ĂȘtre sagement et paisiblement gouvernĂ©[s] par des hommes humains et justes, ennemis de la tyrannie ».

Un deuxiĂšme argument avancĂ© par Boissy d'Anglas est que la France ne pourrait pas lutter, sans ses colonies, dans le cadre de la « libertĂ© de commerce », face Ă  l'Angleterre en Europe et aux États-Unis en AmĂ©rique, du fait de sa position gĂ©ographique et de l’infĂ©rioritĂ© de sa marine.

Un troisiĂšme argument est que, les Français ne pouvant dĂ©sormais plus se passer des produits des colonies, « l'habitude ayant crĂ©Ă© pour [eux] de nombreux besoins » nouveaux, ils sont unis aux colonies « d'une maniĂšre insĂ©parable ». Cette dĂ©pendance Ă  l’égard des colonies donnerait Ă  celles-ci un pouvoir si elles Ă©taient libres : il faut donc qu’elles soient « soumises » Ă  la France, pour que ce ne soit pas la France qui leur soit asservie : « ...il faut qu'elles vous soient soumises ou que vous en soyez tributaires ; il faut que leurs rapports avec vous soient certains et resserrĂ©s, ou que ce soient elles qui vous asservissent ».

Si les colonies devenues indĂ©pendantes devenaient ensuite « la proie d'une puissance continentale quelconque », la dĂ©pendance de la France serait Ă  l’égard de cette puissance. Dans l’hypothĂšse oĂč la France renoncerait aux produits coloniaux pour se soustraire Ă  cette dĂ©pendance, elle deviendrait « une nation pauvre », sans « influence sur les autres peuples ».

Ayant rejetĂ© toute idĂ©e d’indĂ©pendance des peuples des colonies, Boissy d'Anglas n’admet cependant pas que cette absence d’indĂ©pendance soit synonyme d’absence de libertĂ© : les colonies seront, dit-il, « libres sans ĂȘtre indĂ©pendantes » ; elles feront partie de la « RĂ©publique indivisible » et seront « surveillĂ©es et rĂ©gies » par les lois et le gouvernement de cette RĂ©publique. Elles Ă©liront des dĂ©putĂ©s qui viendront siĂ©ger Ă  Paris oĂč ils seront « confondus avec ceux du peuple entier qu'ils seront chargĂ©s de reprĂ©senter ».

Si les colonies doivent avoir des « lois particuliĂšres », c’est pour « les rattacher de plus en plus au centre commun ». AprĂšs avoir rejetĂ© l’idĂ©e d’indĂ©pendance, Boissy d'Anglas rejette celle de l’autonomie. Les colonies ne pourront avoir d’« assemblĂ©es dĂ©libĂ©rantes » car « ce serait organiser sous un autre mode l'indĂ©pendance » ; « la totalitĂ© du pouvoir lĂ©gislatif » ne doit rĂ©sider « que dans un seul corps », situĂ© Ă  Paris.

Les formes administratives des colonies seront les mĂȘmes que celles de la France, car, dit Boissy d'Anglas, puisqu’il ne peut y avoir « qu'une bonne maniĂšre d'administrer », si les Français l'ont trouvĂ©e « pour les contrĂ©es europĂ©ennes, pourquoi celles d'AmĂ©rique en seraient-elles dĂ©shĂ©ritĂ©es ? » En consĂ©quence, les colonies seront divisĂ©es « en diffĂ©rents dĂ©partements ».

L’ensemble de ces mesures donneront « Ă  ces portions de l'empire français la certitude qu'elles n'ont jamais eue, d'ĂȘtre essentiellement assimilĂ©es en tout aux autres parties de la RĂ©publique. » Et Boissy d'Anglas qualifie « cet ordre de choses » de « paternel ».

Le rapport de Boissy d'Anglas dĂ©finit ainsi les principes de l’assimilation, qui sera l’objectif politique de la France Ă  l’égard de ses colonies — et des peuples qui les habitent — dans le but de former un « empire français » un et indivisible : « La Plus Grande France ».

Boissy d'Anglas rejette l’esclavage[46], et, dans un sens restreint, les habitants des colonies seront « libres » — dans le sens oĂč ils ne seront pas « esclaves » d’un point de vue juridique. Mais la libertĂ© ne se rĂ©duit pas Ă  cette « libertĂ© physique », comme le sait Boissy d'Anglas lui-mĂȘme. Évoquant la lutte contre l’esclavage dans les colonies, il affirme : « L'indĂ©pendance politique n'Ă©tait pas le but de leur agitation ; c'Ă©tait la libertĂ© physique... » Si l’indĂ©pendance politique n’était pas le but des peuples des colonies dans leur « agitation » contre l’esclavage, c’est en raison du premier argument dĂ©veloppĂ© par le conventionnelle : leur incapacitĂ© Ă  ĂȘtre libres par eux-mĂȘmes. La libertĂ© est, pour ces « peuplades », un « fardeau » qui les tourmente : « Et remarquez que ces mouvements impĂ©tueux et dĂ©sordonnĂ©s, que ces dĂ©chirements affreux, qui ont prĂ©cĂ©dĂ© dans nos colonies l'abolition de l'esclavage, Ă©taient trop incohĂ©rents dans leur marche, avaient trop peu d'accord et d'ensemble pour pouvoir occasionner jamais une indĂ©pendance politique. AprĂšs avoir brisĂ© leurs chaĂźnes, ces peuplades, tourmentĂ©es du fardeau mĂȘme de la libertĂ©, n'ont pas tardĂ© Ă  se donner des chefs. »

Orientalisme, science, philologie, positivisme, Occident

En 1871, dans La rĂ©forme intellectuelle et morale, E. Renan exprimait, Ă  l’égard des non-EuropĂ©ens — parlant des Chinois, des « nĂšgres », des « fellahs » (nom des paysans de l'Égypte[47]) — des idĂ©es similaires Ă  celles exposĂ©es par Boissy d'Anglas Ă  l’égard de l’Inde et des peuples des colonies françaises, leur opposant cette fois la « race europĂ©enne » : « La nature a fait une race d'ouvriers ; c'est la race chinoise, d'une dextĂ©ritĂ© de main merveilleuse sans presque aucun sentiment d'honneur ; gouvernez-la avec justice, en prĂ©levant d'elle pour le bienfait d'un tel gouvernement un ample douaire au profit de la race conquĂ©rante, elle sera satisfaite ; — une race de travailleurs de la terre, c'est le nĂšgre ; soyez pour lui bon et humain, et tout sera dans l'ordre ; — une race de maĂźtres et de soldats, c'est la race europĂ©enne. [...] ...la vie qui rĂ©volte nos travailleurs rendrait heureux un Chinois, un fellah, ĂȘtres qui ne sont nullement militaires. Que chacun fasse ce pour quoi il est fait, et tout ira bien. »

Reprenant un extrait d’un vers de l’ÉnĂ©ide de Virgil, il affirmait : « Regere imperio populos (soumettre les peuples Ă  notre domination), voilĂ  notre vocation. »

Les EuropĂ©ens, ou les Français, n’étaient plus un peuple Ă  la fois « agricole et guerrier » comme chez Boissy d'Anglas, ils n’étaient plus qu’une race de « soldats », faite « pour manier l'Ă©pĂ©e », « pour la vie hĂ©roĂŻque », une « race de maĂźtres », faite pour imposer aux autres peuples de la terre leur imperium (« domination »), ces autres peuples Ă©tant faits, eux, pour « l'outil servile ».

E. Renan, « philologue oriental »[48], spĂ©cialiste des langues sĂ©mitiques, est l’un des auteurs qu’Edward Said analyse dans l’Orientalisme (1978).

Comme Guizot, qui prĂ©tendait Ă©tablir scientifiquement la supĂ©rioritĂ© de la civilisation française, Renan se rĂ©clame de la science. Opposant celle-ci Ă  une philosophie « purement spĂ©culative », non fondĂ©e sur l’expĂ©rience, qui ne peut « rien apprendre sur la rĂ©alitĂ© existante »[49], il dĂ©finit sa spĂ©cialitĂ©, la philologie, comme « la science exacte des choses de l'esprit » : « Elle est aux sciences de l'humanitĂ© ce que la physique et la chimie sont Ă  la science philosophique des corps. »[50]. La philologie est, pour Renan, une science qui a jouĂ© un rĂŽle fondamental dans la formation de l’esprit moderne ; elle est « la grande diffĂ©rence entre le Moyen Âge et les temps modernes. Si nous surpassons le Moyen Âge en nettetĂ©, en prĂ©cision, en critique, nous le devons uniquement Ă  l'Ă©ducation philologique. »

Le but de la science est d’arriver « Ă  percevoir la vraie physionomie des choses, c'est-Ă -dire Ă  la vĂ©ritĂ© dans tous les ordres ». Et si lui-mĂȘme avait eu « dix vies humaines Ă  mener parallĂšlement, afin d'explorer tous les mondes, [lui] Ă©tant lĂ  au centre, humant le parfum de toute chose, jugeant et comparant, combinant et induisant, [il serait arrivĂ©] au systĂšme des choses ».

Se rĂ©clamer de la science ne suffit pas, cependant, Ă  aboutir automatiquement Ă  la vĂ©ritĂ©, et mĂȘme des esprits originaux et d’une « honorable indĂ©pendance », s’inspirant de la « mĂ©thode des sciences physiques et aspirant Ă  transporter cette mĂ©thode dans les autres branches de la connaissance humaine », ont pu se fourvoyer totalement et concevoir « la science de l'esprit humain et celle de l'humanitĂ© de la façon la plus Ă©troite, et y [avoir] appliquĂ© la mĂ©thode la plus grossiĂšre », tel, selon Renan, Auguste Comte, auteur du Cours de philosophie positiviste et le plus connu — ou le moins mĂ©connu — des philosophes français du XIXe siĂšcle, dont l’un des disciples Ă©tait le lexicographe LittrĂ©, auteur du cĂ©lĂšbre dictionnaire.

« M. Comte n'a pas compris l'infinie variĂ©tĂ© de ce fond fuyant, capricieux, multiple, insaisissable, qui est la nature humaine. La psychologie est pour lui une science sans objet, la distinction des faits psychologiques et physiologiques, la contemplation de l'esprit par lui-mĂȘme, une chimĂšre. » L’erreur essentielle de Comte est d’aspirer « du premier coup Ă  une simplicitĂ© que les lois de l'humanitĂ© prĂ©sentent bien moins encore que les lois du monde physique ».

Les « sciences de l'humanitĂ© », comme les « sciences physiques », ont pour but de dĂ©terminer des lois, mais elles exigent un esprit diffĂ©rent de « l’esprit gĂ©omĂ©trique », un esprit plus dĂ©licat et subtil, et en somme qui lui soit opposĂ© : « Pour faire l'histoire de l'esprit humain il faut ĂȘtre fort lettrĂ©. Les lois Ă©tant ici d'une nature trĂšs dĂ©licate, et ne se prĂ©sentant point de face comme dans les sciences physiques, la facultĂ© essentielle est celle du critique littĂ©raire, la dĂ©licatesse du tour [...], la tĂ©nuitĂ© des aperçus, le contraire en un mot de l'esprit gĂ©omĂ©trique »[50].

Comte a Ă©laborĂ© un systĂšme qui divise l’histoire de l’humanitĂ© en trois phases. La premiĂšre est celle de la thĂ©ologie, la seconde celle de la mĂ©taphysique, la troisiĂšme celle de la « science positive », ou « positivisme ». C’est une thĂ©orie du progrĂšs, inspirĂ©e de Condorcet (Comte dit de Condorcet qu’il est son « Ă©minent prĂ©curseur »[51], qui voit dans la science, le sommet de la civilisation, et dans la sociologie le sommet de la science[52], une « sociologie » qui inclut la morale et la politique[53].

Cette « science positive », c’est l’Occident qui en est l’auteur et qui, par consĂ©quent, Ă©tant Ă  la tĂȘte de l’humanitĂ©, doit en ĂȘtre le guide — et, dans cet Occident, plus particuliĂšrement la France, — et, dans la France, encore plus particuliĂšrement, Paris : Comte qualifie en effet la « population française » de « digne avant-garde de la grande famille occidentale » et affirme que « quelques Ă©minents positivistes, Ă©trangers Ă  la France », considĂ©raient, Ă  son Ă©poque, que c’était Paris qui Ă©tait « le centre normal de la rĂ©gĂ©nĂ©ration occidentale » que le positivisme Ă©tait amenĂ© Ă  opĂ©rer[51], « rĂ©gĂ©nĂ©ration » qui devait s’étendre Ă  l’humanitĂ© entiĂšre : « ...la marche ultĂ©rieure de la rĂ©gĂ©nĂ©ration humaine, ...bornĂ©e d'abord, sous l'initiative française, Ă  la grande famille occidentale, devra s'Ă©tendre ensuite, selon des lois assignables, Ă  tout le reste de la race blanche, et mĂȘme enfin aux deux autres races principales »[51].

L’Occident constituait, pour Comte, une « communautĂ© fondamentale qui, prĂ©parĂ©e par l'incorporation romaine, [s'Ă©tait organisĂ©] directement, sous l'incomparable Charlemagne, entre les diverses populations occidentales, uniformĂ©ment parvenues dĂ©jĂ  Ă  l'Ă©tat catholique et fĂ©odal ». En dĂ©pit des « diversitĂ©s nationales » et des « dissidences religieuses », Comte voyait dans l’Occident une « vaste rĂ©publique » qui avait « partout offert », depuis le Moyen Âge, « un dĂ©veloppement intellectuel et social, Ă  la fois positif et nĂ©gatif, dont le reste de l’humanitĂ© [n'offrait] point encore, mĂȘme en Europe, un vĂ©ritable Ă©quivalent ». L’Occident Ă©tait l’élite de l’humanitĂ©, et la France, l’élite de cette Ă©lite : « Depuis la chute de la domination romaine, la France a toujours constituĂ© le centre nĂ©cessaire, non moins social que gĂ©ographique, de cette Ă©lite de l'humanitĂ©, surtout Ă  partir de Charlemagne. La seule opĂ©ration capitale que l'Occident ait jamais accomplie en commun s'exĂ©cuta Ă©videmment sous l'impulsion française, dans les mĂ©morables expĂ©ditions qui caractĂ©risĂšrent la principale phase du Moyen Âge »[51].

Si, pendant deux siĂšcles, l’initiative s’était dĂ©placĂ©e dans d’autres pays de l’Occident, en Allemagne, avec sa « mĂ©taphysique nĂ©gative », en Hollande et en Angleterre, avec leurs « deux rĂ©volutions caractĂ©ristiques..., quoique incomplĂštes en vertu d'une insuffisante prĂ©paration mentale », c’est Ă  la France que devait revenir finalement la « prĂ©pondĂ©rance », « prĂ©pondĂ©rance » qui devait dĂ©sormais « se [consolider] de plus en plus » et n'Ă©tait, « au fond, qu'un retour spontanĂ© Ă  l'Ă©conomie normale de l'Occident ».

L’Occident de Comte, qui ne recouvrait pas gĂ©ographiquement l’Europe entiĂšre, incluait deux pays, la GrĂšce et la Pologne, qui, bien qu’« orientaux par leur siĂšge », Ă©taient « occidentaux par l'histoire, ancienne chez l'un, moderne chez l'autre ». Cet Occident s’était en outre Ă©tendu par la colonisation : il comprenait en effet « la population britannique, y compris mĂȘme son expansion amĂ©ricaine » et « l'ensemble de la population espagnole, d'oĂč la science sociale ne [devait] pas sĂ©parer son appendice portugais, et qui [avait] tant Ă©tendu la famille occidentale par ses immenses colonisations »[51].

Renan n’eut pas toujours la foi absolue en la science d’un Comte — une science, chez Comte, peu scientifique, aux dires de Renan lui-mĂȘme. Renan voit dans la science, finalement, un moyen moins de dĂ©couvrir la vĂ©ritĂ© que de se prĂ©server de l’erreur : « La science restera toujours la satisfaction du plus haut dĂ©sir de notre nature, la curiositĂ© ; elle fournira toujours Ă  l'homme le seul moyen qu'il ait pour amĂ©liorer son sort. Elle prĂ©serve de l'erreur plutĂŽt qu'elle ne donne la vĂ©ritĂ© ; mais c'est dĂ©jĂ  quelque chose d'ĂȘtre sĂ»r de n'ĂȘtre pas dupe. L'homme formĂ© selon ces disciplines vaut mieux en dĂ©finitive que l'homme instinctif des Ăąges de foi. Il est exempt d'erreurs oĂč l'ĂȘtre inculte est fatalement entraĂźnĂ©. Il est plus Ă©clairĂ©, il commet moins de crimes, il est moins sublime et moins absurde » [50].

Le philologue a pourtant des certitudes, et parmi elles, l’une est « l'inĂ©galitĂ© des races », dont il ne se faisait pas en 1848, date de la rĂ©daction de L’avenir de la science, « une idĂ©e suffisamment claire », dit-il dans sa prĂ©face de 1890 : « Le processus de la civilisation est reconnu dans ses lois gĂ©nĂ©rales. L'inĂ©galitĂ© des races est constatĂ©e. Les titres de chaque famille humaine Ă  des mentions plus ou moins honorables dans l'histoire du progrĂšs sont Ă  peu prĂšs dĂ©terminĂ©s ».

La position de Renan, remarque Said, est « paradoxale ». La philologie est une science « de toute l’humanitĂ©, une science fondĂ©e sur l’unitĂ© de l’espĂšce humaine et la valeur de chaque dĂ©tail humain », et cependant le philologue Renan est, lui, « un brutal diviseur des hommes en races supĂ©rieures et infĂ©rieures »[54]. Analysant l’histoire de la philologie jusqu’à l’époque de Renan, et l’histoire personnelle de Renan — sa rupture avec le catholicisme, son engagement dans la science avec l’étude des langues sĂ©mitiques, qui lui donnait la possibilitĂ© de substituer Ă  l’histoire sacrĂ©e, grĂące Ă  son « laboratoire philologique » ("philological laboratory"), une vision critique, purement matĂ©riel, dĂ©sacralisĂ© de l’Orient — Said conclut que « ... le sĂ©mitique Ă©tait pour l’ego de Renan le symbole de la domination europĂ©enne (et par consĂ©quent de la sienne) sur l’Orient et sur sa propre Ă©poque »[55].

Le sĂ©mitique n’était pas abordĂ© comme un objet purement naturel, qu’on aurait observĂ© objectivement, ni comme un objet surnaturel, divin, envisagĂ© d’un point de vue thĂ©ologique, mais comme un objet occupant une place mĂ©diane et comme « un phĂ©nomĂšne excentrique, quasi-monstrueux (”an eccentric, quasi-monstrous phenomenon”) : « Partout Renan traite des faits humains normaux — langue, histoire, culture, esprit, imagination — comme transformĂ©s en quelque chose d’autre, comme quelque chose de particuliĂšrement dĂ©viant, parce qu’ils sont sĂ©mitiques et orientaux, et parce qu’ils finissent en objets d’analyse dans le laboratoire. Ainsi, les SĂ©mites sont des monothĂ©istes enragĂ©s qui n’ont produit aucune mythologie, aucun art, aucun commerce, aucune civilisation ; leur conscience est Ă©troite et rigide ; dans l’ensemble, ils reprĂ©sentent « une combinaison infĂ©rieure de la nature humaine »[56].

La science de Renan visait moins Ă  une connaissance objective de la rĂ©alitĂ© qu’à l’établissement d’un pouvoir — symbolique dans le cas de Renan, mais qui appelait Ă  s’exercer dans la rĂ©alitĂ© —, celui du philologue « indo-europĂ©en » sur les peuples de langues sĂ©mitiques : « Lisez presque n’importe quelle page de Renan sur l’arabe, l’hĂ©breu, l’aramĂ©en ou le proto-sĂ©mitique et vous lisez un fait du pouvoir, par lequel l’autoritĂ© du philologue orientaliste convoque hors de la bibliothĂšque, Ă  volontĂ©, des exemples de discours de l’ĂȘtre humain, et les range lĂ  entourĂ©s d’une prose europĂ©enne suave qui souligne les dĂ©fauts, les vertus, les barbarismes et les lacunes dans la langue, le peuple, et la civilisation[57]. »

Renan n’opposait pas, comme le faisait Rivarol, le français Ă  l’ensemble des autres langues, attribuant au français un « privilĂšge unique », celui de suivre l’« ordre direct », caractĂ©ristique qui procurait au français, de maniĂšre exclusive, les qualitĂ©s de « clartĂ© » et de « probitĂ© » et qui faisait du français la langue de la raison, de la vĂ©ritĂ© et de la science, et par consĂ©quent la langue, « en droit » sinon en fait, « universelle », — « universalitĂ© » que les jacobins revendiquaient, eux, pour cette mĂȘme langue, en y ajoutant l’argument supplĂ©mentaire que le français Ă©tait devenu, avec la rĂ©volution, « la langue de la libertĂ© » ; Renan opposait l’indo-europĂ©en Ă  l’ensemble des autres langues en gĂ©nĂ©ral, et aux langues sĂ©mitiques en particulier, et il le faisait avec un appareil scientifique autrement Ă©laborĂ© que celui, en rĂ©alitĂ© inexistant, de Rivarol et des jacobins. Avec Renan, c’était toute la science considĂ©rablement dĂ©veloppĂ©e du XIXe siĂšcle europĂ©en qui parlait, une science qui ne doutait pas d’ĂȘtre parvenu Ă  Ă©tablir dĂ©finitivement la vĂ©ritĂ© tout entiĂšre — et, dans cette vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale, une vĂ©ritĂ© particuliĂšre, celle de la hiĂ©rarchie des races, des langues, des peuples, des civilisations : « Le processus de la civilisation est reconnu dans ses lois gĂ©nĂ©rales. L'inĂ©galitĂ© des races est constatĂ©e. Les titres de chaque famille humaine Ă  des mentions plus ou moins honorables dans l'histoire du progrĂšs sont Ă  peu prĂšs dĂ©terminĂ©s ». (L’avenir de la science, prĂ©face de 1890)

Cette hiĂ©rarchie donnait des droits Ă  ceux qui s’y trouvaient au sommet, et en particulier un droit, celui de commander, d’imposer son imperium, son empire, sa domination : « Regere imperio populos (soumettre les peuples Ă  notre domination), voilĂ  notre vocation. » (La rĂ©forme intellectuelle et morale, 1871)

L’instrumentalisation de la science pour en faire un support idĂ©ologique des entreprises coloniales fut un fait gĂ©nĂ©ral des XIXe et XXe siĂšcles. Chez Comte il s’agit de la sociologie, chez Renan, de la philologie, chez d’autres, ce fut l’histoire, l’ethnologie, l’archĂ©ologie[58], la gĂ©ographie, la biologie, etc. L’apport essentiel de la science dans l’expansion coloniale europĂ©enne reste cependant d’avoir donnĂ© aux puissances europĂ©ennes leur supĂ©rioritĂ© militaire sur les autres peuples.

Le phĂ©nomĂšne d’orientalisation observĂ© par Said chez Renan et chez d’autres n’est qu’une manifestation particuliĂšre d’un phĂ©nomĂšne plus gĂ©nĂ©ral, qu’on a vu chez Comte, la construction idĂ©ologique d’un « Occident » qui s’oppose au reste de l’humanitĂ©, et pas uniquement Ă  l’« Orient » au sens oĂč le mot apparaĂźt dans « Proche-Orient », « Moyen-Orient » et « ExtrĂȘme-Orient », un « Occident » qui, chez Comte, d’une part, n’englobe pas mĂȘme toute l’Europe et, d’autre part, comprend les territoires amĂ©ricains colonisĂ©s par les EuropĂ©ens.

L’ethnocentrisme europĂ©en

Pour Edward Saïd, le laboratoire philologique de Renan était « le lieu réel de son ethnocentrisme européen »[59].

Ce sur quoi il est important d’insister, ajoute-t-il, est que « le laboratoire philologique n’a pas d’existence en dehors du discours, de l’écriture par laquelle il est constamment produit et expĂ©rimentĂ©. Par consĂ©quent, mĂȘme la culture qu’il appelle organique et vivante — celle de l’Europe — est aussi une crĂ©ature qui est crĂ©Ă©e en laboratoire et par la philologie »[60].

Le travail philologique de Renan se donne comme l’un de ses outils essentiels la comparaison. Lorsqu’il Ă©tudie les langues sĂ©mitiques, c’est avec un ensemble de langues comme rĂ©fĂ©rence premiĂšre, les langues indo-europĂ©ennes. Comparant les unes et les autres, il Ă©tablit des diffĂ©rences qui sont Ă  l’avantage des langues indo-europĂ©ennes. Renan est bien conscient de la tĂ©mĂ©ritĂ© qu’il y a Ă  formuler des gĂ©nĂ©ralitĂ©s, tĂ©mĂ©ritĂ© qu’il a lui-mĂȘme blĂąmĂ©e chez les autres : « En blĂąmant des tĂ©mĂ©ritĂ©s de mĂ©thode qui ne semblent propres qu'Ă  jeter du discrĂ©dit sur la philologie comparĂ©e, je n'ignore pas qu'Ă  beaucoup d'excellents juges je paraĂźtrai souvent moi-mĂȘme trop portĂ© aux conjectures. Toutes les gĂ©nĂ©ralitĂ©s prĂȘtent Ă  la critique... » NĂ©anmoins, il s’y risque :

« On peut dire que les langues aryennes, comparées aux langues sémitiques, sont les langues de l'abstraction et de la métaphysique, comparées à celles du réalisme et de la sensualité. »[61]

Renan rĂ©itĂšre ici, entre langues indo-europĂ©ennes et langues sĂ©mitiques, une opposition que Rivarol avait Ă©tablie entre le français et l’ensemble des autres langues, y compris les autres langues indo-europĂ©ennes. D’un cĂŽtĂ©, pour Renan, se trouvent les langues de l’abstraction, de la mĂ©taphysique, de la raison, de la philosophie, de l’autre les langues de la sensualitĂ© et de la sensation : « Si l'on ne considĂ©rait ... que les langues sĂ©mitiques, on pourrait croire que la sensation prĂ©sida seule aux premiers actes de la pensĂ©e humaine et que le langage ne fut d'abord qu'une sorte de reflet du monde extĂ©rieur. »

Les langues sĂ©mitiques sont des langues immobiles comme les peuples qui les parlent, des langues qui n’ont pas Ă©voluĂ©, qui sont restĂ©es Ă  l’état primitif : « ...il est des langues moins tourmentĂ©es par les rĂ©volutions [que les langues occidentales], moins variables dans leur forme, parlĂ©es par des peuples dĂ©vouĂ©s Ă  l'immobilitĂ©, peuples d'une extrĂȘme tĂ©nacitĂ© dans leurs opinions et leurs mƓurs, chez lesquels le mouvement des idĂ©es ne nĂ©cessite point de continuelles modifications dans le langage ; celles-lĂ  subsistent encore comme des tĂ©moins des procĂ©dĂ©s primitifs au moyen desquels l'homme donna d'abord Ă  sa pensĂ©e une expression extĂ©rieure et sociale. »

Du jugement portĂ© sur les langues, Renan est passĂ© au jugement sur les races. La langue, dit Renan, est « le moule nĂ©cessaire des opĂ©rations intellectuelles d'un peuple ». Et les langues, selon Renan, ne sont pas toutes dotĂ©es des mĂȘmes aptitudes. Ainsi, les langues sĂ©mitiques, de par leurs caractĂ©ristiques, sont inaptes « Ă  toute philosophie, Ă  toute spĂ©culation purement intellectuelle » —et, par consĂ©quent, aussi, les peuples qui les parlent : « L'unitĂ© et la simplicitĂ©, qui distinguent la race sĂ©mitique, se retrouvent dans les langues sĂ©mitiques elles-mĂȘmes. L'abstraction leur est inconnue ; la mĂ©taphysique, impossible. La langue Ă©tant le moule nĂ©cessaire des opĂ©rations intellectuelles d'un peuple, un idiome presque dĂ©nuĂ© de syntaxe, sans variĂ©tĂ© de construction, privĂ© de ces conjonctions qui Ă©tablissent entre les membres de la pensĂ©e des relations si dĂ©licates, peignant tous les objets par leurs qualitĂ©s extĂ©rieures, devait ĂȘtre Ă©minemment propre aux Ă©loquentes inspirations des voyants et Ă  la peinture de fugitives impressions ; mais devait se refuser Ă  toute philosophie, Ă  toute spĂ©culation purement intellectuelle. »

E. SaĂŻd relĂšve dans l’Orientalisme que beaucoup des premiers orientalistes Ă©taient passĂ©s par deux phases, une premiĂšre phase d’enthousiasme, qui voyait dans l’Orient « ...un dĂ©rangement salutaire de leurs habitudes d’esprit europĂ©ennes »[62], suivie d’une phase de rejet. Dans la premiĂšre phase, l’Orient Ă©tait surestimĂ©, dans la seconde « l’Orient apparaissait soudain lamentablement sous-humanisĂ©, antidĂ©mocratique, arriĂ©rĂ©, barbare, et ainsi de suite »[63].

Renan constatait lui-mĂȘme l’attirance de certains « civilisĂ©s »[64] pour « les peuples barbares et originaux », et cette attirance avait, pour Renan, sa « lĂ©gitimitĂ© » : « Ce penchant qui, aux Ă©poques de civilisation, porte certains esprits Ă  s'Ă©prendre d'admiration pour les peuples barbares et originaux, a sa raison et en un sens sa lĂ©gitimitĂ©. Car le barbare, avec ses rĂȘves et ses fables, vaut mieux que l'homme positif qui ne comprend que le fini »[50].

Mais quand il portait son jugement dĂ©finitif sur la « race sĂ©mitique », c’était dans les termes les plus dĂ©prĂ©ciatifs : « Ainsi la race sĂ©mitique se reconnaĂźt presque uniquement Ă  des caractĂšres nĂ©gatifs : elle n'a ni mythologie, ni Ă©popĂ©e, ni science, ni philosophie, ni fiction, ni arts plastiques, ni vie civile ; en tout, absence de complexitĂ©, de nuances, sentiment exclusif de l'unitĂ©. »[61]

Ce jugement s’accompagnait d’une apprĂ©ciation des langues indo-europĂ©ennes — et par consĂ©quent des peuples indo-europĂ©ens — qui les peignait en total contraste avec les langues et les peuples sĂ©mitiques. D’un cĂŽtĂ© la simplicitĂ©, l’incomplĂ©tude, de l’autre la diversitĂ©, la perfection : « En toute chose, on le voit, la race sĂ©mitique nous apparaĂźt comme une race incomplĂšte par sa simplicitĂ© mĂȘme. Elle est, si j'ose le dire, Ă  la famille indo-europĂ©enne ce que la grisaille est Ă  la peinture, ce que le plain-chant est Ă  la musique moderne ; elle manque de cette variĂ©tĂ©, de cette largeur, de cette surabondance de vie qui est la condition de la perfectibilitĂ© ».

Renan — avec d’autres, tel que Arthur de Gobineau, qui, dans son Essai sur l'inĂ©galitĂ© des races humaines (1853–55), donne comme titre au chapitre XIII du tome Ier : « Les races humaines sont intellectuellement inĂ©gales... » — Ă©tablissait une diffĂ©rence de nature entre les races humaines selon des procĂ©dĂ©s qu’il jugeait scientifiques, et cette diffĂ©rence de nature Ă©tait la base d’une hiĂ©rarchie qui plaçait les indo-europĂ©ens au sommet.

La thĂ©orie de l’inĂ©galitĂ© des races

ParallĂšlement au dĂ©veloppement de l’idĂ©e d’une inĂ©galitĂ© de capacitĂ© chez les ĂȘtres humains fondĂ©e sur une supposĂ©e diffĂ©rence de capacitĂ© des langues, la science europĂ©enne avait prĂ©tendu prouver cette inĂ©galitĂ© par des particularitĂ©s du corps humain, en particulier, la plus apparente, la couleur de peau, — et elle distinguait quatre couleurs de peau : la blanche, la noire, la jaune et la rouge[65].

La couleur de la peau correspondait Ă  une race. L’inĂ©galitĂ© fondĂ©e sur la couleur de la peau avait Ă©tĂ© plus particuliĂšrement dĂ©veloppĂ©e pour opposer la « race blanche » Ă  la « race noire », le terme utilisĂ© pour les noirs en français Ă©tant communĂ©ment « le mot blessant d’une syllabe »[66] : nĂšgre, « une construction d’inspiration française et donc catholique »[67], auquel correspondait le « britannique » et « protestant » « Negro ».

Toutes les thĂ©ories fondĂ©es — plus ou moins inconsciemment — sur l’ethnocentrisme rĂ©vĂšlent plus sur l’observateur que sur l’observĂ© ; il en Ă©tait donc ainsi Ă©galement avec la construction d’une « race noire » en face de la « race blanche », qui rĂ©vĂ©lait « plus sur les EuropĂ©ens (et leur construction secondaire d’eux-mĂȘmes) que sur les vrais Africains »[68].

Les termes utilisĂ©s pour classifier les ĂȘtres humains au XVIIIe siĂšcle variaient selon les auteurs, leur formation, leur intention et leur sensibilitĂ©. Maupertuis, un « monogĂ©niste », utilisait le mot « variĂ©tĂ© », Voltaire les « marqueurs plus tranchĂ©es »[69] « race » ou « espĂšces ». Le terme « race » maintenait plutĂŽt toutes les races dans une espĂšce humaine unique, ayant mĂȘme origine ; le terme « espĂšce » tendait au contraire Ă  distinguer chez les hommes des ĂȘtres d’une origine diffĂ©rentes (« les polygĂ©nistes les plus extrĂȘmes prĂ©tendaient souvent que l’Africain Ă©tait une espĂšce diffĂ©rente »[70].

Le discours français et europĂ©en sur les noirs — qui Ă©tait fortement liĂ© Ă  la question de l’esclavage — fut divers, variant d’un auteur Ă  l’autre — et variant parfois chez un mĂȘme auteur. Chez Voltaire, suivant les Ɠuvres, se rencontrent des prises de position entiĂšrement opposĂ©es, selon que c’est plutĂŽt le philosophe qui parle, ou plutĂŽt celui qui avait « un intĂ©rĂȘt financier dans la traite nĂ©griĂšre »[71].

Le philosophe, conformĂ©ment Ă  la tendance gĂ©nĂ©rale de l’« esprit des lumiĂšres » du XVIIIe siĂšcle, est opposĂ© Ă  l’esclavage — dans Candide, dans le Dictionnaire philosophique (article « esclaves ») : « Ceux qui se disent blancs vont acheter des nĂšgres Ă  bon marchĂ© pour les revendre cher en AmĂ©rique. [...] Enfin, c'est aux hommes sur l'Ă©tat desquels on dispute Ă  dĂ©cider quel est l'Ă©tat qu'ils prĂ©fĂšrent. Interrogez le plus vil manƓuvre couvert de haillons, nourri de pain noir, dormant sur la paille dans une hutte entr'ouverte ; demandez-lui s'il voudrait ĂȘtre esclave, mieux nourri, mieux vĂȘtu, mieux couchĂ© ; non-seulement il rĂ©pondra en reculant d'horreur, mais il en est Ă  qui vous n'oseriez en faire la proposition. Demandez ensuite Ă  un esclave s'il dĂ©sirerait d'ĂȘtre affranchi, et vous verrez ce qu'il vous rĂ©pondra. Par cela seul la question est dĂ©cidĂ©e. »

Ce qui dĂ©cide de la question de la lĂ©gitimitĂ© ou non de l’esclavage, c’est, pour le philosophe, l’opinion de celui qui les subit. Dans l’Essai sur les mƓurs et l’esprit des nations, une Ɠuvre Ă  caractĂšre historique, l’opposition de Voltaire Ă  l’esclavage est beaucoup plus ambigĂŒe, mitigĂ©e qu’elle est par la prise en considĂ©ration des intĂ©rĂȘts de la France. Parlant, dans le chap. CLII[72], des colonies françaises, de leur exploitation et du commerce qu’elles engendrent — commerce qui « n’est pas sans doute un vrai bien » —, il termine par un argument qui justifie l’esclavage, celui du superflu devenu nĂ©cessaire : « Ce sont des points sur la carte, et des Ă©vĂ©nements qui se perdent dans l’histoire de l’univers ; mais enfin ces pays, qu’on peut Ă  peine apercevoir dans une mappemonde, produisirent en France une circulation annuelle d’environ soixante millions de marchandises. Ce commerce n’enrichit point un pays ; bien au contraire, il fait pĂ©rir des hommes, il cause des naufrages : il n’est pas sans doute un vrai bien ; mais les hommes s’étant fait des nĂ©cessitĂ©s nouvelles, il empĂȘche que la France n’achĂšte chĂšrement de l’étranger un superflu devenu nĂ©cessaire. »

Les besoins nouveaux que ce sont crĂ©Ă©s les Français justifient Ă  la fois la conservation des colonies et le maintien de l’esclavage. C’est le troisiĂšme argument avancĂ© plus tard par Boissy d'Anglas pour justifier la possession de colonies : « Ces habitudes et ces besoins, l'abus, si vous le voulez, de la civilisation, vous unissent Ă  vos colonies d'une maniĂšre insĂ©parable... ».

Voltaire ne limitait pas l’idĂ©e de l’esclavage au seul esclavage dans les colonies. La condition de serf, qui existait encore en France, Ă©tait pour lui Ă©quivalente Ă  de l’esclavage : « On appelle les moines eux-mĂȘmes gens de main-morte, et ils ont des esclaves. [...] Disons donc que les moines ont encore cinquante ou soixante mille esclaves mainmortables dans le royaume des Francs[73]. » Et il invitait sur le ton de l’ironie Ă  la suppression de cette « Ă©trange tyrannie » — dont il prĂ©voyait qu’elle serait rĂ©formĂ©e dans « seulement quelques siĂšcles, quand les dettes de l'État [seraient] payĂ©es ». LĂ  est, dit Christ. L. Miller « la vĂ©ritable lutte Ă  laquelle Voltaire s’est engagĂ© — non l’abolition de l’esclavage africain et de la traite des esclaves dans l’Atlantique... »[74].

Voltaire voulait que les ĂȘtres humains appartiennent Ă  des espĂšces diffĂ©rentes. Le premier chapitre de son TraitĂ© de mĂ©taphysique[75], intitulĂ© Des diffĂ©rentes espĂšces d'hommes, cherche Ă  en faire la dĂ©monstration. Lorsqu’il dĂ©barque, ou imagine dĂ©barquer, en Afrique, « dans le pays de la Cafrerie », et se met Ă  « chercher un homme » — un ĂȘtre « raisonnable » —, voyant « des singes, des Ă©lĂ©phants, des nĂšgres », sa premiĂšre conclusion est que « c’est l'Ă©lĂ©phant qui est l'animal raisonnable ». Une enquĂȘte plus approfondie le conduit cependant Ă  considĂ©rer que c’est le « noir qui a de la laine sur la tĂȘte » qui est le vĂ©ritable homme, et ceci parce « ces animaux nĂšgres ont entre eux un langage bien mieux articulĂ© encore, et bien plus variable que celui des autres bĂȘtes ».

Ce qui dĂ©finit l’homme, pour Voltaire, c’est la supĂ©rioritĂ© de son langage sur celui des autres animaux, c’est d’avoir « un peu plus d'idĂ©es qu'eux, et plus de facilitĂ© pour les exprimer... ».

En Inde, Voltaire rencontre un homme qui « parait absolument diffĂ©rent » de celui d’Afrique : « ils sont d'un beau jaune, n'ont point de laine ; leur tĂȘte est couverte de grands crins noirs. Ils paraissent avoir sur toutes les choses des idĂ©es contraires Ă  celles des nĂšgres. Ailleurs, « Ă  Batavia, Goa, et Surate » il voit « une grande multitude d'EuropĂ©ans, qui sont blancs et qui n'ont ni crins ni laine, mais des cheveux blonds fort dĂ©liĂ©s avec de la barbe au menton ». On lui montre « beaucoup d'AmĂ©ricains qui n'ont point de barbe » : ce sont autant d’« espĂšces d'hommes ».

Contrairement Ă  la thĂ©orie des hommes Ă  « longue soutane noire », qui font dĂ©river ces diffĂ©rentes espĂšces « d’un mĂȘme pĂšre » — ce qui Ă©tait la thĂ©orie monogĂ©niste — Voltaire se sent fondĂ© « Ă  croire qu'il en est des hommes comme des arbres ; que les poiriers, les sapins, les chĂȘnes et les abricotiers, ne viennent point d'un mĂȘme arbre, et que les blancs barbus, les nĂšgres portant laine, les jaunes portant crins, et les hommes sans barbe, ne viennent pas du mĂȘme homme ». L’argument que donne Voltaire Ă  l’appui de cette thĂšse est le suivant : « Je m'informe si un nĂšgre et une nĂ©gresse, Ă  la laine noire et au nez Ă©patĂ©, font quelquefois des enfants blancs, portant cheveux blonds, et ayant un nez aquilin et des yeux bleus ; si des nations sans barbe sont sorties des peuples barbus, et si les blancs et les blanches n'ont jamais produit des peuples jaunes. On me rĂ©pond que non ; que les nĂšgres transplantĂ©s, par exemple en Allemagne, ne font que des nĂšgres, Ă  moins que les Allemands ne se chargent de changer l'espĂšce, et ainsi du reste. On m'ajoute que jamais homme un peu instruit n'a avancĂ© que les espĂšces non mĂ©langĂ©es dĂ©gĂ©nĂ©rassent... ».

Ce qui faisait la diffĂ©rence spĂ©cifique de chaque espĂšce Ă©tait une particularitĂ© anatomique, une membrane muqueuse, le reticulum mucosum. C’est cette membrane qui donnait aux noirs leur « noirceur inhĂ©rente » : « Il n'est permis qu'Ă  un aveugle de douter que les Blancs, les NĂšgres, les Albinos, les Hottentots, les Lapons, les Chinois, les AmĂ©ricains, soient des races entiĂšrement diffĂ©rentes. Il n'y a point de voyageur instruit qui, en passant par Leyde, n'ait vu la partie du reticulum mucosum d'un NĂšgre dissĂ©quĂ© par le cĂ©lĂšbre Ruysch. [...] Cette membrane est noire ; et c'est elle qui communique aux NĂšgres cette noirceur inhĂ©rente... » (Essai sur les mƓurs et l’esprit des nations. Introduction. § Des diffĂ©rentes races d'hommes)

Cette membrane, apparemment, donnait Ă©galement aux noirs les autres caractĂ©ristiques physiques et intellectuelles que Voltaire leur attribuait, qui ne pouvaient aucunement ĂȘtre expliquĂ©es par le climat — et qui mettaient « entre eux et les autres espĂšces d'hommes des diffĂ©rences prodigieuses » : « Leurs yeux ronds, leur nez Ă©patĂ©, leurs lĂšvres toujours grosses, leurs oreilles diffĂ©remment figurĂ©es, la laine de leur tĂȘte, la mesure mĂȘme de leur intelligence, mettent entre eux et les autres espĂšces d'hommes des diffĂ©rences prodigieuses. Et ce qui dĂ©montre qu'ils ne doivent point cette diffĂ©rence Ă  leur climat, c'est que des NĂšgres et des NĂ©gresses, transportĂ©s dans les pays les plus froids, y produisent toujours des animaux de leur espĂšce, et que les mulĂątres ne sont qu'une race bĂątarde d'un noir et d'une blanche, ou d'un blanc et d'une noire. »

Voltaire ne disait pas ici si la diffĂ©rence d’intelligence Ă©tait en faveur ou en dĂ©faveur des noirs, mais le lecteur ne pouvait avoir de doute. Plus loin, parlant des « Albinos », blancs africains dont « la blancheur [n'Ă©tait] pas la nĂŽtre », il Ă©crivait : « ...ils n'ont d'homme que la stature du corps, avec la facultĂ© de la parole et de la pensĂ©e dans un degrĂ© trĂšs-Ă©loignĂ© du nĂŽtre » ; et dans le chap. CXLIII[76], toujours Ă  propos des « Albinos » : « ...ils sont au-dessous des nĂšgres pour la force du corps et de l'entendement, et la nature les a peut-ĂȘtre placĂ©s aprĂšs les nĂšgres et les Hottentots, au-dessus des singes, comme un des degrĂ©s qui descendent de l'homme Ă  l'animal. »

Dans le TraitĂ© de mĂ©taphysique, au chap. V[77], Voltaire faisait dĂ©jĂ  des noirs une espĂšce intermĂ©diaire entre les singes et les autres espĂšces d’hommes : « Enfin je vois des hommes qui me paraissent supĂ©rieurs Ă  ces nĂšgres, comme ces nĂšgres le sont aux singes, et comme les singes le sont aux huĂźtres et aux autres animaux de cette espĂšce. »

L’idĂ©e que les hommes appartenaient Ă  diffĂ©rentes espĂšces allait Ă  l’encontre de la position du christianisme. Cette thĂšse — la thĂšse polygĂ©niste — Ă©tait donc, pour Voltaire, un « vrai cheval de bataille contre les thĂ©ologiens »[78].

Cette idĂ©e dĂ©coulait aussi de son systĂšme philosophique qui posait, semblable en cela au christianisme, un crĂ©ateur tout puissant Ă  l’origine de toutes choses. Ce crĂ©ateur « infini » avait crĂ©Ă© « une infinitĂ© d’ĂȘtres » dissemblables les uns des autres et fixĂ©s Ă  jamais dans leurs diffĂ©rences immuables — conception qu’allait dĂ©truire dĂ©finitivement Darwin au siĂšcle suivant avec la publication de De l’origine des espĂšces par le moyen de la sĂ©lection naturelle[79] — : « ...si toutes les espĂšces sont invariablement les mĂȘmes, ne dois-je pas croire d'abord, avec quelque raison, que toutes les espĂšces ont Ă©tĂ© dĂ©terminĂ©es par le MaĂźtre du monde ; qu'il y a autant de desseins diffĂ©rents qu'il y a d'espĂšces diffĂ©rentes, et que de la matiĂšre et du mouvement il ne naĂźtrait qu'un chaos Ă©ternel sans ces desseins ? [...] Chaque genre d’ĂȘtre est un mode Ă  part ; et bien loin qu’une matiĂšre aveugle produise tout par le simple mouvement, il est bien vraisemblable que Dieu a formĂ© une infinitĂ© d’ĂȘtres avec des moyens infinis parce qu’il est infini lui-mĂȘme »[80].

La diffĂ©rence qui existait entre les diverses espĂšces humaines que Dieu avait crĂ©Ă©es reposait sur leur diffĂ©rente « membrane muqueuse », responsable de leurs diffĂ©rentes couleurs et donc « preuve manifeste qu'il y a dans chaque espĂšce d'hommes, comme dans les plantes, un principe qui les diffĂ©rencie »[81]. Cette diffĂ©rence anatomique et cette diffĂ©rence de couleur entraĂźnait une diffĂ©rence dans le « gĂ©nie » et le « caractĂšre des « nations » ; elle expliquait que « les nĂšgres [soient] les esclaves des autres hommes » et que les AmĂ©ricains, « aisĂ©ment vaincus partout » par les EuropĂ©ens, n'aient « jamais osĂ© tenter une rĂ©volution, quoiqu'ils fussent plus de mille contre un » : « La nature a subordonnĂ© Ă  ce principe ces diffĂ©rents degrĂ©s de gĂ©nie et ces caractĂšres des nations qu'on voit si rarement changer. C'est par lĂ  que les nĂšgres sont les esclaves des autres hommes. On les achĂšte sur les cĂŽtes d'Afrique comme des bĂȘtes, et les multitudes de ces noirs, transplantĂ©s dans nos colonies d'AmĂ©rique, servent un trĂšs-petit nombre d'EuropĂ©ans. L'expĂ©rience a encore appris quelle supĂ©rioritĂ© ces EuropĂ©ans ont sur les AmĂ©ricains, qui, aisĂ©ment vaincus partout, n'ont jamais osĂ© tenter une rĂ©volution, quoiqu'ils fussent plus de mille contre un. »[81]

Voltaire faisait partie des « polygĂ©nistes les plus extrĂȘmes » — ceux qui prĂ©tendaient « que l’Africain Ă©tait une espĂšce diffĂ©rente »[82], irrĂ©mĂ©diablement infĂ©rieure en intelligence par sa nature-mĂȘme.

