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Misologie

La misologie, mot formĂ© Ă  partir du grec misos (« la haine Â»), et logos (ici, « la raison Â»), dĂ©signe la « haine du logos Â», c'est-Ă -dire le dĂ©goĂ»t ou la rĂ©pulsion qu'un individu peut Ă©prouver pour les raisonnements de la logique formelle. La notion provient de la tradition philosophique occidentale, et a Ă©tĂ© un objet de rĂ©flexion pour les philosophes de Platon jusqu'Ă  Kant.

La misologie dans la philosophie antique

Scène du Phédon : Socrate discutant avec ses amis (détail du tableau de Jacques-Louis David, La mort de Socrate, 1787).

Platon a analysĂ© dès l'AntiquitĂ© le sens et la genèse de la misologie, dans le PhĂ©don[1]. Dans ce dialogue, Socrate explique Ă  ses interlocuteurs que la « misologie Â», ou haine de la raison, a des origines semblables Ă  celles de la « misanthropie », ou haine des hommes. Toutes deux viennent, en effet, d'un excès de confiance accordĂ© Ă  des raisonnements (pour la première) ou Ă  des personnes (pour la seconde), sans les connaĂ®tre ou les avoir examinĂ©s suffisamment. Par suite, après avoir fait plusieurs fois l'expĂ©rience qui consiste Ă  se rendre compte que des personnes en qui l'on avait confiance n'Ă©taient en rĂ©alitĂ© pas fiables, « on finit, Ă  force de dĂ©ceptions, par dĂ©tester tous les hommes et par estimer qu'en aucun il n'y a rien de rien qui vaille quelque chose[2] Â». De mĂŞme, après avoir cru en certains raisonnements qu'on tenait pour vrais, et qui se sont ensuite rĂ©vĂ©lĂ©s faux, on peut ĂŞtre tentĂ©, au bout du compte, de penser « qu'il n'y a rien de rien de sain ni d'assurĂ© en aucune chose, ni en aucun raisonnement[3] Â» : voilĂ  comment commence, selon Platon, la misologie.

Socrate, dans ce passage du PhĂ©don, attribue surtout cette posture Ă  ceux qui aiment faire des discours contradictoires[4], mais il s'agit d'une attitude par laquelle n'importe qui peut ĂŞtre tentĂ© – comme le montre le dĂ©but du passage, oĂą Socrate invite ses amis Ă  « ne pas se laisser envahir par ce sentiment Â». Le verdict de Socrate, Ă  la fin du passage citĂ©, est accablant pour la misologie : il s'agit selon lui d'un sentiment « lamentable Â», car si nous faisons des raisonnements faux, c'est notre propre faute, et se mettre pour cela Ă  haĂŻr la raison, c'est « refuser d'en rendre responsable soi-mĂŞme, ou sa propre incompĂ©tence Â», et finalement « se complaire Ă  rejeter sa propre responsabilitĂ© sur les raisonnements[5] Â». Bref, il s'agit d'un sentiment excessif qui nĂ©glige l'existence de raisonnements vrais et droits, et revient Ă  nier la possibilitĂ© mĂŞme de la connaissance, en fuyant ses responsabilitĂ©s.

On peut faire des rapprochements entre cette haine de la raison et le relativisme professé par certains sophistes de l'époque, comme Protagoras, contemporain de Socrate[6]. En ce sens, on retrouve dans cette notion, plus largement, l'opposition fondamentale entre le philosophe et le sophiste[7]. Le philosophe utilise en effet la dialectique et les raisonnements pour chercher la vérité et le savoir, tandis que le sophiste utilise la rhétorique et joue sur les sentiments pour persuader les foules et l'emporter sur ses adversaires, sans se préoccuper fondamentalement de la vérité ni de la rigueur démonstrative. Les sophistes, rejetant l'idée d'une vérité universelle, et optant pour le relativisme, tendent ainsi à privilégier le désir de victoire au désir de savoir[8], ce qui peut apparaître comme un mépris de la raison. On peut aussi faire le lien entre la misologie et les notions plus tardives de scepticisme et de nihilisme.

La misologie dans la philosophie moderne

Chez Descartes

Selon Descartes, si les préjugés persistent après une démonstration rationnelle accompagnée de preuves, c'est à cause de la misologie. On peut alors chercher les causes de la misologie : comment un être de raison peut-il ignorer la raison ?

