Les Nuées
Les NuĂ©es (en grec : ΝεφÎλαι / NephĂ©lai) est une comĂ©die grecque classique d'Aristophane, du Ve siècle av. J.-C. Le thème de la pièce s'articule autour du conflit gĂ©nĂ©rationnel qui Ă©clate entre le vieil AthĂ©nien, Strepsiadès, et son fils Phidippidès. La pièce se prĂ©sente comme une critique de la philosophie en parodiant la cĂ©lèbre figure de Socrate, penseur contemporain d'Aristophane, ce qui fait des NuĂ©es l’une des pièces les plus Ă©tudiĂ©es depuis l’AntiquitĂ©.
Les Nuées | |
Socrate dans un panier. | |
Auteur | Aristophane |
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Genre | Comédie |
Personnages principaux | |
Strepsiadès
Phidippidès Un Serviteur de Strepsiadès Disciples de Sokratès Sokratès Chœur de Nuées Le Raisonnement juste Le Raisonnement injuste Pasias, créancier Amynias, créancier Un Témoin Khæréphôn |
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Lieux de l'action | |
Maison de Strepsiadès
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Résumé
Strepsiadès est un vieux paysan qui, ruiné par les goûts luxueux de son épouse et par les courses de chevaux de leur fils Phidippidès, se tourmente à cause de ses dettes. Il lui vient alors l’idée d’envoyer son fils au « Philosophoir » (phrontistèrion), l’école de Sokratès (Socrate), pour y apprendre les deux types de raisonnement : le Supérieur et l’Inférieur. Ce dernier raisonnement, l’Inférieur, permet de gagner les causes injustes, et ainsi le père pourra échapper à ses créanciers.
Phidippidès refuse d’abord d’entrer au « Philosophoir », méprisant Sokratès et sa bande d’excentriques. Strepsiadès décide alors de s’y rendre par lui-même pour acquérir le savoir qu’il désire. Il y trouve Sokratès, suspendu dans une corbeille, et lui implore de divulguer son enseignement. Sokratès lui montre le chœur des Nuées au loin. Il lui explique que la cause des phénomènes naturels réside non pas dans les Dieux, puisqu’ils n’existent pas, mais bien dans les Nuées, ces divinités fumeuses qui font tomber la pluie et résonner le tonnerre (cette explication du « tourbillon aérien »[1] comme cause de la pluie est reprise de deux penseurs présocratiques, Anaxagore et Démocrite[2]). Selon Sokratès, ce sont aussi les Nuées qui fournissent le raisonnement[3] aux sophistes.
Dès que Strepsiadès renie sa croyance envers les Dieux, les Nuées acceptent d’aider le paysan dans sa quête. Ce dernier se rend chez Sokratès pour commencer sa leçon. Entretemps, le chœur et le coryphée s’adressent au public pour vanter la comédie qui s’offre à eux et pour plaider la cause d’Aristophane, le poète, dans le concours dramatique. De son côté, Sokratès se voit consterné par la stupidité de Strepsiadès qui, couché sur une paillasse, n’arrive pas à se concentrer sur les questions de son maître en raison des punaises. Sokratès finit par le renvoyer de son école. Les Nuées conseillent au paysan d’envoyer son fils à sa place.
Par ses menaces, Strepsiadès oblige son fils Phidippidès à intégrer le Philosophoir pour y suivre l’enseignement de Sokratès. Le fils jure de se venger de son père. À l’école, Sokratès lui introduit les deux Raisonnements, le Juste et l’Injuste, qui se disputent à qui revient l’instruction du jeune homme. À l’issue d’un affrontement oratoire (agôn logôn) dans lequel chaque Raisonnement plaide sa cause, le Juste s’avoue vaincu par la rhétorique de l’Injuste. Ce dernier entre dans la maison de Sokratès pour prendre en charge l’éducation de Phidippidès.
Quelques jours plus tard, Strepsiadès revient chercher son fils Phidippidès chez Sokratès. Peu de temps après, les créanciers de Strepsiadès reviennent lui demander leur dû. Le paysan, persuadé que son fils saura le défendre en justice, se moque du premier, Pasias, qui repart furieux, et roue de coups le deuxième, Amynias.
Le chœur annonce le malheur qui ne tarde à s’abattre sur le vieux paysan. Strepsiadès sort de sa maison en appelant au secours, poursuivi par Phidippidès qui lui inflige des coups de bâton. Ce dernier lui prouve, à l’aide du Raisonnement Injuste, qu’il est logique pour un fils de battre son père. Il le démontre à l’aide de la logique selon laquelle 1) si un père bat son enfant pour son propre bien, 2) alors « frapper » et « avoir une bonne intention » s’équivalent, donc 3) il est normal qu’un fils frappe son père pour son bien. Il indique qu’il a également l’intention de battre sa mère avant de quitter.
Désespéré, Strepsiadès se plaint au Dieu d’Hermès de sa situation. Finalement, il décide de mettre le feu au Philosophoir, avec Sokratès et ses disciples à l’intérieur.