« Il est plus facile », comme le remarque Christ. L. Miller[83], « de justifier l’esclavage si vous croyez que « chaque genre d’ĂȘtre est un mode Ă  part » »[80].

À cĂŽtĂ© du discours français sur les noirs, se constate aussi chez certains auteurs, une absence de discours, un silence, par exemple celui de Diderot, dans l’EncyclopĂ©die. Discours et absence de discours Ă©taient rĂ©vĂ©lateurs Ă  la fois de l’importance acquise par les noirs aux yeux des Français du fait de leur rĂŽle dans l’économie française, et de la volontĂ© de les maintenir dans la marge, hors de la vue[84].

La question de l’inĂ©galitĂ© ou non des races Ă©tait une question centrale dans la pensĂ©e europĂ©enne. Voltaire la pose et y rĂ©pond en tĂȘte de deux de ses ouvrages, le TraitĂ© de mĂ©taphysique (1734) et l’Essai sur les mƓurs et l’esprit des nations — ouvrage qu’il a retravaillĂ© pendant des annĂ©es[85].

Dans le tome V du Cours de philosophie positiviste d’Aug. Comte (1841), consacrĂ© Ă  « la partie historique de la philosophie sociale », la supĂ©rioritĂ© de la « race blanche » ne fait pas de doute. C’est chez elle que le « dĂ©veloppement social » est le plus avancĂ©. Les « divers autres centres de civilisation indĂ©pendante » avaient vu, eux, leur Ă©volution ĂȘtre, « par des causes quelconques, arrĂȘtĂ©e [jusque-lĂ ] Ă  un Ă©tat plus imparfait... » L’« exploration historique » qu’entreprenait Comte devait « donc ĂȘtre presque uniquement rĂ©duite Ă  l'Ă©lite ou l'avant-garde de l'humanitĂ©, comprenant la majeure partie de la race blanche ou les nations europĂ©ennes, en [se] bornant mĂȘme, pour plus de prĂ©cision, surtout dans les temps modernes, aux peuples de l'Europe occidentale. »

Porter son intĂ©rĂȘt sur « l'histoire des populations qui, telles que celles de l'Inde, de la Chine, etc., n'ont pu exercer sur notre passĂ© aucune vĂ©ritable influence, [devait] ĂȘtre hautement signalĂ© comme une source inextricable de confusion radicale dans la recherche des lois rĂ©elles de la sociabilitĂ© humaine ». C’était un « puĂ©ril et inopportun Ă©talage d'une Ă©rudition stĂ©rile et mal dirigĂ©e ».

Si la supĂ©rioritĂ© de la race blanche et de la civilisation europĂ©enne Ă©tait une certitude pour Comte, la question restait posĂ©e de la raison de cette supĂ©rioritĂ© : « Pourquoi la race blanche possĂšde-t-elle, d'une maniĂšre si prononcĂ©e, le privilĂšge effectif du principal dĂ©veloppement social, et pourquoi l'Europe a-t-elle Ă©tĂ© le lieu essentiel de cette civilisation prĂ©pondĂ©rante ? » « Ce double sujet de mĂ©ditations co-relatives a dĂ» sans doute vivement stimuler plus d'une fois l'intelligente curiositĂ© des philosophes, et mĂȘme des hommes d'État. »

Prudent, Comte voulait rĂ©server pour plus tard la rĂ©ponse qui, en l’état actuel de la science positive, Ă©tait « prĂ©maturĂ©e ». NĂ©anmoins, il Ă©voquait une hypothĂšse, bien qu’elle ne fĂ»t pas partagĂ©e par « tous les naturalistes » : « Sans doute, on aperçoit dĂ©jĂ , sous le premier aspect, dans l'organisation caractĂ©ristique de la race blanche, et surtout, quant Ă  l'appareil cĂ©rĂ©bral, quelques germes positifs de sa supĂ©rioritĂ© rĂ©elle... » A cette premiĂšre explication pouvaient s’en ajouter d’autres : « De mĂȘme, sous le second point de vue, on peut entrevoir, d'une maniĂšre un peu plus satisfaisante, diverses conditions physiques, chimiques et mĂȘme biologiques, qui ont dĂ» certainement influer, Ă  un degrĂ© quelconque, sur l'Ă©minente propriĂ©tĂ© des contrĂ©es europĂ©ennes de servir jusqu'ici de thĂ©Ăątre essentiel Ă  cette Ă©volution prĂ©pondĂ©rante de l'humanitĂ©. »

L’idĂ©e de l’inĂ©galitĂ© des races n’était pas limitĂ©e Ă  quelques livres et Ă  quelques auteurs (Voltaire, Comte, Renan, Gobineau...) qui avaient Ă©tudiĂ© scientifiquement la question ; elle Ă©tait largement rĂ©pandue parmi les « Ă©lites », intellectuels et « hommes d'État », qui la convoquaient si le besoin s’en faisait sentir sans avoir besoin d’en apporter les preuves — tĂąche pĂ©rilleuse — ni de se rĂ©fĂ©rer Ă  une « autoritĂ© » sur la question. Ce fut particuliĂšrement le cas de Jules Ferry, ainsi que de Paul Bert.

Dans Les colonies françaises, (une publication « de la commission chargĂ©e de prĂ©parer la participation du ministĂšre des colonies » Ă  « l’exposition universelle de 1900 »), M. Dubois et Aug. Terrier rappelaient dans une annexe, en les citant, « les considĂ©rations qui [justifiaient] » la politique coloniale aux yeux de Jules Ferry, politique coloniale qui reposait « sur une triple base, Ă©conomique, humanitaire et politique ». Le « point de vue humanitaire » est le suivant : « Les races supĂ©rieures ont un droit vis-Ă -vis des races infĂ©rieures. Il y a pour elles un droit parce qu'il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races infĂ©rieures »[86].

Les expressions « races inférieures » et « races arriérées » font partie, avec « barbares », « sauvages », « primitifs », des maniÚres courantes, dans la littérature coloniale et les milieux coloniaux, de désigner les indigÚnes :

« Nous avons Ă©galement accru la partie thĂ©orique de notre ouvrage, qui rĂ©sume les enseignements de la partie descriptive. LĂ  aussi, nous avons fait quelques chapitres nouveaux : l'un sur la main-d'Ɠuvre aux colonies, particuliĂšrement dans les contrĂ©es tropicales et Ă©quatoriales africaines, un autre sur la sociologie coloniale et le traitement des races infĂ©rieures. » (P. Leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes)

« L'heure de la décadence française aurait sonné !... Que Dieu conjure ce malheur, en inspirant au gouvernement l'amour des expéditions lointaines, du travail et de l'échange ; à la nation, l'ambition des victoires pacifiques ; aux citoyens, l'esprit des grandes entreprises sur terre et sur mer ; aux caractÚres résolus, la curiosité des pays inconnus ; aux ùmes religieuses, le dévouement aux races inférieures ; à tous, l'amour et le respect de la liberté, mÚre des progrÚs. La France alors concourra, pour la part que la Providence lui a dévolue, à la connaissance, à l'exploitation et à la colonisation du globe... » (Jules Duval, l'Algérie, cité par A.-M. Gochet, dans La France coloniale illustrée, pour justifier la colonisation : « ...on avouera que la perspective d'un nouvel empire d'outre-mer a de quoi tenter de nouveaux efforts de notre part, alors que, comme bien d'autres nations, nous nous sentons trop à l'étroit dans la vieille Europe ».)

« C'est pour la France un avantage sérieux que d'avoir, dans une grande partie de ses possessions africaines, affaire à des races arriérées... » (L. Bauzil, Essai sur la politique coloniale africaine de la troisiÚme république).

« Je suis un colonial. J’entends par lĂ  que je considĂšre la colonisation comme une Ɠuvre nĂ©cessaire... [...] Et, malheureusement pour moi, je suis un vieux colonial, ayant Ă©tĂ© de ces ouvriers de la premiĂšre heure, qui au lendemain de nos dĂ©sastres, ont, Ă  la suite de Jules Ferry, cherchĂ© pour la France une consolation dans un effort d'expansion hors d’Europe. [...] Maintenant, il faut voir si c'est un brigandage. Pour nous en rendre compte, examinons comment les nations europĂ©ennes ont Ă©tĂ© entrainĂ©es Ă  substituer la colonisation au commerce libre dans leurs rapports avec les races arriĂ©rĂ©es. » (Un colonial, Apologie de la colonisation. La pĂ©nĂ©tration pacifique, dans Revue politique et parlementaire, 1908)

« Quand j'arrivai dans la grande Ile [Madagascar], j'avais une opinion toute faite sur les ĂȘtres de race infĂ©rieure, et cette opinion ne diffĂ©rait pas sensiblement de celle que professent nos fournisseurs habituels de gloire coloniale, messieurs les officiers de l'infanterie de Marine. Race infĂ©rieure !... En ce vocable j'englobais sans distinction tous les mortels qui n'ont pas le privilĂšge d'appartenir Ă  la descendance de Japhet. » (Jean Carol, Chez les Hova)

Face Ă  ces « races infĂ©rieures » se posait une « race supĂ©rieure » : la « race » blanche, europĂ©enne, occidentale ou encore « indo-europĂ©enne » : « Race Indo-EuropĂ©enne. — L'expansion de cette race et les civilisations auxquelles elle a donnĂ© naissance, dans la succession des temps et sur les divers points du globe, sont plus remarquables encore que celles de la race sĂ©mitique et tĂ©moignent d'une vĂ©ritable supĂ©rioritĂ© anthropologique. » (J.-L. de Lanessan, Principes de colonisation)

La justification « morale » de la colonisation française, de la mission civilisatrice de la France — ce que J. Ferry appelait le « point de vue humanitaire » —, reposait sur cette « opinion toute faite » de l’inĂ©galitĂ© des races, de la « supĂ©rioritĂ© anthropologique » des races blanches europĂ©ennes, inĂ©galitĂ© raciale qui expliquait la « supĂ©rioritĂ© » de la civilisation occidentale et justifiait sa diffusion sur l’ensemble de le surface terrestre.

La thĂ©orie de l’inĂ©galitĂ© des races Ă©tait une forme de « religion » qui Ă©tait l’alter ego de cette autre forme de « religion », le nationalisme, et ces deux puissantes « forces » dominĂšrent conjointement et de plus en plus les esprits dĂšs le XVIIIe siĂšcle, au XIXe et durant une partie du XXe : « ...le racialisme se trouve Ă  cĂŽtĂ© de son jumeau et alter ego, la religion du nationalisme, comme l’une des forces les plus puissantes affectant le destin de l’homme. »[87]

« [Elle soumettait] à sa puissante attraction gravitationnelle les luttes économiques et politiques des nations « satisfaites » et « insatisfaites », les ambitions des dictateurs, les tensions et les conflits des classes »[88].

Au cours du XIXe siĂšcle, tout en continuant Ă  s’appuyer sur la couleur de peau et les particularitĂ©s anatomiques, elle mit plus particuliĂšrement en avant la langue comme facteur discriminant Ă  la suite de la dĂ©couverte, par les philologues, de la famille linguistique indo-europĂ©enne. Ceux qui parlaient ces langues « descendaient », croyait-on, « d’hypothĂ©tiques ancĂȘtres communs »[89]. Au point de vue anatomique, ce n’était plus le reticulum mucosum de Ruysch et de Voltaire qui donnait la « preuve » de la supĂ©rioritĂ© racial mais « les nouvelles mĂ©thodes de mesures craniologiques »[90].

La science — Ă  travers diffĂ©rentes de ses spĂ©cialitĂ©s (palĂ©ontologie linguistique, ethnologie, biologie, histoire), de concert avec « un nombre impressionnant d’érudits et de publicistes » — « visait Ă  montrer que la race Ă©tait la force dominante dans la dĂ©termination de la nature du dĂ©veloppement humain » ; elle rĂ©duisait de la sorte « la complexitĂ© de l’histoire » Ă  « une simple formule de race »[91].

À ce jeu pseudo-scientifique, chacun pouvait facilement apporter Ă  ses propres yeux les « preuves » de la supĂ©rioritĂ© de sa propre race, mais ne pouvait pas convaincre les autres races de la vĂ©racitĂ© de ces preuves et de la rĂ©alitĂ© de cette supĂ©rioritĂ©. Ce que prouvait la thĂ©orie de l’inĂ©galitĂ© des races Ă©tait la puissance et les inĂ©puisables ressources de l’esprit ou de l’instinct ethnocentriste — et son universalitĂ© : « La conviction de l’inĂ©galitĂ© humaine, gĂ©nĂ©ralisĂ©e dans le sens de la supĂ©rioritĂ© de race ou de classe, semble universelle. C’est sĂ»rement trĂšs ancien. Aucune race ou classe n’est laissĂ©e seule en possession du sentiment de privilĂšge et de fiertĂ© »[92].

Ce qui pouvait altérer ce « sentiment de privilÚge et de fierté » universel étaient les rapports de domination instaurés par les puissances impérialistes.

La thĂ©orie de l’inĂ©galitĂ© des races — thĂ©orie moderne Ă©laborĂ©e par une « civilisation » qui affirme sa supĂ©rioritĂ© et prĂ©tend dĂ©montrer cette supĂ©rioritĂ© par des caractĂ©ristiques intrinsĂšques qui n’appartiennent qu’à elle — « maintient prĂ©cisĂ©ment cette caractĂ©ristique mĂȘme des temps primitifs — la peur et le mĂ©pris de l’inconnu »[93]. Elle est la rĂ©futation mĂȘme de ce qu’elle est chargĂ©e de prouver.

L’évolution culturelle de l’humanitĂ©

En mĂȘme temps qu’il veut croire Ă  l’existence de diverses espĂšces humaines, Ă  leur fixitĂ© et Ă  une inĂ©galitĂ© irrĂ©mĂ©diable d’intelligence entre elles, Voltaire n’ignore pas qu’il y avait eu une Ă©volution culturelle des diverses nations, Ă©volution qui les avait fait passer, pour un certain nombre d’entre elles, de « l’état « sauvage », « attestĂ© par l’existence de quelques peuples », Ă  « l’état de civilisation, qui seul intĂ©resse l’auteur de l’Essai sur les mƓurs, l’histoire de l’homme [tenant] en quelques phrases »[78]. Le « premier art » avait Ă©tĂ© « celui de pourvoir Ă  la subsistance » ; « le second de former un langage, ce qui certainement [avait demandĂ©] un espace de temps trĂšs considĂ©rable ; le troisiĂšme de se bĂątir quelques huttes ; le quatriĂšme de se vĂȘtir ». Ensuite Ă©tait venu l’emploi du fer, ou de substituts, qui demandait « tant de hasards heureux, tant d’industrie, tant de siĂšcles, qu’on n’imagine mĂȘme pas comment les hommes en sont venus Ă  bout. Quel saut de cet Ă©tat Ă  l’astronomie »[94].

Cette Ă©volution culturelle diffĂ©rait d’une nation Ă  l’autre et n’était pas mĂȘme uniforme dans chaque nation. En Europe mĂȘme, les « rustres » des campagnes, « vivant dans des cabanes avec leurs femelles et quelques animaux », « ne connaissant que la terre qui les [nourrissait], et le marchĂ© oĂč ils [allaient] quelquefois vendre leurs denrĂ©es, pour y acheter quelques habillements grossiers », « parlant un jargon qu'on [n'entendait] pas dans les villes », « ayant peu d'idĂ©es et par consĂ©quent peu d'expressions », qu’étaient-ils sinon des « sauvages » ? Et des sauvages, qui plus est, infĂ©rieurs aux « peuplades d'AmĂ©rique et d'Afrique », qui elles, au moins, possĂ©daient « l'idĂ©e de la libertĂ© » : « Il faut convenir, surtout, que les peuples du Canada et les Cafres, qu'il nous a plu d'appeler sauvages, sont infiniment supĂ©rieurs aux nĂŽtres. Le Huron, l'Algonquin, l'Illinois, le Cafre, le Hottentot, ont l'art de fabriquer eux-mĂȘmes tout ce dont ils ont besoin ; et cet art manque Ă  nos rustres. Les peuplades d'AmĂ©rique et d'Afrique sont libres, et nos sauvages n'ont pas mĂȘme l'idĂ©e de la libertĂ© »[95].

Ce qui commençait Ă  ĂȘtre l’objet de la « prĂ©histoire » et de l’anthropologie — la « science de l’homme », qui Ă©tudie son Ă©volution culturelle, ses arts, ses croyances, ses langues, ses littĂ©ratures orales ou Ă©crites — n’intĂ©resse pas Voltaire, qui achĂšve un dĂ©veloppement sur « la religion des premiers hommes » par ces mots : «« On pourrait faire des volumes sur ce sujet ; mais tous ces volumes se rĂ©duisent Ă  deux mots : c'est que le gros du genre humain a Ă©tĂ© et sera trĂšs-long-temps insensĂ© et imbĂ©cile ; et que peut-ĂȘtre les plus insensĂ©s de tous ont Ă©tĂ© ceux qui ont voulu trouver un sens Ă  ces fables absurdes, et mettre de la raison dans la folie »[96]

Ce qui intĂ©resse Voltaire, c’est « la civilisation », et « la civilisation » n’existe pas chez les peuples « sauvages » contemporains — pas plus qu’elle n’existait chez les anciens peuples « sauvages » ou « barbares » de l’Europe, qui avaient besoin « d'ĂȘtre soumis par une nation Ă©clairĂ©e » : « Voltaire se rencontre avec Buffon dans ce mĂ©pris des peuples « dont la physionomie est aussi sauvage que les mƓurs », des Tartares « grossiers, stupides et brutaux », des nĂšgres « presque aussi sauvages, aussi laids que les singes » et des sauvages du Nouveau Monde encore enfoncĂ©s dans l’animalitĂ©. [...] Les SamoyĂšdes et les Ostiaks mĂ©ritent « peu d’observations », car « tout peuple qui n’a point cultivĂ© les arts doit ĂȘtre condamnĂ© Ă  ĂȘtre inconnu »[78]. « Ce que nous savons des Gaulois par Jules-CĂ©sar et par les autres auteurs romains, nous donne l'idĂ©e d'un peuple qui avait besoin d'ĂȘtre soumis par une nation Ă©clairĂ©e. [...] Il faut dĂ©tourner les yeux de ces temps sauvages, qui sont la honte de la nature »[97].

Si Voltaire, qui « ne s’était d‘abord proposĂ© comme point de dĂ©part de son Histoire universelle que le rĂšgne de Charlemagne », s’était malgrĂ© tout aventurĂ© jusque dans la prĂ©histoire, c’était pour s’ĂȘtre avisĂ© « de la nĂ©cessitĂ© d‘opposer une « philosophie de l’histoire » aux paradoxes de Rousseau, au naturalisme de Buffon, et accessoirement au providentialisme des thĂ©ologiens » — et ne pas « laisser s’accrĂ©diter « d’inutiles erreurs » »[78].

Voltaire Ă©met çà et lĂ  des observations qui contredisent sa thĂ©orie sur les diverses espĂšces d’hommes :

« Comme le fondement de la morale est le mĂȘme chez toutes les nations, il y a aussi des usages de la vie civile qu'on trouve Ă©tablis dans toute la terre. »

Le moraliste chinois, dont la morale est « aussi pure, aussi sĂ©vĂšre, et en mĂȘme temps aussi humaine » que celle du moraliste grec, dit diffĂ©remment la mĂȘme chose que lui. LĂ  oĂč le second dit : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on te fit », le premier dit : « Fais aux autres ce que tu veux qu'on te fasse ».

Les principes de la morale sont donc universels, et la « raison » elle-mĂȘme est universelle et permet Ă  tout ĂȘtre humain, mĂȘme au « peuple le plus grossier » de « [juger] toujours trĂšs-bien, Ă  la longue, des lois qui le gouvernent, parce qu'il sent si ces lois sont conformes ou opposĂ©es aux principes de commisĂ©ration et de justice qui sont dans son cƓur. » : « Dieu nous a donnĂ© un principe de raison universelle, comme il a donnĂ© les plumes aux oiseaux et la fourrure aux ours ; et ce principe est si constant, qu'il subsiste malgrĂ© toutes les passions qui le combattent, malgrĂ© les tyrans qui veulent le noyer dans le sang, malgrĂ© les imposteurs qui veulent l'anĂ©antir dans la superstition. C'est ce qui fait que le peuple le plus grossier juge toujours trĂšs-bien, Ă  la longue, des lois qui le gouvernent, parce qu'il sent si ces lois sont conformes ou opposĂ©es aux principes de commisĂ©ration et de justice qui sont dans son cƓur »[98].

Tous les peuples peuvent, avec le temps — fĂ»t-ce « un temps prodigieux » —, produire « des Newton et des Locke » — et ainsi remplir « toute l’étendue de la carriĂšre humaine » : « ...le Brasilien est un animal qui n’a pas encore atteint le complĂ©ment de son espĂšce. C’est un oiseau qui n’a ses plumes que fort tard, une chenille enfermĂ©e dans sa fĂšve, qui ne sera en papillon que dans quelques siĂšcles. Il aura peut-ĂȘtre un jour des Newton et des Locke, et alors il aura rempli toute l’étendue de la carriĂšre humaine... »[99].

Les progrĂšs de l’esprit humain ont Ă©tĂ©, Ă  l’origine, extrĂȘmement lents, et ce n’est que grĂące Ă  l’invention de l’écriture que ces progrĂšs ont pu s’accroĂźtre Ă  une allure accĂ©lĂ©rĂ©e : « Avec l’écriture, on entre dans les « temps historiques », oĂč l’histoire semble s’accĂ©lĂ©rer. Mais la formation d’un langage a demandĂ© des siĂšcles, et le genre humain a vĂ©cu Ă  « l’état de brutes » pendant des milliers de siĂšcles »[78].

La civilisation n’avait rĂ©ellement pu se dĂ©velopper que dans des sociĂ©tĂ©s assez nombreuses et inĂ©galitaires oĂč une infinitĂ© d’hommes laborieuse permettait Ă  une minoritĂ© oisive de cultiver les sciences et les arts : « L’écriture, la science, les arts libĂ©raux n’ont pu naĂźtre que dans des sociĂ©tĂ©s assez nombreuses pour qu’il s’y trouve une « infinitĂ© d’hommes utiles qui ne possĂšdent rien du tout », et qu’un petit nombre ait ainsi le loisir de cultiver sa raison »[78].

Si les ĂȘtres humains sont Ă©gaux « quand ils s'acquittent des fonctions animales » et « quand ils exercent leur entendement », le besoin, la nĂ©cessitĂ© de se procurer une subsistance conduit Ă  une inĂ©galitĂ© sociale entre eux — Ă  une division entre une classe de riches — de maĂźtres —, et une classe de pauvres — de serviteurs — ; cette inĂ©galitĂ© avait Ă©tĂ© et resterait toujours la condition de la sociĂ©tĂ© et de la civilisation, les rĂ©volutions ne faisant qu’inverser le rapport inĂ©galitaire sans le supprimer : « Il est impossible, dans notre malheureux globe, que les hommes vivans en sociĂ©tĂ© ne soient pas divisĂ©s en deux classes, l'une de riches qui commandent, l'autre de pauvres qui servent ; et ces deux se subdivisent en mille, et ces mille ont encore des nuances diffĂ©rentes. [...] Chaque homme dans le fond de son cƓur a droit de se croire entiĂšrement Ă©gal aux autres hommes : il ne s'ensuit pas de lĂ  que le cuisinier d'un cardinal doive ordonner Ă  son maĂźtre de lui faire Ă  dĂźner. Mais le cuisinier peut dire : Je suis homme comme mon maĂźtre ; je suis nĂ© comme lui en pleurant ; il mourra comme moi dans les angoisses et les mĂȘmes cĂ©rĂ©monies. Nous fesons tous deux les mĂȘmes fonctions animales. Si les Turcs s'emparent de Rome, et si alors je suis cardinal et mon maĂźtre cuisinier, je le prendrai Ă  mon service. Tout ce discours est raisonnable et juste ; mais en attendant que le grand-turc s'empare de Rome, le cuisinier doit faire son devoir, ou toute sociĂ©tĂ© humaine est pervertie »[100].

Voltaire voyait partout, tant dans l’ancien monde que dans le nouveau, les peuples « les plus policĂ©s » — les plus civilisĂ©s — se soumettre Ă  des souverains uniques, « conquĂ©rants » ou « lĂ©gislateurs », tel que le premier des Incas au PĂ©rou : « Le premier de ces Incas qui avait subjuguĂ© le pays, et qui lui imposa des lois, passait pour le fils du Soleil. Ainsi les peuples les plus policĂ©s de l'ancien monde et du nouveau se ressemblaient dans l'usage de dĂ©ifier les hommes extraordinaires, soit conquĂ©rants, soit lĂ©gislateurs »[98].

Le progrĂšs de la civilisation Ă©tait donc, pour Voltaire, indissociable de l’établissement de la royautĂ©. De mĂȘme que l’univers Ă©tait la crĂ©ation d’un dieu unique — la reconnaissance de l’unicitĂ© de dieu faisant des religions monothĂ©istes des religions supĂ©rieures aux autres croyances — de mĂȘme la hiĂ©rarchie inĂ©vitable des sociĂ©tĂ©s et la nĂ©cessitĂ© d’y maintenir le bon ordre conduisait naturellement Ă  l’établissement d’un souverain unique.

Le « siÚcle de Louis XIV », « le plus éclairé qui fut jamais »

En France, le souverain qui avait rempli plus que tout autre ce rÎle « civilisateur » de la monarchie était Louis XIV, à la gloire duquel Voltaire avait écrit Le siÚcle de Louis XIV, « le siÚcle le plus éclairé qui fut jamais. »

De « siĂšcles », tel que Voltaire utilisait ce mot, il n’y en avait eu que quatre : « ...quiconque pense, et, ce qui est encore plus rare, quiconque a du goĂ»t, ne compte que quatre siĂšcles dans l'histoire du monde. Ces quatre Ăąges heureux sont ceux oĂč les arts ont Ă©tĂ© perfectionnĂ©s, et qui, servant d'Ă©poque Ă  la grandeur de l'esprit humain, sont l'exemple de la postĂ©ritĂ©. »

Le premier « siĂšcle » avait Ă©tĂ© celui « de Philippe et d'Alexandre, ou celui des PĂ©riclĂšs, des DĂ©mosthĂšne... », celui de la GrĂšce antique en un temps oĂč « le reste de la terre alors connue Ă©tait barbare ». Le second « Ăąge » fut « celui de CĂ©sar et d'Auguste... ». Le troisiĂšme, « celui qui suivit la prise de Constantinople », celui qui, en Italie, vit les MĂ©dicis appeler Ă  Florence « les savants que les Turcs chassaient de la GrĂšce ». Ce fut « le temps de la gloire de l'Italie. Les beaux-arts y avaient dĂ©jĂ  repris une vie nouvelle... [...] Tout tendait Ă  la perfection. »

Tout tendait Ă  la perfection mais n’y atteignait pas encore, et c’est, selon les vues de Voltaire, Ă  Louis XIV qu’il a Ă©tĂ© donnĂ© de faire parvenir la civilisation Ă  son degrĂ© de quasi-perfection — un degrĂ© que, dĂšs lors, il Ă©tait difficile d’imaginer pouvoir dĂ©passer. Ce qui caractĂ©rise en propre la supĂ©rioritĂ© de ce « siĂšcle » français, c’est le perfectionnement de la « raison humaine en gĂ©nĂ©ral », c’est la « saine philosophie » qui « n'a Ă©tĂ© connue que dans ce temps » :

« Le quatriĂšme siĂšcle est celui qu'on nomme le siĂšcle de Louis XIV, et c'est peut-ĂȘtre celui des quatre qui approche le plus de la perfection. Enrichi des dĂ©couvertes des trois autres, il a plus fait en certains genres que les trois ensemble. Tous les arts, Ă  la vĂ©ritĂ©, n'ont point Ă©tĂ© poussĂ©s plus loin que sous les MĂ©dicis, sous les Auguste et les Alexandre ; mais la raison humaine en gĂ©nĂ©ral s'est perfectionnĂ©e. La saine philosophie n'a Ă©tĂ© connue que dans ce temps, et il est vrai de dire qu'Ă  commencer depuis les derniĂšres annĂ©es du cardinal de Richelieu jusqu'Ă  celles qui ont suivi la mort de Louis XIV, il s'est fait dans nos arts, dans nos esprits, dans nos mƓurs, comme dans notre gouvernement, une rĂ©volution gĂ©nĂ©rale qui doit servir de marque Ă©ternelle Ă  la vĂ©ritable gloire de notre patrie. [...] ...l'Europe a dĂ» sa politesse et l'esprit de sociĂ©tĂ© Ă  la cour de Louis XIV. »

Avant le « siĂšcle de Louis XIV », que Voltaire fait commencer « Ă  peu prĂšs Ă  l'Ă©tablissement de l'AcadĂ©mie française », fondĂ©e en 1635, les Français « mĂ©ritaient en quelque sorte cette injure » qu’est le « nom de Barbares » par lequel les Italiens les appelaient. Dans le royaume de France, « la peinture, la sculpture, la poĂ©sie, l'Ă©loquence, la philosophie » Ă©taient alors « presque inconnues ». Sous Louis XIII, « Paris ne contenait pas quatre cent mille hommes, et n'Ă©tait pas dĂ©corĂ© de quatre beaux Ă©difices... ».

Depuis la « dĂ©cadence de la famille de Charlemagne », la France « n'avait presque jamais joui d'un bon gouvernement. Il faut, pour qu'un État soit puissant, ou que le peuple ait une libertĂ© fondĂ©e sur les lois, ou que l'autoritĂ© souveraine soit affermie sans contradiction. » L'Église, « instituĂ©e pour enseigner la morale », et qui Ă©tait « depuis si longtemps » « liĂ©e au gouvernement », jouait un rĂŽle tantĂŽt bĂ©nĂ©fique, quand elle le fortifiait, tantĂŽt nĂ©faste, lorsqu’elle l’inquiĂ©tait et se livrait « Ă  la politique et aux passions humaines ».

« Les Français n'eurent part ni aux grandes découvertes ni aux inventions admirables des autres nations : l'imprimerie, la poudre, les glaces, les télescopes, le compas de proportion, la machine pneumatique, le vrai systÚme de l'univers, ne leur appartiennent point ; ils faisaient des tournois, pendant que les Portugais et les Espagnols découvraient et conquéraient de nouveaux mondes à l'orient et à l'occident du monde connu. Charles-Quint prodiguait déjà en Europe les trésors du Mexique, avant que quelques sujets de François Ier eussent découvert la contrée inculte du Canada... ».

Avec le perfectionnement de la « raison humaine », ce qui caractĂ©rise le plus l’époque de Louis XIV, c’est le perfectionnement du « goĂ»t » : Quel roi « a marquĂ© plus de goĂ»t » que lui ? Dans quelle cour Charles II puisa-t-il « tant de politesse et tant de goĂ»t ? »[101].

Le goĂ»t français, dont les Ă©crivains « de Louis XIV » sont les porteurs et qui se caractĂ©rise par la « saine raison », s’est rĂ©pandu sur l’Europe : « Les bons auteurs de Louis XIV n'ont-ils pas Ă©tĂ© vos modĂšles ? N'est-ce pas d'eux que votre sage Addison, l'homme de votre nation qui avait le goĂ»t le plus sĂ»r, a tirĂ© souvent ses excellentes critiques ? L'Ă©vĂȘque Burnet avoue que ce goĂ»t, acquis en France par les courtisans de Charles II, rĂ©forma chez vous jusqu'Ă  la chaire, malgrĂ© la diffĂ©rence de nos religions : tant la saine raison a partout d'empire ! Dites-moi si les bons livres de ce temps n'ont pas servi Ă  l'Ă©ducation de tous les princes de l'Empire ? Dans quelles cours de l'Allemagne n'a-t-on pas vu des thĂ©Ăątres français ? Quel prince ne tĂąchait pas d'imiter Louis XIV ? Quelle nation ne suivait pas alors les modes de la France ? »[101].

Le « bon goĂ»t » français, tel qu’il atteint sa perfection sous Louis XIV, est le modĂšle que ne peuvent manquer de suivre les autres nations ; et ce « bon goĂ»t » doit naturellement servir de modĂšle Ă©galement aux siĂšcles Ă  venir : « Ce bon goĂ»t », dit G. Lanson, « chez Voltaire, comme chez les Français de son temps, a une sĂ©curitĂ© qui ne va pas sans impertinence. Il prĂ©tend un empire universel. Il se croit la raison Ă©ternelle. Il juge de haut et lestement, les anciens et les Ă©trangers. Il a perfectionnĂ© les anciens ; il s'offre Ă  civiliser les Ă©trangers »[102].

Le « bon goĂ»t » français est une marque distinctive ; il se donne en modĂšle mais se pense inimitable et rĂ©servĂ© Ă  une minoritĂ© : celui qui « a du goĂ»t », dit Voltaire est « encore plus rare » que celui qui « pense »[101]. Il distingue le parisien « cultivĂ© » du reste de l’humanitĂ© : « Le bon goĂ»t est une partie du bon ton. On se plaĂźt Ă  ces servitudes, qui distinguent l'homme du monde du peuple, le Français poli du barbare Anglais et du grossier Allemand, qui d'autre part attĂ©nuent l'inĂ©galitĂ© des conditions par l'Ă©galitĂ© de la culture. Le bon goĂ»t est une franc-maçonnerie des esprits »[103].

Le livre de Voltaire sur Louis XIV n’est, rĂ©sume Lanson, « qu'une glorification de l'esprit français, de la civilisation française du XVIIe siĂšcle, et du roi qui en a Ă©tĂ© la splendide expression : le philosophe qui hait la guerre a bien de la peine Ă  ne pas se laisser parfois Ă©blouir par la grandeur militaire et les conquĂȘtes de la France polie ».

C’est que les conquĂȘtes sont nĂ©cessaires pour que la France soit « polie ». C’est que la civilisation française repose sur l’inĂ©galitĂ©, sur l’exploitation par une minoritĂ© — voire par le souverain unique assis au sommet de la hiĂ©rarchie sociale — d’une « infinitĂ© d’hommes utiles qui ne possĂšdent rien du tout » ; — et plus ces « hommes utiles » sont nombreux, plus on peut pensionner d’écrivains et bĂątir de « beaux Ă©difices » Ă  Versailles ou Ă  Paris : « Le genre humain, tel qu'il est, ne peut subsister Ă  moins qu'il n'y ait une infinitĂ© d'hommes utiles qui ne possĂšdent rien du tout. Car certainement un homme Ă  son aise ne quittera pas sa terre pour venir labourer la vĂŽtre ; et, si vous avez besoin d'une paire de souliers, ce ne sera pas un maĂźtre des requĂȘtes qui vous la fera. L'Ă©galitĂ© est donc Ă  la fois la chose la plus naturelle, et en mĂȘme temps la plus chimĂ©rique. » (Dictionnaire philosophique, art. « ÉgalitĂ© »)

« [Louis XIV] excita le mérite naissant de Racine par un présent considérable pour un jeune homme inconnu et sans bien ; et quand ce génie se fut perfectionné, ces talents, qui souvent sont l'exclusion de la fortune, firent la sienne »[101].

« ...Boileau Ă©tait ... un fonctionnaire dont le devoir, en tant qu’historiographe de Louis XIV, Ă©tait de proclamer la supĂ©rioritĂ© d’un monarque moderne »[104].

Les conquĂȘtes sont la condition de l’existence de la « civilisation française », et la prĂ©tention de cette civilisation Ă  la supĂ©rioritĂ© sur toutes les autres est la justification des conquĂȘtes : « ...Louis XIV », dit Voltaire, « a instruit les nations » par l’exemple de « tant de politesse et tant de goĂ»t... »[101].

Cependant, Voltaire lui-mĂȘme trouve des dĂ©fauts Ă  tant de perfection. Son sens critique Ă©gratigne ce qu’il voudrait adorer. Ses objets d’admiration se rĂ©duisent insensiblement : « Le grand Corneille souvent n'Ă©crit pas en français et manque de goĂ»t. Il y a fort Ă  dire sur La Fontaine. Ainsi son admiration se resserre pauvrement dans un court moment et dans un petit nombre d'Ɠuvres du grand siĂšcle. Quelques Ă©pĂźtres de Boileau, quelques tragĂ©dies de Racine, voilĂ  en somme les « diamants » sans tache qui donnent aux connaisseurs des plaisirs sans mĂ©lange. VoilĂ  les Ă©ternels chefs-d'Ɠuvre oĂč le gĂ©nie a su atteindre Ă  la correction : trĂ©sors d'art achevĂ© et de belle langue »[103].

La « raison humaine » elle-mĂȘme — dont le « siĂšcle de Louis XIV » avait, affirmait Voltaire, tant contribuĂ© Ă  la perfection, et dont Descartes, le plus renommĂ© des philosophes, « le plus grand gĂ©omĂštre de son siĂšcle », Ă©tait la plus grande incarnation, avait fini par s’égarer en France dans le cartĂ©sianisme devenu « une mode ». La mĂ©thode de Descartes, si elle avait conduit Ă  un « peu de vĂ©ritĂ© », avait surtout conçu des « romans de philosophie » et Ă©levĂ© un « Ă©difice imaginaire » : « Il Ă©tait le plus grand gĂ©omĂštre de son siĂšcle ; mais la gĂ©omĂ©trie laisse l'esprit comme elle le trouve : celui de Descartes Ă©tait trop portĂ© Ă  l'invention ; le premier des mathĂ©maticiens ne fit guĂšre que des romans de philosophie. Un homme qui dĂ©daigna les expĂ©riences, qui ne cita jamais GalilĂ©e, qui voulait bĂątir sans matĂ©riaux, ne pouvait Ă©lever qu'un Ă©difice imaginaire »[105].

« Il faut avouer qu'il n'y eut pas une seule nouveauté dans la physique de Descartes qui ne fût une erreur. Ce n'est pas qu'il n'eut beaucoup de génie ; au contraire, c'est parce qu'il ne consulta que ce génie sans consulter l'expérience et les mathématiques ; il était un des plus grands géomÚtres de l'Europe, et il abandonna sa géométrie pour ne croire que son imagination. Il ne substitua donc qu'un chaos au chaos d'Aristote. Par là il retarda de plus de cinquante ans les progrÚs de l'esprit humain »[106].

Le cartĂ©sianisme avait Ă©tĂ© « une mode en France » Ă  cause de l’ignorance et Ă  cause de « cette espĂšce d'amour-propre qu'on appelle national » qui s'Ă©tait « efforcĂ© de soutenir sa philosophie »[106].

La science et la philosophie ne pouvaient en vĂ©ritĂ© ĂȘtre nationales. Leurs vĂ©ritĂ©s Ă©taient universelles, et ne pouvaient pas ĂȘtre « une mode » comme l’avait Ă©tĂ© le cartĂ©sianisme : « ...les expĂ©riences de Newton sur la lumiĂšre, et ses principes mathĂ©matiques ne peuvent pas plus ĂȘtre une mode que les dĂ©monstrations d'Euclide. Il faut ĂȘtre vrai ; il faut ĂȘtre juste ; le philosophe n'est ni Français, ni Anglais, ni Florentin ; il est de tout pays[106]. » N’étant pas nationales, ni la science ni la philosophie ne pouvaient reprĂ©senter le gĂ©nie d’une nation. Elles Ă©taient l’Ɠuvre collective auxquelles contribuaient les savants et les philosophes de tous les pays.

Descartes n’avait d’ailleurs pas hĂ©sitĂ© Ă  s’exiler en Hollande — comme le fera Bayle — pour pouvoir poursuivre ses recherches en toute tranquillitĂ© ou presque, le royaume de France, sous Richelieu ou Louis XIV, n’étant pas un lieu oĂč rĂ©gnait la libertĂ© de penser et de publier, chose que chĂ©rissait Voltaire : « MisĂ©rables humains, soit en robe verte, soit en turban, soit en robe noire ou en surplis, soit en manteau et en rabat, ne cherchez jamais Ă  employer l'autoritĂ© lĂ  oĂč il ne s'agit que de raison, ou consentez Ă  ĂȘtre bafouĂ©s dans tous les siĂšcles comme les plus impertinents de tous les hommes, et Ă  subir la haine publique comme les plus injustes »[107].

La glorification, comme apogĂ©e de la civilisation, du « siĂšcle de Louis XIV » — au temps duquel « l'autoritĂ© souveraine » Ă©tait « affermie sans contradiction » — est contradictoire avec ce rejet de l’autoritĂ© « lĂ  oĂč il ne s'agit que de raison », c’est-Ă -dire en matiĂšre de science et de philosophie, en matiĂšre religieuse — oĂč Voltaire prĂŽnait la « tolĂ©rance », chose dont le « siĂšcle de Louis XIV » avait Ă©tĂ© l’antithĂšse — ainsi qu’en littĂ©rature, oĂč la raison devait aussi rĂ©gner et oĂč l’autoritĂ© de Louis XIV dictait de fait ce qui pouvait et ne pouvait pas ĂȘtre publiĂ© dans le royaume de France.

La « civilisation française » et la guerre : le « dur métier de Mars »

Voltaire ne fut naturellement pas le premier Ă  identifier la France du « siĂšcle de Louis XIV » — c’est-Ă -dire la cour de Louis XIV, avec ses artistes et ses Ă©crivains — avec l’apogĂ©e de la civilisation. C’était dĂ©jĂ  le cas des contemporains du roi, et notamment des « modernes » qui, dans la « querelle des anciens et des modernes » s’étaient affrontĂ©s aux admirateurs de l’antiquitĂ©. Le chef de file des « modernes », Perrault, l’auteur des Contes, avait lu en 1687, Ă  l’AcadĂ©mie française, un « petit poĂšme », disait-il, cependant plutĂŽt long, intitulĂ© Le siĂšcle de Louis le Grand, oĂč l’auteur disait ne pas trouver « adorable » l’antiquitĂ© aux « mille erreurs grossiĂšres » et oĂč il vantait la supĂ©rioritĂ© militaire de son siĂšcle, un siĂšcle habile, par de vifs assauts, Ă  forcer les remparts :

« La belle antiquité fut toujours vénérable ;

Mais je ne crus jamais qu’elle fĂ»t adorable.

Je vois les anciens, sans plier les genoux ;

Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous ;

Et l’on peut comparer, sans craindre d’Être injuste,

Le siùcle de Louis au beau siùcle d’Auguste.

En quel temps sut-on mieux le dur métier de Mars ?

Quand d’un plus vif assaut força-t-on des remparts ?

Et quand vit-on monter au sommet de la gloire,

D’un plus rapide cours le char de la victoire ?

Si nous voulions Îter le voile spécieux,

Que la prévention nous met devant les yeux,

Et, lassĂ©s d’applaudir Ă  mille erreurs grossiĂšres,

Nous servir quelquefois de nos propres lumiĂšres,

Nous verrions clairement que, sans témérité,

On peut n’adorer pas toute l’antiquitĂ© ;

Et qu’enfin, dans nos jours, sans trop de confiance,

On lui peut disputer le prix de la science. »

Dans le ParallĂšle des anciens et des modernes en ce qui regarde les arts et les sciences[108], il dĂ©veloppe le contenu de son poĂšme, voulant dĂ©montrer que « si les Anciens sont excellents, comme on ne peut pas en disconvenir, les Modernes ne leur cĂšdent en rien, et les surpassent mĂȘme en bien des choses. » Il admet cependant l’entreprise est au-dessus de [ses] forces, car il s’agit d’examiner en dĂ©tail tous les beaux Arts et toutes les Sciences, de voir Ă  quel degrĂ© de perfection ils sont parvenus dans les plus beaux jours de l’antiquitĂ©, et de remarquer en mĂȘme temps ce que le raisonnement et l’expĂ©rience y ont depuis ajoutĂ©, et particuliĂšrement dans le siĂšcle [oĂč il est]. »

Évoquant l’art de la guerre, il constate combien « l’invention de l’artillerie a changĂ© insensiblement toute la face de la guerre », et se moque des Anciens en disant que « les plus vaillants et les plus adroits peuples du monde passaient autrefois dix annĂ©es » — c’est la durĂ©e de la guerre de Troie — « au siĂšge d’une ville qu’ils croyaient aller prendre en y arrivant » tandis qu’à son Ă©poque « un GĂ©nĂ©ral d’armĂ©e se [serait cru] presque dĂ©shonorĂ© » si « ayant investi une Place qui suivant le calcul qu’il en [avait] fait ne [devait] rĂ©sister que vingt jour, il en [avait mis] vingt-cinq ou vingt-six Ă  s’en rendre le maĂźtre ».

La supĂ©rioritĂ© de la « civilisation française » s’illustrait donc par la supĂ©rioritĂ© qu’elle montrait dans « l’art militaire », supĂ©rioritĂ© grĂące Ă  laquelle elle accomplissait en vingt jours ce que les Grecs avaient mis dix ans Ă  rĂ©aliser : la prise d’une ville.

Voltaire n’a pas pour la guerre, et en particulier pour les guerres entre ChrĂ©tiens, l’admiration de Perrault. Et il ne regarde pas avec le mĂȘme enthousiasme que ce dernier l’art français de prendre une ville :

« Le duc de La Feuillade ... Ă©tait l'homme le plus brillant et le plus aimable du royaume ; et quoique gendre du ministre, il avait pour lui la faveur publique. [...] ...on voyait en lui le courage de son pĂšre, la mĂȘme ambition, le mĂȘme Ă©clat, avec plus d'esprit. Il attendait, pour rĂ©compense de la conquĂȘte de Turin, le bĂąton de marĂ©chal de France. Chamillart, son beau-pĂšre, qui l'aimait tendrement, avait tout prodiguĂ© pour lui assurer le succĂšs. L'imagination est effrayĂ©e du dĂ©tail des prĂ©paratifs de ce siĂšge : les lecteurs qui ne sont point Ă  portĂ©e d'entrer dans ces discussions seront peut-ĂȘtre bien aises de trouver ici quel fut cet immense et inutile appareil.

On avait fait venir cent quarante piĂšces de canon ; il est Ă  remarquer que chaque gros canon montĂ© revient Ă  environ deux mille Ă©cus. Il y avait cent dix mille boulets, cent six mille cartouches d'une façon, et trois cent mille d'une autre, vingt et un mille bombes, vingt-sept mille sept cents grenades, quinze mille sacs Ă  terre, trente mille instruments pour le pionnage, douze cent mille livres de poudre. Ajoutez Ă  ces munitions le plomb, le fer et le fer-blanc, les cordages, tout ce qui sert aux mineurs, le soufre, le salpĂȘtre, les outils de toute espĂšce. Il est certain que les frais de tous ces prĂ©paratifs de destruction suffiraient pour fonder et pour faire fleurir la plus nombreuse colonie. Tout siĂšge de grande ville exige ces frais immenses ; et quand il faut rĂ©parer chez soi un village ruinĂ©, on le nĂ©glige.

