Lutte contre la mafia
La lutte contre la mafia est l'ensemble des dispositifs judiciaires et policiers mis en œuvre pour lutter contre la mafia, le crime organisé et leurs organisations de façade. En italien, ces dispositifs sont souvent désignés sous le nom d'antimafia.
En Italie
En Italie, tous les aspects de la lutte contre la mafia sont regroupés sous le vocable d'antimafia, un nouveau terme de la langue italienne. Elle comprend notamment les organismes suivants :
- la Commission parlementaire antimafia, qui dépend du Parlement italien ;
- la Direction nationale antimafia, qui est un organe du Procureur général près la Cour de Cassation ;
- la Direction des enquêtes antimafia, qui dépend du ministère de l'Intérieur ;
- le Pool antimafia, des équipes de magistrats qui coordonnent leur action ;
- le Parquet antimafia.
Commission parlementaire antimafia
La Commissione parlamentare antimafia (officiellement commission parlementaire d'enquête sur le phénomène de la mafia et sur les autres associations criminelles, y compris étrangères) est une commission bicamérale du parlement italien, composée de 25 députés et de 25 sénateurs, siégeant au palazzo San Macuto à Rome.
Elle a été instituée par la loi du [1], et dispose d'un équivalent à l'assemblée régionale sicilienne
L'émergence de la lutte dans le Mezzogiorno
La lutte contre la mafia est contemporaine à la montée en puissance de celle-ci[2]. Durant les deux premières décennies de l'unité italienne, la lutte contre le phénomène mafieux, apparu dans le royaume de Naples au début du XIXe siècle, se traduit sous la droite historique puis la gauche, par de vastes enquêtes politiques (comme celle du député Leopoldo Franchetti, Condizioni politiche e amministrative della Sicilia, en 1876) et judiciaires, notamment celles de l'inspecteur de police Ermanno Sangiorgi, qui deviendra questeur de Palerme. Pourtant, le nouvel État de droit libéral, construit en opposition à l'absolutisme des Bourbons, défend le respect des libertés individuelles. Sceptiques sur l'existence de sociétés secrètes structurées, et défiants vis-à -vis des excès avérés de la police (telle l'arrestation au prétexte d'activités mafieuses de simples opposants politiques par le préfet de police de Palerme, Giuseppe Albanese, dans les années 1870), les juges ne peuvent se satisfaire de rapports de police parcellaires, de dénonciations venant d'anciens criminels, témoignant le plus souvent le visage caché. Aussi, quand les membres des cosche (familles) mafieuses de la région de Palerme sont jugées dans une série de procès entre 1877 et 1878, ils sont acquittés faute de preuves suffisantes et d'une réponse pénale adaptée. Or, ces acquittements renforcent les familles par le message d'impunité et de puissance[3].
Le processus de démocratisation du pouvoir va fournir à la mafia une autre source de légitimation, politique cette fois. La mafia rurale, s'enrichissant de son alliance avec les grands propriétaires dont elle gérait ou protégeait les terres, s'opposent aux mouvements paysans et au syndicalisme agricole tels les Faisceaux siciliens, comme à l’occupation des terres non cultivées après la Seconde Guerre mondiale[2]. Dans les années 1880, sous l'effet des lois élargissant le corps électoral en 1882, comme plus tard celle instaurant le suffrage universel en 1912, l'influence mafieuse grandit dans les conseils municipaux, avec l'émergence de la petite bourgeoisie qui s'appuie sur un vaste réseau clientéliste pour obtenir des fonctions électorales. Le terme de « haute mafia » apparaît pour qualifier des groupes de pression à la lisière entre le pouvoir politico-économique et le milieu du crime. L'affaire Notarbartolo illustre l'impossibilité d'inquiéter les commanditaires[3].
La loi de 1982 et la naissance de la mobilisation civile
La violence de la deuxième guerre de la mafia, entre clans rivaux mais aussi contre les représentants de l’État, mobilise la société civile palermitaine et italienne contre ou à l'écart de la classe politique[2].
Face à l'insuffisance de l’infraction d’association de malfaiteurs pour combattre la mafia, la loi no 646 est votée le 13 septembre 1982, dix jours après l'assassinat du général Carlo Alberto dalla Chiesa. Appelée loi Rognoni-La Torre, elle institue le délit d’association mafieuse dans le code pénal et définit les mafias à travers l’alinéa 3 de l’article 416 bis. Ciblant initialement Cosa Nostra et la ‘Ndrangheta calabraise, la loi vise par la suite aussi la Camorra napolitaine, ainsi que d’autres « associations, indépendamment de leur dénomination locale, qui, utilisant la force intimidatrice du lien associatif, poursuivent des buts correspondant à ceux des associations mafieuses » dont la Sacra corona unita. Cette nouvelle législation vise à réduire les acquittements faute de preuves. De plus, les biens mafieux peuvent désormais être mis sous séquestre[3]. Par cette loi, le droit italien distingue de l'association de malfaiteurs (définie par l’article 248 du code Zanardelli de 1889 repris dans l’article 416 du code Rocco de 1930) l’association mafieuse qui ne se limite pas à des actes purement délictuels (elle peut avoir des activités économiques parasitaires, voire légales, elle privilégie le consensus social à la violence, etc)[3].