Genèse de l'œuvre
La première version de la pièce est composée par Aristophane en 423 av. J.-C. pour les Dionysies urbaines, où la pièce est représentée sous le nom de Philonidès[4] et remporte le troisième prix[5], derrière Cratinos avec sa pièce nommée Bouteille et Ameipsias avec sa pièce nommée Connos[4]. Aristophane réécrit ensuite la pièce au cours des années 418-416, et c'est ce texte révisé qui nous est parvenu[5].
Le portrait de Socrate
La pièce doit une grande part de sa notoriété au portrait particulier et controversé qu'elle offre du philosophe Socrate. Tel que le dépeignent les dialogues de Platon, Socrate, qui avouait ne rien savoir et qui s'entretenait avec les Athéniens dans la rue et au hasard des rencontres, se montrait l'ennemi des sophistes[6], qui professaient eux un savoir et faisaient payer leurs leçons. Au contraire, Aristophane semble avoir fait du philosophe le type même des sophistes dans Les Nuées[7]: pédant et athée, Socrate y tient sa propre école où il enseigne l'art de parler, et particulièrement le moyen de faire valoir n'importe quelle cause (dans les termes de la pièce, faire triompher même le Raisonnement injuste sur le Raisonnement juste). Or, cet enseignement correspond davantage à la formation rhétorique que les sophistes, tels que Protagoras ou Gorgias, dispensaient aux jeunes Athéniens[6], qui se voyaient par là dotés d'un pouvoir de persuasion redoutable dans le contexte de la démocratie athénienne.
Cette confusion apparente de Socrate avec ses ennemis a longtemps suscité des interrogations, et il est difficile d'établir dans quelle mesure elle fut délibérée de la part d'Aristophane[8]. Néanmoins, selon certains traducteurs, deux considérations peuvent éclairer le portrait du philosophe. D’une part, Socrate avait cela de commun avec les sophistes qu'il remettait en question les idées reçues de la morale et de la religion grecques traditionnelles au moyen du raisonnement (bien que son raisonnement ait été d'un autre type), ce qui, dans les deux cas, eut une influence considérable sur la jeunesse athénienne[9] - [10] - [11] - [12]. À travers Socrate, Aristophane vise donc ce qui a pu en général être perçu à Athènes comme un courant novateur de scepticisme, et le danger que ce courant représentait d'après lui pour les valeurs traditionnelles constitue effectivement le conflit principal des Nuées. D'autre part, le choix de Socrate comme le représentant de ce scepticisme sur la scène comique se serait imposé parce que son apparence (son visage, ses manières, son extrême pauvreté) appelait particulièrement les railleries des poètes comiques[8] - [9] - [10].
Les Nuées et le procès de Socrate
Aux dires de Platon et d'auteurs plus contemporains, Les Nuées incitèrent en partie au procès et à l’exécution de Socrate[13] - [14]. En effet, au début de l'Apologie de Socrate de Platon, dans laquelle Platon rapporte la défense de Socrate lors de son procès, Socrate fait explicitement référence à l'œuvre d'Aristophane. Il affirme que ses plus dangereux accusateurs sont ceux qui, depuis longtemps, ont convaincu l'opinion publique « qu'il existe un certain Socrate, docte personnage, songeur quant aux choses d'en haut, fouilleur au contraire de tout ce qu'il y a sous terre, et qui de la cause la plus faible fait la cause la plus forte[15] », ce qui, comme le relève Léon Robin, correspond au portrait qui est fait de Socrate dans Les Nuées[16]. Poursuivant son discours, Socrate affirme qu'il ne peut identifier avec certitude aucun de ces redoutables accusateurs, « à l'exception d'un seul, un faiseur de comédies[17] ». Ce faiseur de comédies est nommé un peu plus loin, en 19c : « C'est en effet ce que vous avez vu par vous-mêmes dans la comédie d'Aristophane[18]. »
Toutefois, comme le remarque Silvia Milanezi, il semble improbable que cette comédie d'Aristophane ait fait l'objet d'une instrumentalisation politique au moment du procès de Socrate en 399 av. J-C., c'est-à -dire plus de vingt ans après sa représentation[19]. Cependant, il faut reconnaître que Les Nuées contiennent en germe les trois chefs d'accusations retenus contre Socrate lors de son procès, soit ceux de corruption de la jeunesse, d'impiété et d'adorer de nouvelles divinités[20]. D'abord, on y voit effectivement le jeune Phidippidès, nouvellement sorti du Pensoir, l'école de Socrate, battre son père en utilisant maints et maints arguments pour justifier qu'il est en droit de le faire[20]. Ensuite, lors de ses entretiens avec Strepsiade, le personnage de Socrate répudie à de nombreuses reprises les dieux traditionnels, affirmant entre autres la chose suivante : « Par quels dieux jureras-tu ? Car, pour commencer, les dieux, c'est une monnaie qui n'a pas cours chez nous[21]. » Non seulement Socrate répudie les divinités grecques courantes, mais il insiste sur l'introduction des siennes : il demande à Strepsiade de ne reconnaître nulles autres divinités que « le Vide que voici, les Nuées et la Langue, rien que ces trois »[22]. En lieu et place des divinités de la cité, le Socrate d'Aristophane adore les nuées célestes, qu'il présente lui-même comme « de grandes déesses pour les paresseux, celles qui précisément nous fournissent le savoir, le raisonnement, l'intelligence, le don d'invention, le bagou, l'artifice oratoire, la pénétration[3] ».