Le duc de La Feuillade, plein d'ardeur et d'activité, plus capable que personne des entreprises qui ne demandaient que du courage, mais incapable de celles qui exigeaient de l'art, de la méditation et du temps, pressait ce siÚge contre toutes les rÚgles. [...] ...plus le duc de La Feuillade mettait d'impétuosité dans des attaques réitérées et infructueuses, plus le siÚge traßnait en longueur[105]. »

Évoquant la guerre entre la France et ses alliĂ©s d’une part, l'Empire et l'Espagne d’autre part, il la juge ainsi : « Cette guerre Ă©tait semblable Ă  toutes celles qui se font depuis tant de siĂšcles entre les princes chrĂ©tiens, dans lesquelles des millions d'hommes sont sacrifiĂ©s et des provinces ravagĂ©es pour obtenir enfin quelques petites villes frontiĂšres dont la possession vaut rarement ce qu'a coĂ»tĂ© la conquĂȘte[105]. »

Ces guerres innombrables au long des siĂšcles furent cependant le socle du dĂ©veloppement de la puissance française et de l’expansion de l’État français. Et Voltaire lui-mĂȘme, Ă  l’occasion, se montre favorable Ă  la guerre de conquĂȘte, notamment en Inde — Ă  laquelle il Ă©tait financiĂšrement « intĂ©ressĂ© » Ă  travers la Compagnie des Indes[109] —, regrettant que, dans la rivalitĂ© qui opposait les puissances europĂ©ennes entre elles, rivalitĂ© qui Ă©tendait son champ de manƓuvre aux autres continents, la France n’ait pas su mieux tirer son Ă©pingle du jeu, d’une part pour ĂȘtre entrĂ©e trop tard dans la carriĂšre coloniale et, d’autre part, pour son insuffisance militaire : « ...l'administration dans l'Inde a Ă©tĂ© extrĂȘmement malheureuse, et je pense que notre malheur vient en partie de ce qu'une compagnie de commerce dans l'Inde doit ĂȘtre nĂ©cessairement une compagnie guerriĂšre. C'est ainsi que les EuropĂ©ens y ont fait le commerce depuis les Albuquerque. Les Hollandais n'y ont Ă©tĂ© puissans que parce qu'ils ont Ă©tĂ© conquĂ©rans. Les Anglais, en dernier lieu, ont gagnĂ©, les armes Ă  la main, des sommes immenses que nous avons perdues ; et j'ai peur qu'on ne soit malheureusement rĂ©duit Ă  ĂȘtre oppresseur ou opprimĂ©. Une des causes principales de nos dĂ©sastres est encore d'ĂȘtre venus les derniers en tout, Ă  l'Occident comme Ă  l'Orient, dans le commerce comme dans les arts ; de n'avoir jamais fait les choses qu'Ă  demi. Nous avons perdu nos possessions et notre argent dans les deux Indes, prĂ©cisĂ©ment de la mĂȘme maniĂšre dont nous perdĂźmes autrefois Milan et Naples. Nous avons Ă©tĂ© toujours infortunĂ©s au dehors. On nous a pris PondichĂ©ri deux fois, QuĂ©bec quatre ; et je ne crois pas que de long temps nous puissions tenir tĂȘte, en Asie et en AmĂ©rique, aux nations nos rivales[110]. »

Le mĂȘme Voltaire qui, dans sa lettre Ă  M. Gilli, souhaite que la France ait « assez de troupes pour conquĂ©rir l'Inde », dans Le siĂšcle de Louis XIV condamne la colonisation, dont il rend responsable « l'industrie » et « la fureur des hommes » : « C'est, depuis deux siĂšcles, un des effets de l'industrie et de la fureur des hommes, que les dĂ©solations de nos guerres ne se bornent pas Ă  notre Europe. Nous nous Ă©puisons d'hommes et d'argent, pour aller nous dĂ©truire aux extrĂ©mitĂ©s de l'Asie et de l'AmĂ©rique. Les Indiens, que nous avons obligĂ©s par force et par adresse Ă  recevoir nos Ă©tablissements, et les AmĂ©ricains, dont nous avons ensanglantĂ© et ravi le continent, nous regardent comme des ennemis de la nature humaine, qui accourent du bout du monde pour les Ă©gorger, et pour se dĂ©truire ensuite eux-mĂȘmes. »

C’est lĂ  dĂ©crire exactement la ligne directrice de l’histoire de l’Europe depuis les « Grandes dĂ©couvertes » jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale — de l’histoire de l’Europe, donc de l’histoire de la « civilisation ». Les pays « civilisĂ©s », au nom de la « civilisation » et grĂące Ă  elle, grĂące Ă  son « art militaire » perfectionnĂ©, n’accaparaient et n’exploitaient la planĂšte que pour mieux s’affronter entre eux, avec l’ambition, pour les plus puissants, parmi lesquels la France, d’ĂȘtre pour le monde ce qu’avait Ă©tĂ© l’empire romain autour de la MĂ©diterranĂ©e : « L'histoire de la colonisation n'est pas seulement celle des migrations des hommes Ă  travers le monde, c'est aussi celle de la guerre et de l'exploitation des races et des nations les unes par les autres, les plus intelligentes et les plus fortes abusant sans pitiĂ© de celles qui sont moins avancĂ©es en civilisation ou moins fortes[111]. »

Le ParallĂšle des anciens et des modernes est composĂ© d’une succession de Dialogues dont le second est consacrĂ© Ă  l’architecture : comment pouvait-on « voir les BĂątiments de Versailles sans parler de l’Architecture » ? Les trois personnages que Perrault fait dialoguer dans le livre se donnent en effet « le plaisir de voir exactement toutes les beautĂ©s de Versailles, et d’y mettre le temps que demande une aussi grande et aussi vaste entreprise », et ceci en l’absence du roi « allĂ© visiter Luxembourg et ses autres derniĂšres conquĂȘtes ». Versailles et les « conquĂȘtes » apparaissent, au seuil de l’ouvrage, comme les deux plus grands objets de gloire dont pouvait s’enorgueillir le « siĂšcle de Louis le Grand ».

Le classicisme français : de l’imitation Ă  la revendication de l’universalitĂ©

Le « parallĂšle » — celui des « Anciens » et des « Modernes », celui des Romains/Français et des Carthaginois/Anglais, celui du français, langue « universelle », et des autres langues, ou celui des langues indo-europĂ©ennes et des langues sĂ©mitiques — est un exercice rĂ©current de la « civilisation française » qui se donne pour objectif de montrer sa supĂ©rioritĂ©.

Cette volontĂ© de se mesurer aux autres, qui apparaĂźt fortement Ă  partir de la Renaissance dans les arts, la littĂ©rature, les sciences, la philosophie, ou encore le luxe que les armĂ©es françaises avaient dĂ©couvert en Italie, avait conduit Ă  faire de l’imitation un principe central de la civilisation française. Imiter les Grecs, imiter les Romains, imiter les Italiens de la Renaissance, avait notamment Ă©tĂ© l’axe conducteur de la littĂ©rature française jusqu’à l’apparition du romantisme : « ...la littĂ©rature du XVIIe siĂšcle, inspirĂ©e par l'esprit de la Renaissance, professe le culte et pratique l'imitation de l'antiquitĂ©. L'art ancien passe aux yeux des Ă©rudits et des critiques pour avoir rĂ©alisĂ© et fixĂ© l'idĂ©al de la perfection : il est admis a priori qu'on ne peut faire mieux et qu'on ne doit pas faire autrement que les Grecs et les Latins, et qu'il serait dĂ©raisonnable de l'essayer, puisque toute nouveautĂ© serait condamnĂ©e d'avance Ă  une infĂ©rioritĂ© fatale[112]. »

Au XVIe siĂšcle, le français — la langue « vulgaire », celle du peuple — Ă©tait encore en concurrence directe avec le latin, langue prestigieuse, langue de l’église, du savoir et parfois encore de la littĂ©rature. Le français possĂ©dait peu d’Ɠuvres capables de soutenir la comparaison avec celles des auteurs grecs et latins, ni mĂȘme avec celles des auteurs italiens : Dante, PĂ©trarque, Boccace. Face Ă  cette carence, on se met Ă  rĂ©clamer les droits du français et Ă  affirmer sa capacitĂ© Ă  rivaliser avec le latin ; on appelle Ă  « illustrer » le français et Ă  supplanter le latin. L’Ɠuvre emblĂ©matique de ce mouvement intellectuel est la Deffence et illustration de la langue française de Du Bellay : « ...pendant tout le cours du XVIe siĂšcle, on rencontre, dans des Ă©crits de tout genre, des revendications en faveur de la langue vulgaire. Les Ă©crivains proclament qu'elle est capable de rivaliser avec le latin, de le supplanter ; ils ont Ă  cƓur de l'enrichir, de l'« illustrer » comme ils disent ; ils demandent qu'on lui fasse une place de plus en plus large aux dĂ©pens des langues mortes. [...] Autour de 1550, Ă  l'Ă©poque oĂč Joachim Du Bellay publie sa Deffence et Illustration (1549) elles se multiplient d'une maniĂšre considĂ©rable : on les trouve partout[113]. »

Ce mouvement imitait l’exemple italien : « Ces dĂ©fenseurs de la langue française ont Ă©tĂ© littĂ©ralement hantĂ©s par l'exemple de l'Italie. Venus un siĂšcle plus tĂŽt, alors que l'humanisme rĂ©gnait encore Ă  peu prĂšs sans conteste dans la pĂ©ninsule et que l'imprimerie n'avait pas encore rĂ©pandu les Ɠuvres de Dante, de PĂ©trarque et de Boccace, ils n'auraient pas trouvĂ© en lui ce secours puissant. DĂ©sormais, au contraire, le triomphe du vulgaire italien Ă©tait un fait qui s'affirmait chaque jour d'une maniĂšre plus Ă©clatante. Pourquoi n'eĂ»t-on pas espĂ©rĂ© le mĂȘme succĂšs pour le vulgaire français ? Il fallait imiter les Italiens. Sans doute la France n'avait pas de grands modĂšles littĂ©raires : il fallait donc lui en donner[113]. »

Dans la « querelle entre les anciens et les modernes », l’opposition ne se trouve pas entre imiter ou non les Grecs et les Romains, mais dans la prĂ©tention ou non Ă  les avoir dĂ©passĂ©s. Ce que revendiquent les modernes, ce ne sont pas l’invention et l’originalitĂ©, c’est la supĂ©rioritĂ© des imitations françaises sur les originaux romains et, surtout, grecs, les Romains ayant Ă©tĂ© eux-mĂȘmes les imitateurs des Grecs : « ...Perrault et La Motte, champions avĂ©rĂ©s de l’unitĂ© d’action et des biensĂ©ances (qualitĂ©s qu’ils supposent d’ailleurs perfectionnĂ©es dans les temps modernes) savent trĂšs bien retourner les principes traditionnels de la poĂ©tique classique contre le dĂ©sordre, l’invraisemblance et l’indĂ©cence de la poĂ©sie antique. Bref, les Modernes opposent la thĂ©orie antique aux Ɠuvres littĂ©raires de l’AntiquitĂ©[114]... » « ...la querelle des anciens et des modernes ne porte nullement sur la valeur des genres littĂ©raires, mais seulement sur la valeur relative des Ă©crivains grecs, latins et français qui les ont Ă©galement adoptĂ©s. Ce qui sĂ©pare Perrault de Boileau c'est l'apprĂ©ciation des personnes et des Ɠuvres et non un dissentiment sur la conception d'un idĂ©al littĂ©raire. Perrault [...] disait tout simplement : « Nous rĂ©alisons mieux que les anciens l'idĂ©al mĂȘme des anciens, parce qu'avec le temps nos ressources se sont agrandies et nos moyens se sont perfectionnĂ©s ; nous traitons mieux qu'eux les genres qu'ils ont crĂ©Ă©s, comme l'Ă©popĂ©e et la tragĂ©die ; notre supĂ©rioritĂ© sur eux ne vient pas d'une autre esthĂ©tique originale et inventĂ©e par nous, mais de l'emploi plus savant et plus habile que nous faisons de la leur. » Perrault est donc un moderne, mais c'est encore un classique. [...] Aussi le grand argument de Perrault est-il que le perfectionnement a plus de valeur que l'invention[112]. »

Pour justifier les rĂšgles classiques, les « modernes » ne peuvent cependant s’appuyer sur l’autoritĂ© des anciens, puisque c’est cette autoritĂ© qu’ils combattent. Si les rĂšgles classiques formulĂ©es par les anciens et perfectionnĂ©es par les « modernes » sont les seules rĂšgles acceptables en art et en littĂ©rature, c’est qu’elles sont les rĂšgles de la « raison » mĂȘme : « Mais les Modernes affirment toujours que cette poĂ©tique prescriptive — dĂ©couverte d’abord, il est vrai, par les anciens, et raffinĂ©e ensuite par les doctes modernes — ne se fonde aucunement sur le pouvoir illusoire des noms grecs ou latins, mais au contraire sur la raison et la raison seule[114]. »

Ce qui permet le perfectionnement dans les arts et en particulier dans la littĂ©rature est le perfectionnement des mƓurs, de la politesse et de la raison. Car les « modernes » sont offensĂ©s par les maniĂšres des anciens, et plus que tout par le style d’HomĂšre et par le caractĂšre, le comportement et les propos de ses hĂ©ros : « Passons aux mƓurs et aux caractĂšres des personnages qu’HomĂšre a introduits dans ses deux PoĂšmes. À l’égard des mƓurs, il y en a de particuliĂšres au temps oĂč il a Ă©crit, et il y en a qui sont de tous les temps. À l’égard des premiĂšres, quoiqu’elles semblent ridicules par rapport Ă  celles du temps oĂč nous sommes, comme de voir des HĂ©ros qui font eux-mĂȘmes leur cuisine, et des Princesses qui vont laver la lessive, il pourrait y avoir de l’injustice Ă  les reprendre. [...] Il faut distinguer. Il y aurait de l’injustice Ă  en estimer moins HomĂšre, qui ne pouvait pas nous donner des mƓurs plus polies que celles de son siĂšcle ; mais il pourrait n’y en avoir pas Ă  en estimer un peu moins ses ouvrages que ces sortes de mƓurs avilissent. [...] Je trouve bon que la Princesse Nausicaa aille Ă  la riviĂšre avec ses demoiselles, dans le chariot bien sonnant du Roi Alcinoos, pour y laver ses robes et celles de ses frĂšres. Les Princes et les Princesses en usaient de la sorte ; et cela a sa beautĂ© ; mais je ne puis prendre plaisir Ă  voir le sage Nestor qui dit Ă  Agamemnon et Ă  Achille, qu’il a conversĂ© avec des gens qui valaient mieux qu’eux ; et qui ajoute, en parlant encore Ă  Agamemnon, qu’Achille est plus vaillant que lui. Cela n’est guĂšre civil ni guĂšre doux pour une Ă©loquence emmiellĂ©e comme celle du vieux Nestor. Je suis offensĂ© d’entendre Achille qui traite Agamemnon d’ivrogne et d’impudent, qui l’appelle sac Ă  vin, et visage de chien. Il n’est pas possible que des Rois et de grands Capitaines aient jamais Ă©tĂ© assez brutaux pour en user ainsi ; ou si cela est arrivĂ© quelquefois, ce sont des mƓurs trop indĂ©centes pour ĂȘtre reprĂ©sentĂ©es dans un PoĂšme, oĂč les choses se mettent, non point comme elles peuvent, mais comme elles doivent arriver pour donner de l’instruction ou du plaisir. Pour ce qui est des caractĂšres qu’HomĂšre donne Ă  ses personnages, j’avoue qu’ils sont pour la plupart trĂšs beaux et trĂšs bien gardĂ©s dans tout l’ouvrage ; et c’est la partie oĂč HomĂšre est le plus admirable ; cependant celui d’Achille, le HĂ©ros principal, me paraĂźt mal entendu. Il est, comme le remarque Horace, colĂšre, inexorable, emportĂ©, se moquant des lois, et croyant avoir droit de s’emparer de tout par la force des armes. Quelle nĂ©cessitĂ© y avait-il de donner tant de mauvaises qualitĂ©s Ă  son HĂ©ros ? Il semble par lĂ  qu’HomĂšre veuille insinuer qu’il suffit Ă  un grand Capitaine d’avoir de la valeur et les pieds bien lĂ©gers, et qu’il lui est permis d’ĂȘtre injuste, brutal, impitoyable, sans foi, et sans loi ; car qui ferait difficultĂ© de ressembler Ă  Achille ? Je trouve HomĂšre inexcusable dans ce caractĂšre qu’il a outrĂ© en mal, sans aucun besoin. Je n’examine pas les caractĂšres des autres HĂ©ros de l’Iliade ; cela nous mĂšnerait trop loin. Je passe Ă  celui de l’OdyssĂ©e. Le caractĂšre d’Ulysse est tellement mĂȘlĂ© de prudence et de fourberie, d’hĂ©roĂŻque et de bas qu’il est presque impossible de le bien dĂ©finir[115]. »

Perrault faisait lĂ  une caricature en rĂšgle d’HomĂšre qui indigna Boileau : « Boileau a rĂ©sumĂ©, dans une page indignĂ©e de ses RĂ©flexions critiques, les apprĂ©ciations de Perrault sur HomĂšre : “Il (Perrault) emploie la moitiĂ© de son livre Ă  prouver, Dieu sait comment, qu'il n'y a dans les ouvrages de ce grand homme ni ordre, ni raison, ni Ă©conomie, ni suite, ni biensĂ©ance, ni noblesse de mƓurs ; que tout y est plein de bassesse, de chevilles, d'expressions grossiĂšres ; qu'il est mauvais gĂ©ographe, mauvais astronome, mauvais naturaliste, etc.”[116] »

Ce que reprĂ©sente la littĂ©rature classique, ce sont « des Rois et de grands Capitaines », et elle doit les reprĂ©senter avec des mƓurs « polies », sans bassesse, sans indĂ©cence. Le hĂ©ros ne doit pas utiliser de mots tels qu’« ivrogne », « impudent », « sac Ă  vin » ou encore « visage de chien ». Il ne doit pas faire preuve de « fourberie », ne doit pas ĂȘtre « colĂšre, inexorable, emportĂ©, se moquant des lois, et croyant avoir droit de s’emparer de tout par la force des armes ». La littĂ©rature classique ne doit pas reprĂ©senter la rĂ©alitĂ© dans toute sa richesse ; elle doit donner un « idĂ©al », qui se trouve ĂȘtre une reprĂ©sentation de la cour de Louis XIV vue Ă  travers le regard d’un Perrault, transposĂ©e dans un costume antique et exposĂ©e dans une langue « noble » — ainsi qu’on le voit chez Racine.

La rĂ©alitĂ© de la guerre, sa brutalitĂ©, sa cruautĂ©, que le philosophe Voltaire voit, Perrault ne la voit pas. La guerre, pour Perrault, est un art — et un art oĂč excellent les Français. La brutalitĂ©, Perrault la voit dans les propos injurieux — et irrespectueux de l’autoritĂ© — profĂ©rĂ©s par les hĂ©ros d’HomĂšre, par Achille « qui traite Agamemnon » — son roi — « d’ivrogne et d’impudent, qui l’appelle sac Ă  vin, et visage de chien ».

« Le genre classique a introduit une sorte d'aristocratie dans l'art ; il n'a pris des choses que le noble et l'essentiel : de l'univers il n'a pris que l'homme, et pas la nature ; de la société il a pris les grands, et pas les petits ; de l'individu humain l'ùme, et pas le corps ; de l'ùme la substance et non les phénomÚnes[112]. »

Mais cette petite portion de la rĂ©alitĂ© qui intĂ©resse les classiques devient pour eux « l’universel », car seul conforme Ă  la « raison », Ă  l’ordre, la clartĂ©, la politesse, la douceur, l’urbanitĂ© — comme la langue française devient la langue « universelle », car langue de la « raison », de l’ordre, de la clartĂ©, etc., grĂące Ă  Louis XIV, nous dit Voltaire : « Enfin la langue française, milord, est devenue presque la langue universelle. A qui en est-on redevable ? Ă©tait-elle aussi Ă©tendue du temps de Henri IV ? Non, sans doute ; on ne connaissait que l'italien et l'espagnol. Ce sont nos excellents Ă©crivains qui ont fait ce changement. Mais qui a protĂ©gĂ©, employĂ©, encouragĂ© ces excellents Ă©crivains[101] ? »

Voltaire avait Ă©noncĂ© les arguments, repris ensuite par Rivarol dans son cĂ©lĂšbre Discours, qui prĂ©tendaient dĂ©montrer la supĂ©rioritĂ© de la langue française et expliquer son universalitĂ© en Europe : « Le gĂ©nie de cette langue est la clartĂ© et l'ordre : car chaque langue a son gĂ©nie, et ce gĂ©nie consiste dans la facilitĂ© que donne le langage de s'exprimer plus ou moins heureusement, d'employer ou de rejeter les tours familiers aux autres langues. Le français n'ayant point de dĂ©clinaisons, et Ă©tant toujours asservi aux articles, ne peut adopter les inversions grecques ou latines ; il oblige les mots Ă  s'arranger dans l'ordre naturel des idĂ©es. [...] L'ordre naturel dans lequel on est obligĂ© d'exprimer ses pensĂ©es et de construire ses phrases rĂ©pand dans cette langue une douceur et une facilitĂ© qui plaĂźt Ă  tous les peuples : et le gĂ©nie de la nation, se mĂȘlant au gĂ©nie de la langue, a produit plus de livres agrĂ©ablement Ă©crits qu'on n'en voit chez aucun autre peuple. La libertĂ© et la douceur de la sociĂ©tĂ© n'ayant Ă©tĂ© longtemps connues qu'en France, le langage en a reçu une dĂ©licatesse d'expression et une finesse pleine de naturel qui ne se trouvent guĂšre ailleurs. [...] Enfin le gĂ©nie français est peut-ĂȘtre Ă©gal aujourd'hui Ă  celui des Anglais en philosophie ; peut-ĂȘtre supĂ©rieur Ă  tous les autres peuples, depuis quatre-vingts ans, dans la littĂ©rature et le premier, sans doute, pour les douceurs de la sociĂ©tĂ©, pour cette politesse si aisĂ©e, si naturelle, qu'on appelle improprement urbanitĂ©[117]. »

En dehors de cet « universel », qui est « la civilisation », il n’y a que du « barbare », du « sauvage », du « primitif » — toutes choses dont il faut « dĂ©tourner les yeux » car c’est « la honte de la nature »[97]. Il n’y a dans « l'histoire du monde », dit Voltaire, que « quatre siĂšcles ». Et de ces quatre, un seul qui approche « de la perfection », le « siĂšcle de Louis XIV ».

La littĂ©rature classique devait prendre ce qu’il y avait eu de bon chez les anciens — qui avaient Ă©tĂ© « autant polis qu’ils le pouvaient ĂȘtre » — et rejeter les « mauvais exemples » de l’antiquitĂ© dans le but de « donner de l’instruction ou du plaisir » : « Je ne dis point que les siĂšcles d’Alexandre et d’Auguste aient Ă©tĂ© barbares, ils ont Ă©tĂ© autant polis qu’ils le pouvaient ĂȘtre, mais je prĂ©tends que l’avantage qu’a notre siĂšcle d’ĂȘtre venu le dernier, et d’avoir profitĂ© des bons et des mauvais exemples des siĂšcles prĂ©cĂ©dents, l’a rendu le plus savant, le plus poli et le plus dĂ©licat de tous. Les Anciens ont dit de bonnes choses mĂȘlĂ©es de mĂ©diocres et de mauvaises, et il ne pouvait pas en arriver autrement Ă  des gens qui commençaient, mais les Modernes ont eu le bonheur de pouvoir choisir, ils ont imitĂ© les Anciens en ce qu’ils ont de bon, ils se sont dispensĂ©s de les suivre dans ce qu’ils ont, ou de mauvais ou de mĂ©diocre[115]... »

La politesse, la dĂ©licatesse, la galanterie, la noblesse des sentiments, le rĂšgne de la « raison » et du « bon goĂ»t », sont les marques distinctives du « siĂšcle de Louis Le Grand ». Perrault, qui n’ignore pourtant pas que Louis XIV fait la guerre pour faire des conquĂȘtes, ne veut pas voir reprĂ©sentĂ© un hĂ©ros qui croit « avoir droit de s’emparer de tout par la force des armes ». Cela est dangereux, et les poĂštes grecs qui montrent de tels hĂ©ros ne devraient pas mĂȘme ĂȘtre traduits : « Ces traductions de PoĂštes grecs sont contre la bonne politique[115]. »

Larry F. Norman remarque que la monarchie absolue trouvait son avantage aussi bien avec le camp des anciens qu’avec celui des modernes, qui tous deux, quoique d’une maniĂšre diffĂ©rente, lui offraient des outils « de propagande » : « Bien que Colbert penche plutĂŽt pour les Modernes et Louvois pour les Anciens, le fait est que Louis XIV lui-mĂȘme, et le rĂ©gime absolu en gĂ©nĂ©ral, trouvent des avantages aux deux cĂŽtĂ©s de la Querelle. L’affirmation de la supĂ©rioritĂ© du « siĂšcle de Louis le Grand » par les Modernes est Ă©videmment flatteuse et s’avĂšre un outil de propagande efficace, tandis que le prestige des hĂ©ros anciens et de la mythologie paĂŻenne est lui aussi utile Ă  l’élaboration de l’image du « Roi-Soleil », connu Ă©galement sous le nom de « Louis Auguste » et de « Nouvel Apollon ». Le rĂ©gime n’avait donc aucunement besoin d’intervenir[114]. »

Si Perrault revendiquait, comme Descartes, l’usage seul de la raison dans le domaine de l’art et de la science, il l’excluait cependant dans deux disciplines, la thĂ©ologie et la jurisprudence, oĂč devait continuer de rĂ©gner l’autoritĂ© : « Il y a longtemps qu’on ne se paie plus de cette sorte d’autoritĂ©, et que la raison est la seule monnaie qui ait cours dans le commerce des Arts et des Sciences. L’autoritĂ© n’a de force prĂ©sentement et n’en doit avoir que dans la ThĂ©ologie et la Jurisprudence[115]. »

Le classicisme français exclut le discours politique — domaine rĂ©servĂ© de la monarchie — comme le discours religieux — domaine rĂ©servĂ© de l’Église : « Je retrouve encore [l’influence de Descartes] dans cette espĂšce de silence universel sur les questions qui ordinairement passionnent le plus les hommes, je veux dire la politique et la religion. Descartes en avait ajournĂ© la solution, se bornant Ă  admettre provisoirement ce qu'il trouvait Ă©tabli. Le provisoire devint dĂ©finitif. Les esprits ne s'ingĂ©niĂšrent que pour fonder sur des dĂ©monstrations irrĂ©futables la lĂ©gitimitĂ© absolue et l’immutabilitĂ© de ce qui Ă©tait. On ne cherche plus alors, on a trouvĂ© : on ne hasarde plus des doutes, on prononce des axiomes[118]. »

Goût « universel » et intolérance à la différence culturelle

Les partisans des anciens continuaient pour leur part de regarder les auteurs grecs et latins avec admiration et dĂ©fendaient la diffĂ©rence culturelle que reprĂ©sentait cette antiquitĂ© que les « modernes » traitaient avec mĂ©pris et condescendance du haut de leur « vanitĂ© » et de leur chauvinisme : « En dĂ©fense de l’antiquitĂ©, ses champions rĂ©pondirent en condamnant ce qu’ils appelĂšrent la « vanitĂ© » et les « prĂ©jugĂ©s » chauvins collectifs d’un monde moderne incapable de tolĂ©rer toute forme de diffĂ©rence culturelle »[119]

Longepierre, un défenseur des « anciens », dit à propos des « modernes » : « ...cette odieuse antiquité leur paraßtra toujours pleine de défauts et condamnable ».

L’opposition entre les anciens et les « modernes » repose sur l’apprĂ©ciation de l’antiquitĂ© comme altĂ©ritĂ©. Pour les « modernes », tout ce qui n’est pas « le siĂšcle de Louis le Grand » est par dĂ©finition infĂ©rieur, donc plein de dĂ©fauts, odieux et condamnable : « Le vrai dĂ©bat ne concerne pas l’autoritĂ© de l’AntiquitĂ©, mais l’altĂ©ritĂ© de l’AntiquitĂ©. [...] Pour les Modernes, l’AntiquitĂ© — avec ses mƓurs brutales et grossiĂšres, sa pensĂ©e rudimentaire et sa politique dĂ©sordonnĂ©e — est une mine inĂ©puisable de scandale ; pour les Anciens, au contraire, elle est une source exotique et sublime d’émerveillement[114]. »

On trouve cependant, chez les partisans des anciens, deux maniĂšres opposĂ©es d’envisager l’antiquitĂ© : l’une y voit une altĂ©ritĂ©, et l’apprĂ©cie pour telle. C’est le cas de La BruyĂšre dans son Discours sur ThĂ©ophraste :

« Ayons ... pour les livres des anciens cette mĂȘme indulgence que nous espĂ©rons nous-mĂȘmes de la postĂ©ritĂ©, persuadĂ©s que les hommes n'ont point d'usages ni de coutumes qui soient de tous les siĂšcles ; qu'elles changent avec les temps ; que nous sommes trop Ă©loignĂ©s de celles qui ont passĂ©, et trop proches de celles qui rĂšgnent encore, pour ĂȘtre dans la distance qu'il faut pour faire des unes et des autres un juste discernement. Alors ni ce que nous appelons la politesse de nos mƓurs, ni la biensĂ©ance de nos coutumes, ni notre faste, ni notre magnificence, ne nous prĂ©viendront pas davantage contre la vie simple des AthĂ©niens que contre celle des premiers hommes, grands par eux-mĂȘmes, et indĂ©pendamment de mille choses extĂ©rieures qui ont Ă©tĂ© depuis inventĂ©es pour supplĂ©er peut-ĂȘtre Ă  cette vĂ©ritable grandeur qui n'est plus.

La nature se montrait en eux dans toute sa puretĂ© et sa dignitĂ©, et n'Ă©tait point encore souillĂ©e par la vanitĂ©, par le luxe et par la sotte ambition. Un homme n'Ă©tait honorĂ© sur la terre qu'Ă  cause de sa force ou de sa vertu ; il n'Ă©tait point riche par des charges ou des pensions, mais par son champ, par ses troupeaux, par ses enfants et ses serviteurs ; sa nourriture Ă©tait saine et naturelle : les fruits de la terre, le lait de ses animaux et de ses brebis ; ses vĂȘtements simples et uniformes : leurs laines, leurs toisons ; ses plaisirs innocents : une grande rĂ©colte, le mariage de ses enfants, l'union avec ses voisins, la paix dans sa famille. Rien n'est plus opposĂ© Ă  nos mƓurs que toutes ces choses ; mais l'Ă©loignement des temps nous les fait goĂ»ter, ainsi que la distance des lieux nous fait recevoir tout ce que les diverses relations ou les livres de voyages nous apprennent des pays lointains et des nations Ă©trangĂšres. »

La BruyĂšre se fait ici le dĂ©fenseur non seulement de l’altĂ©ritĂ© des anciens, mais aussi de celle « des pays lointains et des nations Ă©trangĂšres ». Le regard que La BruyĂšre veut que l’on porte sur ce qui est Ă©loignĂ© dans le temps et dans l’espace est l’inverse d’un regard ethnocentrique. Son apprĂ©ciation sur la cour de Louis XIV, « souillĂ©e par la vanitĂ©, par le luxe et par la sotte ambition » est une condamnation. La BruyĂšre dĂ©nonce en fait ce qui se cache derriĂšre, dit-il « ce que nous appelons la politesse de nos mƓurs », « la biensĂ©ance de nos coutumes », « notre faste », « notre magnificence ». LĂ  n’est pas pour lui la « vĂ©ritable grandeur ».

Il n’y a pas « d'usages ni de coutumes qui soient de tous les siĂšcles », autrement dit, les usages et les coutumes du siĂšcle de Louis XIV ne sont pas l’aboutissement du processus de civilisation, arrivĂ© Ă  sa perfection, que tout le monde, comme le voudraient Voltaire et Perrault, devrait admirer et imiter ; au contraire, ils sont un contre-modĂšle. La BruyĂšre n’est ni impressionnĂ© ni sĂ©duit par le faste et la magnificence de son siĂšcle, et il voit la vraie simplicitĂ© et la « vĂ©ritable grandeur » chez les AthĂ©niens et chez les « premiers hommes ».

Une autre maniĂšre de considĂ©rer l’antiquitĂ©, chez les partisans des anciens, est d’y voir la similitude avec leur monde et de faire abstraction des diffĂ©rences, de construire, Ă  partir de la sĂ©lection d’élĂ©ments de l’antiquitĂ©, une abstraction « immuable et universelle » : « ...Racine a cru Ă  la raison immuable et universelle de Descartes, et ... son esthĂ©tique s'en est sans cesse inspirĂ©e »[112].

Dans la prĂ©face d’IphigĂ©nie, Racine, reconnaissant ce qu’il doit Ă  Euripide (et Ă  HomĂšre), Ă©crit : « J'avoue que je lui dois un bon nombre des endroits qui ont Ă©tĂ© les plus approuvĂ©s dans ma tragĂ©die. Et je l'avoue d'autant plus volontiers que ces approbations m'ont confirmĂ© dans l'estime et dans la vĂ©nĂ©ration que j'ai toujours eues pour les ouvrages qui nous restent de l'antiquitĂ©. J'ai reconnu avec plaisir par l'effet qu'a produit sur notre thĂ©Ăątre tout ce que j'ai imitĂ© ou d'HomĂšre ou d'Euripide, que la raison et le bon sens Ă©taient les mĂȘmes dans tous les siĂšcles. Le goĂ»t de Paris s'est trouvĂ© conforme Ă  celui d'AthĂšnes. »[120]

Pour Racine, comme pour Boileau, comme pour Perrault, comme pour Voltaire, il existe un seul goĂ»t vĂ©ritable — un goĂ»t « universel » comme la « raison » et le « bon sens » —, goĂ»t que les Grecs, et Ă  leur suite les Romains, ont Ă©tĂ© les premiers Ă  dĂ©couvrir et que les « modernes » doivent imiter respectueusement (Racine, Boileau) ou peuvent encore, et mĂȘme ont perfectionnĂ© (Perrault, Voltaire). Ces quatre auteurs sont en mĂȘme temps des partisans de la monarchie et, pour trois d’entre eux, des soutiens directs de Louis XIV, Racine et Boileau ayant notamment Ă©tĂ© tous deux historiographes de Louis XIV.

L’opposition entre partisans des anciens et « modernes » en cache donc une autre, celle entre les partisans de la monarchie absolue, d’une part — qui font de Paris le centre du « bon goĂ»t » et de la « raison universelle », que ce « bon goĂ»t » et cette « raison universelle » aient Ă©galement Ă©tĂ© (Racine, Boileau) ou non (Perrault) l’apanage des AthĂ©niens — et, d’autre part, les critiques du « siĂšcle de Louis XIV » — qui, tel La BruyĂšre, discernent et rĂ©vĂšlent ce qui se cache derriĂšre les apparences, derriĂšre la « politesse » des mƓurs et la « biensĂ©ance » des coutumes : la « vanitĂ© », l’« ambition », le goĂ»t du « luxe ».

Toutes les pensĂ©es, maximes et rĂ©flexions morales de La Rochefoucauld ne visent qu’à mettre Ă  jour ce qui se dissimule derriĂšre les belles paroles et les beaux sentiments, tous le produit, d’une maniĂšre ou d’une autre, de l’amour-propre, « le plus grand de tous les flatteurs » et la plus grande de toutes les passions. Les « grands hommes », dit La Rochefoucauld, ne sont mus que par l’ambition et la vanitĂ© : « Lorsque les grands hommes se laissent abattre par la longueur de leurs infortunes, ils font voir qu'ils ne les soutenaient que par la force de leur ambition, et non par celle de leur Ăąme ; et qu'Ă  une grande vanitĂ© prĂšs, les hĂ©ros sont faits comme les autres hommes. »

Les « modernes » se pensent l’incarnation du « bon goĂ»t » et de la « raison », seuls Ă  savoir apprĂ©cier les choses Ă  leur juste mesure : eux seuls savent ce qu’est le beau et le rationnel, eux seuls possĂšdent l’« esprit d’examen et de discussion », inconnu des siĂšcles prĂ©cĂ©dents, dit Terrasson au XVIIIe siĂšcle, sinon Ă  l’état de « traces » : « Le vĂ©ritable creuset des auteurs et des ouvrages est donc cet esprit d’examen et de discussion, en un mot cette philosophie, dont on voit sans doute des traces dans quelques anciens, comme dans CicĂ©ron, dans Horace et quelques autres ; mais dont on n’a fait un principe, un systĂšme constant et gĂ©nĂ©ral, que dans ce siĂšcle[121]. »

Étant des « classiques », c’est-Ă -dire partant des civilisations grecques et romaines, lesquelles, malgrĂ© leurs imperfections, sont « la civilisation », toute primitive qu’elle soit encore, ils considĂšrent que, sans elles — sans leur redĂ©couverte par la Renaissance —, ils seraient encore dans la « barbarie », ainsi que le dit Houdar de La Motte : « Nous serions encore dans la barbarie si nous ne les avions retrouvĂ©s. Il eĂ»t fallu de nouveau dĂ©fricher tout, passer par les commencements les plus faibles, acquĂ©rir, pour ainsi dire, les arts piĂšce Ă  piĂšce, et perfectionner nos vues par l’expĂ©rience de nos propres fautes, au lieu que les anciens ont fait tout ce chemin pour nous[122]. »

Venant aprĂšs les Grecs et les Romains, et ayant bĂ©nĂ©ficiĂ© de leurs dĂ©frichements, ils sont parvenus au sommet de la perfection et du savoir : les « idĂ©es du beau dans tous les genres » leur Ă©tant dĂ©sormais « connues », ils sont Ă  mĂȘme de « mesurer tout indistinctement » Ă  cette « rĂšgle » : « La question n'est pas, comme bien des gens se l'imaginent, et comme les partisans outrĂ©s de l'antiquitĂ© semblent l'entendre, s'il faut mĂ©priser ou estimer les anciens, les abandonner ou les conserver. Il est hors de doute qu'il faut les estimer et les lire ; il s'agit seulement de savoir s'il ne les faut pas peser au mĂȘme poids que les modernes ; si, quand les idĂ©es du beau dans tous les genres sont une fois connues, il ne faut pas mesurer tout indistinctement Ă  cette rĂšgle, et effacer des ouvrages, pour ainsi dire, le nom de leurs auteurs pour ne les juger qu'en eux-mĂȘmes[122]. »

« Or il faut dire que cette approche rationaliste, qui veut mesurer tout par une « rĂšgle » universelle et inflexible, tend souvent au dogmatisme. [...] Leur foi dans la raison pure, dans la dĂ©duction abstraite, va les conduire Ă  l’impasse[114]. »

Pour Perrault, la norme du beau — la manifestation de la raison universelle dans le domaine du beau — est le chĂąteau de Versailles et ses jardins ordonnĂ©s oĂč la nature est domptĂ©e. L’idĂ©al des « modernes » — oĂč esthĂ©tique et morale se confondent — rĂ©vĂšle lĂ  son but : dompter la nature, y compris la nature humaine — « la Philosophie [morale] n’a pas une plus importante et plus continuelle occupation que de dompter, et de corriger cette pure Nature » —, est l’objectif de cette « civilisation française », de ses arts — y compris l’« art militaire » — et de ses sciences :

« Et moi je vous dis que cette pure Nature dont vous faites tant de cas n’est point belle dans les ouvrages de l’Art. Elle est admirable dans des forĂȘts, dans des riviĂšres, dans des torrents, dans des dĂ©serts, et gĂ©nĂ©ralement dans tous les lieux sauvages qui lui sont entiĂšrement abandonnĂ©s ; mais dans les lieux que l’Art cultive, comme par exemple dans des jardins, elle gĂąterait tout si on la laissait faire, elle remplirait toutes les allĂ©es d’herbes et de ronces, toutes les fontaines et les canaux de roseaux et de limon, aussi les Jardiniers ne font-ils autre chose que de la combattre continuellement. Il en est de mĂȘme dans les choses de la Morale, oĂč la Philosophie n’a pas une plus importante et plus continuelle occupation que de dompter, et de corriger cette pure Nature qui est toujours brutale, n’allant jamais qu’à ses fins, sans s’inquiĂ©ter de l’intĂ©rĂȘt des autres[115]. »

Le jardin classique, dont le modĂšle est celui de Versailles, est l’extension et le reflet de la cour et du salon, c’est « le salon agrandi, Ă©tendu au-delĂ  des murs de la maison et jusqu'aux limites du parc » : « La vie Ă  cette Ă©poque est entiĂšrement dĂ©nuĂ©e de fraĂźcheur ; il n'y germe pas la plus petite pastorale. Elle est toute faite d'intrigues, d'artifices, de reprĂ©sentation, d'apparat, de politesse. C'est, si vous voulez un mot plus moderne, une vie de salon et de conversation par excellence, c'est-Ă -dire avec exclusion et effacement de tous les goĂ»ts et de toutes les idĂ©es qui naissent du sĂ©jour Ă  la campagne et de la rĂȘverie solitaire. Que sera le jardin pour des hommes ainsi faits ? Vous le devinez, ce sera le salon agrandi, Ă©tendu au-delĂ  des murs de la maison et jusqu'aux limites du parc. Dans ce salon sub Dio en quelque sorte, il n'y a rien qui ne rĂ©ponde par sa disposition Ă  une disposition semblable du salon intĂ©rieur. Les buis figurent la plinthe, les charmilles taillĂ©es se posent sur les troncs Ă©galement espacĂ©s des chĂȘnes comme des tentures accrochĂ©es Ă  une colonnade[123]... »

Lanson dit de Voltaire qu’il « n'est chauvin que de goĂ»t », mais qu’il l’est « Ă©nergiquement ». Le goĂ»t est cependant ce qui fait pour Voltaire la diffĂ©rence, la supĂ©rioritĂ©, le vrai civilisĂ©. Voltaire est « infiniment curieux » et ses connaissances sont vastes ; son admiration ne se limite pas Ă  ce qui est français ; il est notamment anglophile, et cite Newton et Locke comme des rĂ©fĂ©rences ; il a Ă©crit les ÉlĂ©ments de la philosophie de Newton pour faire connaĂźtre la physique newtonienne en France ; mais il ne peut admirer Shakespeare, car en matiĂšre littĂ©raire, oĂč se rĂ©vĂšle la supĂ©rioritĂ© de goĂ»t, la suprĂ©matie doit rester Ă  la France et Racine doit rester supĂ©rieur Ă  Shakespeare, quel que soit le gĂ©nie de ce dernier : « En dehors du goĂ»t noble et pur de nos chefs-d'Ɠuvre, il y a du gĂ©nie sans doute, mais du gĂ©nie brut et barbare. Shakespeare a « des morceaux grands et terribles », mais des « idĂ©es bizarres et gigantesques », « pas la moindre Ă©tincelle de goĂ»t », ni « la moindre connaissance de rĂšgles ». La Bible est le produit d'un peuple ignorant et grossier[102]. »

Les goĂ»ts diffĂšrent de peuples Ă  peuples, Voltaire le constate, mais un seul connaĂźt le vrai goĂ»t ; et pas mĂȘme le peuple entier, seulement une petite minoritĂ© : « Il constate ! les goĂ»ts diffĂ©rents des peuples : il n'est pas tentĂ© d'en conclure Ă  la relativitĂ© du goĂ»t. Mais rares sont les peuples et les Ă©poques oĂč l'on a su ce que c'Ă©tait que l'imitation de la belle nature. Quelques milliers de Français le savent. C'est la plus sĂ»re gloire et la plus solide supĂ©rioritĂ© de notre nation[103]. »

L’intolĂ©rance Ă  l’altĂ©ritĂ© de l’idĂ©al classique — Ă  ce qui n’est pas poli, ordonnĂ©, domptĂ©, rĂ©glĂ© — n’est pas uniquement une question de goĂ»t ou la manifestation du chauvinisme et de l’ethnocentrisme, elle est aussi — et surtout — la manifestation de la peur du « mauvais exemple » et du dĂ©sir de l’éliminer : dans les livres des anciens, on peut lire des choses qui menacent l’ordre instaurĂ© par la monarchie absolue. La traduction des anciens va Ă  l’encontre de la « bonne politique » (Perrault)

Larry F. Norman rappelle ce qu’avait, comme Perrault, constatĂ© Thomas Hobbes : « Comme l’a bien remarquĂ© le plus formidable champion europĂ©en du pouvoir absolu, rien n’est plus dangereux pour les monarchies modernes que la lecture des livres grecs et romains[114]. »

A cet « intĂ©rĂȘt des autres », dont la morale de Perrault prĂ©tend se soucier, le moraliste La Rochefoucauld rĂ©pond : « L'intĂ©rĂȘt parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages, mĂȘme celui de dĂ©sintĂ©ressĂ©. » Et le philosophe Voltaire : « Tout homme naĂźt avec un penchant assez violent pour la domination, la richesse et les plaisirs, et avec beaucoup de goĂ»t pour la paresse ; par consĂ©quent tout homme voudrait avoir l'argent et les femmes ou les filles des autres, ĂȘtre leur maĂźtre, les assujettir Ă  tous ses caprices et ne rien faire, ou du moins ne faire que des choses trĂšs-agrĂ©ables. Vous voyez bien qu'avec ces belles dispositions il est aussi impossible que les hommes soient Ă©gaux, qu'il est impossible que deux prĂ©dicateurs ou deux professeurs de thĂ©ologie ne soient pas jaloux l'un de l'autre[100]. »

HiĂ©rarchiser les ĂȘtres vivants et se mettre au sommet de l’échelle

Voltaire, adhĂ©rant Ă  la thĂ©orie polygĂ©niste, classe les ĂȘtres humains en diffĂ©rentes espĂšces qui diffĂšrent entre elles par leurs capacitĂ©s intellectuelles. S’il admet parfois que tous les hommes sont douĂ©s de la mĂȘme raison — « Dieu nous a donnĂ© un principe de raison universelle, comme il a donnĂ© les plumes aux oiseaux et la fourrure aux ours... » — sa thĂ©orie de l’inĂ©galitĂ© des races, ou espĂšces, Ă©tablit une Ă©chelle qui hiĂ©rarchise les ĂȘtres humains en fonction du degrĂ© de leur intelligence. Il Ă©crit, Ă  propos des Albinos : « ...ils n'ont d'homme que la stature du corps, avec la facultĂ© de la parole et de la pensĂ©e dans un degrĂ© trĂšs-Ă©loignĂ© du nĂŽtre »[124] ; « ...ils sont au-dessous des nĂšgres pour la force du corps et de l'entendement, et la nature les a peut-ĂȘtre placĂ©s aprĂšs les nĂšgres et les Hottentots, au-dessus des singes, comme un des degrĂ©s qui descendent de l'homme Ă  l'animal. »[125] Dans son TraitĂ© de mĂ©taphysique[126], il Ă©crit : « Enfin je vois des hommes qui me paraissent supĂ©rieurs Ă  ces nĂšgres, comme ces nĂšgres le sont aux singes, et comme les singes le sont aux huĂźtres et aux autres animaux de cette espĂšce. »

Lorsqu’il considĂšre la « civilisation », Voltaire Ă©tablit de nouveau des degrĂ©s selon leur perfection, le perfectionnement de la civilisation Ă©tant dĂ» Ă  celui de la « raison humaine en gĂ©nĂ©ral »[105]. Pour arriver Ă  la perfection, il avait fallu « un temps prodigieux », « une suite de siĂšcles qui nous effraie » : « Pour qu'une nation soit rassemblĂ©e en corps de peuple, qu'elle soit puissante, aguerrie, savante, il est certain qu'il faut un temps prodigieux. »[127] De ces siĂšcles innombrables, Voltaire ne veut en retenir que quatre qui mĂ©ritent considĂ©ration : le siĂšcle de PĂ©riclĂšs ou d’Alexandre, celui de CĂ©sar et d’Auguste, celui du pape LĂ©on X et des MĂ©dicis, enfin celui de Louis XIV, qui commence sous Richelieu avec l'Ă©tablissement de l'AcadĂ©mie française. Et de ces quatre, « le plus Ă©clairĂ© qui fut jamais », celui seul dans lequel la « saine philosophie » a Ă©tĂ© connue, est le dernier, et cela grĂące Ă  ce qui diffĂ©rencie les Français des autres nations : leur langue, une langue « universelle », « devenue la langue de l’Europe », une langue dont le « gĂ©nie » est « la clartĂ© et l'ordre », une langue qui a reçu de la « libertĂ© » et de la « douceur de la sociĂ©tĂ© » « une dĂ©licatesse d'expression et une finesse pleine de naturel qui ne se trouvent guĂšre ailleurs »[117].