Chez Kant

Kant, dans sa Fondation de la métaphysique des mœurs, met cette haine de la raison en lien avec l'incapacité qu'a cette dernière de mener l'homme au bonheur. Les hommes qui cultivent la raison et la réflexion (les intellectuels) en viennent en effet à envier les hommes conduits par leurs seuls instincts (les gens simples), qui semblent accéder à un bonheur que la raison ne permettra jamais d'atteindre :

« Plus une raison cultivée s'occupe de poursuivre la jouissance de la vie et du bonheur, plus l'homme s'éloigne du vrai contentement. Voilà pourquoi chez beaucoup, et chez ceux-là mêmes qui ont fait de l'usage de la raison la plus grande expérience, il se produit, pourvu qu'ils soient assez sincères pour l'avouer, un certain degré de misologie, c'est-à-dire de haine de la raison. En effet, après avoir fait le compte de tous les avantages qu’ils retirent, je ne dis pas de la découverte de tous les arts qui constituent le luxe ordinaire, mais même des sciences (...), ils trouvent qu’en réalité ils se sont imposé plus de peine qu’ils n’ont recueilli de bonheur ; aussi, à l’égard de cette catégorie plus commune d’hommes qui se laissent conduire de plus près par le simple instinct naturel et qui n’accordent à leur raison que peu d’influence sur leur conduite, éprouvent-ils finalement plus d’envie que de dédain. »

— Kant, Fondation de la métaphysique des mœurs

« Puisque, en effet, la raison n’est pas suffisamment capable de gouverner sûrement la volonté à l’égard de ses objets et de la satisfaction de tous nos besoins (qu’elle-même multiplie pour une part) et qu’à cette fin un instinct naturel inné l’aurait plus sûrement conduite ; puisque néanmoins la raison nous a été départie comme puissance pratique, c’est-à-dire comme puissance qui doit avoir de l’influence sur la volonté, il faut que sa vraie destination soit de produire une volonté bonne, non pas comme moyen en vue de quelque autre fin, mais bonne en soi-même ; c’est par là qu’une raison était absolument nécessaire, du moment que partout ailleurs la nature, dans la répartition de ses propriétés, a procédé suivant des fins. Il se peut ainsi que cette volonté ne soit pas l’unique bien, le bien tout entier ; mais elle est néanmoins nécessairement le bien suprême, condition dont dépend tout autre bien, même toute aspiration au bonheur. »

— Kant, Fondation de la métaphysique des mœurs

Il écrit aussi, dans Logique (1800) :

« Celui qui hait la science mais qui aime d’autant plus la sagesse s’appelle un misologue. La misologie naît ordinairement d'un manque de connaissance scientifique à laquelle se mêle une certaine sorte de vanité. Il arrive cependant parfois que certains tombent dans l’erreur de la misologie, qui ont commencé par pratiquer la science avec beaucoup d’ardeur et de succès mais qui n’ont finalement trouvé dans leur savoir aucun contentement. La philosophie est l’unique science qui sache nous procurer cette satisfaction intime, car elle referme, pour ainsi dire, le cercle scientifique et procure enfin aux sciences ordre et organisation. »

— Kant, Logique

Autres adeptes de la misologie

  • La pensĂ©e de LĂ©on Chestov (1866-1938) s'apparente Ă  la misologie selon Daniel Epstein[9].
  • Introduite en 1941 par le critique littĂ©raire Jean Paulhan, la misologie, en tant que mĂ©fiance ou haine envers le langage, est Ă©galement une notion thĂ©orique s'appliquant Ă  la littĂ©rature et au discours littĂ©raire selon François Demont[10].

Notes et références

Notes

  1. Platon, Phédon, en particulier 89d-91a. Voir aussi la République, 411d.
  2. Phédon, 89e (traduction de M. Dixsaut).
  3. Phédon, 90c.
  4. PhĂ©don, 90b-c : Socrate les appelle « les antilogiques Â», c'est-Ă -dire ceux qui savent opposer un discours ou un argument Ă  un autre, ou encore mettre en Ă©vidence la contradiction prĂ©sente dans un raisonnement ou une situation, tel ZĂ©non d'ÉlĂ©e (cf. Platon, Phèdre, 261d). Ils ne semblent pas pour autant devoir ĂŞtre confondus avec les Ă©ristiques, c'est-Ă -dire ceux qui pratiquent l'art de la dispute.
  5. Phédon, 90c-d.
  6. Protagoras est en effet tenu par Diogène LaĂ«rce pour l'auteur d'un livre des Antilogies (Vies, III, 57) et, selon ClĂ©ment d'Alexandrie, « les Grecs disaient, et Protagoras le premier, qu'Ă  tout argument s'oppose un argument Â» (Stromates, V, 61-63.).
  7. Cette opposition est notamment mise en scène dans l’Apologie de Socrate de Platon, où les arguments émis par Socrate lors de son procès, présentés comme convaincants et suffisants pour récuser les arguments de l'accusation, ne suffisent pas à le sauver.
  8. Voir Platon, Phédon, 91a : Socrate oppose le « philosophos », l'amoureux du savoir, au « philonikos », l'amoureux du triomphe.
  9. Conférence de Daniel Epstein.
  10. Équipe de recherche Fabula, « Fabula, Atelier littéraire : Paradigme misologique », sur https://www.fabula.org (consulté le )

Bibliographie

Liens externes

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