Un mois après l'attentat contre le préfet de Palerme, étudiants et enseignants puis les syndicats se réunissent à Palerme, et sont imités en Campanie. Cette nouvelle vague du mouvement antimafia, allant des catholiques progressistes au PCI, donne naissance à des collectifs et associations pour honorer la mémoire des victimes (Centro Terranova, Fondazione Costa, Centro studi Pio La Torre), aider les veuves (Association des femmes siciliennes pour la lutte contre la mafia), sensibiliser le grand public et les élèves aux problématiques mafieuses, par des marches, des cortèges, des conférences, des monuments commémoratifs (l'un des premiers est érigé en 1983 à l'initiative du collectif Dimenticati a Palermo). 38 associations tentent de s'unir en 1984 autour du Coordinamento Antimafia sous l'impulsion d'Umberto Santino, initiateur en 1977 du Centro di documentazione siciliano Peppino Impastato. En 1995, le prêtre Luigi Ciotti crée le réseau de Libera[2].
Un pool antimafia est créé au tribunal de Palerme. Ses enquêtes et les déclarations de repentis, comme Tommaso Buscetta qui explique au juge Falcone l'organisation interne de Cosa Nostra, lui permettent d'émettre, dans la nuit du 28 au 29 septembre 1984, 366 mandats d’arrêt contre les chefs mafieux et leurs complices au sein de l’élite palermitaine, comme Ignazio Salvo, et l'ancien maire Vito Ciancimino, sans toucher les principaux élus qui seront plus tard éclaboussés[3].
Le maxi-procès de Palerme de 1986-1987
Le maxi-procès de Palerme s’ouvre le 10 février 1986 dans un bunker ultra-sécurisé construit spécifiquement. Sur plus de huit mille pages, l'acte d'accusation détaille l'organisation pyramidale et tentaculaire, coordonnée par la Commission, ou « Coupole », ainsi que les luttes internes. Le 16 décembre 1987, 19 parrains sont condamnés à la détention à perpétuité, dont Riina et Provenzano par contumace, et plus de trois cents autres hommes d'honneur sont condamnés à des peines représentant 2 665 années de prison cumulées[3].
Cette reconnaissance historique de la mafia sicilienne par la justice marque un « point de non-retour » alors que les responsables publics siciliens minimisaient encore l'existence ou la puissance de la mafia sur l'île[3].
Le 31 janvier 1992, la cour de cassation confirme le verdict, malgré la tentative de Toto Riina d'acheter avec 5 milliards de lires l’avocat général Antonio Scopelliti puis son assassinat le 9 août 1991 par la ‘Ndranghetà pour le compte de la Cosa Nostra[3].
L'hommage populaire aux juges Falcone et Borsellino
Dix ans après la mort du préfet Dalla Chiesa, les attentats de 1992 contre les juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino provoquent spontanément une intensification de la mobilisation populaire et amplifie les caractéristiques de rejet de la classe politique et des actions collectives innovantes du mouvement antimafia, fortement féminin[2].
Une dizaine de milliers de Palermitains rendent hommage aux victimes, dont les obsèques sont retransmises en direct à la télévision. Alors que les processions antimafia des années 1980 étaient silencieuses, les violences mafieuses sont désormais dénoncées dans des slogans brandis dans des manifestations, des chaînes humaines ou des grèves de la faim[2].
Ce mouvement est populaire, par création spontanée de lieux de mémoire laïcs, même s'ils ont tous les aspects et les pratiques de lieux religieux. Ce mouvement touche aussi les officiels laïcs, avec des juges de l'état citant l'évangile de Jean dans leurs conclusions. Il est enfin directement religieux, c'est-à -dire catholique, avec le Pape appelant les mafieux à la conversion ; cela est dû à ce que les catholiques italiens ont été déçus par la démocratie chrétienne, et se sont alors tournés vers des mouvements politiques de gauche, plus proche des mouvements antimafia. La violence de l'assassinat du juge Falcone a bouleversé la perception de la violence mafieuse dans la société italienne, les assimilant à des terroristes[4].