Tous les ĂȘtres humains sont Ă©galement dotĂ©s de la « raison universelle » dit Voltaire, mais, dit le mĂȘme Voltaire, les Français sont mieux dotĂ©s que tout autre en matiĂšre de « raison humaine en gĂ©nĂ©ral ». A propos du français, rĂ©sumant Voltaire, Rivarol dira : « SĂ»re, sociale, raisonnable, ce n'est plus la langue française, c'est la langue humaine[128]. »

Cette hiĂ©rarchisation des ĂȘtres humains s’intĂšgre dans une hiĂ©rarchisation plus gĂ©nĂ©rale, celle du rĂšgne animal — dont le degrĂ© infĂ©rieur est occupĂ© par les « huĂźtres » et « autres animaux de cette espĂšce » —, rĂšgne animal lui-mĂȘme supĂ©rieur au rĂšgne vĂ©gĂ©tal et aux choses inanimĂ©es, comme l’explique Buffon, double acadĂ©micien et intendant des jardins du Roi, dans son Histoire naturelle[129] : « Dans la foule d'objets que nous prĂ©sente ce vaste globe..., dans le nombre infini des diffĂ©rentes productions dont sa surface est couverte et peuplĂ©e, les animaux tiennent le premier rang, tant par la conformitĂ© qu'ils ont avec nous, que par la supĂ©rioritĂ© que nous leur connaissons sur les ĂȘtres vĂ©gĂ©tants ou inanimĂ©s. [...] ...quoique les ouvrages du crĂ©ateur soient en eux-mĂȘmes tous Ă©galement parfaits, l'animal est, selon notre façon d'apercevoir, l'ouvrage le plus complet de la nature, et l'homme en est le chef-d'Ɠuvre. »

Ce qui permet Ă  l’homme, « chef-d'Ɠuvre » de la crĂ©ation, d’établir cette hiĂ©rarchie, c’est la capacitĂ© de juger, qu’il est seul, de la crĂ©ation, Ă  possĂ©der. Cette capacitĂ© de juger lui permet de faire des comparaisons, comparer Ă©tant le moyen par lequel nous pouvons « juger » : « ce n'est qu'en comparant que nous pouvons juger, ...nos connaissances roulent mĂȘme entiĂšrement sur les rapports que les choses ont avec celles qui leur ressemblent ou qui en diffĂšrent, et ..., s'il n'existait point d'animaux, la nature de l'homme serait encore plus incomprĂ©hensible... » (Discours sur la nature des animaux, 1753)

L’homme, dit Buffon, « n'est pas un simple animal », « sa nature est supĂ©rieure Ă  celle des animaux », et Buffon s’attache « Ă  dĂ©montrer la cause de cette supĂ©rioritĂ© », Ă  « Ă©tablir, par des preuves claires et solides, le degrĂ© prĂ©cis de cette infĂ©rioritĂ© de la nature des animaux, afin de distinguer ce qui n'appartient qu'Ă  l'homme de ce qui lui appartient en commun avec l'animal ». Si Buffon fait appel Ă  un Dieu crĂ©ateur comme principe ultime de l’existence des choses et de leur ordonnancement, son discours sur « l’histoire naturelle », c’est-Ă -dire sur l’histoire de la nature — lĂ  oĂč Voltaire s’était restreint Ă  une histoire des « mƓurs » et de « l’esprit des nations » — se veut scientifique, et non thĂ©ologique, basĂ© sur l’observation de la nature et non sur l’autoritĂ© des textes sacrĂ©s.

Buffon, aprĂšs avoir observĂ© les animaux et les avoir comparĂ©s Ă  l’homme, arrive Ă  la conclusion que « l'animal n'est remuĂ© que par l'appĂ©tit » tandis que « l'homme est conduit par un principe supĂ©rieur ». L'appĂ©tit, « vĂ©hĂ©ment et promptement dĂ©veloppĂ© » chez l’animal, « est le principe unique de la dĂ©termination de tous [ses] mouvements » tandis que « dans l'homme au contraire l'appĂ©tit est faible » et « ne se dĂ©veloppe que plus tard ».

Les animaux ne sont pas de simples machines comme chez Descartes : ils possĂšdent « tout » ce que possĂšde l’homme, « Ă  l'exception de la pensĂ©e et de la rĂ©flexion ». Ils possĂšdent donc le sentiment ; « ils l'ont mĂȘme Ă  un plus haut degrĂ© que nous ne l'avons » ; ils ont aussi la « conscience de leur existence actuelle », mais non « celle de leur existence passĂ©e » ; « ils ont des sensations, mais il leur manque la facultĂ© de les comparer, c'est-Ă -dire la puissance qui produit les idĂ©es... »

Si l’homme se diffĂ©rencie de l’animal par le fait de possĂ©der la pensĂ©e et la rĂ©flexion, celles-ci sont cependant troublĂ©es et obscurcies par une autre facultĂ© de l’homme : l’imagination — qui « ne fait rien que pour son malheur » en ne prĂ©sentant Ă  son Ăąme que des « fantĂŽmes vains ou des images exagĂ©rĂ©es », que des « illusions » et des « chimĂšres » qui lui font perdre « sa facultĂ© de juger, et mĂȘme son empire ». Cette imagination est sans cesse excitĂ©e par les « passions » qui « dĂ©tournent l'Ăąme de toute contemplation ; dĂšs qu'elles ont pris le dessus, la raison est dans le silence, ou du moins elle n'Ă©lĂšve plus qu'une voix faible et souvent importune ; le dĂ©goĂ»t de la vĂ©ritĂ© suit ; le charme de l'illusion augmente, l'erreur se fortifie, nous entraine et nous conduit au malheur... »

Le plus grand malheur de l’homme vient de ces passions qui l’empĂȘchent « de ne plus rien voir tel qu'il est, de ne plus rien juger que relativement Ă  sa passion, de n'agir que par son ordre, de paraitre en consĂ©quence injuste ou ridicule aux autres, et d'ĂȘtre forcĂ© de se mĂ©priser » lui-mĂȘme lorsqu'il vient Ă  « s'examiner ». Le seul qui Ă©chappe Ă  l’empire des passions et aux illusions de l’imagination est « l’homme sage, le seul qui soit digne d'ĂȘtre considĂ©rĂ© : maĂźtre de lui-mĂȘme, il l'est des Ă©vĂ©nements... [...] ...occupĂ© continuellement Ă  exercer les facultĂ©s de son Ăąme, il perfectionne son entendement, il cultive son esprit, il acquiert de nouvelles connaissances... [...] ...il jouit de tout l'univers en jouissant de lui-mĂȘme. » Et Buffon est l’un de ces sages-lĂ , quand « la plupart des hommes », « rĂ©duits Ă  une imitation servile », « ne font que ce qu'ils voient faire, ne pensent que de mĂ©moire et dans le mĂȘme ordre que les autres ont pensĂ© ; les formules, les mĂ©thodes, les mĂ©tiers remplissent toute la capacitĂ© de leur entendement, et les dispensent de rĂ©flĂ©chir assez pour crĂ©er. »

En thĂ©orie, tous les hommes sont Ă©gaux par leur capacitĂ© Ă  juger, Ă  comparer, Ă  former des idĂ©es, Ă  crĂ©er, Ă  se perfectionner. Cette Ă©galitĂ© leur vient de la possession du langage, « signe de la pensĂ©e » — et attribut tant de « l'homme sauvage » que de « l'homme policĂ© » — ainsi que l’explique Buffon dans De la nature de l‘homme (1749) : « L'homme rend par un signe extĂ©rieur ce qui se passe au-dedans de lui ; il communique sa pensĂ©e par la parole, ce signe est commun Ă  toute l'espĂšce humaine ; l'homme sauvage parle comme l'homme policĂ©, et tous deux parlent naturellement, et parlent pour se faire entendre : aucun des animaux n'a ce signe de la pensĂ©e, ce n'est pas, comme on le croit communĂ©ment, faute d'organes ; la langue du singe a paru aux anatomistes aussi parfaite que celle de l'homme ; le singe parlerait donc s'il pensait... »

L’homme est, par sa nature — par la possession du langage, de la rĂ©flexion, de la conscience de soi (conscience de son existence prĂ©sente et passĂ©e, et conscience de « la supĂ©rioritĂ© de sa nature sur celle des autres »), par sa capacitĂ© Ă  crĂ©er et Ă  se perfectionner — non seulement « fort au-dessus » de l’animal, mais « tout-Ă -fait » autre. Et cependant, parmi les ĂȘtres humains, seuls certains — une petite minoritĂ© — se montrent capables « de rĂ©flĂ©chir assez pour crĂ©er », quand la multitude, elle, se compose d’hommes « plus ou moins stupides », semblant « ne diffĂ©rer des animaux que par ce petit nombre d'idĂ©es que leur Ăąme a tant de peine Ă  produire ». (Discours sur la nature des animaux)

« La « distance infinie » qui sĂ©parait au dĂ©part l’homme de l’animal n’est donc pas si infinie qu’on ne puisse trouver des degrĂ©s entre l’un et l’autre. L’homme qui « produit » peu d’idĂ©es, n’usant point de ce « sens supĂ©rieur » qui fonde sa supĂ©rioritĂ© naturelle, perd son Ă©minente dignitĂ© et se rapproche de la brute. « L’homme stupide », l’homme « imbĂ©cile » ou l’homme sauvage peuvent donc apparaĂźtre comme dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s de leur propre espĂšce[78]. »

Cette inĂ©galitĂ© entre les ĂȘtres humains d’une mĂȘme sociĂ©tĂ© quant Ă  leur capacitĂ© Ă  penser — et donc Ă  ĂȘtre vĂ©ritablement hommes et fort au-dessus de l’animal — se reproduit entre sociĂ©tĂ©s elles-mĂȘmes, entre les sociĂ©tĂ©s civilisĂ©es d’une part et les sociĂ©tĂ©s sauvages ou barbares d’autre part.

La constitution des sociĂ©tĂ©s fut, dans l’histoire de l’homme, une Ă©tape cruciale et essentielle au dĂ©veloppement de la civilisation. C’est la sociĂ©tĂ© — qui est la civilisation elle-mĂȘme — qui lui a donnĂ© « l'empire sur les animaux, comme tous les autres empires ». La rĂ©union en sociĂ©tĂ© « est de l'homme l'ouvrage le meilleur, c'est de sa raison l'usage le plus sage. En effet, il n'est tranquille, il n'est fort, il n'est grand, il ne commande Ă  l'univers que parce qu'il a su se commander Ă  lui-mĂȘme, se dompter, se soumettre et s'imposer des lois ; l'homme, en un mot, n'est homme que parce qu'il a su se rĂ©unir Ă  l'homme. » (Discours sur la nature des animaux) « ...il a fallu qu'il fĂ»t civilisĂ© lui-mĂȘme pour savoir instruire et commander, et l'empire sur les animaux, comme tous les autres empires, n'a Ă©tĂ© fondĂ© qu'aprĂšs la sociĂ©tĂ©. C'est d'elle que l'homme tient sa puissance, c'est par elle qu'il a perfectionnĂ© sa raison, exercĂ© son esprit et rĂ©uni ses forces. » (Les animaux domestiques, 1753)

Si la sociĂ©tĂ©, dans son stade minimal, commence avec la famille, pour qu’une sociĂ©tĂ© devienne rĂ©ellement civilisĂ©e, il a fallu atteindre un niveau de population critique auquel seules certaines sociĂ©tĂ©s sont parvenues, les « grandes sociĂ©tĂ©s » : Si « la sociĂ©tĂ©, considĂ©rĂ©e mĂȘme dans une seule famille, suppose dans l'homme la facultĂ© raisonnable », seuls les « grandes sociĂ©tĂ©s » peuvent devenir des « sociĂ©tĂ©s policĂ©e » (Discours sur la nature des animaux) capables de « marcher en force pour conquĂ©rir l'univers » (Les animaux domestiques).

En AmĂ©rique du nord, la sociĂ©tĂ© policĂ©e, — la « nation civilisĂ©e » — n’existe pas, car les sociĂ©tĂ©s n’y ont pas atteint une dimension suffisante, au point que l’on peut Ă  peine les considĂ©rer comme des sociĂ©tĂ©s. Les « nations sauvages » de l’AmĂ©rique, dit Buffon, ne peuvent donc ĂȘtre que « toutes Ă©galement stupides, Ă©galement ignorantes, Ă©galement dĂ©nuĂ©es d'arts et d'industrie » : « Dans cette partie de l'AmĂ©rique dont nous venons de parler, les bisons sont peut-ĂȘtre plus abondants que les hommes ; mais de la mĂȘme façon que le nombre des hommes ne peut augmenter considĂ©rablement que par leur rĂ©union en sociĂ©tĂ©, c'est le nombre des hommes dĂ©jĂ  augmentĂ© Ă  un certain point qui produit presque nĂ©cessairement la sociĂ©tĂ©. Il est donc Ă  prĂ©sumer que, comme l'on n'a trouvĂ© dans toute cette partie de l'AmĂ©rique aucune nation civilisĂ©e, le nombre des hommes y Ă©tait encore trop petit et leur Ă©tablissement dans ces contrĂ©es trop nouveau pour qu'ils aient pu sentir la nĂ©cessitĂ© ou mĂȘme les avantages de se rĂ©unir en sociĂ©tĂ© ; car, quoique ces nations sauvages eussent des espĂšces de mƓurs ou de coutumes particuliĂšres Ă  chacune, et que les unes fussent plus ou moins farouches, plus ou moins cruelles, plus ou moins courageuses, elles Ă©taient toutes Ă©galement stupides, Ă©galement ignorantes, Ă©galement dĂ©nuĂ©es d'arts et d'industrie. » (VariĂ©tĂ©s dans l'espĂšce humaine, 1749)

Ces « nations sauvages » ne sont pas de vraies « sociĂ©tĂ©s », elles ne sont pas non plus de vraies « nations », elles ne sont qu’un « assemblage tumultueux d'hommes barbares et indĂ©pendants » : « ...toute nation oĂč il n'y a ni rĂšgle, ni loi, ni maĂźtre, ni sociĂ©tĂ© habituelle, est moins une nation qu'un assemblage tumultueux d'hommes barbares et indĂ©pendants, qui n'obĂ©issent qu'Ă  leurs passions particuliĂšres, et qui, ne pouvant avoir un intĂ©rĂȘt commun, sont incapables de se diriger vers un mĂȘme but, et de se soumettre Ă  des usages constants, qui tous supposent une suite de desseins raisonnĂ©s et approuvĂ©s par le plus grand nombre. »

Ces assemblages d’ĂȘtres humains peuvent avoir l’apparence de « nations » car ils sont composĂ©s « d'hommes qui se reconnaissent, qui parlent la mĂȘme langue, qui se rĂ©unissent lorsqu'il le faut, sous un chef, qui s'arment de mĂȘme, qui hurlent de la mĂȘme façon, qui se barbouillent de la mĂȘme couleur », mais ces « usages » ne sont pas « constants », ils se rĂ©unissent mais « sans savoir pourquoi », ils se sĂ©parent « sans raison », leur chef cesse de l'ĂȘtre « par son caprice ou par le leur », et la langue de ces non-nations est « si simple qu'elle leur est presque commune Ă  tous » : « Comme ils n'ont qu'un trĂšs-petit nombre d'idĂ©es, ils n'ont aussi qu'une trĂšs-petite quantitĂ© d'expressions, qui toutes ne peuvent rouler que sur les choses les plus gĂ©nĂ©rales et les objets les plus communs : et quand mĂȘme la plupart de ces expressions seraient diffĂ©rentes, comme elles se rĂ©duisent Ă  un fort petit nombre de termes, ils ne peuvent manquer de s'entendre en trĂšs-peu de temps, et il doit ĂȘtre plus facile Ă  un sauvage d'entendre et de parler toutes les langues des autres sauvages, qu'il ne l'est Ă  un homme d'une nation policĂ©e d'apprendre celle d'une autre nation Ă©galement policĂ©e. »

Il est donc « inutile de se trop Ă©tendre sur les coutumes et les mƓurs de ces prĂ©tendues nations ». Seul l’individu, « l'homme sauvage », « de tous les animaux le plus singulier, le moins connu, et le plus difficile Ă  dĂ©crire » mĂ©rite l’attention de l’historien de la nature par le contraste qu’il fait avec l’homme civilisĂ©, l’examen de l’homme extĂ©rieur Ă  la sociĂ©tĂ©, sa comparaison avec l’homme policĂ©, devant permettre de distinguer « ce que la nature seule nous a donnĂ© de ce que l'Ă©ducation, l'imitation, l'art et l'exemple nous ont communiquĂ© ».

Un autre paramĂštre diffĂ©rencie les groupes humains entre eux, leur position gĂ©ographique sur le globe, et donc le climat sous lequel ils vivent. Buffon, contrairement Ă  Voltaire, est monogĂ©niste et fait dĂ©river l’ensemble de l’humanitĂ© d’une origine commune. Si la civilisation ne s’est pas dĂ©veloppĂ©e partout, ou partout au mĂȘme degrĂ©, c’est parce que certaines agrĂ©gations d’hommes n’ont pas atteint une densitĂ© suffisante, et c’est Ă©galement parce que le climat a une influence dĂ©terminante sur l’homme. Seules des populations denses vivant sous un climat tempĂ©rĂ© ont pu gĂ©nĂ©rer des « sociĂ©tĂ©s policĂ©es ».

Par le degrĂ© de latitude auquel les peuples habitent, on peut donc dĂ©terminer leur degrĂ© d’intelligence ou de stupiditĂ©, mais aussi leur degrĂ© de beautĂ© ou de laideur. L’homme « modĂšle », — l’homme plus homme que tous les autres hommes, plus beau et mieux fait, celui qui possĂšde « la vraie couleur naturelle de l'homme » — est celui qui vit depuis le 40° degrĂ© jusqu'au 50°, zone qui correspond au « climat le plus tempĂ©rĂ© » : « Le climat le plus tempĂ©rĂ© est depuis le 40° degrĂ© jusqu'au 50° ; c'est aussi sous cette zone que se trouvent les hommes les plus beaux et les mieux faits, c'est sous ce climat qu'on doit prendre l'idĂ©e de la vraie couleur naturelle de l'homme, c'est lĂ  qu'on doit prendre le modĂšle ou l'unitĂ© Ă  laquelle il faut rapporter toutes les autres nuances de couleur et de beautĂ© ; les deux extrĂȘmes sont Ă©galement Ă©loignĂ©s du vrai et du beau : les pays policĂ©s situĂ©s sous cette zone sont la GĂ©orgie, la Circassie, l'Ukraine, la Turquie d'Europe, la Hongrie, l'Allemagne mĂ©ridionale, l'Italie, la Suisse, la France, et la partie septentrionale de l'Espagne ; tous ces peuples sont aussi les plus beaux et les mieux faits de toute la terre. »

Buffon avait donnĂ© prĂ©cĂ©demment, dans le mĂȘme texte, une liste de pays plus nombreuse, Ă©tendus sur une plus grande distance : « Si nous examinons maintenant ceux qui habitent sous un climat plus tempĂ©rĂ©, nous trouverons que les habitants des provinces septentrionales du Mogol et de la Perse, les ArmĂ©niens, les Turcs, les GĂ©orgiens, les MingrĂ©liens, les Circassiens, les Grecs et tous les peuples de l'Europe, sont les hommes les plus beaux, les plus blancs et les mieux faits de toute la terre ; et que, quoiqu'il y ait fort loin de Cachemire en Espagne, ou de la Circassie Ă  la France, il ne laisse pas d'y avoir une singuliĂšre ressemblance entre ces peuples si Ă©loignĂ©s les uns des autres, mais situĂ©s Ă  peu prĂšs Ă  une Ă©gale distance de l'Ă©quateur. »

Plus on s’éloigne, par le sud ou par le nord, de cette zone idĂ©ale oĂč vit le « vrai » et le « beau » de l’humanitĂ©, plus on rencontre la dĂ©gĂ©nĂ©rescence, la laideur, la difformitĂ©, le bizarre, la grossiĂšretĂ©, la superstition, la stupiditĂ©, l’idolĂątrie, la lĂąchetĂ©, l’impudeur, l’abjection — par exemple, tout au nord « en Laponie et sur les cĂŽtes septentrionales de la Tartarie » : En parcourant ... la surface de la terre, et en commençant par le nord, on trouve en Laponie et sur les cĂŽtes septentrionales de la Tartarie une race d'hommes de petite stature, d'une figure bizarre, dont la physionomie est aussi sauvage que les mƓurs. Ces hommes, qui paraissent avoir dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© de l'espĂšce humaine, ne laissent pas que d'ĂȘtre assez nombreux et d'occuper de trĂšs-vastes contrĂ©es... [...] Cette race est ... bien diffĂ©rente des autres ; il semble que ce soit une espĂšce particuliĂšre dont tous les individus ne sont que des avortons ; car, s'il y a des diffĂ©rences parmi ces peuples, elles ne tombent guĂšre que sur le plus ou moins de difformitĂ©. [...] Chez tous ces peuples, les femmes sont aussi laides que les hommes, et leur ressemblent si fort qu'on ne les distingue pas d'abord. [...] Non-seulement ces peuples se ressemblent par la laideur, la petitesse de la taille, la couleur des cheveux et des yeux, mais ils ont aussi tous Ă  peu prĂšs les mĂȘmes inclinations et les mĂȘmes mƓurs ; ils sont tous Ă©galement grossiers, superstitieux, stupides. Les Lapons danois ont un gros chat noir, auquel ils disent tous leurs secrets et qu'ils consultent dans toutes leurs affaires, qui se rĂ©duisent Ă  savoir s'il faut aller ce jour-lĂ  Ă  la chasse ou Ă  la pĂȘche. [...] Ils n'ont, pour ainsi dire, aucune idĂ©e de religion ni d'un ĂȘtre suprĂȘme, la plupart sont idolĂątres, et tous sont trĂšs-superstitieux ; ils sont plus grossiers que sauvages, sans courage, sans respect pour soi-mĂȘme, sans pudeur : ce peuple abject n'a de mƓurs qu'assez pour ĂȘtre mĂ©prisĂ©. Ils se baignent nus et tous ensemble, filles et garçons, mĂšre et fils, frĂšres et sƓurs, et ne craignent point qu'on les voie dans cet Ă©tat ; en sortant de ces bains extrĂȘmement chaux, ils vont se jeter dans une riviĂšre trĂšs-froide. Ils offrent aux Ă©trangers leurs femmes et leurs filles, et tiennent Ă  grand honneur qu'on veuille bien coucher avec elles... »

D’autres facteurs interviennent encore dans la diversification des ĂȘtres humains : la nourriture, la « maniĂšre de vivre » — les « mƓurs » —, le mĂ©lange Ă©ventuel des races entre elles. Ainsi, le « sang tartare s'est mĂȘlĂ© d'un cĂŽtĂ© avec les Chinois, et de l'autre avec les Russes orientaux, et ce mĂ©lange n'a pas fait disparaĂźtre en entier les traits de cette race ; car il y a parmi les Moscovites beaucoup de visages tartares... » Dans une partie du royaume de Perse, le « sang Persan » est « devenu fort beau par le mĂ©lange du sang GĂ©orgien et Circassien »

Les mƓurs d’un « peuple policĂ© », qui se caractĂ©risent par leur douceur, sont Ă  l’antipode de ceux d’une « nation sauvage » ; ils produisent des hommes « plus forts, plus beaux et mieux faits », mĂȘme si dans une « nation sauvage » — oĂč l’individu agit « en un mot plus souvent comme animal que comme homme » — on rencontrera « beaucoup moins de bossus, de boiteux, de sourds, de louches, etc. », du fait que, l’individu n’y survivant que par « ses qualitĂ©s corporelles, son adresse et sa force », les faibles disparaissent rapidement : « Un peuple policĂ©, qui vit dans une certaine aisance, qui est accoutumĂ© Ă  une vie rĂ©glĂ©e, douce et tranquille, qui, par les soins d'un bon gouvernement, est Ă  l'abri d'une certaine misĂšre, et ne peut manquer des choses de premiĂšre nĂ©cessitĂ©, sera par cette seule raison composĂ© d'hommes plus forts, plus beaux et mieux faits, qu'une nation sauvage et indĂ©pendante, oĂč chaque individu ne tirant aucun secours de la sociĂ©tĂ©, est obligĂ© de pourvoir Ă  sa subsistance, de souffrir alternativement la faim ou les excĂšs d'une nourriture souvent mauvaise, de s'Ă©puiser de travaux ou de lassitude, d'Ă©prouver les rigueurs du climat sans pouvoir s'en garantir, d'agir en un mot plus souvent comme animal que comme homme. En supposant ces deux diffĂ©rents peuples sous un mĂȘme climat, on peut croire que les hommes de la nation sauvage seraient plus basanĂ©s, plus laids, plus petits, plus ridĂ©s que ceux de la nation policĂ©e. S'ils avaient quelque avantage sur ceux-ci, ce serait par la force ou plutĂŽt par la duretĂ© de leur corps ; il pourrait se faire aussi qu'il y eut dans cette nation sauvage beaucoup moins de bossus, de boiteux, de sourds, de louches, etc. Ces hommes dĂ©fectueux vivent et mĂȘme se multiplient dans une nation policĂ©e, oĂč l'on se supporte les uns les autres, oĂč le fort ne peut rien contre le faible, oĂč les qualitĂ©s du corps font beaucoup moins que celles de l'esprit ; mais dans un peuple sauvage, comme chaque individu ne subsiste, ne vit, ne se dĂ©fend que par ses qualitĂ©s corporelles, son adresse et sa force, ceux qui sont malheureusement nĂ©s faibles, dĂ©fectueux, ou qui deviennent incommodĂ©s, cessent bientĂŽt de faire partie de la nation. »

Ce qui permet le perfectionnement de certains ĂȘtres humains, et leur supĂ©rioritĂ© sur le reste de l’humanitĂ©, — ce qui fait qu’ils sont « les plus beaux, les plus blancs et les mieux faits de toute la terre » — c’est donc la somme de plusieurs facteurs : une sociĂ©tĂ© suffisamment dense, un climat tempĂ©rĂ©, un sang pur du mĂ©lange avec celui d’une race dĂ©gradĂ©e, une nourriture de qualitĂ©, une maniĂšre de vivre policĂ©e, Ă  la fois rĂ©sultat et marque de la civilisation. Plus l’on s’écarte de ces facteurs, plus les races sont sauvages ou barbares, dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©es, infĂ©rieures en fait de civilisation et d’humanitĂ©. Dans le nord, « une race d'hommes de petite stature, d'une figure bizarre, dont la physionomie est aussi sauvage que les mƓurs » paraĂźt « avoir dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© de l'espĂšce humaine ». MĂȘme quand Buffon reconnaĂźt des nations policĂ©es parmi les nations du centre et du sud de l’AmĂ©rique, il les classe finalement avec les « presque sauvages » : « ...tous les AmĂ©ricains naturels Ă©taient, ou sont encore sauvages, ou presque sauvages ; les Mexicains et les PĂ©ruviens Ă©taient si nouvellement policĂ©s qu'ils ne doivent pas faire une exception. »

Tous ceux qui se sont Ă©cartĂ©s du berceau originel de l’homme, la zone tempĂ©rĂ©e, ont subi une altĂ©ration, une dĂ©gĂ©nĂ©ration par rapport Ă  ce qui reprĂ©sente le « vrai » et le « beau » de l’humanitĂ©, mais cette dĂ©gĂ©nĂ©ration est rĂ©versible : « ...s'il arrivait jamais, par des rĂ©volutions qu'on ne doit pas prĂ©voir, mais seulement entrevoir dans l'ordre gĂ©nĂ©ral des possibilitĂ©s, que le temps peut toutes amener ; s'il arrivait, dis-je, que l'homme fĂ»t contraint d'abandonner les climats qu'il a autrefois envahis pour se rĂ©duire Ă  son pays natal, il reprendrait avec le temps ses traits originaux, sa taille primitive et sa couleur naturelle... » Cette rĂ©gĂ©nĂ©ration des races dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©es demanderait cependant des dĂ©cennies, voir des siĂšcles. Buffon calcule que, pour redonner Ă  un noir la « couleur naturelle » de l’homme, la couleur blanche, pour « laver » sa peau, il faudrait, par la voie la plus courte, « cent cinquante ou deux cents ans » : « ...il ne faut donc que cent cinquante ou deux cents ans pour laver la peau d'un nĂšgre par cette voie du mĂ©lange avec le sang du blanc, mais il faudrait peut-ĂȘtre un assez grand nombre de siĂšcles pour produire ce mĂȘme effet par la seule influence du climat. » (De la dĂ©gĂ©nĂ©ration des animaux, 1766)

En thĂ©orie, Buffon reconnaĂźt Ă  tout ĂȘtre humain la possibilitĂ© de se perfectionner et de devenir « policĂ© ». Les « Mexicains » et les « PĂ©ruviens » avaient fondĂ© des sociĂ©tĂ©s qui Ă©taient encore rĂ©centes, c’est pourquoi leurs arts « Ă©taient naissans » eux-mĂȘmes, « comme leur sociĂ©tĂ© », « leurs talens imparfaits, leurs idĂ©es non dĂ©veloppĂ©es, leurs organes rudes », « leur langue barbare », et les noms qu’ils donnaient aux animaux « presque tous si difficiles Ă  prononcer, qu’il est Ă©tonnant que les EuropĂ©ens aient pris la peine de les Ă©crire ». (Animaux communs aux deux continents, 1761)

A l’arrivĂ©e des EuropĂ©ens, le Nouveau Monde Ă©tait encore, de façon gĂ©nĂ©rale, un monde en friche peuplĂ© de sauvages. Mais, « dans quelques siĂšcles, lorsqu’on aura dĂ©frichĂ© les terres, abattu les forĂȘts, dirigĂ© les fleuves et contenu les eaux, cette mĂȘme terre deviendra la plus fĂ©conde, la plus saine, la plus riche de toutes, comme elle paraĂźt dĂ©jĂ  l’ĂȘtre dans toutes les parties que l’homme a travaillĂ©es ».

Cette Ɠuvre, ce n’est cependant pas le « sauvage » d’AmĂ©rique — « animal du premier rang », « ĂȘtre sans consĂ©quence », « espĂšce d’automate impuissant », incapable de « rĂ©former » ou de « seconder » la nature — qui pourra la faire par lui-mĂȘme, car la nature de son corps, comme celle de son esprit et de son Ăąme, comme celle de ses mƓurs, le lui interdisent : « ...loin d’user en maĂźtre de ce territoire [du Nouveau-Monde] comme de son domaine, [l’AmĂ©ricain] n’avait nul empire ; ...ne s’étant jamais soumis ni les animaux, ni les Ă©lĂ©mens, n’ayant ni domptĂ© les mers, ni dirigĂ© les fleuves, ni travaillĂ© la terre, il n’était en lui-mĂȘme qu’un animal du premier rang, et n’existait pour la nature que comme un ĂȘtre sans consĂ©quence, une espĂšce d’automate impuissant, incapable de la rĂ©former ou de la seconder : elle l’avait traitĂ© moins en mĂšre qu’en marĂątre, en lui refusant le sentiment d’amour et le dĂ©sir vif de se multiplier ; car, quoique le sauvage du Nouveau-Monde soit Ă  peu prĂšs de mĂȘme stature que l’homme de notre monde, cela ne suffit pas pour qu’il puisse faire une exception au fait gĂ©nĂ©ral du rapetissement de la nature vivante dans tout ce continent. Le sauvage est faible et petit par les organes de la gĂ©nĂ©ration ; il n’a ni poil ni barbe, et nulle ardeur pour sa femelle ; quoique plus lĂ©ger que l’EuropĂ©en, parce qu’il a plus d’habitude Ă  courir, il est cependant beaucoup moins fort de corps ; il est aussi bien moins sensible, et cependant plus craintif et plus lĂąche ; il n’a nulle vivacitĂ©, nulle activitĂ© dans l’ñme ; celle du corps est moins un exercice, un mouvement volontaire, qu’une nĂ©cessitĂ© d’action causĂ©e par le besoin : ĂŽtez-lui la faim et la soif, vous dĂ©truirez en mĂȘme temps le principe actif de tous ses mouvemens ; il demeurera stupidement en repos sur ses jambes ou couchĂ© pendant des jours entiers. Il ne faut pas aller chercher plus loin la cause de la vie dispersĂ©e des sauvages, et de leur Ă©loignement pour la sociĂ©tĂ© : la plus prĂ©cieuse Ă©tincelle du feu de la nature leur a Ă©tĂ© refusĂ©e ; ils manquent d’ardeur pour leur femelle, et par consĂ©quent d’amour pour leurs semblables ; ne connaissant pas l’attachement le plus vif, le plus tendre de tous, leurs autres sentimens de ce genre sont froids et languissants ; ils aiment faiblement leurs pĂšres et leurs enfans ; la sociĂ©tĂ© la plus intime de toutes, celle de la mĂȘme famille, n’a donc chez eux que de faibles liens ; la sociĂ©tĂ© d’une famille Ă  l’autre n’en a point du tout : dĂšs lors nulle rĂ©union, nulle rĂ©publique, nul Ă©tat social. Le physique de l’amour fait chez eux le moral des mƓurs ; leur cƓur est glacĂ©, leur sociĂ©tĂ© froide et leur empire dur. »

Buffon se dĂ©sole que l’homme, « qui se connaĂźt si peu lui-mĂȘme », aime Ă  se comparer aux animaux et Ă  ne voir entre eux et lui « qu’une nuance, dĂ©pendante d'un peu plus ou d'un peu moins de perfection dans les organes », allant jusqu’à les faire « raisonner, s'entendre et se dĂ©terminer comme lui » et leur attribuant « non-seulement les qualitĂ©s qu'il a, mais encore celles qui lui manquent ». C’est lĂ , selon Buffon, une erreur. Qu’il « s'examine, s'analyse et s'approfondisse, il reconnaĂźtra bientĂŽt la noblesse de son ĂȘtre, il sentira l'existence de son Ăąme, il cessera de s'avilir, et verra d'un coup d'Ɠil la distance infinie que l'ĂȘtre suprĂȘme a mise entre les bĂȘtes et lui. » L’homme se distingue de l’animal par la « lumiĂšre divine » que « Dieu » a placĂ©e en lui. (Discours sur la nature des animaux)

La « noblesse », dans l’ĂȘtre humain, Buffon est cependant le premier Ă  la refuser aux parties de l’humanitĂ© qui ne vivent pas comme l’EuropĂ©en, Ă  cette sous-humanitĂ© de « peu de valeur », composĂ©e de sauvages ou demi-sauvages, de brutes ou demi-brutes, qui ne fait « que peser sur le globe sans soulager la Terre, l'affamer sans la fĂ©conder, dĂ©truire sans Ă©difier, tout user sans rien renouveler », — sous-humanitĂ© « mĂ©prisable », mais non encore la pire, puisque plus mĂ©prisables encore sont les « nations au quart policĂ©es, qui de tout temps ont Ă©tĂ© les vrais flĂ©aux de la nature humaine », composĂ©es « d'animaux Ă  face humaine » et que « les peuples civilisĂ©s ont encore peine Ă  contenir » : « Comparez en effet la Nature brute Ă  la Nature cultivĂ©e, comparez les petites nations sauvages de l'AmĂ©rique avec nos grands peuples civilisĂ©s ; comparez mĂȘme celles de l'Afrique qui ne le sont qu'Ă  demi ; voyez en mĂȘme temps l'Ă©tat des terres que ces nations habitent, vous jugerez aisĂ©ment du peu de valeur de ces hommes par le peu d'impressions que leurs mains ont faites sur leur sol : soit stupiditĂ©, soit paresse, ces hommes Ă  demi bruts, ces nations non policĂ©es, grandes ou petites, ne font que peser sur le globe sans soulager la Terre, l'affamer sans la fĂ©conder, dĂ©truire sans Ă©difier, tout user sans rien renouveler. NĂ©anmoins la condition la plus mĂ©prisable de l'espĂšce humaine n'est pas celle du sauvage, mais celle de ces nations au quart policĂ©es, qui de tout temps ont Ă©tĂ© les vrais flĂ©aux de la nature humaine, et que les peuples civilisĂ©s ont encore peine Ă  contenir aujourd'hui : ils ont, comme nous l'avons dit, ravagĂ© la premiĂšre terre heureuse ; ils en ont arrachĂ© les germes du bonheur et dĂ©truit les fruits de la science. Et de combien d'autres invasions cette premiĂšre irruption des barbares n'a-t-elle pas Ă©tĂ© suivie ! C'est de ces mĂȘmes contrĂ©es du nord oĂč se trouvaient autrefois tous les biens de l'espĂšce humaine, qu'ensuite sont venus tous ses maux. Combien n'a-t-on pas vu de ces dĂ©bordements d'animaux Ă  face humaine, toujours venant du nord, ravager les terres du midi ? » (Époque de la nature. SeptiĂšme et derniĂšre Ă©poque : Lorsque la puissance de l'homme a secondĂ© celle de la nature, 1778)

Dans De la nature de l‘homme, Buffon Ă©crit : « On conviendra que le plus stupide des hommes suffit pour conduire le plus spirituel des animaux ; il le commande et le fait servir Ă  ses usages, et c'est moins par force et par adresse que par supĂ©rioritĂ© de nature, et parce qu'il a un projet raisonnĂ©, un ordre d'actions et une suite de moyens par lesquels il contraint l'animal Ă  lui obĂ©ir, car nous ne voyons pas que les animaux qui sont plus forts et plus adroits, commandent aux autres et les fassent servir Ă  leur usage ; les plus forts mangent les plus faibles, mais cette action ne suppose qu'un besoin, un appĂ©tit, qualitĂ©s fort diffĂ©rentes de celle qui peut produire une suite d'actions dirigĂ©es vers le mĂȘme but. »

Ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est la capacitĂ© du premier Ă  commander au second, Ă  le faire servir Ă  son usage. Ce qui distingue l’EuropĂ©en du reste de l’humanitĂ©, c’est « une suite d'actions dirigĂ©es vers le mĂȘme but » : « user en maĂźtre » du globe terrestre, Ă©tablir sur le globe son « empire » — soumettre les animaux et les Ă©lĂ©ments, dompter les mers, diriger les fleuves, travailler la terre — en un mot, maĂźtriser ocĂ©ans, mers et fleuves et coloniser l’ensemble de la surface terrestre. Sur ce globe colonisĂ©, il n’y a de place ni pour les sauvages, ni pour les barbares.

Buffon a bĂąti son anthropologie Ă  partir de la lecture d’ouvrages innombrables mais peu fiables, car Ă©crits par des « marchands, marins, soldats ou missionnaires » qui n’étaient pas des observateurs objectifs de la rĂ©alitĂ© humaine des territoires qu’ils participaient Ă  conquĂ©rir : « En Afrique et en AmĂ©rique, marchands, marins, soldats ou missionnaires sont engagĂ©s dans une entreprise dont ils escomptent un profit, qu’il soit d’ordre matĂ©riel ou d’ordre spirituel : conquĂ©rir des empires, prĂ©parer ou fortifier un Ă©tablissement, jeter les bases d‘un commerce suivi de gomme ou d’ivoire, dĂ©nombrer les tribus hostiles ou accueillantes, Ă©vangĂ©liser des peuples « grossiers » et « superstitieux », autant de tĂąches qui ne prĂ©disposent ni Ă  l’observation ni Ă  la comprĂ©hension[78]. »

C’est dĂ©jĂ  la critique fondamentale faite par Rousseau dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inĂ©galitĂ© parmi les hommes (1754). Sous « le nom pompeux d'Ă©tude de l'homme », les EuropĂ©ens, mĂȘme les « gens de lettres », ne font que l’étalage de leurs prĂ©jugĂ©s : « Depuis trois ou quatre cents ans que les habitants de l'Europe inondent les autres parties du monde, et publient sans cesse de nouveaux recueils de voyages et de relations, je suis persuadĂ© que nous ne connaissons d'hommes que les seuls EuropĂ©ens ; encore paraĂźt-il, aux prĂ©jugĂ©s ridicules qui ne sont pas Ă©teints mĂȘme parmi les gens de lettres, que chacun ne fait guĂšre, sous le nom pompeux d'Ă©tude de l'homme, que celle des hommes de son pays. [...] La cause de ceci est manifeste, au moins pour les contrĂ©es Ă©loignĂ©es : il n'y a guĂšre que quatre sortes d'hommes qui fassent des voyages de long cours, les marins, les marchands, les soldats, et les missionnaires. Or on ne doit guĂšre s'attendre que les trois premiĂšres classes fournissent de bons observateurs ; et quant Ă  ceux de la quatriĂšme, occupĂ©s de la vocation sublime qui les appelle, quand ils ne seraient pas sujets Ă  des prĂ©jugĂ©s d'Ă©tat comme tous les autres, on doit croire qu'ils ne se livreraient pas volontiers Ă  des recherches qui paraissent de pure curiositĂ©, et qui les dĂ©tourneraient des travaux plus importants auxquels ils se destinent. [...] ...toute la terre est couverte de nations dont nous ne connaissons que les noms ; et nous nous mĂȘlons de juger le genre humain ! »

Si une Ă©tude sĂ©rieuse et dĂ©sintĂ©ressĂ©e du genre humain Ă©tait entreprise par les savants voyageant au loin, non seulement, dit Rousseau, « nous verrions nous-mĂȘmes sortir un monde nouveau de dessous leur plume », mais encore « nous apprendrions ainsi Ă  connaĂźtre le nĂŽtre... »

Dans la DĂ©fense de son ouvrage sur les AmĂ©ricains[130] — attaquĂ© pour son manque d’objectivitĂ© et son europĂ©ocentrisme[131] —, l’auteur hollandais Cornelius de Pauw Ă©crit dans un chapitre intitulĂ© Observations sur les voyageurs : « Au reste, on peut Ă©tablir comme une rĂšgle gĂ©nĂ©rale, que sur cent voyageurs, il y en a soixante qui mentent sans intĂ©rĂȘt, et comme par imbĂ©cillitĂ© ; trente qui mentent par intĂ©rĂȘt, ou si l’on veut par malice ; et enfin dix qui disent la vĂ©ritĂ©, et qui sont des hommes ; mais malheureusement ce n’est point encore tout de dire la vĂ©ritĂ©, il faut rapporter des faits intĂ©ressans, des observations dignes d’ĂȘtre connues, et ne pas tomber dans des dĂ©tails qui n’en sont pas moins puĂ©rils pour n’ĂȘtre pas faux, et qui deviennent insupportables, lorsque l’ennui y est joint. On s’est plaint depuis long-temps, et on se plaint encore tous les jours, de ce que dans cette foule importune de voyageurs qui se mĂȘlent d’écrire, il s’en trouve si peu qui mĂ©ritent d’ĂȘtre lus ; mais cela n’est pas Ă©tonnant, lorsqu’on rĂ©flĂ©chit que ce sont ordinairement des marchands, des flibustiers, des armateurs, des aventuriers, des missionnaires, des religieux, qui servent d’aumĂŽniers sur les vaisseaux, des marins, des soldats ou des matelots mĂȘme ; l’histoire naturelle, l’histoire politique, la gĂ©ographie, la physique, la botanique, sont pour la plupart d’entre eux, comme les terres australes dont on entend toujours parler et qu’on ne dĂ©couvre jamais. De tant de religieux qui ont dĂ©crit leurs longues pĂ©rĂ©grinations, il n’y en a que trĂšs-peu qui se soient distinguĂ©s, et pour ainsi dire Ă©levĂ©s au-dessus du vulgaire des auteurs de relations, sur lesquels ils auroient dĂ» avoir, Ă  ce qu’il semble, quelque supĂ©rioritĂ© ; mais leur jeunesse est entiĂšrement consacrĂ©e Ă  la thĂ©ologie, la chose du monde la plus inutile pour un voyageur. Il y a dans chaque ordre monastique un degrĂ© de crĂ©dulitĂ© plus ou moins grand, et on doit cette justice aux JĂ©suites, que leurs Missionnaires ont Ă©tĂ© plus dĂ©gagĂ©s que tous les autres des prĂ©juges grossiers. Ce qui est vrai, par rapport aux ordres monastiques, est encore vrai par rapport aux diffĂ©rentes nations... [...] Les Hollandais ont toujours eu la rĂ©putation d’ĂȘtre vĂ©ridiques, et on peut compter sur ce qu’ils disent, lorsque leurs voyageurs n’ont pas Ă©tĂ©, comme Aris et Struys, des hommes nĂ©s dans un Ă©tat qui exclut toute Ă©ducation et toutes connaissances. »

Buffon le dit naĂŻvement lui-mĂȘme, il ne juge des « objets de l’histoire naturelle » que « par les rapports qu’ils [ont] avec lui », il ne les conçoit qu’en fonction de leur utilitĂ© et de leur familiaritĂ©, c’est le principe qu’il s’est donnĂ© lui-mĂȘme pour hiĂ©rarchiser l’univers : « A l’égard de l’ordre gĂ©nĂ©ral et de la mĂ©thode de distribution des diffĂ©rents sujets de l’histoire naturelle, on pourrait dire qu’il est purement arbitraire, et dĂšs lors on est assez le maĂźtre de choisir celui qu’on regarde comme le plus commode ou le plus communĂ©ment reçu. [...] Imaginons un homme qui a ... tout oubliĂ©, ou qui s’éveille tout neuf pour les objets qui l’environnent... [...] Ensuite mettons-nous Ă  la place de cet homme, ou supposons qu’il ait acquis autant de connaissances et qu’il ait autant d’expĂ©rience que nous en avons ; il viendra Ă  juger les objets de l’histoire naturelle par les rapports qu’ils auront avec lui ; ceux qui lui seront les plus nĂ©cessaires, les plus utiles, tiendront le premier rang ; par exemple, il donnera la prĂ©fĂ©rence, dans l’ordre des animaux, au cheval, au chien, au bƓuf, etc., et il connaĂźtra toujours mieux ceux qui lui seront les plus familiers : ensuite il s’occupera de ceux qui, sans ĂȘtre familiers, ne laissent pas que d’habiter les mĂȘmes lieux, les mĂȘmes climats... [...] Il en sera de mĂȘme pour les poissons, pour les oiseaux, pour les insectes, pour les coquillages, pour les plantes, pour les minĂ©raux et pour toutes les autres productions de la nature : il les Ă©tudiera Ă  proportion de l’utilitĂ© qu’il en pourra tirer ; il les considĂ©rera Ă  mesure qu’ils se prĂ©senteront plus familiĂšrement, et il les rangera dans sa tĂȘte relativement Ă  cet ordre de ses connaissances, parce que c’est en effet l’ordre selon lequel il les a acquises, et selon lequel il lui importe de les conserver. » (Histoire naturelle. Premier discours. De la maniĂšre d’étudier et de traiter l’histoire naturelle)

Bachelard, dans La formation de l’esprit scientifique, discerne dans ce point de vue utilitariste choisi comme base d’une mĂ©thode Ă  prĂ©tention objective l’un des principaux obstacles Ă  la connaissance scientifique : « Flourens a dĂ©noncĂ© chez Buffon cette rĂ©fĂ©rence systĂ©matique Ă  l'utilitĂ©. (Buffon) « ne veut plus juger des objets que par les rapports d'utilitĂ© ou de familiaritĂ© qu'ils ont avec nous ; et sa grande raison pour cela, c'est « qu'il nous est plus facile, plus agrĂ©able et plus utile de considĂ©rer les choses par rapport Ă  nous que sous aucun autre point de vue ». » On voit de reste que l'examen empirique pratiquĂ© suivant les conseils de Buffon, en partant du point de vue familier et utilitaire, risque d'ĂȘtre offusquĂ© par un intĂ©rĂȘt qui n'est pas spĂ©cifiquement intellectuel. Une psychanalyse de la connaissance objective doit rompre avec les considĂ©rations pragmatiques[132]. »

La pensĂ©e de Buffon — comme la pensĂ©e française en gĂ©nĂ©rale, telle que formĂ©e par le classicisme, qui croit en une raison toute pure et sans limites, qui veut croire que cette raison universelle est une particularitĂ© propre aux Français, qui finit par affirmer que cette raison est consubstantielle Ă  la langue française elle-mĂȘme — est incapable de penser ce qu’un Freud mettra en lumiĂšre avec la psychanalyse, l’inconscient de cette « raison ».

Lorsque Buffon parle de l’ñme, il la dĂ©finit comme un « principe spirituel », le « principe de toute connaissance », « toujours en opposition avec cet autre », le « principe animal et purement matĂ©riel » : « le premier est une lumiĂšre pure qu'accompagnent le calme et la sĂ©rĂ©nitĂ©, une source salutaire dont Ă©manent la science, la raison, la sagesse ; l'autre est une fausse lueur qui ne brille que par la tempĂȘte et dans l'obscuritĂ©, un torrent impĂ©tueux qui roule et entraine Ă  sa suite les passions et les erreurs ». (Discours sur la nature des animaux) Mais l’Ɠuvre de Buffon, fondĂ©e de son propre aveu sur ce qui est le « plus facile », le « plus agrĂ©able » et le « plus utile », Ă  savoir « considĂ©rer les choses par rapport Ă  nous », est entiĂšrement « offusquĂ©(e) par un intĂ©rĂȘt qui n'est pas spĂ©cifiquement intellectuel ». Lorsqu’on examine l’univers en se posant comme son « chef-d’Ɠuvre », en se donnant comme rĂ©fĂ©rence, comme incarnation du « vrai » et du « beau » de l’humanitĂ©, on dĂ©finit par lĂ -mĂȘme tout ce qui n’est pas soi comme infĂ©rieur, laid et faux. Et toute l’anthropologie de l’intendant des jardins du Roi, comme la pensĂ©e classique, dont elle est une Ă©manation, ne vise qu’à cela.

« Buffon est encore un artiste du XVIIe siĂšcle au milieu du XVIIIe. Quoique naturaliste, il a le tempĂ©rament d'un gĂ©omĂštre. Il Ă©crit l’Histoire des animaux a priori. C'est un constructeur de grandes hypothĂšses, un mĂ©taphysicien en gĂ©ologie, plutĂŽt qu'un observateur et un collectionneur de faits. Ce n'est pas Ă  la quantitĂ© des vĂ©ritĂ©s qu'il tient, mais Ă  leur forme, Ă  leur beautĂ©. Il a vu du reste la nature bien plutĂŽt en esthĂ©ticien qu'en savant[112]. »

Le monogĂ©nisme de Buffon aboutit au mĂȘme rĂ©sultat que le polygĂ©nisme de Voltaire, Ă  la mĂȘme hiĂ©rarchisation des ĂȘtres humains, de leurs civilisations ou cultures, de leurs langues, de leurs « mƓurs ». Seule une minoritĂ© est « civilisĂ©e », l’élite des pays « policĂ©s », seule elle mĂ©rite attention et considĂ©ration. Dans une Adresse Ă  messieurs de l'acadĂ©mie française, Buffon leur dit : « Que de grands objets, messieurs, frappent ici mes yeux ! et quel style et quel ton faudrait-il employer pour les peindre et les reprĂ©senter dignement ! L'Ă©lite des hommes est assemblĂ©e ; la Sagesse est Ă  leur tĂȘte. La Gloire, assise au milieu d'eux, rĂ©pand ses rayons sur chacun, et les couvre tous d'un Ă©clat toujours le mĂȘme et toujours renaissant. Des traits d'une lumiĂšre plus vive encore partent de sa couronne immortelle, et vont se rĂ©unir sur le front auguste du plus puissant et du meilleur des rois [Louis XV]. »

Le reste de l’humanitĂ© n’est que sauvagerie et barbarie, laideur, superstition, ignorance, stupiditĂ©, animalitĂ©. Ce que l’EuropĂ©en lui rĂ©serve se tient dans cette alternative : ou se laisser civiliser, si elle le peut, ou disparaĂźtre. Pauw voyait dans le dĂ©bat entre monogĂ©nisme et polygĂ©nisme — le genre humain est-il issu d’une « tige » ou de plusieurs — une « question inutile » : « Que le genre humain ait eu une tige, ou qu’il en ait eu plusieurs, question inutile que des physiciens ne devraient jamais agiter en Europe[130]... » Le racisme, pour ĂȘtre plus latent, car faisant descendre tous les humains de la mĂȘme « tige », n’en est pas moins rĂ©el chez Buffon que chez Voltaire, et il se donne Ă©galement, et plus fortement que chez Voltaire, l’apparence scientifique.

L’idĂ©ologie coloniale : dichotomie « civilisĂ© »/« sauvage » et humanisme de conquĂȘte

Le rapport Ă  l’autre dans la confrontation entre l’EuropĂ©en et le non-EuropĂ©en est fondĂ© sur l’opposition « civilisĂ© »/« sauvage » (ou « barbare »), rapport biaisĂ© par les mots mĂȘmes en prĂ©sence, rapport inĂ©galitaire, entiĂšrement Ă  la faveur de l’EuropĂ©en dans le cas de Buffon, de Voltaire et d’autres, — plus rarement Ă  l’avantage du « sauvage » chez ceux qui, comme Rousseau, voient davantage les vices chez le « civilisĂ© », et lui opposent le « bon sauvage ». Cet europĂ©ocentrisme dĂ©termine le regard sur l’autre et — comme l’orientalisme s’est construit en envers nĂ©gatif de la « civilisation » occidentale — il construit le « sauvage » (et le « barbare ») en envers, gĂ©nĂ©ralement nĂ©gatif, de l’EuropĂ©en « civilisĂ© » : « TantĂŽt il est question de peuples sans histoire, sans Ă©criture, sans religion, sans mƓurs, sans police, et dans ce premier type de discours les nĂ©gations se combinent avec des traits marquĂ©s positivement pour signifier le manque, le vide immense de la sauvagerie opposĂ© au monde plein du civilisĂ©. TantĂŽt on envie ces mĂȘmes peuples qui vivent sans maĂźtres, sans prĂȘtres, sans lois, sans vices, sans tien ni mien, et les nĂ©gations, combinĂ©es ici avec des traits marquĂ©s nĂ©gativement, disent le dĂ©senchantement de l’homme social et l’infini bonheur de l’homme naturel[78]. »

L’opposition « civilisĂ© »/« sauvage » au sein de l’humanitĂ© se double d’une opposition « nature cultivĂ©e »/« nature sauvage » ou « brute » : « La nature brute », dit Buffon, « est hideuse et mourante ; c’est moi, moi seul qui peux la rendre agrĂ©able et vivante... [...] Qu’elle est belle cette nature cultivĂ©e ! Que, par les soins de l’homme, elle est brillante et pompeusement parĂ©e[133] ! »

Dans cette « nature cultivĂ©e », le destin de l’animal est d’ĂȘtre domestiquĂ© et asservi Ă  l’homme, n’ayant pour fonction que de lui servir d’aide dans l’Ɠuvre de dĂ©frichement et de culture : « ...servons nous de ces nouveaux aides pour achever notre ouvrage ; que le bƓuf, soumis au joug, emploie ses forces et le poids de sa masse Ă  sillonner la terre... » Les animaux et les plantes inutiles ou nuisibles doivent ĂȘtre Ă©cartĂ©s : « bientĂŽt, au lieu du jonc, du nĂ©nuphar, dont le crapaud composait son venin, nous verrons paraĂźtre la renoncule, le trĂšfle, les herbes douces et salutaires » ; « que de trĂ©sors ignorĂ©s ! que de richesses nouvelles ! Les fleurs, les fruits, les grains perfectionnĂ©s, multipliĂ©s Ă  l’infini ; les espĂšces utiles d’animaux transportĂ©es, propagĂ©es, augmentĂ©es sans nombre ; les espĂšces nuisibles rĂ©duites, confinĂ©es, relĂ©guĂ©es... »

L’Ɠuvre de Buffon est un appel aux EuropĂ©ens — qui, partie supĂ©rieure de l’humanitĂ©, sont les seuls Ă  mĂȘme d’établir entre les ĂȘtres vivants et dans la nature en gĂ©nĂ©ral « l’ordre, la subordination, l’harmonie » — Ă  continuer de coloniser et d’exploiter le reste du globe : « ...l’or, et le fer, plus nĂ©cessaire que l’or, tirĂ©s des entrailles de la terre ; les torrents contenus ; les fleuves dirigĂ©s, resserrĂ©s ; la mer soumise, reconnue, traversĂ©e d’un hĂ©misphĂšre Ă  l’autre ; la terre accessible partout, partout rendue aussi vivante que fĂ©conde[133]... »

Des idĂ©es, des images et des incitations analogues se retrouvent dans l’Histoire des deux Indes de Raynal, qui juge que l’AmĂ©rique, avant l’arrivĂ©e des EuropĂ©ens — avant que « l'homme y parut » —, Ă©tait une terre qui « semblait inutile Ă  l'homme », peuplĂ©e d’humains « Ă©pars » qui « se fuyaient, ou ne se cherchaient que pour se dĂ©truire » : « Tout Ă  coup l'homme y parut, et l'AmĂ©rique septentrionale changea de face. Il y porta la rĂšgle et la faux de la symĂ©trie avec les instrumens de tous les arts. AussitĂŽt des bois impraticables s'ouvrent et reçoivent dans de larges clairiĂšres des habitations commodes. Les animaux destructeurs cĂšdent la place Ă  des troupeaux domestiques, et les ronces arides aux moissons abondantes. Les eaux abandonnent une partie de leur domaine, et s'Ă©coulent dans le sein de la terre ou de la mer par des canaux profonds. Les cĂŽtes se remplissent de citĂ©s, les anses de vaisseaux, et le Nouveau-Monde subit le joug de l'homme Ă  l'exemple de l'Ancien. Quels efforts puissants ont Ă©levĂ© le merveilleux Ă©difice de l'industrie et de la politique europĂ©enne[134] ! »

Buffon n’est cependant pas tout Ă  fait aveugle — pas plus que Raynal — aux vices de l’homme civilisĂ©, Ă  son penchant pour une gloire fondĂ©e sur le « sang » et le « carnage », et il Ă©voque amĂšrement l’Ɠuvre destructrice de la guerre, dont la cause est « l’insatiable aviditĂ© » et « l’ambition encore plus insatiable » de l’homme : « Ce temps oĂč l'homme perd son domaine, ces siĂšcles de barbarie pendant lesquels tout pĂ©rit, sont toujours prĂ©parĂ©s par la guerre, et arrivent avec la disette et la dĂ©population. L’homme, qui ne peut que par le nombre, qui n’est fort que par sa rĂ©union, qui n’est heureux que par la paix, a la fureur de s’armer pour son malheur, et de combattre pour sa ruine ; excitĂ© par l’insatiable aviditĂ©, aveuglĂ© par l’ambition encore plus insatiable, il renonce aux sentimens d’humanitĂ©, tourne toutes ses forces contre lui-mĂȘme, cherche Ă  s’entre-dĂ©truire, se dĂ©truit en effet ; et aprĂšs ces jours de sang et de carnage, lorsque la fumĂ©e de la gloire s’est dissipĂ©e, il voit d’un Ɠil triste la terre dĂ©vastĂ©e, les arts ensevelis, les nations dispersĂ©es, les peuples affaiblis, son propre bonheur ruinĂ©, et sa puissance rĂ©elle anĂ©antie[133]. »

Buffon est Ă©galement sensible aux souffrances des « sauvages », notamment Ă  celles entraĂźnĂ©es par la soif de l’or des conquĂ©rants europĂ©ens — sourds Ă  la « voix de la sagesse » et au « cri de la pitiĂ© » et se permettant « tous les excĂšs du fort contre le faible » — soif de l’or qui, en plus d’avoir « dĂ©peuplĂ© l’Europe », a « englouti les nations amĂ©ricaines » : « L’on doit voir assez Ă©videmment par cette Ă©numĂ©ration de toutes les terres qui ont produit et produisent encore de l’or, tant en Europe qu’en Asie et en Afrique, combien peu nous Ă©tait nĂ©cessaire celui du Nouveau-Monde ; il n’a servi qu’à rendre presque nulle la valeur du nĂŽtre ; il n’a mĂȘme augmentĂ© que pendant un temps assez court la richesse de ceux qui le faisaient extraire pour nous l’apporter ; ces mines ont englouti les nations amĂ©ricaines et dĂ©peuplĂ© l’Europe : quelle diffĂ©rence pour la nature et pour l’humanitĂ©, si les myriades de malheureux qui ont pĂ©ri dans ces fouilles profondes des entrailles de la terre eussent employĂ© leurs bras Ă  la culture de sa surface ! Ils auraient changĂ© l’aspect brut et sauvage de leurs terres informes en guĂ©rets rĂ©guliers, en riantes compagnes aussi fĂ©condes qu’elles Ă©taient stĂ©riles et qu’elles le sont encore ; mais les conquĂ©rants ont-ils jamais entendu la voix de la sagesse, ni mĂȘme le cri de la pitiĂ© ? Leurs seules vues sont la dĂ©prĂ©dation et la destruction ; ils se permettent tous les excĂšs du fort contre le faible ; la mesure de leur gloire est celle de leurs crimes, et leur triomphe l’opprobre de la vertu. En dĂ©peuplant ce nouveau monde, ils l’ont dĂ©figurĂ© et presque anĂ©anti ; les victimes sans nombre qu’ils ont immolĂ©es Ă  leur cupiditĂ© mal entendue auront toujours des voix qui rĂ©clameront Ă  jamais contre leur cruautĂ© : tout l’or qu’on a tirĂ© de l’AmĂ©rique pĂšse peut-ĂȘtre moins que le sang humain qu'on y a rĂ©pandu[135]. »

Cet humanisme qui surgit par endroits chez Buffon, comme chez d’autres, n’est cependant pas une condamnation de la colonisation et une invitation Ă  y renoncer. C’est un humanisme de conquĂȘte. L’idĂ©ologie de Buffon, comme celle, gĂ©nĂ©ralement, des penseurs de son siĂšcle, est un soutien Ă  la colonisation, Ă  une colonisation rĂ©formĂ©e, « humanisĂ©e », et par lĂ  lĂ©gitimĂ©e. C’est l’idĂ©ologie de la « mission civilisatrice » elle-mĂȘme, l’idĂ©ologie coloniale des deux siĂšcles Ă  venir : Â« Certes il n’est pas un philosophe qui ne condamne les crimes des conquistadors, l’atroce commerce des esclaves, la cruautĂ© des colons. Mais le siĂšcle qui s’attendrit si volontiers sur le sort des peuples sauvages et qui s’indigne de la barbarie des civilisĂ©s ne lui connaĂźt rĂ©ellement qu’un antidote : la civilisation [au sens d’action de civiliser] des sauvages, seul fondement moral d’un humanisme de la conquĂȘte[78]. »

Cet humanisme construit une dualitĂ©, « le couple sauvage-civilisĂ© » qui, dit M. Duchet, « commande le fonctionnement de la pensĂ©e anthropologique », distribuant les rĂŽles, « l’homme sauvage » en « objet », « l’homme civilisĂ© » en « sujet » : ce dernier « est celui qui civilise, il apporte avec lui la civilisation, il la parle, il la pense, et parce qu’elle est le mode de son action, elle devient le rĂ©fĂ©rent de son discours. Bon grĂ© mal grĂ©, la pensĂ©e philosophique prend en charge la violence faite Ă  l’homme sauvage, au nom d’une supĂ©rioritĂ© dont il participe : elle a beau affirmer que tous les hommes sont frĂšres, elle ne peut se dĂ©fendre d’un europĂ©ocentrisme, qui trouve dans l’idĂ©e de progrĂšs son meilleur alibi. » L’« anticolonialisme des philosophes » est un « mythe »[78].

Les penseurs du XVIIIe siĂšcle sont ordinairement si peu anticolonialistes qu’ils cherchent des modĂšles convenables de colonisation, et en ont trouvĂ© un dans les pratiques des jĂ©suites, notamment au Paraguay et au BrĂ©sil — mĂȘme quand ils goĂ»tent peu leur « zĂšle outrĂ© pour la religion » (Raynal) —, ou encore dans celles des quakers dans le voisinage de la Pennsylvanie :

« Le Paraguay peut nous fournir un autre exemple. On a voulu en faire un crime Ă  la SociĂ©tĂ© [de JĂ©sus], qui regarde le plaisir de commander comme le seul bien de la vie ; mais il sera toujours beau de gouverner les hommes en les rendant plus heureux. Il est glorieux pour elle d'avoir Ă©tĂ© la premiĂšre qui ait montrĂ© dans ces contrĂ©es l'idĂ©e de la religion jointe Ă  celle de l'humanitĂ©. En rĂ©parant les dĂ©vastations des Espagnols, elle a commencĂ© Ă  guĂ©rir une des grandes plaies qu'ait encore reçues le genre humain. Un sentiment exquis qu'a cette sociĂ©tĂ© pour tout ce qu'elle appelle honneur, son zĂšle pour une religion qui humilie bien plus ceux qui l'Ă©coutent que ceux qui la prĂȘchent, lui ont fait entreprendre de grandes choses ; et elle y a rĂ©ussi. Elle a retirĂ© des bois des peuples dispersĂ©s ; elle leur a donnĂ© une subsistance assurĂ©e ; elle les a vĂȘtus ; et, quand elle n'aurait fait par-lĂ  qu'augmenter l'industrie parmi les hommes, elle aurait beaucoup fait. » (Montesquieu, De l’esprit des lois, IV-6)

« Si quelqu'un doutait de ces heureux effets de la bienfaisance et de l'humanité sur des peuples sauvages, qu'il compare les progrÚs que les jésuites ont faits, en trÚs-peu de temps, dans l'Amérique méridionale, avec ceux que les armes et les vaisseaux de l'Espagne et du Portugal n'ont pu faire en deux siÚcles. Tandis que des milliers de soldats changeaient deux grands empires policés en déserts de sauvages errants, quelques missionnaires ont changé de petites nations errantes en plusieurs grands peuples policés. » (Raynal, Histoire des deux Indes, IX-6 : Ascendant des Missionnaires sur les naturels du Brésil, et sur les Portugais, dans les premiers tems de la colonie)

« Ceux qui habitent dans les terres voisines des cĂŽtes de la mer se sont un peu civilisĂ©s par le commerce volontaire ou forcĂ© qu'ils ont avec les Portugais ; mais ceux de l'intĂ©rieur des terres sont encore, pour la plupart, absolument sauvages. Ce n'est pas mĂȘme par la force et en voulant les rĂ©duire Ă  un dur esclavage, qu'on vient Ă  bout de les policer ; les missions ont formĂ© plus d'hommes dans ces nations barbares, que les armĂ©es victorieuses des princes qui les ont subjuguĂ©es. Le Paraguay n'a Ă©tĂ© conquis que de cette façon ; la douceur, le bon exemple, la charitĂ© et l'exercice de la vertu, constamment pratiquĂ©s par les missionnaires, ont touchĂ© ces sauvages, et vaincu leur dĂ©fiance et leur fĂ©rocitĂ© ; ils sont venus souvent d'eux-mĂȘmes demander Ă  connaĂźtre la loi qui rendait les hommes si parfaits, ils se sont soumis Ă  cette loi et rĂ©unis en sociĂ©tĂ©. Rien ne fait plus d'honneur Ă  la religion que d'avoir civilisĂ© ces nations et jetĂ© les fondements d'un empire, sans autres armes que celles de la vertu. » (Buffon, VariĂ©tĂ©s dans l'espĂšce humaine)

« [L]’établissement dans le Paraguay par les seuls jĂ©suites espagnols paraĂźt Ă  quelques Ă©gards le triomphe de l'humanitĂ© ; il semble expier les cruautĂ©s des premiers conquĂ©rants. Les quakers dans l'AmĂ©rique septentrionale, et les jĂ©suites dans la mĂ©ridionale, ont donnĂ© un nouveau spectacle au monde. [...] Les primitifs ou quakers ont adouci les mƓurs des sauvages voisins de la Pennsylvanie ; ils les ont instruits seulement par l'exemple, sans attenter Ă  leur libertĂ©, et ils leur ont procurĂ© de nouvelles douceurs de la vie par le commerce. Les jĂ©suites se sont Ă  la vĂ©ritĂ© servis de la religion pour ĂŽter la libertĂ© aux peuplades du Paraguay : mais ils les ont policĂ©es ; ils les ont rendues industrieuses, et sont venus Ă  bout de gouverner un vaste pays, comme en Europe on gouverne un couvent. Il paraĂźt que les primitifs ont Ă©tĂ© plus justes, et les jĂ©suites plus politiques. Les premiers ont regardĂ© comme un attentat l'idĂ©e de soumettre leurs voisins ; les autres se sont fait une vertu de soumettre des sauvages par l'instruction et par la persuasion. » (Voltaire, Essai sur les mƓurs et l’esprit des nations, chap. CLIV. Du Paraguay. De la domination des jĂ©suites dans cette partie de l'AmĂ©rique...)

Les administrateurs coloniaux ne pensent pas autrement, et voient dans l’évangĂ©lisation des « sauvages », en Guyane et ailleurs, le meilleur moyen d’en faire des sujets soumis, « des esclaves civilisĂ©s » [Malouet] : « Les administrateurs du bureau des Colonies n’auront garde d‘oublier les services que peuvent rendre les missionnaires, si on contient leur zĂšle dans de justes limites : ils savent les langues des sauvages, et ils ont l’art de les persuader[78]. »

Des naturalistes, souvent secondés de dessinateurs, accompagnaient les expéditions des Européens autour de la terre afin de collecter des informations sur les pays abordés. Ces naturalistes étaient pour une grande part les disciples de Linné ou de Buffon :

« Il est sans doute bien surprenant, que de la seule universitĂ© d’Upsal, il soit parti depuis 1745 jusqu’en 1760, plus de voyageurs naturalistes que d’aucun pays de l’Europe... [...] Tous ces disciples de LinnĂŠus ont presque parcouru le globe entier[136]... »

L’influence de Buffon, qui s’est exercĂ©e sur Raynal, s’était « exercĂ©e d'abord sur toute une plĂ©iade de naturalistes, Ă  qui le chapitre des VariĂ©tĂ©s dans l'espĂšce humaine publiĂ© en 1749 est apparu autant comme une invite Ă  de nouvelles recherches que comme un modĂšle de synthĂšse[78]. »

L’un d’eux, Commerson, qui accompagnait Bougainville, Ă©crit dans un Sommaire d'observations d'histoire naturelle « prĂ©sentĂ© au ministre » avant son dĂ©part : « La premiĂšre nuance aprĂšs l'homme est celle des animaux anthropomorphes ou singe Ă  figure humaine, dont il serait fort Ă  dĂ©sirer de connaĂźtre toutes les sĂ©ries, parce qu'elles Ă©tablissent un passage insensible de l'homme aux quadrupĂšdes. Ceux-ci, tous sujets, nĂ©s, subjuguĂ©s ou rĂ©voltĂ©s de l’homme, doivent tous dĂ©poser Ă  ses pieds volontairement ou forcĂ©ment les tributs de leur sujĂ©tion. »

Parmi les « observations » faites par Commerson se trouve celle d’un peuple nain de Madagascar, les Quimos ou Quimosses, « dans lesquels il croit prĂ©cisĂ©ment dĂ©couvrir une race proche de l’animalitĂ©, le premier Ă©lĂ©ment d’une sĂ©rie d’« anthropomorphes »[78]. ». Buffon reportera dans son Histoire naturelle l’existence des Quimos, et Raynal fera de mĂȘme dans son Histoire des deux Indes, — Quimos que Commerson n’avait cependant pu observer du fait qu’il s’agissait d’un peuple imaginaire.

Les voyages scientifiques de Commerson ne sont pas dĂ©sintĂ©ressĂ©s. Comme il le dit lui-mĂȘme, il fait de la recherche de connaissances le prĂ©alable Ă  une colonisation pacifique ou humaniste — consistant Ă  « s’insinuer dans un pays » sans s’en « emparer Ă  force ouverte » : « La connaissance de la cĂŽte [de Madagascar] quoique trĂšs essentielle ne peut ĂȘtre d’aucune utilitĂ© pour s’insinuer dans un pays dont on ne veut point s’emparer Ă  force ouverte et dans lequel l’établissement doit avoir pour base l’affection des peuples qui l’habitent[137]. »

Le naturaliste Commerson est lié au milieu des « administrateurs coloniaux qui ont fait cause commune avec les économistes et les philosophes pour faire prévaloir une politique de colonisation en profondeur, fondée sur une parfaite connaissance du pays et de ses habitants »[78].

Dans la seconde partie du XVIIIe siĂšcle, les colonisateurs, en lien avec les penseurs et les naturalistes de terrain, recherchent le moyen le plus efficace et le moins inhumain et destructeur de vies humaines de procĂ©der Ă  la colonisation. Des « plans de « civilisation » des sauvages ou d’affranchissement des nĂšgres » sont proposĂ©s par tel ou tel (Bessner, Maudave, etc.), « dont Raynal assure la diffusion dans son livre ». « A la recherche d’un modĂšle de colonisation, les philosophes s’interrogent sur la « civilisation » des Indiens : au lieu de les dĂ©truire, il eĂ»t fallu les policer, les faire sortir de l’état sauvage pour les accoutumer insensiblement au travail et Ă  leur nouvelle condition. Mais ils ne s’accordent pas sur les moyens propres Ă  opĂ©rer un si grand changement[78]. »

L’ambiguĂŻtĂ©, les limites, le faux-semblant de cet humanisme europĂ©en sont soulignĂ©s par Pauw qui, prenant l’exemple de Las Casas et lui accordant « des Ă©loges pour les maux qu'il ne fit pas aux AmĂ©ricains », lui reproche d’avoir cachĂ© « des vues orgueilleuses et immenses, sous [un] plan dictĂ© en apparence par l'humanitĂ© et la modestie », et « d'avoir le premier » eut l’idĂ©e de la traite des noirs : « Las Casas, ÉvĂȘque de Chiappa, avait eu, Ă  la vĂ©ritĂ©, l'idĂ©e de policer les AmĂ©ricains, de les laisser libres, de les porter au commerce, et de leur donner simplement des Gouverneurs. Mais cet EcclĂ©siastique, d'ailleurs intrigant, cachait des vues orgueilleuses et immenses, sous ce plan dictĂ© en apparence par l'humanitĂ© et la modestie : si l'on lui doit des Ă©loges pour les maux qu'il ne fit pas aux AmĂ©ricains, il est impossible de lui pardonnĂ© d'avoir le premier, en Espagne, formĂ© et exĂ©cutĂ© le projet d'aller en Afrique acheter des NĂšgres, de les dĂ©clarer esclaves, et de les forcer, par des traitements inouĂŻs, Ă  labourer la terre du nouveau Monde[136]. »

Pour Raynal, Buffon ou Voltaire, l’exemple Ă  suivre est celui des jĂ©suites (ou encore celui des quakers pour Voltaire), ce qui « montre assez la difficultĂ© de concevoir un modĂšle de colonisation qui fĂ»t purement laĂŻque »[78].

La christianisation est aussi ce qu’envisage Commerson : « La conversion des MadĂ©casses [habitants de Madagascar] au christianisme est le plus grand bien que nous puissions dĂ©sirer. Elle naturaliserait en quelque sorte notre police et notre politique parmi ces peuples[137]. »

Cependant, le but du « grand systĂšme de la civilisation » est moins de les christianiser que de les assimiler, de les franciser. Parlant de Madagascar et envisageant une colonisation qui « ne devait pas ĂȘtre l’ouvrage de la violence », l’Histoire des deux Indes fait cette proposition : « Peut-ĂȘtre mĂȘme n'aurait-il pas fallu songer Ă  y amener les hommes dont l’ñge aurait fortifiĂ© les habitudes ; peut-ĂȘtre aurait-il fallu s'attacher uniquement aux jeunes gens qui, formĂ©s par nos institutions, seraient devenus, avec le temps, des missionnaires politiques qui auraient multipliĂ© les prosĂ©lytes du gouvernement. Le mariage des filles MadĂ©casses avec les colons français aurait encore plus avancĂ© le grand systĂšme de la civilisation[138]. »

« Qu’il s’agisse des projets de Maudave et de Commerson, qui concernent Madagascar, de ceux de Bessner, qui concernent la Guyane, ou encore du peuplement de la Louisiane ou de la Floride, on croit possible de substituer Ă  une colonisation par la violence une politique d’assimilation, qui ferait la prospĂ©ritĂ© des Ă©tablissements du Nouveau Monde[78]. »

Commerson avait repris Ă  son compte un passage du Journal de Madagascar du comte de Maudave[139] dans lequel le comte imaginait un lien de renforcement mutuel entre christianisation et francisation, — francisation consistant ici, pour commencer, Ă  porter un prĂ©puce et Ă  manger du boudin — donnant pour but Ă  la colonisation d’établir l’« autoritĂ© » française « parmi [les] peuples » de l’üle, d’« en faire des Français » : « L’expĂ©rience a montrĂ© jusqu’à prĂ©sent que les missions ont prospĂ©rĂ© parmi les nations qui n’avaient point de culte, et n’ont guĂšre fait de progrĂšs dans les pays oĂč il y avait une religion Ă©tablie. Je ne prĂ©tends parler ici que d’une façon purement humaine et politique. [...] En ne parlant mĂȘme que dans un sens purement politique, la conversion des MadĂ©casses au christianisme est le plus grand bien que nous puissions dĂ©sirer. Elle naturaliserait en quelque sorte notre police et notre autoritĂ© parmi ces peuples. Mais je crois aussi que c’est Ă  notre police Ă  prĂ©parer les voies au christianisme, en attendant qu’elle en reçoive Ă  son tour une force et une sanction Ă  laquelle rien ne pourra rĂ©sister. C’est donc Ă  nous Ă  travailler Ă  en faire des Français, et les ouvriers Ă©vangĂ©liques en feront aprĂšs des chrĂ©tiens. C’est un grand bonheur que le mahomĂ©tisme n’ait pas tout infectĂ©. Cependant nous aurons la circoncision et l’abstinence du porc Ă  combattre, et je crois qu’il sera trĂšs difficile d’introduire la mode des prĂ©puces et des boudins. Ce ne sera pas assez que les MadĂ©casses nous voient porter les uns et manger les autres. Il est vrai qu’ils ne paraissent pas s’en scandaliser, mais, jusqu’à prĂ©sent, ils ne veulent pas nous imiter. J’ai mĂȘme eu la malice de faire manger du lard Ă  plusieurs sans qu’ils s’en soient aperçus. »

On cherche Ă  se persuader de la faisabilitĂ© de l’entreprise colonisatrice en rĂ©visant le portrait des « sauvages » qui, de fĂ©roces et d’inaptes Ă  la civilisation, comme cherchait Ă  le faire croire la « calomnie », sont mĂ©tamorphosĂ©s en ĂȘtres tout Ă  fait « sociables », au mĂȘme titre que les EuropĂ©ens, et cela, naturellement, avant mĂȘme leur contact avec les EuropĂ©ens : « On a calomniĂ© les MadĂ©casses lorsque sur un petit nombre d‘actes isolĂ©s d’emportement et de rage, commis dans l’accĂšs de quelque passion violente, on n’a pas craint d’accuser la nation entiĂšre de fĂ©rocitĂ©. Ils sont naturellement sociables, vifs, gais, vains et mĂȘme reconnaissants. Tous les voyageurs qui ont pĂ©nĂ©trĂ© dans l'intĂ©rieur de l’isle y ont Ă©tĂ© accueillis, secourus dans leurs besoins, traitĂ©s comme des hommes, comme des frĂšres[140]. »

A propos des habitants de l’üle de « Hayti », au moment de leur rencontre avec Colomb, l’Histoire des deux Indes dit de mĂȘme : « Ce sont les Espagnols eux-mĂȘmes, qui nous attestent que ces peuples Ă©taient humains, sans malignitĂ©, sans esprit de vengeance, presque sans passion. [...] On sait peu de chose de leur religion, Ă  laquelle ils n'Ă©taient pas fort attachĂ©s ; et il y a apparence que sur cet article comme sur beaucoup d'autres, leurs destructeurs les ont calomniĂ©s. Ils ont prĂ©tendu que ces insulaires si doux adoraient une multitude d'ĂȘtre malfaisants. On ne le saurait croire. Les adorateurs d'un dieu cruel n'ont jamais Ă©tĂ© bons. Et qu'importaient leurs dieux et leur culte ? Firent-ils aux nouveaux venus quelque question sur leur religion ? Leur croyance fut-elle un motif de curiositĂ©, de haine ou de mĂ©pris pour eux ? C'est l'EuropĂ©en qui se conduisit comme s'il eĂ»t Ă©tĂ© conseillĂ© par les dĂ©mons de l'insulaire ; c'est l'insulaire qui se conduisit comme s'il eut obĂ©i Ă  la divinitĂ© de l'EuropĂ©en[141]. »

Non seulement les indigĂšnes sont « sociables » et « humains », mais ils ont parfois dĂ©jĂ  un « commencement de lumiĂšre et d'industrie » — Ă  Madagascar, par exemple : « On aperçoit un commencement de lumiĂšre et d'industrie chez ces peuples. Avec de la soie, du coton, du fil d'Ă©corce d'arbre, ils fabriquent quelques Ă©toffes. L'art de fondre et de forger le fer ne leur est pas entiĂšrement inconnu. Leurs poteries sont assez agrĂ©ables. Dans plusieurs cantons, ils pratiquent la maniĂšre de peindre la parole par le moyen de l’écriture. Ils ont mĂȘme des livres d'histoire, de mĂ©decine, d'astrologie, sous la garde de leurs Ombis, qu'on a pris mal-Ă -propos pour des prĂȘtres, et qui ne sont rĂ©ellement que des imposteurs qui se disent et peut-ĂȘtre se croient sorciers. Ces connaissances, plus rĂ©pandues Ă  l’Ouest que dans le reste de l’isle, y ont Ă©tĂ© portĂ©es par des Arabes qui, de temps immĂ©morial, y viennent trafiquer[140]. »

Ce recours au mythe du « bon sauvage » dans « le sillage du mot civilisation » est le recours Ă  « un instrument au service d’une politique » : « les vertus de l’homme sauvage que vantent Commerson ou Maudave » comme l’Histoire des deux Indes, sont la preuve d’une « aptitude Ă  la civilisation », et donc une justification Ă  l’entreprise coloniale, civiliser et coloniser Ă©tant dans la plupart des esprits du temps des mots synonymes. Si l’expĂ©rience a montrĂ© que la civilisation des « sauvages » pouvait rencontrer une rĂ©sistance obstinĂ©e chez certains, on la croit nĂ©anmoins gĂ©nĂ©ralement possible : « S’il est vain d’espĂ©rer le succĂšs, quand il s’agit de peuples « opiniĂątrement attachĂ©s Ă  leur idiome, Ă  leurs mƓurs, Ă  leurs coutumes », comme les Maynas, dont les jĂ©suites mĂȘmes n’ont pas rĂ©ussi Ă  vaincre l’indolence, on peut tout se promettre d‘un plan de civilisation qui ne rencontre ni l’obstacle du climat, ni celui du terrain[78]. »

On condamne l’« oppression » Ă  laquelle on oppose la « persuasion », le « doux empire de l'opinion, le seul peut-ĂȘtre qu'il soit permis Ă  des hommes d'exercer sur des hommes », « doux empire » qui doit entraĂźner une « soumission volontaire des esprits », comme celle que les jĂ©suites sont parvenus Ă  Ă©tablir au Paraguay : « L'oppression d'un gouvernement monacal dut, selon d'autres, arrĂȘter [l’augmentation de] la population des Guaranis. Mais l'oppression n'est que dans les travaux et dans les tributs forcĂ©s ; dans les levĂ©es arbitraires, soit d'hommes, soit d'argent, pour composer des armĂ©es et des flottes destinĂ©es Ă  pĂ©rir ; dans l'exĂ©cution violente des loix imposĂ©es sans le consentement des peuples et contre la rĂ©clamation des magistrats ; dans la violation des privilĂšges publics et l'Ă©tablissement des privilĂšges particuliers ; dans l'incohĂ©rence des principes d'une autoritĂ© qui se disant Ă©tablie de Dieu par l'Ă©pĂ©e, veut tout prendre avec l'une et tout ordonner au nom de l'autre, s'armer du glaive dans le sanctuaire, et de la religion dans les tribunaux. VoilĂ  l'oppression. Jamais elle n'est dans une soumission volontaire des esprits, ni dans la pente et le vƓu des cƓurs, en qui la persuasion opĂšre et prĂ©cĂšde l'inclination, qui ne font que ce qu'ils aiment Ă  faire et n'aiment que ce qu'ils font. C'est lĂ  ce doux empire de l'opinion, le seul peut-ĂȘtre qu'il soit permis Ă  des hommes d'exercer sur des hommes ; parce qu'il rend heureux ceux qui s'y abandonnent. Tel fut, sans doute, celui des JĂ©suites au Paraguay, puisque des nations entiĂšres venaient d'elles-mĂȘmes s'incorporer Ă  leur gouvernement, et qu'on ne vit pas une seule de leurs peuplades secouer le joug[142]. »

Le mot civilisation, au sens actif comme au sens passif, revient constamment, avec le verbe correspondant civiliser, dans les plans de colonisation et dans l’Histoire des deux Indes qui en est le porte-voix : « le mot devient thĂšme, concept, il rĂ©sume et supporte toute une idĂ©ologie », une « nouvelle politique, qui concilie l’humanitĂ© et l’intĂ©rĂȘt »[78].

Pour les populations de chasseurs, de pĂȘcheurs et de cueilleurs, qui se dĂ©placent constamment, la premiĂšre Ă©tape doit consister Ă  les « fixer », et cela demande d’imaginer des stratagĂšmes — « distribuer des vaches », par exemple — et de dĂ©truire des prĂ©jugĂ©s :

« Jusqu'ici, dit l’Histoire des deux Indes, aucune considĂ©ration n'a pu fixer ces Indiens [de Guyane]. La plus sĂ»re voie, pour y rĂ©ussir, serait de leur distribuer des vaches qu'ils ne pourraient nourrir qu'en abattant des bois et en formant des prairies. Les lĂ©gumes, les arbres fruitiers dont on enrichirait leur demeure, seraient un moyen de plus pour prĂ©venir leur inconstance. Il est vraisemblable que ces ressources qu'ils n'ont jamais connues, les dĂ©goĂ»teraient avec le temps, de la chasse et de la pĂȘche, qui sont actuellement les seuls soutiens de leur misĂ©rable et prĂ©caire existence. Un prĂ©jugĂ© bien plus funeste resterait Ă  vaincre. Il est gĂ©nĂ©ralement Ă©tabli chez ces peuples que les occupations sĂ©dentaires ne conviennent qu'Ă  des femmes. Cet orgueil insensĂ© avilit tous les travaux aux yeux des hommes. »

Cette Ă©tape est un premier palier vers un autre objectif, l’obtention des « bras nĂ©cessaires » pour dĂ©velopper la colonie : « Le dessĂšchement des cĂŽtes de la Guyane exigerait des travaux longs et difficiles. OĂč prendre les bras nĂ©cessaires pour l'exĂ©cution de cette entreprise ? On crut en 1763 que les EuropĂ©ens y seraient trĂšs-propres. Douze mille furent la victime de cette opinion. »

Mais les indigÚnes de la Guyane ne sauraient suffire aux « vues étendues » de la cour de Versailles : « Cependant, aprÚs cette révolution heureuse, la Guyane ne remplirait encore que trÚs-imparfaitement les vues étendues que peut avoir la cour de Versailles. Jamais les faibles mains des Indiens ne feront croßtre que des denrées de valeur médiocre. Pour obtenir de riches productions, il faudra recourir nécessairement aux bras nerveux des nÚgres. »

Les conditions de la Guyane rendent cependant facile la dĂ©sertions des esclaves, et une telle dĂ©sertion a dĂ©jĂ  eu lieu par le passĂ© : « On craint la facilitĂ© qu'auront ces esclaves pour dĂ©serter de leurs ateliers. Ils se rĂ©fugieront, ils s'attrouperont, ils se retrancheront, dit-on, dans de vastes forĂȘts, oĂč l'abondance du gibier et du poisson rendra leur subsistance aisĂ©e ; oĂč la chaleur du climat leur permettra de se passer de vĂȘtement ; oĂč les bois propres Ă  faire des arcs et des flĂšches ne leur manqueront jamais. »

Pour Ă©viter l’évasion des esclaves, le meilleur moyen serait encore une « modĂ©ration » inspirĂ©e par l’humanitĂ© : « Cependant, il ne serait peut-ĂȘtre pas impossible de prĂ©venir l'Ă©vasion de ces infortunĂ©es victimes de notre cupiditĂ©, en rendant leur condition supportable. La loi de la nĂ©cessitĂ©, qui commande mĂȘme aux tyrans, prescrira, dans cette rĂ©gion, une modĂ©ration que l'humanitĂ© seule devrait inspirer par-tout[143]. »

L’Histoire des deux Indes, qui Ă  l’occasion condamne fermement l’esclavage, le prĂŽne en Guyane comme seule solution pour pourvoir la colonie de la main-d’Ɠuvre jugĂ©e nĂ©cessaire par les colonisateurs — un esclavage que l’Histoire des deux Indes voudrait cependant tempĂ©rĂ© par la « modĂ©ration » dans l’intĂ©rĂȘt mĂȘme du colonisateur, morale humanitaire et intĂ©rĂȘt colonial se rejoignant.

Dans le livre XI, consacrĂ© Ă  la question de l’esclavage, le chapitre 23, qui s’intitule Comment on pourrait rendre l’état des esclaves plus supportable, donne comme recommandation aux esclavagistes, pour rendre l’esclavage « utile », de le rendre « doux, et cela grĂące en particulier Ă  la musique : « L'histoire de tous les peuples leur dĂ©montrerait, que pour rendre l'esclavage utile, il faut du moins le rendre doux ; que la force ne prĂ©vient point les rĂ©voltes de l’ñme ; qu'il est de l’intĂ©rĂȘt du maĂźtre, que l’esclave aime Ă  vivre ; et qu'il n'en faut plus rien attendre, dĂšs qu'il ne craint plus de mourir. Ce trait de lumiĂšre puisĂ© dans le sentiment, mĂšnerait Ă  beaucoup de rĂ©formes. On se rendrait Ă  la nĂ©cessitĂ© de loger, de vĂȘtir, de nourrir convenablement des ĂȘtres condamnĂ©s Ă  la plus pĂ©nible servitude qui ait existĂ©, depuis l'infĂąme origine de l'esclavage. On sentirait qu'il n'est pas dans la nature, que ceux qui ne recueillent aucun fruit de leurs sueurs, qui n'agissent que par des impulsions Ă©trangĂšres, puissent avoir la mĂȘme intelligence, la mĂȘme Ă©conomie, la mĂȘme activitĂ©, la mĂȘme force, que l'homme qui jouit du produit entier de ses peines, qui ne suit d'autre direction que celle de sa volontĂ©. Par degrĂ©s, on arriverait Ă  cette modĂ©ration politique, qui consiste Ă  Ă©pargner les travaux, Ă  mitiger les peines, Ă  rendre Ă  l'homme une partie de ses droits, pour en retirer plus sĂ»rement le tribut des devoirs qu'on lui impose. Le rĂ©sultat de cette sage Ă©conomie, serait la conservation d'un grand nombre d'esclaves, que les maladies, causĂ©es par le chagrin ou l'ennui, enlĂšvent aux colonies. Loin d'aggraver le joug qui les accable, on chercherait Ă  en adoucir, Ă  en dissiper mĂȘme l'idĂ©e, en favorisant un goĂ»t naturel qui semble particulier aux nĂšgres. Leurs organes sont singuliĂšrement sensibles Ă  la puissance de la musique. [...] La musique chez eux anime le courage, Ă©veille l'indolence. [...] Un penchant si vif pourrait devenir un grand mobile entre des mains habiles. »

La musique est aussi un Ă©lĂ©ment central dans le plan de civilisation que le baron Bessner envisage pour les indigĂšnes de l’AmĂ©rique dans son PrĂ©cis sur les Indiens, « dont l’Histoire des Indes reproduit l’essentiel » : « Parmi les moyens de civiliser ces peuples, la Musique sera un des plus efficaces[137]. »

Dans ses MĂ©moires[144], Malouet juge ce genre de plans Ă©laborĂ©s depuis Paris, loin de toute connaissance rĂ©el du terrain, tout Ă  fait chimĂ©rique. Voici comment il prĂ©sente le projet de Bessner : « En 1776, Cayenne redevint, pour la troisiĂšme fois dans l’espace de douze ans, un nouveau PĂ©rou. Un baron de Bessner, qui visait Ă  en ĂȘtre gouverneur, et qui y est parvenu aprĂšs mon administration, avait Ă©lectrisĂ© toutes les tĂȘtes. LiĂ© avec des savants, des financiers, des gens de la cour, il leur distribuait ses mĂ©moires et les intĂ©ressait tous au succĂšs de ses plans, qu’il savait adapter aux goĂ»ts et aux lumiĂšres de ceux auxquels il s’adressait. La premiĂšre partie de ses rĂ©cits rappelait toujours les fautes commises, les catastrophes et leurs causes qu’il Ă©tait facile d’éviter. Venaient ensuite pour M. de Buffon, pour les naturalistes qu’il frĂ©quentait, les dĂ©tails les plus piquants sur l’histoire naturelle et minĂ©ralogique de la Guyane. Aux gens de la cour, aux financiers, il prĂ©sentait la perspective des plus riches produits, moyennant les plus lĂ©gĂšres avances. »

Ce qui manquait au riche sol de la Guyane, c’était des « bras pour la rĂ©colte » « et ces bras n'Ă©taient pas ceux des paysans d’Europe, qu’on avait sacrifiĂ©s, disait-il, avec une cruautĂ© absurde ; c’étaient les naturels du pays, les Indiens eux-mĂȘmes, qu’il Ă©tait facile de rĂ©unir et d'employer Ă  peu de frais. C’étaient vingt mille nĂšgres marrons de Surinam qui demandaient asile sur notre territoire, et dont la retraite et l’emploi pourraient ĂȘtre aisĂ©ment nĂ©gociĂ©s avec la Hollande. »

L’exploitation des colonies demande l’existence d’une main-d’Ɠuvre sans laquelle l’intĂ©rĂȘt de possĂ©der des colonies est singuliĂšrement limitĂ© : « Sans indigĂšne, pas de production et pas d'impĂŽt : voilĂ  pour le gouvernement ; sans indigĂšne, pas d'agriculture ni d'industrie : voilĂ  pour les colons-planteurs ; sans indigĂšnes, pas d'affaires : voilĂ  pour les commerçants : sans indigĂšnes il n'y aurait plus qu'Ă  Ă©vacuer. » (J. Chailley, Dix annĂ©es de politique coloniale, 1902)

Dans les colonies dont le climat est malsain pour l’EuropĂ©en, ce qui fut le cas de la plupart des colonies françaises, comme la Guyane, deux solutions se prĂ©sentent : transformer l’indigĂšne en main-d’Ɠuvre, ou importer cette main-d’Ɠuvre de rĂ©gions au climat similaire, comme on le fit dans la traite nĂ©griĂšre. Les plans de civilisation des indigĂšnes, comme celui du baron Bessner, ont ce but : dĂ©velopper la main-d’Ɠuvre pour faire de la colonie une affaire fructueuse. Toute entreprise coloniale suppose un investissement qui ne peut se trouver que si elle promet des profits, et c’est par cette promesse que Bessner obtint l’attention des financiers et des gens de la cour.