Dans ce mouvement, la notion de témoignage, de l'émotion suscitée par la violence mafieuse, est importante. L'exemple le plus typique est l'arbre de la mémoire aux juges Falcone et Borsellino, à Palerme, avec les nombreux petits messages que les gens y accrochent spontanément. De nombreuses personnes ressentent une nécessité de témoigner de leur douleur, en viennent à faire des pèlerinages laïcs, et manifestent ainsi une communauté de lutte contre la mafia.
Riina est arrêté au début de l’année 1993. Cosa Nostra est durablement affaiblie alors que grandit la mafia calabraise en profitant de la mondialisation des échanges.
Renforcement continu de la législation
La loi du 7 août 1992, consécutive à la mort de Falcone, créa l’article 416 ter du code pénal incluant dans la loi l’influence politique comme l'un des objectifs de la mafia, aux côtés de la gestion ou le contrôle d’activités économiques et de l'acquisition de profits injustes définis depuis 1982. La même année sont créées les DDA dans certains tribunaux, directions des enquêtes antimafia semblable au pool palermitain[3].
Depuis l'assassinat du juge Falcone, la lutte contre la mafia, et plus précisément Cosa nostra, prend le chemin d'une intrication entre politique et religieux qui construit des martyrs de la justice, dont le juge Falcone est le premier[4].
La législation italienne est encore renforcée dans les décennies suivantes pour lutter contre la mafia : statut et protection des repentis (1991, 1992 et 2001), écoutes téléphoniques, conditions de détention renforcées pour les chefs mafieux (art. 41 bis, dit carcere duro), délit de « concours externe en association criminelle », etc. SI des juristes relèvent le risque pour les libertés individuelles et la présomption d’innocence de recourir à des lois d'exception au nom de la lutte antimafia, la Cour européenne des droits de l’homme légitime ces dispositions par la spécificité de la criminalité à combattre[3].
Cela a pour effet la multiplication du nombre de collaborateurs de justice : On en compte 35 en 1991, 1 177 en 1997, auxquels le ministère de l'intérieur garantit un salaire, un logement, la couverture des frais de scolarité et de santé... Profitant à plus de 6 000 personnes à cette date, le programme de protection coûte 100 milliards de lires par an[5].
Mouvements de citoyens
Parfois la lutte contre la mafia n'est pas seulement le fait de la justice et de la police, mais aussi des simples citoyens. Le mouvement Addiopizzo rassemble par exemple les commerçants qui refusent de payer l'« impôt » mafieux
Peppino Impastato, est un journaliste, activiste politique, animateur radio AUT et poète. Né en 1948 et mort en 1978, assassiné par le mafieux Gaetano Badalamenti, qui sera condamné bien plus tard malgré les efforts de la police locale pour cacher les preuves. Il est connu pour avoir consacré sa vie à la lutte contre la mafia et a inspiré un film : "I cento Passi" ainsi qu'une chanson de Modena City Ramblers en 2004 et une bande-dessinée, Peppino Impastato : un guillare contro la Mafia de Marco Rizzo et Elio Bonaccorso.
Dans le monde
Dans le contexte de la mondialisation, la lutte antimafia doit aussi se coordonner de manière transnationale, via Interpol notamment, en s'appuyant sur divers organismes tels que le Counterfeiting Intelligence Bureau, le Comité national anti-contrefaçon, le Global Anti-Counterfeiting Group, l'International AntiCounterfeiting Coalition, l'International Intellectual Property Alliance, le National Criminal Intelligence Service et en France Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes et bien d'autres entités de ce type.
Notes et références
- L. 1720/1962 « Copie archivée » (version du 28 mars 2009 sur Internet Archive)
- Charlotte Moge, « La Sicile, laboratoire de la mobilisation citoyenne contre la mafia (1982-1992) », Laboratoire italien. Politique et société, no 22,‎ (ISSN 1627-9204, DOI 10.4000/laboratoireitalien.2753, lire en ligne, consulté le )
- Jacques de Saint-Victor, « Justice et politique en Italie : les procès de mafia (xixe-xxe siècle) », Histoire de la justice, vol. 2017/1, no 27,‎ , p. 115-132 (lire en ligne)
- Deborah Puccio-Den, « Victimes, héros ou martyrs ? », Terrain (revue), no 51,‎ (lire en ligne)
- « Les « repentis » coûtent cher aux Italiens », La Croix,‎ (ISSN 0242-6056, lire en ligne, consulté le )
Voir aussi
Articles connexes
Bibliographie
- Siebert, R., & Namer, L. (1996). Mafia et antimafia. À la recherche de nouvelles catégories interprétatives. L'Homme et la société, 119(1), 21-31.