Malouet doutait de la pertinence du projet de Bessner pour la Guyane : « AprĂšs la catastrophe du Kourou, on ne vous propose plus des cultivateurs europĂ©ens ; ce sont des Indiens et des nĂšgres fugitifs dont on veut faire des laboureurs et des pasteurs, sous le prĂ©texte trĂšs-plausible qu’ils sont acclimatĂ©s et dĂ©jĂ  habitants de la terre qu’il est question d'exploiter. Mais qui vous assure que ces Indiens et ces nĂšgres existent, qu’il sera facile d’en rassembler cent mille, de les civiliser, de les former au travail ? »

La vie « sauvage » des indigĂšnes, qui « paraĂźt si misĂ©rable » Ă  l’EuropĂ©en, pouvait avoir pour les indigĂšnes eux-mĂȘmes une attirance plus forte que la vie « civilisĂ©e » que les EuropĂ©ens voulaient leur imposer, ainsi que le suggĂšre Malouet : « ArrĂȘtons-nous maintenant aux dĂ©tails de cette vie sauvage qui nous paraĂźt si misĂ©rable. Nous y trouverons peut-ĂȘtre le degrĂ© de civilisation qui convient aux Indiens et qui suffit Ă  leur bonheur. PremiĂšrement, ils sont en rĂ©alitĂ© dans un Ă©tat de sociĂ©tĂ© ; ils vivent en famille ; ils ont une association nationale, car leur village est pour eux la citĂ© ; ils ont un magistrat ou chef, qui les reprĂ©sente dans leurs relations de voisinage, qui les commande Ă  la guerre ; ils n'ont pas besoin du Code civil, n'ayant ni terres, ni procĂšs ; mais leurs usages, les coutumes de leurs pĂšres sont religieusement observĂ©s. La communautĂ© dĂ©libĂšre, le chef exĂ©cute ; la paix ou la guerre, une alliance, un changement de domicile, une chasse commune, voilĂ  toutes les dĂ©libĂ©rations de leur conseil. Cette Ă©galitĂ© que nous avons si douloureusement, ils l'ont trouvĂ©e, ils la maintiennent sans effort ; la plus parfaite indĂ©pendance supplĂ©e pour eux tout ce qui manque, selon nous, Ă  leur civilisation, et l'on ne peut pas dire qu'ils en jouissent sans en connaĂźtre le prix. Rien n'est plus frappant pour un EuropĂ©en que leur indiffĂ©rence, l'Ă©loignement mĂȘme que leur cause le spectacle de nos arts, de nos mƓurs, de nos jouissances. Les plus apathiques du continent sont ceux de la Guyane ; mais quelque bornĂ©s qu'ils soient, ils ont, en gĂ©nĂ©ral, un sens droit ; ils raisonnent peu, mais ils rendent avec prĂ©cision le petit nombre d'idĂ©es sur lesquelles leur jugement s'exerce. Depuis la baie d'Hudson jusqu'au dĂ©troit de Magellan, ces hommes, si diffĂ©rents entre eux de tempĂ©rament, de figure, de caractĂšre, les uns doux, les autres fĂ©roces, tous s'accordent en un seul point : l'amour de la vie sauvage, la rĂ©sistance Ă  la civilisation perfectionnĂ©e ; et si l'on considĂšre combien de fatigues, de pĂ©rils et d'ennuis cette vie sauvage leur impose, il faut qu'elle ait un charme particulier, qui ne peut ĂȘtre que l'amour de l'indĂ©pendance, caractĂšre distinctif de tous les ĂȘtres animĂ©s. »

Malouet ne juge pas seulement le projet de Bessner chimĂ©rique, il le juge, d’un point de vue politique, une tromperie, substituant Ă  une « Ă©galitĂ© » et une « indĂ©pendance » qui font la valeur de la « vie sauvage » — Ă  laquelle les indigĂšnes demeurent attachĂ©s malgrĂ© le « spectacle » de la civilisation europĂ©enne et contrairement aux expectations des EuropĂ©ens — un « contrat truquĂ© » (M. Duchet) qui fait des indigĂšnes la « derniĂšre classe de nos sociĂ©tĂ©s » : « (...) comment se flatter qu’une poignĂ©e de sauvages, rĂ©pandue sur un vaste continent, heureux par la libertĂ©, par l’absence des peines, par la facilitĂ© de se nourrir sans beaucoup de soin, se constitue volontairement dans la derniĂšre classe de nos sociĂ©tĂ©s, celle qui n’a en partage que le travail, le  besoin, l’obĂ©issance ? Du moment qu’on voudra mettre une bĂȘche Ă  la main de ces Indiens, qu’on le fera garder des troupeaux, ne se verra-t-il pas alors assimilĂ© Ă  nos esclaves ? Certainement il serait moins difficile de les engager Ă  se faire bourgeois ou rentiers (...)[145]. »

La civilisation des indigĂšnes par l’EuropĂ©en n’est que leur asservissement, leur intĂ©gration dans un systĂšme dans lequel ils ne sont qu’une classe dominĂ©e et utilisĂ©e au bon grĂ© du colonisateur, et toute la politique coloniale, derriĂšre le discours humanitaire, ne vise qu’à assurer cette domination et cet assujettissement : « Si l’on donne au mot toute l’étendue de son sens — y compris son sens politique —, l’idĂ©e de civilisation, appliquĂ©e au monde sauvage, finit par se dĂ©truire elle-mĂȘme. Elle n’est qu’un avatar de l’idĂ©e coloniale[78]. »

Une autre menace que l’asservissement guette les indigĂšnes : leur disparition — menace qu’envisage Diderot dans l’Histoire des deux Indes, et dont il dĂ©cĂšle l’une des causes dans les « piĂšges sans nombre que nous ne cessons de leur tendre » : « Une rĂ©flexion se prĂ©sente. Si l'on considĂšre la haine que les sauvages se portent de horde Ă  horde, leur vie dure et disetteuse, la continuitĂ© de leurs guerres, leur peu de population, les piĂšges sans nombre que nous ne cessons de leur tendre, on ne pourra s'empĂȘcher de prĂ©voir qu'avant qu'il se soit Ă©coulĂ© trois siĂšcles ils auront disparu de la terre. Alors que penseront nos descendants de cette espĂšce d'hommes, qui ne sera plus que dans l'histoire des voyageurs[146] ? »

L’Histoire des deux Indes et la politique coloniale de la France

L’Histoire des deux Indes (titre complet : Histoire philosophique et politique des Ă©tablissemens et du commerce des EuropĂ©ens dans les deux Indes) de Raynal (aidĂ© de collaborateurs[147]), eut un fort impact en son temps et apporta Ă  son auteur la cĂ©lĂ©britĂ© — une cĂ©lĂ©britĂ© qui n’allait toutefois pas durer. « PubliĂ©e en plus de trente Ă©ditions et vingt-quatre versions abrĂ©gĂ©es, son Ɠuvre fut un best-seller international. [...] On dit qu’elle a inspirĂ© le rĂ©volutionnaire haĂŻtien Toussaint L’Ouverture et incitĂ© l’invasion de l’Égypte par NapolĂ©on[148]. »

PubliĂ©e pour la premiĂšre fois en 1772 anonymement, republiĂ©e, rĂ©visĂ©e et augmentĂ©e durant les annĂ©es 1770, la troisiĂšme Ă©dition parut en 1780 avec Raynal en nom d’auteur et une participation plus importante que prĂ©cĂ©demment, mais toujours non crĂ©ditĂ©e, de Diderot[149]. Raynal y est prĂ©sentĂ© en « dĂ©fenseur de l’humanitĂ©, de la vĂ©ritĂ©, de la libertĂ© » et donnĂ© en portrait avec l’EncyclopĂ©die en arriĂšre-plan. ComposĂ© de 19 livres rĂ©partis en 4 ou 10 tomes selon les Ă©ditions, elle suit des tendances contradictoires, balançant entre l’apologie de la colonisation — comme celle de l'AmĂ©rique septentrionale, qui « changea de face » grĂące au « merveilleux Ă©difice de l'industrie et de la politique europĂ©enne » — et sa condamnation — dans certains textes de Diderot. Cette fluctuation existe mĂȘme sur la question de l’esclavage. D’une façon gĂ©nĂ©rale, l’Ɠuvre essaie cependant de peser le pour et le contre de la colonisation et n’hĂ©site ni Ă  poser des questions de principe — par exemple : « Les EuropĂ©ens ont-ils Ă©tĂ© en droit de fonder des colonies dans le Nouveau-Monde ? (Livre VIII, chap. 1) — ni Ă  dĂ©noncer les crimes de la colonisation europĂ©enne.

L’introduction met en Ă©vidence l’importance du sujet, Ă  savoir l’expansion europĂ©enne, « dans les deux Indes » dit le titre, en rĂ©alitĂ© sur le reste du globe : « Il n’y a point eu d'Ă©vĂ©nement aussi intĂ©ressant pour l'espĂšce humaine en gĂ©nĂ©ral, et pour les peuples de l’Europe en particulier, que la dĂ©couverte du Nouveau-monde et le passage aux Indes par le cap de Bonne-EspĂ©rance. Alors a commencĂ© une rĂ©volution dans le commerce, dans la puissance des nations, dans les mƓurs, l’industrie et le gouvernement de tous les peuples. C'est Ă  ce moment que les hommes des contrĂ©es les plus Ă©loignĂ©es se sont rapprochĂ©s par de nouveaux rapports et de nouveaux besoins. [...] ...par-tout les hommes ont fait un Ă©change mutuel de leurs opinions, de leurs loix, de leurs usages, de leurs maladies, de leurs remĂšdes, de leurs vertus et de leurs vices. »

Ce dont l’ouvrage se veut d’abord le promoteur, c’est le commerce. La diffusion de la civilisation, le polissage des hommes, est, selon Raynal (et Diderot, auteur du passage), l’Ɠuvre des peuples commerçants : « C'est lĂ  enfin que, voyant Ă  mes pieds ces belles contrĂ©es oĂč fleurissent les sciences et les arts, et que les tĂ©nĂšbres de la barbarie avaient si long-tems occupĂ©es, je me suis demandĂ© : Qui est-ce qui a creusĂ© ces canaux ? Qui est-ce qui a dessĂ©chĂ© ces plaines ? Qui est-ce qui a fondĂ© ces villes ? Qui est-ce qui a rassemblĂ©, vĂȘtu, civilisĂ© ces peuples ? Et qu'alors toutes les voix des hommes Ă©clairĂ©s qui sont parmi elles m'ont rĂ©pondu : c'est le commerce, c'est le commerce. En effet, les peuples qui ont poli tous les autres, ont Ă©tĂ© commerçans. »

Si Diderot contribuait anonymement Ă  l’ouvrage, c’est peut-ĂȘtre pour se protĂ©ger d’éventuelles rĂ©percussions : « Avec Raynal prenant la couverture, ses contributeurs furent en mesure de faire des arguments hĂ©tĂ©rodoxes qui les auraient probablement mis en prison si leur paternitĂ© avait Ă©tĂ© connue. Diderot, en particulier, semblait apprĂ©cier l’opportunitĂ© d’élaborer des arguments moraux et politiques controversĂ©s sans la menace d’une expulsion ou d’un retour Ă  Vincennes, oĂč il avait Ă©tĂ© emprisonnĂ© pour avoir Ă©crit des documents prĂ©tendument blasphĂ©matoires[150]. »

La troisiĂšme Ă©dition fut d’ailleurs interdite en 1781 par le parlement de Paris — les exemplaires rĂ©cupĂ©rĂ©s mis au feu — et Raynal condamnĂ© Ă  l’exil. Il Ă©tait pourtant un auteur en quelque sorte officiel, dĂ©ployant « son activitĂ© au service du pouvoir », recevant une pension de l’État[151], pension qui continua d’ĂȘtre versĂ©e aprĂšs la condamnation du livre et l’exil. (« cette pension lui est confirmĂ©e en 1779 et Ă  nouveau en 1786 »[78].  

Raynal travaillait en lien avec le ministĂšre des affaires Ă©trangĂšres, et l’Ɠuvre, comme ce fut le cas prĂ©cĂ©demment pour Raynal, peut avoir Ă©tĂ© au dĂ©part une commande officielle : « Plusieurs documents montrent en effet que la « fabrication » de l’Histoire des Indes a eu un but politique, si mĂȘme elle n’a pas Ă©tĂ© une commande officielle, comme l’Histoire des voyages de PrĂ©vost. [...] ...Raynal Ă©tait au courant de tous les projets qui s’élaboraient dans les Bureaux » ; « son livre Ă©tait non seulement une encyclopĂ©die du monde colonial, mais aussi une chronique de la politique coloniale ; enfin, et surtout, « l’abbĂ© n’avait rien Ă  refuser au MinistĂšre »[78].

Les objectifs de Raynal, sa « vision gĂ©opolitique » et le « discours Ă©conomique » qu’il prĂ©sente dans l’Ɠuvre possĂšdent « plusieurs points en commun avec la stratĂ©gie diplomatique suivie par le duc de Choiseul pour contrecarrer la prĂ©pondĂ©rance anglaise » ; « l’Histoire se fit le porte-parole de la tentative accomplie par le duc de Choiseul d’utiliser le Pacte de Famille (1761) pour crĂ©er un espace commercial unifiĂ© capable de contrebalancer le pouvoir Ă©conomique de la Grande-Bretagne »[152].

L’aide apportĂ©e par la France aux indĂ©pendantistes amĂ©ricains s’inscrivit dans le cadre de cette lutte avec l’Angleterre : « Mais c'est surtout dans les nĂ©gociations qui prĂ©parĂšrent la « guerre d'indĂ©pendance » et qui eurent pour but de rĂ©parer les pertes de 1763, qu'on saisit la prĂ©occupation des hommes d'État au sujet des colonies. Choiseul, on le sait, croyait ou feignait de croire qu'il avait « attrapĂ© » les Anglais, en leur cĂ©dant le Canada, dont la population n'atteignait par soixante mille Ăąmes et le commerce un million et demi. Plus tard, de Vergennes rĂ©pĂ©tait encore : « Le conseil du roi d'Angleterre se trompe griĂšvement s'il se persuade que nous regrettons autant le Canada qu'il peut se repentir d'en avoir fait l'acquisition. » Mais Choiseul et Vergennes n'en ont pas moins au cƓur la blessure faite en 1763 ; ils n'en brĂ»lent pas moins du dĂ©sir de ruiner cet empire colonial que l'Angleterre a formĂ© [aux dĂ©pens de la France]. Ils entretiennent des agents prĂšs des AmĂ©ricains rĂ©voltĂ©s, Ă  la fois pour les exciter et supputer leurs forces[6]. »

Rayneval, premier commis aux Affaires Ă©trangĂšres, avait rĂ©digĂ© un MĂ©moire remis en mars 1776 dans lequel il prĂ©sentait les enjeux du conflit entre la Grande-Bretagne et ses colonies amĂ©ricaines et l’intĂ©rĂȘt qu’aurait la France Ă  intervenir dans le conflit : « La querelle qui subsiste actuellement entre l’Angleterre et ses colonies est un de ces Ă©vĂ©nements majeurs qui mĂ©ritent l’attention de toutes les puissances, par l’influence qu'elle peut avoir sur l'existence politique de la Grande-Bretagne. La France surtout et l'Espagne ont un intĂ©rĂȘt immĂ©diat Ă  en suivre la marche et les progrĂšs, et en prĂ©juger les effets. [...] L'Angleterre est l'ennemi naturel de la France ; et elle est un ennemi avide, ambitieux, injuste et de mauvaise foi : l'objet invariable et chĂ©ri de sa politique est, sinon la destruction de la France, du moins son abaissement, son humiliation et sa ruine. C'est lĂ  depuis longtemps le motif vĂ©ritable des guerres qu'elle nous a suscitĂ©es ; cette raison d’État l'emporte toujours sur toute autre considĂ©ration, et lorsqu'elle parle tous les moyens sont justes, lĂ©gitimes et mĂȘme nĂ©cessaires, pourvu qu'ils soient efficaces. Ces dispositions, jointes au soin que la France doit prendre de sa propre conservation, l'autorisent et mĂȘme l'invitent Ă  saisir toutes les occasions possibles pour affaiblir les forces et la puissance de l'Angleterre, tandis que de l'autre la politique lui en fait un devoir. »

En aidant les colonies amĂ©ricaines Ă  se rendre indĂ©pendantes de l’Angleterre, Rayneval conjecturait les rĂ©percussions suivantes : « En nous rendant aux dĂ©sirs des colonies, et en supposant efficace l’assistance que nous leur accorderions, il paraĂźt devoir en rĂ©sulter les avantages suivants : 1° La puissance de l'Angleterre diminuera et la nĂŽtre haussera d’autant ; 2° son commerce Ă©prouvera une perte irrĂ©parable, tandis que le nĂŽtre prendra de l’accroissement ; 3° il est trĂšs-probable que par la suite des Ă©vĂ©nements nous pourrions recouvrer une partie des possessions que les Anglais nous ont enlevĂ©es en AmĂ©rique, comme la pĂȘche de terre, celle du golfe Saint-Laurent, l’üle Royale, etc. On ne parle pas du Canada. »

Cependant, l’indĂ©pendance des colonies amĂ©ricaines pouvait Ă©galement entraĂźner des consĂ©quences nĂ©fastes pour l’empire français, consĂ©quences que Rayneval prĂ©sente ainsi : « Mais, dira-t-on, l’indĂ©pendance des colonies anglaises prĂ©parera une rĂ©volution dans le Nouveau-Monde ; elles seront Ă  peine tranquilles et assurĂ©es de leur libertĂ©, qu'elles seront saisies de l’esprit de conquĂȘte ; d’oĂč pourra rĂ©sulter l’envahissement de nos colonies et des riches possessions de l’Espagne dans l’AmĂ©rique mĂ©ridionale. »

A cette conjecture, Rayneval rĂ©pond notamment que si les colonies atteignaient leur but, « elles [donneraient] Ă  leur nouveau gouvernement la forme rĂ©publicaine » ; « or », Ă©crit-il, « il est gĂ©nĂ©ralement reçu, d'aprĂšs l'expĂ©rience, que les rĂ©publiques ont rarement l’esprit de conquĂȘte »[153].

L’amenuisement de l’empire français n’avait pas entraĂźnĂ© un dĂ©sintĂ©rĂȘt pour les questions coloniales chez les dirigeants français de l’époque : « ...Louis XVI, qui [a fait la guerre d’AmĂ©rique avec vigueur et bonheur], Ă©tait, lui aussi, un adepte de la politique coloniale. [...] [Le roi avait du goĂ»t] pour la gĂ©ographie, la cartographie et les voyages. L'instruction donnĂ©e Ă  La PĂ©rouse en 1785, rĂ©digĂ©e avec tant de soin par Fleurieu, a Ă©tĂ© revue et annotĂ©e de sa main. Bien des actes ... montrent le soin intelligent que ses ministres et lui apportaient aux questions coloniales. Turgot, de Vergennes, Necker, Sartines, de Castries, font des enquĂȘtes attentives sur les projets qui leur sont soumis ou sur les questions qu'agite l'opinion. A aucune Ă©poque on n'a plus Ă©tudiĂ© les questions multiples de la colonisation et l'on n'a montrĂ© plus d'attachement aux colonies[6]. »

L’Ɠuvre de Raynal semble devoir son origine Ă  la volontĂ© « de repenser la politique coloniale française aprĂšs les pertes de la guerre de Sept Ans »[154].

La vision gĂ©opolitique de Raynal est exprimĂ©e Ă  la fin du quatorziĂšme, et dernier, livre de l’édition de 1772, dans lequel il dĂ©signe l’Angleterre comme l’adversaire, non seulement de la France, mais des autres nations, Angleterre qui doit sa puissance — sa « monarchie universelle des mers » — Ă  sa marine, point faible de la France — et Raynal d’appeler Ă  la constitution d’une marine « redoutable » et « formidable » pour relever la puissance de la France, dĂ©clinante en Europe mĂȘme, dĂ©nonçant au passage l’incurie et les mauvais choix des gouvernements successifs depuis Richelieu ainsi que les « circuits tortueux de la capitale ou de la cour » :

« Il n’est pas d’autre moyen de conserver les isles, qu’une marine redoutable. C’est sur les chantiers et dans les ports d’Europe, que doivent ĂȘtre construits les bastions et les boulevards des colonies de l’AmĂ©rique. Tandis que la mĂ©tropole les tiendra, pour ainsi dire, sous les ailes de ses vaisseaux ; tant qu’elle remplira de ses flottes le vaste intervalle qui la sĂ©pare de ces filles de son industrie et de sa puissance, sa vigilance maternelle sur leur prospĂ©ritĂ© lui rĂ©pondra de leur attachement. C’est donc vers les forces de mer que les peuples propriĂ©taires du nouveau monde porteront dĂ©sormais leurs regards. [...] Une isle commerçante n’a pas mĂȘme besoin de places. Son rempart, c’est la mer qui fait sa sĂ»retĂ©, sa subsistance, sa richesse. Les vents sont Ă  ses ordres, et tous les Ă©lĂ©mens conspirent Ă  sa gloire.

A ces titres, l’Angleterre peut tout oser, tout se promettre. Elle est maintenant la seule qui doive se confier dans ses possessions de l’AmĂ©rique, et qui puisse attaquer les colonies de ses rivaux. Peut-ĂȘtre ne tardera-t-elle pas Ă  prendre, Ă  cet Ă©gard, conseil de son courage. L’orgueil de ses succĂšs, l’inquiĂ©tude mĂȘme insĂ©parable de ses prospĂ©ritĂ©s, le fardeau des conquĂȘtes qui semble ĂȘtre le chĂątiment de la victoire : tout la ramĂšne Ă  la guerre. Le peuple Anglais est Ă©crasĂ© sous le poids de ses entreprises et de ses dettes nationales... [...] Les sentimens qu’il a conçus de sa valeur, et la terreur qu’il a inspirĂ©e de ses armes, s’affaibliraient dans une longue paix ; ses escadres s’anĂ©antiraient dans l’oisivetĂ© ; ses amiraux perdraient le fruit d’une heureuse expĂ©rience. Toutes ces rĂ©flexions sont des causes de guerre assez lĂ©gitimes, pour une nation qui l’a faite avant de la dĂ©clarer, et qui prĂ©tend devenir la maĂźtresse de l’AmĂ©rique par le droit qui met les despotes Ă  la tĂȘte des peuples. La premiĂšre Ă©tincelle Ă©clatera dans l’AmĂ©rique, et l’orage fondra d’abord sur les isles Françaises, parce que le reste, Ă  la Havane prĂšs, ira de soi-mĂȘme au-devant du joug.

C’est donc aux Français Ă  se prĂ©parer les premiers Ă  la dĂ©fense du nouveau monde, seuls capables de le dĂ©fendre s’il peut l’ĂȘtre, puisque les Hollandais ne sont plus rien, et que l’Espagne a laissĂ© engourdir toutes les forces qu’elle tenait de la nature, et mis le nerf de sa puissance aux mains des autres nations. Oui la France peut seule en ce moment Ă©lever une marine formidable. Philosophes de tous les pays, amis des hommes, pardonnez Ă  un Ă©crivain Français d’exciter aujourd’hui sa patrie Ă  s’armer de vaisseaux. C’est pour le repos de la terre qu’il fait des vƓux, en souhaitant de voir Ă©tablir sur l’empire des mers, l’équilibre qui maintient aujourd’hui la sĂ»retĂ© du continent.

Presque au centre de l’Europe, entre l’ocĂ©an et la mĂ©diterranĂ©e, la France joint par sa position et son Ă©tendue, aux forces d’une puissance de terre, les avantages d’une puissance maritime. Elle peut transporter toutes ses productions d’une mer Ă  l’autre, sans passer sous le canon menaçant de Gibraltar, sous le pavillon insultant des Barbaresques. [...] Que de peuples lui demandent ses sels, ses huiles, ses savons, ses fruits mĂȘme et ses grains ? On recherche Ă  l’envi les denrĂ©es de ses colonies. Mais c’est encore plus par ses manufactures, ses Ă©toffes et ses modes, qu’elle a subjuguĂ© le goĂ»t des nations. En vain ont-elles voulu mettre des barriĂšres Ă  cette passion que ses maniĂšres inspirent pour son luxe ; l’Europe est fascinĂ©e et n’en reviendra pas. [...] Quel devait ĂȘtre le mouvement des navires d’une nation en possession de fournir ainsi aux autres peuples ce qui sert Ă  nourrir leur vanitĂ©, leur luxe et leur voluptĂ© ? Aucun obstacle pris de la nature des choses ne devrait arrĂȘter cette activitĂ©. Assez grande, pour n’ĂȘtre pas embarrassĂ©e dans sa marche par les puissances qui l’environnent ; assez heureusement limitĂ©e, pour n’ĂȘtre pas surchargĂ©e par sa propre grandeur, la France a tous les moyens d’acquĂ©rir sur mer la puissance qui peut mettre le comble Ă  sa prospĂ©ritĂ©. [...]

Les États modernes ne peuvent s’agrandir que par la puissance maritime. Depuis qu’un luxe inconnu des anciens a comme empoisonnĂ© l’Europe d’une foule de nouveaux goĂ»ts, les nations qui peuvent fournir ces besoins Ă  toutes les autres, deviennent les plus considĂ©rables... [...] C’est depuis cette rĂ©volution qui pour ainsi dire, a soumis la terre Ă  la mer, que les grands coups d’État se sont frappĂ©s sur l’ocĂ©an. Richelieu ne l’avait pas entrevue dans un avenir prochain... [...] ...la marine n’entra pour rien dans son plan de subjuguer la France pour dominer dans l’Europe. Le monarque dont il avait prĂ©parĂ© la grandeur, ne la vit comme lui, que dans l’art de conquĂ©rir. AprĂšs avoir soulevĂ© par ses entreprises tout le continent de l’Europe, il lui fallut pour rĂ©sister Ă  cette ligue, soudoyer des armĂ©es innombrables. BientĂŽt son royaume ne fut, pour ainsi dire, qu’un camp, ses frontiĂšres qu’une haie de places fortes. [...]

Depuis la fin d’un siĂšcle, oĂč la nation du moins soutenait ses disgrĂąces par le souvenir de ses succĂšs, en imposait encore Ă  l’Europe par quarante ans de gloire, chĂ©rissait un gouvernement qui l’avait honorĂ©, et bravait des rivaux qu’elle avait humiliĂ©s, la France a toujours dĂ©clinĂ© de sa prospĂ©ritĂ©, malgrĂ© les acquisitions dont son territoire s’est agrandi. Vingt ans de paix ne l’auraient pas Ă©nervĂ©e, si l’on eut tournĂ© vers la navigation les forces qu’on avait trop longtemps prodiguĂ©es Ă  la guerre. Mais la marine n’a pris aucune consistance. L’avarice d’un ministĂšre, les prodigalitĂ©s d’un autre, l’indolence de plusieurs, de fausses vues, de petits intĂ©rĂȘts, les intrigues de cour qui mĂšnent le gouvernement, une chaĂźne de vices et de fautes, une foule de causes obscures et mĂ©prisables, ont empĂȘchĂ© la nation de devenir sur la mer ce qu’elle avait Ă©tĂ© dans le continent, d’y monter du moins Ă  l’équilibre du pouvoir, si ce n’était pas Ă  la prĂ©pondĂ©rance. Le mal est incurable, si les malheurs qu’elle vient d’éprouver dans la guerre [commencĂ©e en 1756], si les humiliations qu’elle a dĂ©vorĂ©es Ă  la paix [de 1763], n’ont pas rendu l’esprit de sagesse au conseil qui la gouverne, et ramenĂ© tous les projets, tous les efforts au systĂšme d’une marine formidable.

L’Europe attend cette rĂ©volution avec impatience. Elle ne croira pas sa libertĂ© assurĂ©e, jusqu’à ce qu’elle voie voguer sur l’ocĂ©an un pavillon qui ne tremble point devant le pavillon de la Grande-Bretagne. Celui de la France est le seul en ce moment qui pĂ»t le balancer avec le temps. Le vƓu des nations est aujourd’hui pour la prospĂ©ritĂ© de celle qui saura les dĂ©fendre contre la prĂ©tention d’un seul peuple Ă  la monarchie universelle des mers. Le systĂšme de l’équilibre veut que la France augmente ses forces navales, d’autant plus qu’elle ne le peut sans diminuer ses forces de terre. Alors son influence partagĂ©e entre les deux Ă©lĂ©mens, ne sera plus redoutable sur aucun, qu’à ceux qui voudraient en troubler l’harmonie. La nation elle-mĂȘme ne demande pour aspirer Ă  cet Ă©tat de grandeur, que la libertĂ© d’y tendre. C’est au gouvernement de la laisser agir. Mais si l’autoritĂ© resserre de plus en plus l’aisance et les facultĂ©s de l’industrie nationale par des gĂȘnes, par des entraves, par des impĂŽts ; si elle lui ĂŽte sa vigueur, en voulant la forcer ; si attirant tout Ă  elle seule, elle tombe elle-mĂȘme dans la dĂ©pendance de ses subalternes ; si pour aller en AmĂ©rique ou dans l’Inde, il faut passer par les circuits tortueux de la capitale ou de la cour ; si quelque ministre dĂ©jĂ  grand et puissant ne veut pas immortaliser son nom, en dĂ©livrant les colonies du joug d’une administration militaire, en allĂ©geant l’action de la douane sur le commerce, en ouvrant aux Ă©lĂšves de la marine marchande l’entrĂ©e aux honneurs comme au service de la marine royale : si tout ne change pas, tout est perdu.

La France a fait des fautes irrĂ©parables, des sacrifices amers. Ce qu’elle a conservĂ© de richesses dans les isles de l’AmĂ©rique, ne la dĂ©dommage peut-ĂȘtre pas de ce qu’elle a perdu de forces dans le continent de cette vaste contrĂ©e. C’est au nord que se prĂ©pare une nouvelle rĂ©volution dans le nouveau monde. C’est lĂ  le thĂ©Ăątre de nos guerres. Allons-y chercher d’avance le secret de nos destinĂ©es. »

Ces vues resteront prĂ©sentes dans les Ă©ditions suivantes. Dans celle de 1780, elles sont distribuĂ©es sous les chapitres 57 et 58 du livre XIII : Changemens qu’il conviendrait de faire dans l’administration des isles Françaises et La France peut-elle avoir une marine militaire ? Lui convient-il de l'avoir ? Mesures qu’elle doit prendre pour l’avoir.

Ce sont les mĂȘmes vues gĂ©opolitiques que l’on retrouvera exprimĂ©es par le gouvernement rĂ©volutionnaire de salut public, notamment dans le Rapport sur l'acte de navigation prĂ©sentĂ© par BarrĂšre (1793) : l’Angleterre dĂ©signĂ©e comme adversaire et dĂ©noncĂ©e comme « tyran de la mer » ; la France prĂ©sentĂ©e comme seule possible bienfaitrice et protectrice de la libertĂ© et des droits des autres nations, impuissantes sans elle face Ă  l’Angleterre ; la crĂ©ation d’une marine française puissante jugĂ©e nĂ©cessaire Ă  la prĂ©servation des colonies et Ă  la prospĂ©ritĂ© commerciale, marine, colonies et prospĂ©ritĂ© commerciale Ă©tant regardĂ©es comme indissolublement liĂ©es : « Vous voulez une marine, car sans marine point de colonies, et sans colonies point de prospĂ©ritĂ© commerciale. »

Dans Changemens qu’il conviendrait de faire dans l’administration des isles Françaises, Raynal propose un certain nombre d’amĂ©liorations ou de rĂ©formes :

Sur le « culte public », il ne voit en vĂ©ritĂ© rien Ă  redire : « On ne trouvera que peu de changemens Ă  faire dans ce qui concerne le culte public. Il a Ă©tĂ© subordonnĂ©, autant qu'il Ă©tait possible, Ă  l’autoritĂ© civile. Ses ministres sont des moines, dont l’extĂ©rieur composĂ©, l'habillement bizarre, font plus d'impression sur des nĂšgres bornĂ©s et superstitieux, qu’on ne pourrait l'attendre de la sublime morale de la religion. »

Sur « la coutume de Paris et les loix criminelles du royaume » imposĂ©es telles quelles dans les colonies, en revanche, il est critique, estimant qu’on ne peut pas imposer partout, en particulier dans des colonies lointaines, oĂč tout est diffĂ©rent, ce qui se fait Ă  Paris : « Un hasard, heureux ou malheureux, fonda ces grands Ă©tablissemens, un peu avant le milieu du dernier siĂšcle. On n'avait alors aucune idĂ©e arrĂȘtĂ©e sur les contrĂ©es du Nouveau-Monde. Il arriva de lĂ  qu'on choisit pour les conduire la coutume de Paris et les loix criminelles du royaume. Les gens sages ont bien compris depuis qu'une pareille jurisprudence ne pouvait pas convenir Ă  un pays d'esclavage et Ă  un climat, Ă  des mƓurs, Ă  des cultures, Ă  des possessions, qui n'ont aucune ressemblance avec les nĂŽtres : mais ces rĂ©flexions de quelques particuliers n'ont eu aucune influence sur l'action du gouvernement. Loin de corriger ce que ces premiĂšres institutions avaient de vicieux, il a ajoutĂ© Ă  l'absurditĂ© des principes l'embarras, la confusion, la multiplicitĂ© des formes. Aussi la justice n'a-t-elle pas Ă©tĂ© rendue. Il en sera ainsi, jusqu'Ă  ce qu'une lĂ©gislation particuliĂšre aux isles, rende possibles, faciles mĂȘme les dĂ©cisions ; mais cet ouvrage important ne saurait ĂȘtre fait en France. Laissez aux colons assemblĂ©s le soin de vous Ă©clairer sur leurs besoins. »

Raynal est favorable Ă  ce que soit accordĂ© aux colons — aux colons, non aux indigĂšnes — un certain degrĂ© d’autonomie, mesure propre selon lui Ă  susciter l’« attachement » des colonies pour la mĂ©tropole, cette derniĂšre devant cependant restĂ©e en dernier ressort maĂźtre de « l'impulsion », Ă  la maniĂšre du vaisseau entraĂźnant derriĂšre lui des chaloupes : « Rien ne paraĂźt plus conforme aux vues d'une politique judicieuse, que d'accorder Ă  ces insulaires le droit de se gouverner eux-mĂȘmes, mais d'une maniĂšre subordonnĂ©e Ă  l'impulsion de la mĂ©tropole, Ă -peu-prĂšs comme une chaloupe obĂ©it Ă  toutes les directions du vaisseau qui la remorque. [...] Ces crĂ©oles qui naturellement ont de la pĂ©nĂ©tration, de la franchise, de l'Ă©lĂ©vation, un certain amour de la justice qui naĂźt de ces belles qualitĂ©s, touchĂ©s des marques d'estime et de confiance que leur donnerait la mĂ©tropole, en les chargeant du soin de rĂ©gler l’intĂ©rieur de leur patrie, s'attacheraient Ă  ce sol fertile, se feraient une gloire, un bonheur de l’embellir, et d'y crĂ©er toutes les douceurs d'une sociĂ©tĂ© civilisĂ©e. Au lieu de cet Ă©loignement pour la France, dont le reproche est une accusation de duretĂ© contre ses ministres, on verrait naĂźtre dans les colonies cet attachement que la confiance paternelle inspire toujours Ă  des enfants. Au lieu de cet empressement secret qui les fait courir durant la guerre au-devant d'un joug Ă©tranger, on les verrait multiplier leurs efforts pour prĂ©venir ou pour repousser une invasion. »

L’exposition et la condamnation des crimes coloniaux des puissances europĂ©ennes dans l’Histoire des deux Indes n’empĂȘchent pas Raynal non seulement de demeurer favorable au colonialisme français, mais mĂȘme d’y pousser de ses « vƓux ». Raynal se soucie du bien-ĂȘtre des colons et souhaite que l’on tienne compte de leurs besoins. Mais, pour ce qui est des indigĂšnes, « bornĂ©s et superstitieux » comme il les juge, il ne voit pas mieux que de continuer Ă  chercher leur soumission par la religion, ainsi qu’on le faisait et qu’on continuera de le faire. L’Histoire des deux Indes, en voulant voir une possibilitĂ© de conciliation entre une forme d’humanisme et le colonialisme, contribue Ă  rendre celui-ci acceptable et lĂ©gitime, la civilisation des sauvages, ici rĂ©duite Ă  leur christianisation, suffisant Ă  donner un fondement moral Ă  cet « humanisme de la conquĂȘte », humanisme qui ne cherche mĂȘme pas Ă  dissimuler ce que doivent ĂȘtre les objectifs de cet État moderne qu’est la France, Ă  savoir « s’agrandir » « par la puissance maritime », maintenant que les possibilitĂ©s d’expansion sur le continent europĂ©en lui-mĂȘme semblent limitĂ©es sinon impossibles.

Diderot, philosophe anti-impérialiste

Diderot n’a pas conçu d’ouvrage de synthĂšse sur sa philosophie politique. Il prĂŽnait en la matiĂšre Ă  la fois l’éclectisme et la prudence : « ...Diderot lui-mĂȘme a marquĂ© dans l'EncyclopĂ©die son opposition Ă  l’esprit de systĂȘme, ...il y a fait l'Ă©loge de l'« Ă©clectisme », non pas le mĂ©lange d'opinions peu accusĂ©es, mais plus prĂ©cisĂ©ment la soumission aux faits et Ă  l'expĂ©rimentation[155]. »

« Si l'on met de la prĂ©cipitation dans la rĂ©forme, il pourra facilement arriver qu'en voulant tout corriger, on gĂątera tout. Le premier mouvement est de se porter aux extrĂȘmes. J'invite les philosophes Ă  s'en mĂ©fier ; s'ils sont prudents, ils se rĂ©soudront Ă  devenir disciples en beaucoup de genres, avant de vouloir ĂȘtre maĂźtres ; ils hasarderont quelques conjectures, avant que de poser des principes[156]. »

C’est avec la troisiĂšme Ă©dition de l’Histoire des deux Indes, livre devenu « sĂ©ditieux », que Diderot Ă  la fois accĂšde Ă  une large audience et exprime des idĂ©es politiques fortes, sans qu’elles soient cependant dĂ©veloppĂ©es en un systĂšme cohĂ©rent, d’autant moins qu’elles sont Ă©parpillĂ©es et mĂȘlĂ©es indistinctement aux contributions des autres auteurs : « En dĂ©finitive, pour exercer une influence rĂ©elle, Diderot devra revĂȘtir le masque de Raynal. Cette 3e Ă©dition, qui commence Ă  se rĂ©pandre vers le dĂ©but de 1781, il lui a consacrĂ© deux ans de travail, et il a changĂ© le sens du livre[155]. »

Le point de vue auquel se place Diderot n’est pas celui de Raynal — « pardonnez Ă  un Ă©crivain Français d’exciter aujourd’hui sa patrie Ă  s’armer de vaisseaux » —, il se veut rĂ©solument philosophique, et donc dĂ©gagĂ© de tout encrage national, comme il le dit dans l’introduction[157] : « J'ai appelĂ© Ă  mon secours les hommes instruits de toutes les nations. J'ai interrogĂ© les vivants et les morts : les vivants, dont la voix se fait entendre Ă  mes cĂŽtĂ©s ; les morts, qui nous ont transmis leurs opinions et leurs connaissances, en quelque langue qu'ils aient Ă©crit. J'ai pesĂ© leur autoritĂ© ; j'ai opposĂ© leurs tĂ©moignages ; j'ai Ă©clairci les faits. [...] L'image auguste de la vĂ©ritĂ© m'a toujours Ă©tĂ© prĂ©sente. O vĂ©ritĂ© sainte ! C'est toi seule que j'ai respectĂ©e. Si mon ouvrage trouve encore quelques lecteurs dans les siĂšcles Ă  venir, je veux qu'en voyant combien j'ai Ă©tĂ© dĂ©gagĂ© de passions et de prĂ©jugĂ©s, ils ignorent la contrĂ©e oĂč je pris naissance ; sous quel gouvernement je vivais ; quelles fonctions j'exerçais dans mon pays ; quel culte je professai : je veux qu'ils me croient tous leur concitoyen et leur ami. »

Dans un chapitre sur le Portugal aprĂšs que ce pays soit tombĂ© sous la domination de l’Espagne, Diderot dĂ©crit les consĂ©quences — le « chaos » — issues de la conquĂȘte, consĂ©quences gĂ©nĂ©rales de toute conquĂȘte, dont celle du Portugal n’est qu’un exemple : « Les loix du conquĂ©rant luttent contre les loix du peuple conquis ; les usages de l'un contre les usages de l'autre ; ses mƓurs contre ses mƓurs ; sa religion contre sa religion ; sa langue se confond avec un idiome Ă©tranger. C'est un chaos dont il est difficile de prĂ©sager la fin ; un chaos qui ne se dĂ©brouille qu'aprĂšs le laps de plusieurs siĂšcles, et dont il reste des traces que les Ă©vĂ©nemens les plus heureux n'effacent jamais entiĂšrement[158]. »

Évoquant les victoires — « qui causent un Ă©tonnement dont on ne revient pas » — de « cinq ou six cens EuropĂ©ens » sur « des armĂ©es innombrables de Gentils et de MahomĂ©tans, instruits la plupart dans les arts de la guerre », Diderot les attribue Ă  l’effet dĂ©bilitant de la civilisation qui a affaibli en eux la « vertu », le « courage » et l’« amour pour l’indĂ©pendance », — ajoutant cependant comme autre vĂ©ritĂ© « prouvĂ©e par l’histoire » que « toute puissance arbitraire » finit toujours par ĂȘtre dĂ©truite : « Il n’est point de nation, qui, en se poliçant, ne perde de sa vertu, de son courage, de son amour pour l’indĂ©pendance ; et il est tout simple que les peuples du midi de l’Asie, s'Ă©tant les premiers assemblĂ©s en sociĂ©tĂ©, aient Ă©tĂ© les premiers exposĂ©s au despotisme. Telle a Ă©tĂ©, depuis l'origine du monde, la marche de toutes les associations. Une autre vĂ©ritĂ© Ă©galement prouvĂ©e par l’histoire, c'est que toute puissance arbitraire se prĂ©cipite vers sa destruction, et que des rĂ©volutions plus ou moins rapides ramĂšnent par-tout un peu plutĂŽt, un peu plus tard le rĂšgne de la libertĂ©[159]. »

L’impĂ©rialisme des puissances europĂ©ennes, dans la pensĂ©e de Diderot, ne se limite pas Ă  la conquĂȘte de territoires habitĂ©s par des peuples « sauvages » ou « barbares » dĂ©pourvus des arts et techniques de la civilisation europĂ©enne et que les EuropĂ©ens auraient une certaine lĂ©gitimitĂ© Ă  civiliser. Cet impĂ©rialisme s’étend Ă  des peuples pionnĂ©s dans le dĂ©veloppement de la civilisation, tels que « les peuples du midi de l’Asie », dont l’infĂ©rioritĂ© militaire rĂ©sulte prĂ©cisĂ©ment dans le fait d’avoir Ă©tĂ© civilisĂ©s (policĂ©s) avant l’Europe. C’est la civilisation elle-mĂȘme qui est cause d’une dĂ©gĂ©nĂ©ration, de la perte d’« amour pour l’indĂ©pendance ». La civilisation n’est donc pas un Ă©tat enviable Ă  tout point de vue, elle est un Ă©tat problĂ©matique. L’impĂ©rialisme des puissances europĂ©ennes s’exerce mĂȘme au sein de l’Europe, entre puissances europĂ©ennes elles-mĂȘmes, entre l’Espagne et le Portugal. Et cet impĂ©rialisme espagnol cherchant Ă  soumettre le Portugal produit le « chaos ». La prĂ©tention Ă  coloniser pour civiliser ne peut donc ĂȘtre qu’un faux-prĂ©texte, le Portugal et l’Espagne ayant des civilisations tout Ă  fait similaires.

Ce que constate Diderot, et dont l’Espagne n’est qu’un exemple, c’est la rapacitĂ© des nations, et en particulier des nations europĂ©ennes. Lorsqu’une nation entre en dĂ©cadence et devient incapable de se dĂ©fendre, comme ce fut le cas du Portugal, lorsqu’elle « tombe dans un Ă©tat de mort », qu’elle n’est plus « qu’un cadavre dont toutes les parties entrent en putrĂ©faction », alors « les nations adjacentes tournent autour, comme on voit dans les campagnes les animaux voraces. Elles s'emparent sans effort d'une contrĂ©e sans dĂ©fense. Alors les peuples passent sous un Ă©tat pire qu'au sortir de la barbarie. Les loix du conquĂ©rant luttent contre les loix du peuple conquis, etc. »

L’impĂ©rialisme est donc un Ă©tat permanent. Il est un rapace, un animal vorace attendant sa proie. Il n’attend que la faiblesse d’une nation pour entrer de nouveau en action. AprĂšs la victoire militaire elle-mĂȘme et l’imposition de la domination du conquĂ©rant, la lutte entre ce dernier et sa victime se poursuit — une lutte entre les « lois », les « usages », les « mƓurs », la « religion », la « langue » du conquĂ©rant et ceux du peuple vaincu, une lutte qui dure « plusieurs siĂšcles » et dont les « traces » ne s’effacent « jamais entiĂšrement ».

Diderot dĂ©construit ainsi l’image que les puissances impĂ©rialistes voudraient donner d’elles-mĂȘmes en les assimilant Ă  des oiseaux de proies — et mĂȘme pas Ă  des aigles, mais Ă  des charognards. Il dĂ©truit les arguments qui pourraient soutenir leur lĂ©gitimitĂ© en dĂ©crivant les effets de l’impĂ©rialisme — le « chaos », une lutte sĂ©culaire entre le conquĂ©rant et le conquis — et en dĂ©niant toute justification morale Ă  l’entreprise impĂ©rialiste — la victoire de l’Espagne sur le Portugal comme celle des puissances europĂ©ennes en Asie ne sont que la victoire du plus fort, non celle de la civilisation. De mĂȘme, Ă  propos des Français Ă  Tahiti, Diderot Ă©crit dans le SupplĂ©ment au Voyage de Bougainville : « Orou, toi qui entends la langue de ces hommes-lĂ , dis-nous Ă  tous, comme tu me l'as dit Ă  moi, ce qu'ils ont Ă©crit sur cette lame de mĂ©tal : Ce pays est Ă  nous. Ce pays est Ă  toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un TaĂŻtien dĂ©barquait un jour sur vos cĂŽtes et qu'il gravĂąt sur une de vos pierres ou sur l'Ă©corce d'un de vos arbres : Ce pays appartient aux habitants de TaĂŻti, qu'en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? »

Ce qu’entend Diderot par « civilisation » et « civiliser » varie selon les textes. Au dix-neuviĂšme et dernier livre de l’Histoire des deux Indes (3e Ă©dition) — livre de synthĂšse qui aborde des thĂšmes tels que la religion, la guerre, la marine, le commerce ou l’agriculture — dans le chapitre intitulĂ© Gouvernement et alors qu’il pense Ă  la Russie, Diderot identifie la « civilisation » avec l’« affranchissement » : « L’affranchissement ou ce qui est le mĂȘme sous un autre nom, la civilisation d’un empire est un ouvrage long et difficile. »

En ce sens, la civilisation d’un peuple — l’inculcation du « sentiment » et de la « dignitĂ© de la libertĂ© » — suppose la destruction de la tyrannie ; mais la destruction de la tyrannie ne suffit pas Ă  mettre un peuple sur la voie de la civilisation, car l’esclavage est un Ă©tat abrutissant dont on ne sort pas facilement : « L'empire se trouvant partagĂ© en deux classes d'hommes, celle des maĂźtres et celle des esclaves, comment rapprocher des intĂ©rĂȘts si opposĂ©s ? Jamais les tyrans ne consentiront librement Ă  l'extinction de la servitude, et pour les amener Ă  cet ordre de choses, il faudra les ruiner ou les exterminer. Mais cet obstacle surmontĂ©, comment Ă©lever de l'abrutissement de l'esclavage au sentiment et Ă  la dignitĂ© de la libertĂ©, ces peuples qui y sont tellement Ă©trangers, qu'ils deviennent impotents ou fĂ©roces, quand on brise leurs fers ? »

Dans le SupplĂ©ment au Voyage de Bougainville, Diderot envisageait la civilisation d’un autre point de vue, un point de vue critique qui l’identifiait Ă  une forme d’oppression, Ă  la rĂ©pression des penchants naturels de l’homme, Diderot se demandant s’il fallait vraiment « civiliser l’homme » : « Mais enfin, dites-moi, faut-il civiliser l'homme ou l'abandonner Ă  son instinct ? [...] Si vous vous proposez d'en ĂȘtre le tyran, civilisez-le. Empoisonnez-le de votre mieux d'une morale contraire Ă  la nature ; faites-lui des entraves de toute espĂšce ; embarrassez ses mouvements de mille obstacles ; attachez-lui des fantĂŽmes qui l'effrayent ; Ă©ternisez la guerre dans la caverne, et que l'homme naturel y soit toujours enchaĂźnĂ© sous les pieds de l'homme moral. Le voulez-vous heureux et libre ? Ne vous mĂȘlez pas de ses affaires : assez d'incidents imprĂ©vus le conduiront Ă  la lumiĂšre et Ă  la dĂ©pravation... »

La civilisation est ici un instrument ou une panoplie d’instruments au service des tyrans : une « morale contraire Ă  la nature », des « entraves de toute espĂšce » ; « mille obstacles » ; des « fantĂŽmes » qui « effrayent ».

Diderot continue : « J'en appelle Ă  toutes les institutions politiques, civiles et religieuses ; examinez-les profondĂ©ment, et je me trompe fort, ou vous y verrez l'espĂšce humaine pliĂ©e de siĂšcle en siĂšcle au joug qu'une poignĂ©e de fripons se promettait de lui imposer. MĂ©fiez-vous de celui qui veut mettre de l'ordre ; ordonner, c'est toujours se rendre le maĂźtre des autres en les gĂȘnant ; et les Calabrais sont presque les seuls Ă  qui la flatterie des lĂ©gislateurs n'en ait point encore imposĂ©. »

Dans un texte faisant dialoguer A et B, A demandant Ă  B s’il prĂ©fĂ©rerait « l'Ă©tat de nature brute et sauvage », B lui rĂ©pond : « Ma foi, je n'oserais prononcer ; mais je sais qu'on a vu plusieurs fois l'homme des villes se dĂ©pouiller et rentrer dans la forĂȘt, et qu'on n'a jamais vu l'homme de la forĂȘt se vĂȘtir et s'Ă©tablir dans la ville. »

« L'ordre de la civilisation est remis en cause ici de façon radicale[160]. »

Cette variation du sens du mot « civilisation », signifiant tantĂŽt un Ă©tat d’affranchissement, d’émancipation, tantĂŽt au contraire un Ă©tat de soumission, d’asservissement, dĂ©montre l’ambivalence de Diderot Ă  l’égard de la chose. Dans sa RĂ©futation du livre d'HelvĂ©tius De l'Homme, aprĂšs avoir constatĂ© que les sociĂ©tĂ©s dĂ©veloppĂ©es se divisent en une classe de riches oisifs et une classe de pauvres laborieux, que l'oisif « se gorge de mets succulents » tandis que « l'homme de peine » « boit de l'eau et mange du pain », et que « tous les deux pĂ©rissent avant le terme prescrit par la nature, l'un d'indigestions et l'autre d'inanition », Diderot Ă©voque une sociĂ©tĂ© idĂ©ale qui serait intermĂ©diaire entre l’état policĂ© et l’état sauvage : « Si Rousseau, au lieu de nous prĂȘcher le retour dans la forĂȘt, s'Ă©tait occupĂ© Ă  imaginer une espĂšce de sociĂ©tĂ© moitiĂ© policĂ©e et moitiĂ© sauvage, on aurait eu, je crois, bien de la peine Ă  lui rĂ©pondre. L'homme s'est rassemblĂ© pour lutter avec le plus d'avantage contre son ennemie constante, la nature ; mais il ne s'est pas contentĂ© de la vaincre, il en a voulu triompher. Il a trouvĂ© la cabane plus commode que l'antre et il s'est logĂ© dans une cabane ; fort bien, mais quelle Ă©norme distance de la cabane au palais ! Est-il mieux dans le palais que dans la cabane ? J'en doute. Combien il s'est donnĂ© de peines pour n'ajouter Ă  son sort que des superfluitĂ©s et compliquer Ă  l'infini l'ouvrage de son bonheur ! HelvĂ©tius a dit, avec raison, que le bonheur d'un opulent Ă©tait une machine oĂč il y avait toujours Ă  refaire. Cela me semble bien plus vrai de nos sociĂ©tĂ©s. Je ne pense pas, comme Rousseau, qu'il fallĂ»t les dĂ©truire quand on le pourrait, mais je suis convaincu que l'industrie de l'homme est allĂ©e beaucoup trop loin, et que si elle se fĂ»t arrĂȘtĂ©e beaucoup plus tĂŽt et qu'il fĂ»t possible de simplifier son ouvrage, nous n'en serions pas plus mal. [...] Les lĂ©gislateurs anciens n'ont connu que l'Ă©tat sauvage. Un lĂ©gislateur moderne plus Ă©clairĂ© qu'eux, qui fonderait une colonie dans quelque recoin ignorĂ© de la terre, trouverait peut-ĂȘtre entre l'Ă©tat sauvage et notre merveilleux Ă©tat policĂ© un milieu qui retarderait les progrĂšs de l'enfant de PromĂ©thĂ©e, qui le garantirait du vautour, et qui fixerait l'homme civilisĂ© entre l'enfance du sauvage et notre dĂ©crĂ©pitude. »

Diderot s’est particuliĂšrement intĂ©ressĂ© Ă  la Russie, Ă  comment la civiliser. Une opposition sur le sujet existait dans le champ philosophique entre Voltaire et Rousseau, le premier applaudissant Ă  une occidentalisation de la Russie, comme l’avait entreprise Pierre Ier, le second prĂ©conisant une Ă©volution de la Russie qui lui soit propre et ne soit pas une imitation des pays occidentaux. Diderot se range Ă  cette seconde vue : « Ce qui est important avant tout, selon le philosophe, c'est que le dĂ©veloppement de la nouvelle sociĂ©tĂ© russe soit un dĂ©veloppement autonome, autochtone, qu'il n'entraĂźne pas une imitation passive de modĂšles Ă©trangers et une renonciation de la part des Russes Ă  leur caractĂšre national. « Les Russes, qu'on a voulu rendre prĂ©cipitamment Allemands, Anglais, Français », ne devront plus ĂȘtre « Ă©trangers dans leur patrie ». Ils devront rester russes et avoir « un caractĂšre national, mais diffĂ©rent de celui qu'ils avaient ». Dans de semblables formulations, la reprise de Rousseau est claire et mĂȘme ostensible[160]. »

Alors que pour Voltaire, l’entreprise civilisationnelle ne pouvait ĂȘtre accomplie que par la volontĂ© d’un despote Ă©clairĂ©, que par en haut, pour Diderot, elle doit ĂȘtre l’Ɠuvre de la sociĂ©tĂ© elle-mĂȘme : le mouvement qui doit civiliser un peuple « ne doit pas partir d'en haut et de l'extĂ©rieur de la sociĂ©tĂ©, mais il doit plutĂŽt partir d'en bas et de l'intĂ©rieur de la Russie[160]. »

Pour civiliser la Russie, deux conditions Ă©taient nĂ©cessaires, que Diderot avait lues chez Hume et qu’il reprenait Ă  son compte : d’une part la libertĂ©, d’autre part l’existence d’une classe intermĂ©diaire, que Hume appelle le « middle rank » ou « middling rank », et que Diderot appelle le « tiers Ă©tat »[161] :

« De l’anĂ©antissement de tous les genres d'esclavage, il sortira un tiers Ă©tat, sans lequel il n'y eut jamais chez aucun peuple, ni arts, ni mƓurs, ni lumiĂšres[162]. »

Et Diderot d’expliquer comment devait s’accomplir le processus de civilisation de la Russie — non par une intervention de « plantes exotiques », mĂȘme bien intentionnĂ©es, qui seraient artificielles et vaines, mais par un dĂ©veloppement progressif partant du peuple russe lui-mĂȘme, des « classes basses », ce dĂ©veloppement autonome devant aboutir Ă  une civilisation originale ; « au lieu que », dit Diderot en s’adressant aux Russes, « si vous empruntez des modĂšles Ă©trangers, vous ignorerez la raison de leur perfection, et vous vous condamnerez Ă  n'ĂȘtre jamais que de faibles copies » :

« Jusqu'à cette époque, la cour de Russie fera des efforts inutiles pour éclairer les peuples, en appelant des hommes célÚbres de toutes les contrées. Ces plantes exotiques périront dans le pays, comme les plantes étrangÚres périssent dans nos serres. Inutilement on formera des écoles et des académies à Pétersbourg ; inutilement on enverra à Paris et à Rome des élÚves sous les meilleurs maßtres. Ces jeunes gens, au retour de leur voyage, seront forcés d'abandonner leur talent, pour se jeter dans des conditions subalternes qui les nourrissent. En tout, il faut commencer par le commencement ; et le commencement est de mettre en vigueur les arts mécaniques et les classes basses. Sachez cultiver la terre, travailler des peaux, fabriquer des laines, et vous verrez s'élever rapidement des familles riches. De leur sein sortiront des enfants, qui, dégoûtés de la profession pénible de leurs pÚres, se mettront à penser, à discourir, à arranger des syllabes, à imiter la nature ; et alors vous aurez des poÚtes, des philosophes, des orateurs, des statuaires et des peintres. Leurs productions deviendront nécessaires aux hommes opulents, et ils les achÚteront. Tant qu'on est dans le besoin, on travaille ; on ne cesse de travailler que quand le besoin cesse. Alors naßt la paresse ; avec la paresse, l'ennui ; et partout les beaux-arts sont les enfans du génie, de la paresse et de l'ennui.

Étudiez les progrĂšs de la sociĂ©tĂ©, et vous verrez des agriculteurs dĂ©pouillĂ©s par des brigands ; ces agriculteurs opposer Ă  ces brigands une portion d'entre eux, et voilĂ  des soldats. Tandis que les uns rĂ©coltent, et que les autres font sentinelle, une poignĂ©e d'autres citoyens dit au laboureur et au soldat : Vous faites un mĂ©tier pĂ©nible et laborieux. Si vous vouliez, vous soldats, nous dĂ©fendre, vous laboureurs, nous nourrir, nous vous dĂ©roberions une partie de votre fatigue par nos danses et nos chansons. VoilĂ  le troubadour et l’homme de lettres. [...]

Suivez la marche constante de la nature ; aussi-bien chercheriez-vous inutilement Ă  vous en Ă©carter. Vous verrez vos efforts et vos dĂ©penses s'Ă©puiser sans fruit ; vous verrez tout pĂ©rir autour de vous ; vous vous retrouverez presque au mĂȘme point de barbarie dont vous avez voulu vous tirer, et vous y resterez jusqu'Ă  ce que les circonstances fassent sortir de votre propre sol une police indigĂšne, dont les lumiĂšres Ă©trangĂšres peuvent tout au plus accĂ©lĂ©rer les progrĂšs. N'en espĂ©rez pas davantage, et cultivez votre sol.

Un autre avantage que vous y trouverez, c'est que les sciences et les arts nĂ©s sur votre sol, s'avanceront peu-Ă -peu Ă  leur perfection, et que vous ferez des originaux ; au lieu que si vous empruntez des modĂšles Ă©trangers, vous ignorerez la raison de leur perfection, et vous vous condamnerez Ă  n'ĂȘtre jamais que de faibles copies. »

La liberté est pour Diderot une condition du développement de la civilisation, mais la civilisation engendre des institutions « politiques, civiles et religieuses » qui détruisent cette liberté de façon sournoise, par des « entraves de toute espÚce », par « mille obstacles », par des « fantÎmes » qui « effrayent ».

Se demandant lesquels des peuples civilisĂ©s ou des peuples sauvages ou Ă  demi-sauvages sont les plus heureux — « si la condition de l’homme brut, abandonnĂ© au pur instinct animal, dont une journĂ©e employĂ©e Ă  chasser, se nourrir, produire son semblable et se reposer, devient le modĂšle de toutes ses journĂ©es, est meilleure ou pire que celle de cet ĂȘtre merveilleux qui trie le duvet pour se coucher, file le coton du ver Ă  soie pour se vĂȘtir, a changĂ© la caverne, sa premiĂšre demeure, en un palais, a su varier ses commoditĂ©s et ses besoins de mille maniĂšres diffĂ©rentes » — Diderot conclut en faveur des peuples sauvages, du fait notamment, et surtout, de leur « indĂ©pendance », de leur « libertĂ© », une libertĂ© dont l’homme civilisĂ© sent « Ă  chaque instant la perte » en raison des « loix », des « maĂźtres », des « prĂ©jugĂ©s » et des « modes » : « Enfin le sentiment de l'indĂ©pendance Ă©tant un des premiers instincts de l’homme, celui qui joint Ă  la jouissance de ce droit primitif, la suretĂ© morale d'une subsistance suffisante, est incomparablement plus heureux que l'homme riche environnĂ© de loix, de maĂźtres, de prĂ©jugĂ©s et de modes qui lui font sentir Ă  chaque instant la perte de sa libertĂ©. Comparer l'Ă©tat des sauvages Ă  celui des enfants, n'est-ce pas dĂ©cider la question si fortement dĂ©battue entre les philosophes, sur les avantages de l'Ă©tat de nature et de l'Ă©tat social ? Les enfants, malgrĂ© les gĂȘnes de l'Ă©ducation, ne sont-ils pas dans l’ñge le plus heureux de la vie humaine ? Leur gaietĂ© habituelle, tant qu'ils ne sont pas sous la verge du pĂ©dantisme, n'est-elle pas le plus sur indice du bonheur qui leur est propre[163] ? »

Dans les sociĂ©tĂ©s civilisĂ©es, le peuple, « cette multitude d'hommes qui, dans tous les Ă©tats, supporte les travaux pĂ©nibles et les charges de la sociĂ©tĂ© », vit « soit dans ces empires oĂč les suites de la guerre et l'imperfection de la police l'ont mis dans l'esclavage, soit dans ces gouvernemens oĂč les progrĂšs du luxe et de la politique l’ont conduit Ă  la servitude ». Les gouvernements « mitoyens », intermĂ©diaires entre les deux prĂ©cĂ©dents, « laissent entrevoir quelques rayons de fĂ©licitĂ© dans une ombre de libertĂ© ; mais Ă  quel prix est-elle achetĂ©e cette sĂ©curitĂ© ? Par des flots de sang qui repoussent quelques instans la tyrannie, pour la laisser retomber avec plus de fureur et de fĂ©rocitĂ© sur une nation tĂŽt ou tard opprimĂ©e. Voyez comment les Caligula, les NĂ©ron, ont vengĂ© l'expulsion des Tarquins et la mort de CĂ©sar[163]. »

Non seulement, pour Diderot, l’impĂ©rialisme — la volontĂ© des nations les plus puissantes de soumettre les nations les plus faibles — est un Ă©tat permanent, une aspiration toujours Ă  l’affĂ»t, mais, Ă  l’intĂ©rieur mĂȘme des sociĂ©tĂ©s « civilisĂ©es », la volontĂ© d’une minoritĂ© de soumettre la majoritĂ© est, elle aussi, toujours prĂ©sente, toujours menaçante, les Caligula et les NĂ©ron toujours Ă  l’affĂ»t, en dĂ©pit du renversement des Tarquins et des CĂ©sar. Dans les sociĂ©tĂ©s « civilisĂ©es », sous les « verges de l’oppresseur », « les cris de la servitude sont une rĂ©bellion », et celui « qui revendiquerait les droits de l'homme » « pĂ©rirait dans l'abandon ou dans l'infamie. » Le peuple n'y a « que le spectacle du luxe dont il est doublement la victime, et par les veilles et les fatigues qu'il lui coĂ»te, et par l'insolence d'un faste qui l'humilie et l'Ă©crase ».

Quand mĂȘme, dit Diderot, on estimerait « les travaux et les pĂ©rils » de la vie « civilisĂ©e » « moins pĂ©nibles, moins nuisibles que la vie errante des sauvages chasseurs ou pĂȘcheurs » ; quand mĂȘme « on croirait que des hommes qui se lamentent pour des peines, des affronts, des maux qui ne tiennent qu'Ă  l'opinion, sont moins malheureux que des sauvages qui, dans les tortures et les supplices mĂȘme, ne versent pas une larme ; il resterait encore une distance infinie entre le sort de l'homme civil et celui de l'homme sauvage : diffĂ©rence toute entiĂšre au dĂ©savantage de l'Ă©tat social. C'est l'injustice qui rĂšgne dans l'inĂ©galitĂ© factice des fortunes et des conditions : inĂ©galitĂ© qui naĂźt de l’oppression et la reproduit ».

L’absence de libertĂ© rĂ©elle et une « inĂ©galitĂ© factice des fortunes et des conditions » caractĂ©risent, pour Diderot, les sociĂ©tĂ©s policĂ©es. L’homme y est dans un Ă©tat de « dĂ©gradation » que ni « l'habitude », ni « les prĂ©jugĂ©s », ni « l'ignorance », ni « le travail » abrutissant ne peuvent « l'empĂȘcher de sentir » ; « ni la religion, ni la morale » ne peuvent fermer les yeux du peuple « sur l’injustice de la rĂ©partition des maux et des biens de la condition humaine, dans l'ordre politique ». Ces « maux » qui rĂšgnent chez les peuples « civilisĂ©s » ont « leur source dans le dĂ©rĂšglement [des] opinions, dans les vices [des] constitutions politiques, dans les loix bizarres, par lesquelles celles de la nature sont sans cesse outragĂ©es »[163].

L’idĂ©ologie qui justifie moralement le colonialisme europĂ©en repose sur l’idĂ©e de la supĂ©rioritĂ© des sociĂ©tĂ©s europĂ©ennes, sociĂ©tĂ©s « policĂ©es », sur les sociĂ©tĂ©s « sauvages », mais cette supĂ©rioritĂ©, Diderot la conteste, non pas dans l’ordre matĂ©riel — habitation, habillement, nourriture, spectacles, luxe, etc. — mais dans l’ordre moral et politique. Les sociĂ©tĂ©s « policĂ©es » sont des sociĂ©tĂ©s complexes oĂč rĂšgnent l’oppression et l’inĂ©galitĂ©, qui reposent en rĂ©alitĂ© sur cette oppression et cette inĂ©galitĂ©, au profit d’une minoritĂ©, et cette oppression et cette inĂ©galitĂ© sont Ă  la fois en permanence occultĂ©es — par « l'habitude », « les prĂ©jugĂ©s », « l'ignorance », « le travail » abrutissant, « la religion, « la morale » — et toujours renouvelĂ©es, quels que soient les efforts qu’on fait pour les combattre : l’inĂ©galitĂ© « naĂźt de l’oppression et la reproduit ».

Quel peut ĂȘtre dĂšs lors le rĂŽle du philosophe ? De continuer perpĂ©tuellement Ă  Ă©clairer « les hommes sur leurs droits inaliĂ©nables », et de prĂ©parer « aux rĂ©volutions », comme l’écrit Diderot dans ses Entretiens avec Catherine II (1773), lors de son sĂ©jour en Russie : « Le philosophe attend Ie cinquantiĂšme bon roi qui profitera de ses travaux. En attendant, il Ă©claire les hommes sur leurs droits inaliĂ©nables. Il tempĂšre Ie fanatisme religieux. Il dit aux peuples qu'ils sont les plus forts et que, s'ils vont Ă  la boucherie, c'est qu'ils s'y laissent mener. Il prĂ©pare aux rĂ©volutions, qui surviennent toujours Ă  l'extrĂ©mitĂ© du malheur, des suites qui compensent le sang rĂ©pandu. »

Revendiquer les « droits de l'homme », Ă©clairer « les hommes sur leurs droits inaliĂ©nables », c’est ce que fait Diderot dans l’Histoire des deux Indes.

« À la fin du dix-huitiĂšme siĂšcle », dit Sankar Muthu dans Enlightenment against Empire, « un certain nombre de penseurs politiques europĂ©ens Ă©minents ont attaquĂ© l’impĂ©rialisme, non seulement en dĂ©fendant les peuples non-europĂ©ens contre les injustices de la domination impĂ©riale europĂ©enne, comme certains penseurs modernes antĂ©rieurs l’avaient fait, mais aussi en contestant l’idĂ©e que les EuropĂ©ens avaient le droit de soumettre, de coloniser et de « civiliser » le reste du monde[164]. »

Et Diderot est l’un d’eux.

Un Ă©vĂšnement qui exerça sur la pensĂ©e de Diderot une grande influence fut la rĂ©volution amĂ©ricaine. En 1769, dans un texte intitulĂ© Sur les lettres d'un fermier de Pensylvanie aux habitants de l'AmĂ©rique septentrionale, il prĂ©dit Ă  terme, avant un siĂšcle, la sĂ©paration des colonies de l’AmĂ©rique septentrionale d’avec l’Angleterre en en expliquant les raisons, raisons d’un caractĂšre gĂ©nĂ©ral, inĂ©vitables, qui ont leur origine dans la « nature » elle-mĂȘme, applicables, donc, aux colonies en gĂ©nĂ©ral, pas uniquement aux colonies anglaises : « C'est une grande querelle que celle de l'Angleterre avec ses colonies. Savez-vous, mon ami, par oĂč nature veut qu'elle finisse ? Par une rupture. On s'ennuie de payer, aussitĂŽt qu'on est le plus fort. La population de l'Angleterre est limitĂ©e ; celle des colonies ne l'est pas. Avant un siĂšcle, il est dĂ©montrĂ© qu'il y aura plus d'hommes Ă  l'AmĂ©rique septentrionale, qu'il n'y en a dans l'Europe entiĂšre. Alors un des bords de la mer dira Ă  l'autre bord : Des subsides ? Je ne vous en dois pas plus que vous ne m'en devez. Faites vos affaires, et laissez-moi faire les miennes. Me pourvoir des choses dont j'ai besoin chez vous, et chez vous seul ? Et pourquoi, si je le puis avoir plus commodĂ©ment et Ă  meilleur prix ailleurs ? Vous envoyer les peaux de mes castors, pour que vous m'en fassiez des chapeaux ? Mais vous voyez bien que cela est ridicule, si j'en puis faire moi-mĂȘme. Ne me demandez donc pas cela. C'est ainsi que ce traitĂ© de la mĂšre patrie avec ses enfants, fondĂ© sur la supĂ©rioritĂ© actuelle de la mĂšre patrie, sera mĂ©prisĂ© par les enfants quand ceux-ci seront assez grands. »

Diderot, Ă  la lecture des Lettres du fermier — « pleines de raison, de simplicitĂ© et de vĂ©ritable Ă©loquence », Ɠuvre en rĂ©alitĂ© d’un avocat, Dickinson, surnommĂ© depuis leur publication « le DĂ©mosthĂšne de l'AmĂ©rique » — en perçoit le caractĂšre universel et s’étonne que la parution de leur traduction française soit autorisĂ©e : « J'ai Ă©tĂ© un peu surpris de voir paraĂźtre ici la traduction de ces Lettres. Je ne connais aucun ouvrage plus propre Ă  instruire les peuples de leurs droits inaliĂ©nables, et Ă  leur inspirer un amour violent de la libertĂ©. Parce que M. Dickinson parlait Ă  des AmĂ©ricains, ils [les censeurs français] n'ont pas conçu que ses discours s'adressaient Ă  tous les hommes. Mon dessein Ă©tait de vous en recueillir les principes gĂ©nĂ©raux... »

La libertĂ© est en effet le sujet central des Lettres, et l’auteur, dĂšs le dĂ©but, la prĂ©sente comme une « cause sacrĂ©e », liĂ©e Ă  l’amour de « l’humanitĂ© » et Ă  laquelle chacun doit apporter son « obole », si minime soit elle : « On m’a inspirĂ©, dĂšs mon enfance, l’amour de l’humanitĂ© et de la libertĂ©. Les recherches et l’expĂ©rience ont affermi mon respect pour les leçons que j’avais reçues, en me convaincant de plus en plus de leur vĂ©ritĂ© et de leur excellence. La bienveillance envers les hommes excite des souhaits pour leur bien-ĂȘtre, et ces souhaits font chĂ©rir tous les moyens qu’on peut avoir de les remplir. On ne peut trouver ces moyens que dans la libertĂ© : c’est pourquoi sa cause sacrĂ©e doit ĂȘtre Ă©pousĂ©e par chacun de nous en toute occasion, et de tout son pouvoir. De mĂȘme qu’une personne charitable, mais pauvre, ne laisse pas que de fournir son obole, quoiqu’elle ne soit pas capable de soulager toutes les peines des malheureux, ainsi un honnĂȘte homme ne saurait dissimuler son sentiment sur la libertĂ©, quelque peu d’influence qu’il doive avoir ; peut-ĂȘtre arrivera-t-il qu’il touchera quelque roue[165], dont l’effet surpassera ses espĂ©rances[166]. »

Diderot cite un extrait de la derniĂšre lettre, « qui a pour titre : Assoupissement, avant-coureur de l'esclavage », extrait qui se termine par ce passage : « Gravons rĂ©ciproquement dans nos cƓurs ; disons-nous en nous rencontrant dans les rues, en entrant dans nos maisons, en en sortant, que nous ne saurions ĂȘtre heureux, sans ĂȘtre libres ; que nous ne saurions ĂȘtre libres sans ĂȘtre assurĂ©s de nos propriĂ©tĂ©s ; que nous ne saurions ĂȘtre assurĂ©s de nos propriĂ©tĂ©s si d'autres ont droit d'y toucher sans notre aveu ; que des taxes arbitraires nous les enlĂšvent ; que des droits Ă©tablis dans la seule vue de lever de l'argent sont des taxes arbitraires ; qu'il faut s'opposer immĂ©diatement et vigoureusement aux tentatives d'imposer de tels droits ; que cette opposition ne peut ĂȘtre efficace sans la rĂ©union commune des efforts ; et qu'en consĂ©quence l'affection rĂ©ciproque des provinces et l'unanimitĂ© des rĂ©solutions est essentielle Ă  notre salut. Nous sommes destinĂ©s par la nature dans l'ordre marquĂ© des choses, pour ĂȘtre les protecteurs des gĂ©nĂ©rations Ă  venir, dont le sort dĂ©pend de notre vertu. C'est Ă  nous Ă  savoir si nous donnerons la naissance Ă  des nobles et incontestables hĂ©ritiers de nos titres, ou Ă  de bas valets de maĂźtres impĂ©rieux. Pour moi, je dĂ©fendrai de toutes mes forces la libertĂ© que mes pĂšres m'ont transmise. Le ferai-je utilement ou sans fruit ? c'est de vous, mes chers compatriotes, que cela dĂ©pend. »

Toujours dans son Ă©tonnement que le texte traduit ait Ă©tĂ© autorisĂ© en France, Diderot fait ce commentaire : « On nous permet la lecture de ces choses-lĂ , et l’on est Ă©tonnĂ© de nous trouver, au bout d'une dizaine d'annĂ©es, d'autres hommes. Est-ce qu'on ne sent pas avec quelle facilitĂ© des Ăąmes un peu gĂ©nĂ©reuses doivent boire ces principes et s'en enivrer ? Ah ! mon ami, heureusement les tyrans sont encore plus imbĂ©ciles qu'ils ne sont mĂ©chants ; ils disparaissent ; les leçons des grands hommes fructifient, et l'esprit d'une nation s'agrandit. »

Ce que mettent en question les Lettres, c’est le type mĂȘme de souverainetĂ© que l’Angleterre peut exercer sur ses colonies amĂ©ricaines, ce qu’elles rĂ©clament, c’est une part de cette souverainetĂ© pour les colonies elles-mĂȘmes : « La substance des Lettres du fermier Ă©tait un appel Ă  la modification du concept de souverainetĂ© dans les relations de la mĂ©tropole avec ses colonies[167]. »

GrĂące Ă  l’édition de 1780 de l’Histoire des deux Indes, Diderot peut exposer et largement faire connaĂźtre, sous la signature de Raynal, ses derniĂšres idĂ©es politiques, fortement influencĂ©es par la rĂ©volution amĂ©ricaine, survenue en 1776. Diderot y affirme le droit, pour une colonie, Ă  l’indĂ©pendance, et donc la lĂ©gitimitĂ© de la rĂ©volution amĂ©ricaine, « indĂ©pendamment de tout mĂ©contentement » des colonies, comme le dit le titre du chapitre lui-mĂȘme (XVIII-42 : Les colonies Ă©taient en droit de se sĂ©parer de leur mĂ©tropole, indĂ©pendamment de tout mĂ©contentement) : « Ce succĂšs [de Washington sur les troupes anglaises] fut le premier pas de l'AmĂ©rique Anglaise vers la rĂ©volution. On commença Ă  la dĂ©sirer hautement. On rĂ©pandit de tous cĂŽtĂ©s les principes qui la justifiaient. Ces principes, nĂ©s en Europe et particuliĂšrement en Angleterre, avaient Ă©tĂ© transplantĂ©s en AmĂ©rique par la philosophie. On se servait contre la mĂ©tropole de ses propres lumiĂšres, et l'on disait : Il faut bien se donner de garde de confondre ensemble les sociĂ©tĂ©s et le gouvernement. Pour les connaĂźtre, cherchons leur origine. »

La dĂ©monstration repose sur cette diffĂ©rentiation faite entre gouvernement et sociĂ©tĂ©. La sociĂ©tĂ© naĂźt du dĂ©sir des hommes d’unir leurs forces pour lutter contre les menaces de toutes sortes qui l’environnent : « l'homme dans cet Ă©tat, seul et abandonnĂ© Ă  lui-mĂȘme, ne pouvait rien pour sa conservation. Il a donc fallu qu'il se rĂ©unĂźt et s'associĂąt avec ses semblables, pour mettre en commun leur force et leur intelligence. [...] Ce qu'un homme seul n’aurait pu, les hommes l'ont exĂ©cutĂ© de concert, et tous ensemble ils conservent leur ouvrage. Telle est l'origine, tels sont l'avantage et le but de la sociĂ©tĂ©. »

La sociĂ©tĂ© est premiĂšre, et le gouvernement ne doit rester entre ses mains qu’un instrument Ă  son service : « La sociĂ©tĂ© est la premiĂšre, elle est dans son origine indĂ©pendante et libre ; le gouvernement a Ă©tĂ© instituĂ© pour elle et n’est que son instrument. C'est Ă  l’une Ă  commander ; c'est Ă  l'autre Ă  la servir. »

Diderot constate qu’il existe entre les ĂȘtres humains « une inĂ©galitĂ© originelle Ă  laquelle rien ne peut remĂ©dier », car elle est dans la nature elle-mĂȘme, la nature gĂ©nĂ©rant elle-mĂȘme « le germe de la tyrannie ». Le rĂŽle des « fondateurs des nations », des « lĂ©gislateurs », fut de remĂ©dier « Ă  tous les dĂ©sastres de ce germe dĂ©veloppĂ©, par une sorte d'Ă©galitĂ© artificielle », maintenue par une « autoritĂ© impartiale », par « un glaive qui se promĂšne indistinctement sur toutes les tĂȘtes ». Ce glaive « idĂ©al », lorsqu’il fut tenu par la main d’un « ĂȘtre physique », fit de « l'histoire de l'homme civilisĂ© » « l'histoire de sa misĂšre » : « Toutes les pages en sont teintes de sang, les unes du sang des oppresseurs, les autres du sang des opprimĂ©s. »

DiffĂ©rant en cela des animaux, les sociĂ©tĂ©s humaines n’ont cessĂ© de s’attaquer entre elles, et, Ă  l’intĂ©rieur de chacune de ces sociĂ©tĂ©s, les hommes entre eux : « Sous ce point de vue, l'homme se montre plus mĂ©chant et plus malheureux que l’animal. Les diffĂ©rentes espĂšces d'animaux subsistent aux dĂ©pens les unes des autres : mais les sociĂ©tĂ©s des hommes n'ont pas cessĂ© de s'attaquer. Dans une mĂȘme sociĂ©tĂ©, il n'y a aucune condition qui ne dĂ©vore et qui ne soit dĂ©vorĂ©e, quelles qu'aient Ă©tĂ© ou que soient les formes du gouvernement ou d'Ă©galitĂ© artificielle qu'on ait opposĂ©es Ă  l'inĂ©galitĂ© primitive ou naturelle. »

Le gouvernement est second par rapport Ă  la sociĂ©tĂ©. Il n’en est pas le souverain. De plus, dans l’histoire de la civilisation, qui est en mĂȘme temps une histoire de l’oppression, les gouvernements, quelles que soient leurs formes, se sont gĂ©nĂ©ralement montrĂ©s incapables de remplir le rĂŽle idĂ©al dont ils Ă©taient chargĂ©s, s’îtant par lĂ  toute lĂ©gitimitĂ©. Par consĂ©quent, toute sociĂ©tĂ© peut non seulement changer de gouvernement, mais peut changer de type de gouvernement, d’autant plus s’il a Ă©tĂ© choisi non par les hommes actuels mais par leurs aĂŻeuls : « Mais ces formes de gouvernement, du choix et du choix libre des premiers aĂŻeux, quelque sanction qu'elles puissent avoir reçue ou du serment, ou du concert unanime, ou de leur permanence, sont-elles obligatoires pour leurs descendants ? Il n'en est rien... [...] Nous examinons les choses en philosophes ; et l'on sait bien que ce ne sont pas nos spĂ©culations qui amĂšnent les troubles civils. Point de sujets plus patient que nous. Je vais donc suivre mon objet, sans en redouter les suites. Si les peuples sont heureux sous la forme de leur gouvernement, ils le garderont. S'ils sont malheureux, ce ne seront ni vos opinions, ni les miennes ; ce sera l’impossibilitĂ© de souffrir davantage et plus longtemps qui les dĂ©terminera Ă  la changer, mouvement salutaire que l'oppresseur appellera rĂ©volte, bien qu'il ne soit que l'exercice lĂ©gitime d'un droit inaliĂ©nable et naturel de l’homme qu'on opprime, et mĂȘme de l'homme qu'on n'opprime pas. »

Le choix d’un gouvernement ou de sa forme est un droit fondamental de l’homme, un droit « inaliĂ©nable et naturel », de « l’homme qu'on opprime » comme « de l'homme qu'on n'opprime pas » : « On veut, on choisit pour soi. On ne saurait vouloir ni choisir pour un autre ; et il serait insensĂ© de vouloir, de choisir pour celui qui n'est pas encore nĂ©, pour celui qui est Ă  des siĂšcles de son existence. Point d'individu qui, mĂ©content de la forme du gouvernement de son pays, n'en puisse aller chercher ailleurs une meilleure. Point de sociĂ©tĂ© qui n'ait Ă  changer la sienne, la mĂȘme libertĂ© qu'eurent ses ancĂȘtres Ă  l'adopter. Sur ce point ; les sociĂ©tĂ©s en sont comme au premier moment de leur civilisation. »

Et Diderot arrive Ă  la conclusion de sa dĂ©monstration, qu’il juge inĂ©vitable pour tous :

« Concluez donc avec moi : Qu'il n’est nulle forme de gouvernement, dont la prĂ©rogative soit d'ĂȘtre immuable.

Nulle autoritĂ© politique qui crĂ©Ă©e hier ou il y a mille ans, ne puisse ĂȘtre abrogĂ©e dans dix ans ou demain.

Nulle puissance, si respectable, si sacrĂ©e qu'elle soit, autorisĂ©e Ă  regarder l'État comme sa propriĂ©tĂ©.

Quiconque pense autrement est un esclave. C'est un idolñtre de l'Ɠuvre de ses mains.

Quiconque pense autrement est un insensĂ©, qui se dĂ©voue Ă  une misĂšre Ă©ternelle, qui y dĂ©voue sa famille, ses enfants, les enfants de ses enfants, en accordant Ă  ses ancĂȘtres le droit de stipuler pour lui lorsqu'il n'Ă©tait pas, et en s'arrogeant le droit de stipuler pour ses neveux qui ne sont pas encore.

Toute autorité dans ce monde a commencé ou par le consentement des sujets, ou par la force du maßtre. Dans l'un et l'autre cas, elle peut finir légitimement. Rien ne prescrit pour la tyrannie contre la liberté.

La vĂ©ritĂ© de ces principes est d'autant plus essentielle, que, par sa nature, toute puissance tend au despotisme, chez la nation mĂȘme la plus ombrageuse, chez vous Anglais, oui chez vous. »

Diderot met ensuite en parallĂšle, en analysant leurs diffĂ©rences, la tyrannie exercĂ©e par un individu — « monstre Ă  une seule tĂȘte » — sur une nation et celle exercĂ©e par une nation — « hydre Ă  mille tĂȘtes » — sur une autre, cette derniĂšre tyrannie, Ă©tant le « forfait de tous », n’est « le forfait de personne », « l’horreur et la honte » y sont dispersĂ©es « sur une multitude qui ne rougit jamais » : « Mais, dites-vous, ce sont des rebelles... Des rebelles ! et pourquoi ? parce qu’ils ne veulent pas ĂȘtre vos esclaves. Un peuple soumis Ă  la volontĂ© d’un autre peuple qui peut disposer Ă  son grĂ© de son gouvernement, de ses lois, de son commerce ; l’imposer comme il lui plaĂźt ; limiter son industrie et l’enchaĂźner par des prohibitions arbitraires, est serf, oui il est serf ; et sa servitude est pire que celle qu’il subirait sous un tyran. On se dĂ©livre de l’oppression d’un tyran ou par l’expulsion ou par la mort. Vous avez fait l’un et l’autre. Mais une nation, on ne la tue point, on ne la chasse point. On ne peut attendre la libertĂ© que d’une rupture, dont la suite est la ruine de l’une ou l’autre nation, et quelquefois de toutes les deux. Le tyran est un monstre Ă  une seule tĂȘte, qu’on peut abattre d’un seul coup. La nation despote est un hydre Ă  mille tĂȘtes qui ne peuvent ĂȘtre coupĂ©es que par mille glaives levĂ©s Ă  la fois. Le crime de l’oppression exercĂ©e par un tyran rassemble toute l’indignation sur lui seul. Le mĂȘme crime commis par une nombreuse sociĂ©tĂ© en disperse l’horreur et la honte sur une multitude qui ne rougit jamais. C’est le forfait de tous, ce n’est le forfait de personne ; et le sentiment du dĂ©sespoir Ă©garĂ© ne sait oĂč se porter. »

Diderot examine et dĂ©truit systĂ©matiquement tous les arguments que les Anglais pourraient opposer Ă  l’indĂ©pendance des AmĂ©ricains, exposant des principes gĂ©nĂ©raux valant pour toutes les situations coloniales : « Mais ce sont nos sujets... » ; « La terre qu'ils occupent est la nĂŽtre... » ; « Ce sont des ingrats, nous sommes leurs fondateurs ; nous avons Ă©tĂ© leurs dĂ©fenseurs ; nous nous sommes endettĂ©s pour eux... » ; « Notre honneur est engagĂ©... » ; « Mais plus tard ils seraient devenus plus nombreux... » ; « Ils ne veulent ni obĂ©ir Ă  notre parlement, ni adopter nos constitutions... » ; « Nous y obĂ©issons bien, sans avoir eu dans le passĂ©, et sans avoir pour le prĂ©sent aucune influence sur elles... » ; « Ils veulent ĂȘtre indĂ©pendants de nous... » ; « Jamais ils ne pourront se soutenir sans nous... » ; « Et si nous ne pouvions subsister sans eux ? » ; « C’est pour leur intĂ©rĂȘt, c’est pour leur bien que nous sĂ©vissons contre eux, comme on sĂ©vit contre des enfants insensĂ©s... » ; « Nous sommes la mĂšre patrie... » ; « En souscrivant Ă  toutes leurs prĂ©tentions, bientĂŽt ils seraient plus heureux que nous... » ; « Vicieuse ou non, cette constitution, nous l’avons ; et elle doit ĂȘtre gĂ©nĂ©ralement reconnue et acceptĂ©e par tout ce qui porte le nom Anglais ; sans quoi chacune de nos provinces se gouvernant Ă  sa maniĂšre, ayant ses lois et prĂ©tendant Ă  l’indĂ©pendance, nous cessons de former un corps national, et nous ne sommes plus qu’un amas de petites rĂ©publiques isolĂ©es, divisĂ©es, sans cesse soulevĂ©es les unes contre les autres, et faciles Ă  envahir par un ennemi commun. Le Philippe adroit et puissant, capable de tenter cette entreprise, nous l’avons Ă  notre porte... »

Toute l’argumentation de Diderot repose sur l’idĂ©e centrale que rien, absolument rien, ne peut s’opposer Ă  la libertĂ©, et c’est par une sorte d’hymne Ă  la libertĂ© que se conclut le chapitre : « Dieu, qui est le principe de la justice et de l’ordre, hait les tyrans. Dieu a imprimĂ© au cƓur de l'homme cet amour sacrĂ© de la libertĂ© ; il ne veut pas que la servitude avilisse et dĂ©figure son plus bel ouvrage. [...] Formez un calendrier politique et religieux, oĂč chaque jour soit marquĂ© par le nom de quelqu'un de ces hĂ©ros qui aura versĂ© son sang pour vous rendre libres. »

Dans le premier chapitre du livre VIII de l’Histoire des deux Indes, Ă  la question : Les EuropĂ©ens ont-ils Ă©tĂ© en droit de fonder des colonies dans le Nouveau-Monde ?, Diderot rĂ©pond en distinguant essentiellement deux cas : la terre que l’on veut coloniser est-elle dĂ©jĂ  habitĂ©e ou non. Si elle est inhabitĂ©e, la colonisation est possible : « Une contrĂ©e dĂ©serte et inhabitĂ©e est la seule qu’on puisse s’approprier. La premiĂšre dĂ©couverte bien constatĂ©e fut une prise de possession lĂ©gitime. »

Qui peut prĂ©tendre Ă  cette prise de possession ? Un homme seul peut y prĂ©tendre, le droit Ă©tant indĂ©pendant du nombre : « Un nombre d’hommes, quel qu’il soit, qui descend dans une terre Ă©trangĂšre et inconnue, doit ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un seul homme. La force s’accroit par la multitude, mais le droit reste le mĂȘme. Si cent, si deux cents hommes peuvent dire ce pays nous appartient, un seul homme peut le dire aussi. »

Si une contrĂ©e est dĂ©jĂ  habitĂ©e, la colonisation est illĂ©gitime : « Si elle est toute peuplĂ©e, je ne puis lĂ©gitimement prĂ©tendre qu'Ă  l’hospitalitĂ© et aux secours que l’homme doit Ă  l’homme. Si l’on m’expose Ă  mourir de froid ou de faim sur un rivage, je tirerai mon arme, je prendrai de force ce dont j’aurai besoin, et je tuerai celui qui s’y opposera. Mais lorsqu’on m’aura accordĂ© l’asile, le feu et l’eau, le pain et le sel, on aura rempli ses obligations envers moi. Si j’exige au-delĂ , je deviens voleur et assassin. On m’a souffert. J’ai pris connaissance des lois et des mƓurs. Elles me conviennent. Je dĂ©sire de me fixer dans le pays. Si l’on y consent, c’est une grĂące qu’on me fait, et dont le refus ne saurait m’offenser. Les Chinois sont peut-ĂȘtre mauvais politiques lorsqu'ils nous ferment la porte de leur empire, mais ils ne sont pas injustes. Leur contrĂ©e est assez peuplĂ©e, et nous sommes des hĂŽtes trop dangereux. »

Dans le cas oĂč une contrĂ©e est en partie dĂ©serte, en partie habitĂ©e, « la partie dĂ©serte est Ă  moi », Ă  la condition que « je sois un voisin paisible et que mon Ă©tablissement n’ait rien de menaçant pour lui » : « Tout peuple est autorisĂ© Ă  pourvoir Ă  sa sĂ»retĂ© prĂ©sente, Ă  sa sĂ»retĂ© Ă  venir. Si je forme une enceinte redoutable, si j’amasse des armes, si j’élĂšve des fortifications, ses dĂ©putĂ©s seront sages s’ils viennent me dire : Es-tu notre ami ? Es-tu notre ennemi ? Ami : Ă  quoi bon tous ces prĂ©paratifs de guerre ? Ennemi : tu trouveras bon que nous les dĂ©truisions ; et la nation sera prudente, si Ă  l’instant elle se dĂ©livre d’une terreur bien fondĂ©e. À plus forte raison pourra-t-elle, sans blesser les lois de l’humanitĂ© et de la justice, m’expulser et m’exterminer, si je m’empare de ses femmes, de ses enfants, de ses propriĂ©tĂ©s ; si j’attente Ă  sa libertĂ© civile, si je la gĂȘne dans ses opinions religieuses, si je prĂ©tends lui donner des lois, si j’en veux faire mon esclave. Alors je ne suis dans son voisinage qu’une bĂȘte fĂ©roce de plus, et elle ne me doit pas plus de pitiĂ© qu’à un tigre. »

Entre moi et la nation indigĂšne, seuls des Ă©changes « parfaitement libres » sont lĂ©gitimes : « Si j’ai des denrĂ©es qui lui manquent, et si elle en a qui me soient utiles, je puis proposer des Ă©changes. Nous sommes maĂźtres, elle et moi, de mettre Ă  notre chose tel prix qui nous conviendra. Une aiguille a plus de valeur rĂ©elle pour un peuple rĂ©duit Ă  coudre avec l’arĂȘte d’un poisson les peaux de bĂȘte dont il se couvre, que son argent n’en peut avoir pour moi. Un sabre, une cognĂ©e, seront d’une valeur infinie pour celui qui supplĂ©e Ă  ces instruments par des cailloux tranchants, enchĂąssĂ©s dans un morceau de bois durci au feu. D’ailleurs j’ai traversĂ© les mers pour apporter ces objets utiles, et je les traverserai derechef pour rapporter dans ma patrie les choses que j’aurai prises en Ă©change. Les frais du voyage, les avaries et les pĂ©rils doivent entrer en calcul. Si je ris en moi-mĂȘme de l’imbĂ©cillitĂ© de celui qui me donne son or pour du fer, le prĂ©tendu imbĂ©cile se rit aussi de moi qui lui cĂšde mon fer, dont il connaĂźt toute l’utilitĂ©, pour son or qui ne lui sert Ă  rien. Nous nous trompons tous les deux, ou plutĂŽt nous ne nous trompons ni l’un ni l’autre. Les Ă©changes doivent ĂȘtre parfaitement libres. Si je veux arracher par la force ce qu’on me refuse, ou faire accepter violemment ce qu’on dĂ©daigne d’acquĂ©rir, on peut lĂ©gitimement ou m'enchaĂźner ou me chasser. Si je me jette sur la denrĂ©e Ă©trangĂšre sans en offrir le prix, ou, si je l'enlĂšve furtivement, je suis un voleur qu’on peut tuer sans remords. »

Ayant posĂ© ces principes, Diderot condamne la colonisation europĂ©enne, qui s’est emparĂ©e du Nouveau-Monde en ayant comme seul principe que ce qui n’avait pas dĂ©jĂ  Ă©tĂ© conquis par un autre peuple europĂ©en pouvait l’ĂȘtre, dĂ©niant tout droit aux indigĂšnes eux-mĂȘmes :

« D’aprĂšs ces principes, qui me paraissent d’éternelle vĂ©ritĂ©, que les nations europĂ©ennes se jugent et se donnent Ă  elles-mĂȘmes le nom qu’elles mĂ©ritent. Leurs navigateurs arrivent-ils dans une rĂ©gion du Nouveau-Monde qui n’est occupĂ©e par aucun peuple de l’ancien, aussitĂŽt ils enfouissent une petite lame de mĂ©tal, sur laquelle ils ont gravĂ© ces mots : cette contrĂ©e nous appartient.

Et pourquoi vous appartient-elle ? N’ĂȘtes-vous pas aussi injustes, aussi insensĂ©s que des sauvages portĂ©s par hasard sur vos cĂŽtes, s’ils Ă©crivaient sur le sable de votre rivage ou sur l’écorce de vos arbres : ce pays est Ă  nous ? Vous n’avez aucun droit sur les productions insensibles et brutes de la terre oĂč vous abordez, et vous vous en arrogez un sur l’homme votre semblable. Au lieu de reconnaitre dans cet homme un frĂšre, vous n’y voyez qu’un esclave, une bĂȘte de somme. »

On trouve donc dans les textes que Diderot a donnĂ©s Ă  Raynal pour les introduire dans son Histoire des deux Indes, et bien que ces textes y soient dissĂ©minĂ©s dans l’ensemble de l’imposante Ɠuvre, avec ses 19 livres, une critique systĂ©matique — et implacable — du colonialisme et de l’impĂ©rialisme qui vise l’ensemble des puissances coloniales europĂ©ennes sans exception. Pour Diderot, et contrairement Ă  la politique de ces puissances europĂ©ennes, l’indigĂšne du Nouveau-Monde, et l’homme non-europĂ©en en gĂ©nĂ©ral, a exactement les mĂȘmes droits que l’homme europĂ©en. La « civilisation » europĂ©enne ne donne Ă  l’EuropĂ©en aucun droit sur les autres parties du monde. Cette « civilisation » est elle-mĂȘme trĂšs imparfaite et n’a pas, politiquement et moralement, la supĂ©rioritĂ© que les EuropĂ©ens lui attribuent. De plus, lorsque l’EuropĂ©en quitte son continent, tout ce qui pouvait modĂ©rer son comportement dans cette civilisation s’évanouit et, « rampant quand il est faible ; violent quand il est fort », il devient « capable de tous les forfaits » : « PassĂ© l'Ă©quateur, l'homme n'est ni Anglais, ni Hollandais, ni Français, ni Espagnol, ni Portugais ; il ne conserve de sa patrie que les principes et les prĂ©jugĂ©s qui autorisent ou excusent sa conduite ; rampant quand il est faible ; violent quand il est fort ; pressĂ© d'acquĂ©rir, pressĂ© de jouir ; et capable de tous les forfaits qui le conduiront le plus rapidement Ă  ses fins. C'est un tigre domestique qui rentre dans la forĂȘt ; la soif du sang le reprend. Tels se sont montrĂ©s tous les EuropĂ©ens, tous indistinctement, dans les contrĂ©es du Nouveau-Monde, oĂč ils ont portĂ© une fureur commune, la soif de l'or[168]. »

Toutes les cultures ou civilisations, pour Diderot, sont a priori dignes d’intĂ©rĂȘt, quel que soit leur degrĂ© de « dĂ©veloppement » — par exemple celle des Tahitiens, Ă  laquelle Diderot s’est intĂ©ressĂ© dans son SupplĂ©ment au Voyage de Bougainville. Le maĂźtre d’Ɠuvre de l’EncyclopĂ©die ne regarde pas les sciences et les techniques comme nocives en elles-mĂȘmes, mais il ne porte pas sur elles une admiration sans bornes non plus, et ne les considĂšre pas comme une marque de supĂ©rioritĂ© en soi : « En consĂ©quence, il s’abstient d’utiliser le niveau de complexitĂ© technologique et sociale de l’Europe comme point de rĂ©fĂ©rence pour Ă©valuer la capacitĂ© cognitive ou l’organisation sociale des sociĂ©tĂ©s du Nouveau Monde. Il rejette l’idĂ©e, en bref, que la diffusion des sciences et de la technologie europĂ©ennes, ou, en gĂ©nĂ©ral, des « lumiĂšres » europĂ©ennes, amĂ©liorera nĂ©cessairement la condition des peuples non europĂ©ens[169]. »

Tous les peuples ont commencĂ© par ĂȘtre sauvages et tous sont destinĂ©s Ă  devenir civilisĂ©s par eux-mĂȘmes, de leur propre « impulsion naturelle » : « Tous les peuples policĂ©s ont Ă©tĂ© sauvages ; et tous les peuples sauvages, abandonnĂ©s Ă  leur impulsion naturelle, Ă©taient destinĂ©s Ă  devenir policĂ©s[170]. »

Un peuple doit avancer sur le chemin de la civilisation de son propre mouvement, Ă  son propre rythme, et Ă©ventuellement s’arrĂȘter Ă  une Ă©tape qu’il juge opportune pour lui, comme l’on fait les Tahitiens : « A. — J'estime cet aumĂŽnier poli. B. — Et moi, beaucoup davantage les mƓurs des TaĂŻtiens, et le discours d'Orou. A. — Quoique un peu modelĂ© Ă  l'europĂ©enne. B. — Je n'en doute pas. — Ici le bon aumĂŽnier se plaint de la briĂšvetĂ© de son sĂ©jour dans TaĂŻti, et de la difficultĂ© de mieux connaĂźtre les usages d'un peuple assez sage pour s'ĂȘtre arrĂȘtĂ© de lui-mĂȘme Ă  la mĂ©diocritĂ©, ou assez heureux pour habiter un climat dont la fertilitĂ© lui assurait un long engourdissement, assez actif pour s'ĂȘtre mis Ă  l'abri des besoins absolus de la vie, et assez indolent pour que son innocence, son repos et sa fĂ©licitĂ© n'eussent rien Ă  redouter d'un progrĂšs trop rapide de ses lumiĂšres[171]. »

L’arrivĂ©e des EuropĂ©ens Ă  Tahiti, avec leur appropriation par la force de la contrĂ©e des indigĂšnes, « comme si elle ne leur appartenait pas » — EuropĂ©ens qui reviendront un jour, « un crucifix dans une main et le poignard dans l'autre, [les] Ă©gorger ou [les] forcer Ă  prendre leurs mƓurs et leurs opinions » — est par consĂ©quent une « calamitĂ© » que les Tahitiens regretteront : « Ah ! monsieur de Bougainville, Ă©loignez votre vaisseau des rives de ces innocents et fortunĂ©s TaĂŻtiens ; ils sont heureux et vous ne pourrez que nuire Ă  leur bonheur. [...] Ils sont libres, et voilĂ  que vous enfouissez dans une bouteille de verre le titre extravagant de leur futur esclavage. Vous prenez possession de leur contrĂ©e, comme si elle ne leur appartenait pas ; songez que vous ĂȘtes aussi injuste, aussi insensĂ© d'Ă©crire sur votre lame de cuivre : « Ce pays est Ă  nous, » parce que vous y avez mis le pied, que si un TaĂŻtien dĂ©barquait sur nos cĂŽtes, et qu'aprĂšs y avoir mis le pied, il gravĂąt ou sur une de nos montagnes ou sur un de nos chĂȘnes : « Ce pays appartient aux habitants de TaĂŻti. » Vous ĂȘtes le plus fort, et qu'est-ce que cela fait ? Vous criez contre l’hobbisme social, et vous l'exercez de nation Ă  nation. [...] Cet homme dont vous vous emparez comme de la brute ou de la plante est un enfant de la nature comme vous. Quel droit avez-vous sur lui ? Laissez-lui ses mƓurs, elles sont plus honnĂȘtes et plus sages que les vĂŽtres. Son ignorance vaut mieux que toutes vos lumiĂšres ; il n'en a que faire. [...] ...puissiez-vous, et vous et vos concitoyens, et les autres habitants de notre Europe, ĂȘtre engloutis au fond des mers plutĂŽt que de les revoir ! [...] Pleurez, malheureux TaĂŻtiens, pleurez ; mais que ce soit de l'arrivĂ©e et non du dĂ©part de ces hommes ambitieux, corrompus et mĂ©chants. Un jour vous les connaĂźtrez mieux, un jour ils viendront, un crucifix dans une main et le poignard dans l'autre, vous Ă©gorger ou vous forcer Ă  prendre leurs mƓurs et leurs opinions ; un jour vous serez sous eux presque aussi malheureux qu'eux[171]. »

Dans l’Histoire des deux Indes, Diderot alterne entre une opposition au contact entre EuropĂ©ens et non-EuropĂ©ens, celui-ci ne pouvant se faire qu’au dĂ©triment des non-EuropĂ©ens, et l’utopie d’une rencontre qui se ferait pacifiquement, grĂące notamment Ă  des intermariages, au bĂ©nĂ©fice des non-EuropĂ©ens : « Dans cette liaison intime, l'habitant sauvage n'aurait pas tardĂ© Ă  comprendre que les arts et les connaissances qu'on lui portait Ă©taient trĂšs-favorables Ă  l'amĂ©lioration de son sort. Il eĂ»t pris la plus haute opinion des instituteurs suppliants et modĂ©rĂ©s que les flots lui auraient amenĂ©s, et il se serait livrĂ© Ă  eux sans rĂ©serve. De cette heureuse confiance serait sortie la paix, qui aurait Ă©tĂ© impraticable, si les nouveaux venus fussent arrivĂ©s avec le ton impĂ©rieux et le ton imposant de maĂźtres et d'usurpateurs[168]. »

C’est que le processus de civilisation est en rĂ©alitĂ© un « penchant » qui existe chez tout ĂȘtre humain, celui qui l’entraĂźne « Ă  rendre sa condition meilleure » : « ...la civilisation suit du penchant qui entraĂźne tout homme Ă  rendre sa condition meilleure, pourvu qu'on ne veuille pas l'y contraindre par la force, et que ces avantages ne lui soient pas prĂ©sentĂ©s par des Ă©trangers suspects[168]. »

Mais les EuropĂ©ens sont prĂ©cisĂ©ment des « Ă©trangers suspects », des « monstres » qui ne cherchent qu’à Ă©tablir leur domination sur des populations militairement plus faibles qu’eux : « Fuyez, malheureux Hottentots, fuyez ! Enfoncez-vous dans vos forĂȘts. Les bĂȘtes fĂ©roces qui les habitent sont moins redoutables que les monstres sous l’empire desquels vous allez tomber. Le tigre vous dĂ©chirera peut-ĂȘtre, mais il ne vous ĂŽtera que la vie. L’autre vous ravira l’innocence et la libertĂ©. Ou si vous vous en sentez le courage, prenez vos haches, tendez vos arcs, faites pleuvoir sur ces Ă©trangers vos flĂšches empoisonnĂ©es. Puisse-t-il n’en rester aucun pour porter Ă  leurs citoyens la nouvelle de leur dĂ©sastre[172] ! »

Sans illusion sur les intentions prĂ©sentes et Ă  venir des EuropĂ©ens — « vous ne les connaissez pas » ; « leur regard [sera] celui de l’humanitĂ© ; mais la cruautĂ©, mais la trahison sont au fond de leur cƓur » — Diderot ne voit qu’une solution pour s’opposer Ă  leur intrusion, le recours Ă  la violence — « percez-leur la poitrine » —, ainsi qu’il le conseille aux Hottentots : « Mais hĂ©las ! vous ĂȘtes sans dĂ©fiance, et vous ne les connaissez pas. Ils ont la douceur peinte sur leurs visages. Leur maintien promet une affabilitĂ© qui vous en imposera. Et comment ne vous tromperait-elle pas ? C’est un piĂšge pour eux-mĂȘmes. La vĂ©ritĂ© semble habiter sur leurs lĂšvres. En vous abordant, ils s’inclineront. Ils auront une main placĂ©e sur la poitrine. Ils tourneront l’autre vers le ciel, ou vous la prĂ©senteront avec amitiĂ©. Leur geste sera celui de la bienfaisance ; leur regard celui de l’humanitĂ© : mais la cruautĂ©, mais la trahison sont au fond de leur cƓur. Ils disperseront vos cabanes ; ils se jetteront sur vos troupeaux ; ils corrompront vos femmes ; ils sĂ©duiront vos filles. Ou vous vous plierez Ă  leurs folles opinions, ou ils vous massacreront sans pitiĂ©. Ils croient que celui qui ne pense pas comme eux est indigne de vivre. HĂątez-vous donc, embusquez-vous ; et lorsqu’ils se courberont d’une maniĂšre suppliante et perfide, percez-leur la poitrine. Ce ne sont pas les reprĂ©sentations de la justice qu’ils n’écoutent pas, ce sont vos flĂšches qu’il faut leur adresser. Il en est temps ; Riebeck approche. Celui-ci ne vous fera peut-ĂȘtre pas tout le mal que je vous annonce ; mais cette feinte modĂ©ration ne sera pas imitĂ©e par ceux qui le suivront. Et vous, cruels EuropĂ©ens, ne vous irritez pas de ma harangue. Ni l’Hottentot, ni l’habitant des contrĂ©es qui vous restent Ă  dĂ©vaster ne l’entendront. Si mon discours vous offense, c’est que vous n’ĂȘtes pas plus humains que vos prĂ©dĂ©cesseurs ; c’est que vous voyez dans la haine que je leur ai vouĂ©e celle que j’ai pour vous[172]. »

Chez Diderot, la nature est la constante rĂ©fĂ©rence, et la civilisation tend Ă  en Ă©loigner, d’autant plus qu’elle se complexifie. C’est cette proximitĂ© du « sauvage » avec la nature qui le sĂ©duit, c’est cette proximitĂ© qui fait du « sauvage » un « homme », dotĂ© de « franchise » et de « bonne foi », quand l’EuropĂ©en, au contraire, est rempli de « vanitĂ© » et plein de « finesses » et de « perfidies » : « Quand on sait conduire un canot, battre l'ennemi, construire une cabane, vivre de peu, faire cent lieues dans les forĂȘts sans autre guide que le vent et le soleil, sans autre provision qu'un arc et des flĂšches, c'est alors qu'on est un homme. Et que faut-il de plus ? Cette inquiĂ©tude qui nous fait passer tant de mers pour chercher une fortune qui fuit devant nos pas, ils la croient plutĂŽt l'effet de notre pauvretĂ© que de notre industrie. Ils rient de nos arts, de nos maniĂšres, de tous ces usages qui nous inspirent plus de vanitĂ© Ă  mesure qu'ils s'Ă©loignent plus de la nature. Leur franchise et leur bonne foi sont indignĂ©es des finesses et des perfidies qui ont fait la base de notre commerce avec eux. Une foule d'autres motifs, appuyĂ©s quelquefois sur le prĂ©jugĂ©, souvent sur la raison, ont rendu les EuropĂ©ens odieux aux sauvages[173]. »

Diderot considĂšre que la « fĂ©licitĂ© de l’espĂšce » ne rĂ©side pas dans un « progrĂšs » toujours plus poussĂ© des sciences et des techniques, dans un perfectionnement sans fin de la civilisation occidentale, mais dans un Ă©tat intermĂ©diaire entre la vie sauvage et la vie civilisĂ©e Ă  l’europĂ©enne : « Dans tous les siĂšcles Ă  venir, l’homme sauvage s’avancera pas Ă  pas vers l’état civilisĂ©. L’homme civilisĂ© reviendra vers son Ă©tat primitif ; d’oĂč le philosophe conclura qu’il existe dans l’intervalle qui les sĂ©pare un point oĂč rĂ©side la fĂ©licitĂ© de l’espĂšce. Mais qui est-ce qui fixera ce point ? Et s’il Ă©tait fixĂ©, quelle serait l’autoritĂ© capable d’y diriger, d’y arrĂȘter l’homme[174] ? »

Il existe chez Diderot une constante dĂ©nonciation de l’ethnocentrisme europĂ©en, incapable de considĂ©rer avec respect ce qui ne lui est pas semblable. Diderot fait ainsi l’éloge d’un peuple du Mexique, les TlascaltĂšques, que les Espagnols — qui « ne reconnaissaient qu'eux-[mĂȘmes] dans l'univers de sensĂ©s, d'Ă©clairĂ©s, de vertueux — mĂ©prisaient parce que diffĂ©rents d’eux : « Leur pays, quoiqu'inĂ©gal, quoique peu Ă©tendu, quoique mĂ©diocrement fertile, Ă©tait fort peuplĂ©, assez bien cultivĂ©, et l’on y vivait heureux. VoilĂ  les hommes que les Espagnols ne daignaient pas admettre dans l'espĂšce humaine. Une des qualitĂ©s qu'ils mĂ©prisaient le plus chez les TlascaltĂšques, c'Ă©tait l’amour de la libertĂ©. Ils ne trouvaient pas que ce peuple eĂ»t un gouvernement, parce qu'il n'avait pas celui d'un seul ; ni une police, parce qu'il n'avait pas celle de Madrid ; ni des vertus, parce qu'il n'avait pas leur culte ; ni de l'esprit, parce qu'il n'avait pas leurs opinions[175]. »

« Comme l’indiquent clairement les nombreuses contributions de Diderot Ă  l’Histoire, c’est un jugement qu’il porte non seulement Ă  l’égard des officiers impĂ©riaux de la couronne de Castille, mais aussi contre le dogmatisme qui a formatĂ© toutes les nations europĂ©ennes engagĂ©es dans la conquĂȘte[176]. »

Notes et références

  1. (en) Mathew Burrows, « 'Mission civilisatrice': French Cultural Policy in the Middle East, 1860-1914 », The Historical Journal Vol. 29, No. 1,‎ (lire en ligne)
  2. “the key tenet of French republican imperialism” (Jennifer Pitts, A Turn to Empire: The Rise of Liberalism in Britain and France)
  3. “of their own particular ïŹtness to spread civilization” (Jennifer Pitts, A Turn to Empire: The Rise of Liberalism in Britain and France)
  4. “On ideological grounds, French colonialism was rooted in the ideal of assimilation and the consideration of the colonies as an intrinsic part of the Republic. The objectives of the empire were the creation of La Plus Grande France and the extension of the beneïŹts of la civilisation française to the colonial population. Even as late as after World War II, these aspirations dominated French ofïŹcial thinking (Lewis 1962).” Daniel Oto-PeralĂ­as et Diego Romero-Ávila, Colonial Theories of Institutional Development. Toward a Model of Styles of Imperialism (2017)
  5. “The patriotic rhetoric of the imperial civilizing mission made it difficult for most Frenchmen to imagine that colonialism could cause, rather than eradicate, hardship.” (J. P. Daughton, Behind the Imperial Curtain: International Humanitarian Efforts and the Critique of French Colonialism in the Interwar Years, French Historical Studies, Vol. 34, No. 3 (2011) 
  6. L. Deschamps, Histoire de la question coloniale en France, 1891)
  7. Tableau historique des progrĂšs de l'esprit humain, publication posthume, 1795
  8. “modern European society as morally superior to both ancient and non-European societies” (Jennifer Pitts, A Turn to Empire: The Rise of Liberalism in Britain and France)
  9. Histoire de la civilisation en France, 1828-1830
  10. Lettres à M. Poujoulat sur la translation de la relique de saint Augustin de Pavie à Hippone, par M. l'abbé Sibour, 1842 (dans Poujoulat, Histoire de Saint Augustin)
  11. 1862, p. 184-185
  12. P. Lamache, De l’esclavage dans les colonies françaises (dans Le correspondant, 1843)
  13. J. Chailley-Bert, Dix années de politique coloniale (1902)
  14. 5e Ă©dition, 1902
  15. en français dans le texte
  16. Dubois et Kergomard, Précis de géographie économique (1897)
  17. Vice-amiral Bienaimé, Gaulois, 6 juin 1912. (Note de Léandre Bauzil)
  18. Léandre Bauzil, Essai sur la politique coloniale africaine de la troisiÚme république (1913)
  19. “...land left waste or barren - i.e. uncultivated - was not property and could be occupied by those able and willing to cultivate it. Grotius’s argument had clear affinities with the Roman law principle of res nullius, which decreed that any ‘empty thing’ such as unoccupied land was common property until it was put to use - in the case of land, especially agricultural use. This would become a common justification of European colonization.” (E. M. Wood, Empire of capital)
  20. E. Nys, Recherches sur l’histoire de l’économie politique (1898)
  21. E. Trogan, Le livre d’or des missions catholiques françaises, dans Le Correspondant (1902)
  22. « Capitaine au 131e d'infanterie »
  23. A. Launay, Histoire générale de la Société des missions étrangÚres, II, p. 175. (Note de J.-L. de Lanessan)
  24. J.-L. de Lanessan, Les missions et leur protectorat
  25. Conférence faite dans le grand amphithéùtre de la Sorbonne, le 24 octobre 1901, à la séance annuelle de l'Alliance française
  26. Mme de Saliez, citée par F. Brunot, Histoire de la langue française des origines à 1900, tome VIII
  27. Histoire de la langue française des origines à 1900, tome VIII
  28. Grégoire, Rapport sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage de la langue française
  29. Conférence faite à l'Alliance française, le 11 février 1896 (reproduite dans la Revue bleue)
  30. 6e Ă©dition, 1899
  31. 1891
  32. De la colonisation chez les peuples modernes
  33. Histoire de la question coloniale en France
  34. Patriotisme Colonisation (1903)
  35. dans Paris révolutionnaire, 1834.
  36. Des intĂ©rĂȘts nouveaux en Europe depuis la rĂ©volution de 1830
  37. « Il est... acquis que Napoléon considérait la Russie comme une puissance barbare, étrangÚre à l'Europe, et qu'il avait la mission de tenir à l'écart du monde civilisé. C'était l'opinion de beaucoup de ses contemporains... » E. Driault, La politique orientale de Napoléon (1904)
  38. E. Driault, L'Ɠuvre extĂ©rieure de NapolĂ©on, dans Revue des Ă©tudes napolĂ©oniennes
  39. Bonaparte et Hoche en 1797, chapitre : « le Proconsulat de Bonaparte en Cisalpine »
  40. fait au nom du comité de salut public et présenté le 7 prairial an II - 26 mai 1794
  41. Les colonies françaises
  42. SĂ©ance du 13 mai 1791. (Note de L. Deschamps)
  43. Buchez et Roux, Histoire parlementaire de la RĂ©volution, t. XXXII, Appendice. (Note de L. Deschamps)
  44. Rapport sur les crimes de l'Angleterre envers le Peuple français, et sur ses attentats contre la liberté des nations (26 mai 1794)
  45. Rapport et projet d'articles constitutionnels relatifs aux colonies, présentés à la convention nationale au nom de la commission des onze, par Boissy d'Anglas, dans la séance du 17 thermidor, l'an III (août 1795).
  46. Il fut rétabli en 1802 : « ...ce que je voudrais surtout pouvoir taire, c'est que l'esclavage, aboli précipitamment, a été rétabli avec calme et maturité ! Oui, il existe une loi de 1802, une loi rendue au commencement de ce siÚcle, il y a trente-six ans, une loi antérieure de quelques années à peine à la premiÚre des grandes mesures que l'Angleterre a adoptées ; et cette loi rétablit l'esclavage ; cette loi rétablit la traite ! Nos enfants ne voudront pas le croire. » (Agénor de Gasparin, Esclavage et traite, 1838)
  47. Littré
  48. "Oriental philologist"
  49. Renan Ă©crit dans Souvenirs d'enfance et de jeunesse : « Le vif entraĂźnement que j'avais pour la philosophie ne m'aveuglait pas sur la certitude de ses rĂ©sultats. Je perdis de bonne heure toute confiance en cette mĂ©taphysique abstraite qui a la prĂ©tention d'ĂȘtre une science en dehors des autres sciences et de rĂ©soudre Ă  elle seule les plus hauts problĂšmes de l'humanitĂ©. La science positive resta pour moi la seule source de vĂ©ritĂ©. » Renan donne ensuite, comme exemples de ces mĂ©taphysiciens, Aug. Comte (« Plus tard, j'Ă©prouvai une sorte d'agacement Ă  voir la rĂ©putation exagĂ©rĂ©e d'Auguste Comte, Ă©rigĂ© en grand homme de premier ordre... »), Descartes (« ...les preuves cartĂ©siennes de l'existence d'une Ăąme distincte du corps me parurent toujours trĂšs faibles... ») et Malebranche, « qui dit sa messe toute sa vie ».
  50. L'avenir de la science. Pensées de 1848
  51. Discours sur l'ensemble du positivisme (1848)
  52. « Le choix du principe philosophique susceptible d'Ă©tablir enfin une vĂ©ritable unitĂ© parmi toutes les spĂ©culations positives ne prĂ©sente donc plus maintenant aucune grave incertitude : c'est uniquement de l'ascendant sociologique que doit rĂ©sulter entre nos connaissances rĂ©elles une coordination stable et fĂ©conde aussi bien que spontanĂ©e et complĂšte ; tandis que la suprĂ©matie mathĂ©matique ne saurait produire qu'une liaison prĂ©caire et stĂ©rile en mĂȘme temps que forcĂ©e et insuffisante, toujours fondĂ©e sur de vagues et chimĂ©riques hypothĂšses... » (Cours de philosophie positive, Tome VIII, 1830)
  53. « Afin de mieux caractériser la destination sociale du positivisme, je me trouve ... conduit à indiquer sommairement son aptitude nécessaire à systématiser définitivement la morale universelle, ce qui constitue le but de la philosophie et le point de départ de la politique. » (Discours sur l'ensemble du positivisme)
  54. "For what was philology on the one hand if not a science of all humanity, a science premised on the unity of the human species and the worth of every human detail, and yet what was the philologist on the other hand if not [...] a harsh divider of men into superior and inferior races..."
  55. “...Semitic was for Renan's ego the symbol of European (and consequently his) dominion over the Orient and over his own era”.
  56. “Everywhere Renan treats of normal human facts—language, history, culture, mind, imagination—as transformed into something else, as something peculiarly deviant, because they are Semitic and Oriental, and because they end up for analysis in the laboratory. Thus the Semites are rabid monotheists who produced no mythology, no art, no commerce, no civilization; their consciousness is a narrow and rigid one; all in all they represent "une combinaison infĂ©rieure de la nature humaine."
  57. “Read almost any page by Renan on Arabic, Hebrew, Aramaic, or proto-Semitic and you read a fact of power, by which the Orientalist philologist's authority summons out of the library at will examples of man's speech, and ranges them there surrounded by a suave European prose that points out defects, virtues, barbarisms, and shortcomings in the language, the people, and the civilization.”
  58. par exemple l’archĂ©ologie romaine en Afrique du nord (voir Margarita DĂ­az-Andreu, A World History of Nineteenth-Century Archaeology. Nationalism, Colonialism, and the Past
  59. « En effet, il n’est pas trop de dire que le laboratoire philologique de Renan est le lieu rĂ©el de son ethnocentrisme europĂ©en... » - “Indeed, it is not too much to say that Renan’s philological laboratory is the actual locale of his European ethnocentrism...” (Orientalisme)
  60. "...the philological laboratory has no existence outside the discourse, the writing by which it is constantly produced and experienced. Thus even the culture he calls organic and alive—Europe's—is also a creature being created in the laboratory and by philology."
  61. Histoire générale et systÚme comparé des langues sémitiques (1858)
  62. "...a salutary dérangement of their European habits of mind and spirit"
  63. “...the Orient suddenly appeared lamentably underhumanized, antidemocratic, backward, barbaric, and so forth."
  64. Renan rĂ©sume ce qu’il entend par « civilisation » en posant comme « termes synonymes » : « la science, la critique, le rationalisme, la civilisation ».
  65. LinnĂ©, dans son Systema Naturae (London, 1747), distingue l’homme europĂ©en, l’homme asiatique, l’homme africain et l’homme amĂ©ricain Ă  partir du critĂšre principal de la couleur de la peau.
  66. “the wounding one-syllable word” (Andrew S. Curran, The anatomy of Blackness)
  67. “a French and therefore Catholic-inspired construct”
  68. “...more about Europeans (and their secondary construction of themselves) than it does about real Africans.” (Andrew S. Curran, The anatomy of Blackness)
  69. “the more trenchant markers”
  70. “the most extreme polygenists often claimed that the African was a different species.” (Andrew S. Curran, The anatomy of Blackness)
  71. “a financial interest in the slave trade” (Christ. L. Miller, The French Atlantic Triangle. Literature and Culture of the Slave Trade)
  72. Des ßles françaises et des flibustiers
  73. Dictionnaire philosophique, art. « Esclaves »
  74. “This, then, is the true struggle to which Voltaire committed himself—not the abolition of African slavery and the Atlantic slave trade...” (Christ. L. Miller, The French Atlantic Triangle. Literature and Culture of the Slave Trade)
  75. Le livre, Ă©crit en 1734, ne fut pas publiĂ© par Voltaire lui-mĂȘme.
  76. De l'Inde en deçà et delà le Gange. Des espÚces d'hommes différentes, et de leurs coutumes
  77. Si l'homme a une Ăąme, et ce que ce peut ĂȘtre
  78. M. Duchet, Anthropologie et histoire au siĂšcle des lumiĂšres
  79. On the origin of species by means of natural selection (1859)
  80. ÉlĂ©ments de la philosophie de Newton
  81. Essai sur les mƓurs et l’esprit des nations, chap. CXLV, De Colombo, et de l’AmĂ©rique
  82. « les polygĂ©nistes les plus extrĂȘmes prĂ©tendaient souvent que l’Africain Ă©tait une espĂšce diffĂ©rente » - “the most extreme polygenists often claimed that the African was a different species” (Andrew S. Curran, The anatomy of Blackness)
  83. The French Atlantic Triangle. Literature and Culture of the Slave Trade
  84. « Le traitement (ou non-traitement) des noirs Africains par Diderot dans l’article « Afrique » illustre la double position du nĂšgre vers le milieu du siĂšcle : Ă  la fois marginalisĂ© et essentiel Ă  la prospĂ©ritĂ© Ă©conomique de la France. » - “Diderot’s treatment (or non-treatment) of black Africans in the article “Afrique” illustrates the dual position of the nĂšgre around mid-century: simultaneously marginalized and yet critical to France’s economic prosperity.” (Andrew S. Curran, The anatomy of Blackness)
  85. premiĂšre publication en 1756, puis nouvelles Ă©ditions en 1761, 1769 et 1775
  86. « Chambre des députés, 28 juillet 1885. »
  87. “...racialism stands beside its twin and alter ego, the religion of nationalism, as one of the most potent of the forces affecting man's destiny.” (L. L. Snyder, Race. A History of Modern Ethnic Theories, 1839)
  88. “It is subjecting to its mighty gravitational pull the economic and political struggles of the "satisfied" and "unsatisfied" nations, the ambitions of the dictators, the strains and conflicts of classes.”
  89. “...were descended from hypothetical common ancestors.”
  90. “...a group of scientists ... used the new methods of craniological measurements as "proof" of racial superiority.”
  91. Linguistic paleontologists, ethnologists, biologists and historians, an impressive array of scholars and publicists, aimed to show that race was the dominating force in determining the nature of human development. The whole complexity of history was reduced to a simple formula of race. (L. L. Snyder, Race. A History of Modern Ethnic Theories)
  92. “The conviction of human inequality, generalized into the sense of race or class superiority, appears to be universal. It surely is very ancient. No one race or class is left alone in the possession of the feeling of privilege and pride.” (Robert E. Speer, "Race and Race Relations", New York, 1924, p. 66., citĂ© par L. L. Snyder, Race. A History of Modern Ethnic Theories)
  93. “...maintains precisely the same characteristic of primitive times — fear and scorn of the unfamiliar.” (L. L. Snyder, Race. A History of Modern Ethnic Theories)
  94. Essai sur les mƓurs et l’esprit des nations (Introduction. § Des ChaldĂ©ens)
  95. Essai sur les mƓurs et l’esprit des nations. (Introduction. § Des Sauvages)
  96. Essai sur les mƓurs et l’esprit des nations (Introduction)
  97. Essai sur les mƓurs et l’esprit des nations (Avant-propos)
  98. Essai sur les mƓurs et l’esprit des nations
  99. L'A B C. Dix-sept dialogues traduits de l’anglais de M. Huet
  100. Dictionnaire philosophique (art. « ÉgalitĂ© »)
  101. Lettre de Voltaire Ă  Milord Harvey (1740)
  102. Voltaire
  103. Lanson, Voltaire
  104. “...Boileau was ... a functionary whose duty, as historiographer of Louis XIV, was to proclaim the superiority of a modern monarch.” (Larry F. Norman, The shock of the ancient)
  105. Le siĂšcle de Louis XIV
  106. Dictionnaire philosophique (art. « Cartésianisme »)
  107. Dictionnaire philosophique (art. « Autorité »)
  108. édition augmentée, 1693
  109. « Il essaya de la Compagnie des Indes : il y avait presque tout son bien en 1722. » (Lanson, Voltaire)
  110. Sur la Compagnie des Indes. Lettre Ă  M. Gilli (1764)
  111. J.-L. de Lanessan, Principes de colonisation (1897)
  112. E. Krantz, Essai sur l'esthétique de Descartes
  113. P. Villey, Les sources italiennes de la « Deffense et Illustration de la langue françoise » de Joachim du Bellay
  114. Larry F. Norman, La querelle des anciens et des modernes, ou la métamorphose de la critique (https://www.cairn.info/revue-litteratures-classiques-2015-1-page-95.htm)
  115. Perrault, ParallĂšle des anciens et des modernes
  116. V. Delaporte, L'Art poétique de Boileau
  117. Dictionnaire philosophique (Art. « Franc ou Franq, etc. »)
  118. P. Albert, La littérature française au XVIIe siÚcle
  119. “In defense of antiquity, its champions replied by condemning what they called the collective “vanity” and chauvinistic “prejudices” of a modern world unable to tolerate any form of cultural diïŹ€erence.” (Larry F. Norman, The Shock of the Ancient. Literature & History in Early Modern France)
  120. Racine se sert cependant Ă©galement de l’antiquitĂ© pour son prestige. Il utilise le monde prestigieux des hĂ©ros historiques ou mythiques qu’à l’imitation des anciens il met en scĂšne dans ses tragĂ©dies, comme Louis XIV se sert des noms prestigieux d’Apollon et d’Auguste pour renforcer son propre prestige. Racine Ă©crit : « ...le respect que l’on a pour les hĂ©ros augmente Ă  mesure qu’ils s’éloignent de nous : major e longinquo reverentia » (Seconde PrĂ©face de Bajazet). Et il l’entend Ă  la fois dans le temps et dans l’espace, se justifiant dans cette prĂ©face de mettre exceptionnellement sur la scĂšne des « personnages turcs », « princes et ... autres personnes qui vivent dans le sĂ©rail ». La distance donne une « dignitĂ© » que ne possĂšdent pas « les personnages que nous avons vus de si prĂšs ».
  121. J. Terrasson, « de l’acadĂ©mie royale des sciences », Dissertation critique sur l’Iliade d’HomĂšre, oĂč Ă  l’occasion de ce PoĂ«me on cherche les rĂšgles d’une poĂ«tique fondĂ©e sur la raison, et sur les exemples des Anciens et des Modernes, 1715
  122. RĂ©flexions sur la critique
  123. E. Boutmy, Leçon d’ouverture de la chaire d’histoire des civilisations, 1866
  124. Essai sur les mƓurs et l’esprit des nations. Introduction. § Des diffĂ©rentes races d'hommes
  125. Essai sur les mƓurs et l’esprit des nations. CXLIII. De l'Inde en deçà et delĂ  le Gange. Des espĂšces d'hommes diffĂ©rentes, et de leurs coutumes
  126. chapitre V, Si l'homme a une Ăąme, et ce que ce peut ĂȘtre
  127. Essai sur les mƓurs et l’esprit des nations. Introduction. § De l'antiquitĂ© des nations.
  128. De l’universalitĂ© de la langue française
  129. « Une fois que Buffon eut commencĂ© sa grande Histoire naturelle, il ne permit plus Ă  aucun travail particulier de l’en distraire. Durant cinquante ans, il n’y eut pas un seul jour de perdu pour l’étude, ni une seule Ă©tude de perdue pour le grand Ɠuvre. » (P. Flourens, Histoire des travaux et des idĂ©es de Buffon)
  130. Recherches philosophiques sur les Américains, ou Mémoires intéressants pour servir à l'histoire de l'espÚce humaine
  131. « On accuse l’Auteur « d’avoir, par une noire envie, dĂ©criĂ© les AmĂ©ricains, afin d’humilier l’espĂšce humaine. Ensuite on l’accuse, Ă  chaque page, d’avoir trop louĂ© les peuples de l’Europe ». Ainsi les peuples de l’Europe ne font pas partie de l’espĂšce humaine, ou il n’est pas vrai que l’Auteur ait voulu humilier l’espĂšce humaine. Il a voulu dĂ©montrer l’avantage infini qu’a la vie sociale sur la vie sauvage, l’avantage infini qu’ont les habitans de l’Europe sur les IndigĂšnes du nouveau monde [...] qui ne savent ni lire, ni Ă©crire, ni compter au-delĂ  de leurs doigts. [...] Mais voyons donc aprĂšs tout, s’il est vrai que Pauw ait autant dĂ©criĂ© les AmĂ©ricains, qu’on le dit. Au commencement du seiziĂšme siĂšcle, comme l’observe Bougainville, les thĂ©ologiens soutinrent, dans les Ă©coles, que les AmĂ©ricains n’étaient pas des hommes, et qu’ils n’avaient point d’ñme. L’atroce Sepulveda soutint qu’on pouvait les massacrer, sans commettre un pĂ©chĂ© vĂ©niel. L’Auteur des Recherches philosophiques ne cesse de rĂ©pĂ©ter qu’on a eu tort de refuser aux AmĂ©ricains le titre d’hommes, et qu’on a eu encore plus grand tort de les massacrer. Il n’a donc pas autant dĂ©criĂ© les AmĂ©ricains, que ces terribles thĂ©ologiens du seiziĂšme siĂšcle : il plaint le sort des Indiens abrutis, il gĂ©mit, Ă  chaque page, sur leurs malheurs ; il n’y a pas un mot, dans son livre, qui ne respire l’amour de l’humanitĂ©... »
  132. Chapitre V - La connaissance unitaire et pragmatique comme obstacle Ă  la connaissance scientifique
  133. De la Nature : PremiĂšre vue, 1764
  134. Histoire des deux Indes, XVII-5 : En quel état les Anglais trouvÚrent l'Amérique Septentrionale et ce qu'ils y ont fait
  135. Histoire naturelle des minéraux, 1783-1788
  136. Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains, ou mémoires intéressants pour servir à l'histoire de l'espÚce humaine
  137. cité par M. Duchet, Anthropologie et histoire au siÚcle des lumiÚres
  138. IV-5 : Conduite des Français à Madagascar. Ce qu’ils pouvaient et devaient y faire
  139. Du 5 septembre au 11 décembre 1768
  140. Histoire des deux Indes, IV-4 : Les Français forment des colonies à Madagascar. Description de cette isle
  141. VI-6 : C'est Ă  Saint-Domingue que les Espagnols forment leur premier Ă©tablissement en AmĂ©rique. MƓurs des habitans de cette isle
  142. Histoire des deux Indes, VIII-15 : Pourquoi les hommes ne se sont-ils que peu multipliés dans ces célÚbres missions ?
  143. XIII-9 : Idée qu'il faut se former des cÎtes et du sol de la Guyane ; XIII-10 : Quels bras pourra-t-on destiner aux cultures dont la Guyane est susceptible ?
  144. écrites en 1808 et publiée en 1868
  145. Lettre de M. Malouet sur la proposition des administrateurs de Cayenne relativement à la civilisation des Indiens, 16 juillet 1786, cité par M. Duchet, Anthropologie et histoire au siÚcle des lumiÚres
  146. XV-4 : Gouvernement, habitudes, vertus, vices, guerres des sauvages qui habitaient le Canada
  147. « Il existe un large consensus sur le caractĂšre composite de l’Histoire des deux Indes qui, dans ses trois Ă©ditions successives, incorpora la rĂ©flexion de Diderot et le savoir de plusieurs intellectuels-administrateurs diplomates mobilisĂ©s en France et Ă  l’étranger par Raynal Ă  travers l’instrument du questionnaire. » (Ant. Alimento, dans Autour de l’abbĂ© Raynal : genĂšse et enjeux politiques de l’Histoire des deux Indes)
  148. “Published in more than thirty editions and twenty-four abridged versions, his work was an international bestseller. [...] It is said to have inspired the Haitian revolutionary Toussaint L’Ouverture, and to have prompted Napoleon’s invasion of Egypt.” (Melvin Richter, dansThe Cambridge history of eighteenth-century political thought)
  149. « Diderot Ă©crit Ă  lui seul un tiers de l’Histoire dans la troisiĂšme Ă©dition de 1780. La rĂ©daction s’étale justement de 1775 Ă  1780. C’est un crescendo dans la radicalisation : les idĂ©es politiques suivent maintenant le droit fil non seulement de la critique gĂ©nĂ©ralisĂ©e du despotisme, mais d’un idĂ©al dĂ©mocratique de plus en plus prĂ©cis. » (Paolo Quintili, ‘Le stoĂŻcisme rĂ©volutionnaire de Diderot dans l’Essai sur SĂ©nĂšque par rapport Ă  la Contribution Ă  l’Histoire des deux Indes’)
  150. “With Raynal taking the cover, his contributors were able to make heterodox arguments that would likely have landed them in jail if their authorship had been known. Diderot, in particular, seemed to relish the opportunity to craft controversial moral and political arguments without the threat of expulsion or a return to Vincennes, where he had been imprisoned for having written allegedly blasphemous material.” (Sankar Muthu, Enlightenment against Empire)
  151. « Nous savons qu’en 1761 le ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres concĂ©da une pension de 1000 livres (rĂ©duite Ă  887 livres, 10 sous) Ă  l’abbĂ©. Dans le brevet de la pension, on peut lire que la « pension lui [Ă  Raynal] a Ă©tĂ© accordĂ©e par dĂ©cision du roi et brevet du 13 septembre 1761, en considĂ©ration de son travail Ă  la rĂ©daction d’ouvrages relatifs Ă  l’administration du DĂ©partement des Affaires Ă©trangĂšres ». On le voit, Ă  la fin des annĂ©es 1750, l’abbĂ© dĂ©ploie son activitĂ© au service du pouvoir. » (Ant. Alimento et G. Goggi, Autour de l’abbĂ© Raynal : genĂšse et enjeux politiques de l’Histoire des deux Indes)
  152. Ant. Alimento, dans Autour de l’abbĂ© Raynal : genĂšse et enjeux politiques de l’Histoire des deux Indes
  153. CornĂ©lis de Witt, Thomas Jefferson. Étude historique sur la dĂ©mocratie amĂ©ricaine, piĂšces jointes
  154. “The Histoire ... seems to have originated from a desire to rethink French colonial policy after the losses of the Seven Years War.” (Mason and Wokler, Denis Diderot. Political Writings)
  155. Y. Benot, Diderot. Textes politiques
  156. EncyclopĂ©die, art. « Éclectisme »
  157. Les textes dont Diderot est l’auteur dans l’Histoire des deux Indes ont pu ĂȘtre largement repĂ©rĂ©s grĂące Ă  la dĂ©couverte des manuscrits du Fonds Vandeul (voir MichĂšle Duchet, Diderot et l'Histoire des Deux Indes ou l'Ă©criture fragmentaire). Certains textes, comportant un certain nombre de variantes, avaient dĂ©jĂ  Ă©tĂ© publiĂ©s par Grimm en 1772 dans la Correspondance LittĂ©raire sous le titre PensĂ©es dĂ©tachĂ©es ou Fragments politiques Ă©chappĂ©s du portefeuille d'un philosophe (voir J.-C. Rebejkow, Contribution Ă  l'Ă©tude de l'Ă©criture fragmentaire de Diderot)
  158. I-28 : État oĂč tombe le Portugal subjuguĂ© par l’Espagne
  159. V-24 : L’Europe a-t-elle besoin de grands Ă©tablissemens dans les Indes pour y faire le commerce ?
  160. G. Goggi, Diderot et le concept de civilisation
  161. voir G. Goggi, Diderot et le concept de civilisation
  162. Histoire des deux Indes, V-23 : Obstacles qui s'opposent Ă  la prospĂ©ritĂ© de la Russie. Moyens qu’on pourrait employer pour les surmonter
  163. Histoire des deux Indes, XVII-4 : Comparaison des peuples policés et des peuples sauvages
  164. “In the  late eighteenth century, a number of prominent European political thinkers attacked imperialism, not only defending non-European peoples against the injustices of European imperial rule, as some earlier modern thinkers had done, but also challenging the idea that Europeans had any right to subjugate, colonize, and ‘civilize’ the rest of the world.”
  165. Pope (note de l'auteur)
  166. Lettres d'un fermier de Pensylvanie, aux habitans de l'Amérique Septentrionale
  167. “The burden of the Farmer's Letters was a call for the modification of the concept of sovereignty in the relations of the metropolis with its colonies.” (Anthony Strugnell, Diderot's Politics)
  168. IX-1 : Les EuropĂ©ens ont-ils bien connu l’art de fonder des colonies ?
  169. “Thus, he refrains from using Europe’s level of technological and social complexity as a benchmark against which to assess the cognitive capacity or social organization of New World societies. He rejects the view, in short, that the spread of European sciences and technology, or, in general, of European ‘enlightenment’, will necessarily improve the condition of non-European peoples.” (Sankar Muthu, Enlightenment against Empire)
  170. Histoire des deux Indes, XIX-2 : Gouvernement
  171. Supplément au Voyage de Bougainville
  172. II-18 : Établissement des Hollandais au cap de Bonne-EspĂ©rance
  173. XV-4 : Gouvernement, habitudes, venus, vices, guerres des sauvages qui habitaient le Canada
  174. IX-5 : CaractĂšres et usages des peuples qu'on voulait assujettir Ă  la domination portugaise
  175. VI-9 : Les Espagnols abordent au Mexique. Leurs premiers combats sont contre la république de Tlascala
  176. “As Diderot’s many contributions to the Histoire make abundantly clear, this is a judgement he makes not only with regard to the imperial ofïŹcers of the Castilian crown, but against the dogmatism that informed every European nation engaged in conquest.” (Sankar Muthu, Enlightenment against Empire)

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