Éditions et traductions modernes
Le philologue allemand Gottfried Hermann publia une édition de la pièce en 1799.
Hilaire Van Dael (1939) dont la traduction est celle retenue par la collection Belles Lettres (Guillaume Bude)
Victor-Henry Debidour publie une traduction française de la pièce dans sa traduction intégrale des œuvres d'Aristophane en 1964-65. Les noms des personnages principaux y sont traduits par des équivalents destinés à rendre sensibles les jeux de mots des noms grecs : Strepsiade est appelé « Tourneboule » et Phidippidès « Galopingre ».
Notes et références
- Aristophane (trad. du grec ancien), Théâtre complet I : Les Acharniens, Les Cavaliers, Les Nuées, Les Guêpes, La Paix, Paris, Flammarion, coll. GF Littérature et civilisation, , 378 p. (ISBN 978-2-08-133663-6), p. 169
- Aristophane 2014, p. 362.
- Aristophane 2014, p. 165.
- Aristophane 2014, p. 378.
- Howatson (dir., 1993), article « Nuées, les ».
- Hilaire Van Daele, « Notice », dans Aristophane, Comédies, tome I : Les Acharniens - Les Cavaliers - Les Nuées, Paris, Les Belles Lettres, coll. des Universités de France, 1948 (1re éd. 1923), p. 147-149
- Jeffrey Henderson, « Introductory Note », dans Aristophane, Works, vol. 2: Clouds, Wasps, Peace, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, coll. « Loeb Classical Library » (n°488), 1998, 606 p. (ISBN 0-674-99537-6), p. 5
- W. J. M. Starkie, « The Aim of the Clouds », dans Aristophane, The Clouds of Aristophanes, Amsterdam, Hakkert, 1966 (1re éd. 1911), 369 p., xxxii
- Aristophane 2014, p. 149.
- Hilaire Van Daele, « Notice », dans Aristophane, Comédies, tome I : Les Acharniens - Les Cavaliers - Les Nuées, Paris, Les Belles Lettres, coll. des Universités de France, 1948 (1re éd. 1923), p. 150-151
- W. J. M. Starkie, « The Aim of the Clouds », dans Aristophane, The Clouds of Aristophanes, Amsterdam, Hakkert, 1966 (1re éd. 1911), 369 p., xxxiii
- Aristophane (trad. Victor-Henry Debidour), Théâtre complet I, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », , 512 p. (ISBN 978-2-07-037789-3), p. 210
- Moses I. Finley (trad. Monique Alexandre, préf. Pierre Vidal-Naquet), Démocratie antique et Démocratie moderne, Paris, Éditions Payot & Rivages, coll. « Petite bibliothèque Payot / Histoire » (no 35), , 179 p. (ISBN 978-2-228-89751-8), chap. 3 (« Socrate et après Socrate »), p. 151.
- Luc Brisson, « Introduction [de l'Apologie de Socrate] », dans Platon, Apologie de Socrate – Criton, Paris, Flammarion, coll. « GF » (no 848), (1re éd. 1997) (ISBN 978-2-0814-1602-4), p. 35.
- Léon Robin (trad. du grec ancien), Apologie de Socrate. Criton. Phédon., France, Éditions Gallimard, coll. Folio essais, , 248 p. (ISBN 2-07-032286-6), p. 18(b)
- Robin 2005, p. 232 note 2.
- Robin 2005, p. 18(d).
- Robin 2005, p. 19(c).
- Silvia Milanezi, « Introduction », dans Aristophane, Nuées, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Classiques en poche » (no 91), (1re éd. 2009) (ISBN 978-2-251-80002-8), p. XXIX.
- Louis-André Dorion, Socrate, Paris, Presses Universitaires de France/Humensis, coll. Que sais-je ?, , 128 p. (ISBN 978-2-13-081267-8), p. 29
- Aristophane 2014, p. 163.
- Aristophane 2014, p. 171.
Annexes
Éditions de la pièce
- Aristophane, Comédies, tome 1, texte Victor Coulon et traduit par Hilaire Van Daele, Paris, Belles Lettres, Collection des Universités de France, 1923. (Texte grec et traduction française.)
- Aristophane, Nuées, texte Victor Coulon et traduit par Hilaire Van Daele, Paris, Belles Lettres, coll. Classiques en poche, 2009. (Texte grec et traduction française.)
- Aristophane, Théâtre complet I : Les Acharniens, Les Cavaliers, Les Nuées, Les Guêpes, La Paix, traduit par Marc-Jean Alfonsi, Paris, coll. GF Littérature et civilisation, Flammarion, 2014. (Traduction française uniquement.)
Études savantes
- M. C. Howatson (dir.), Dictionnaire de l'Antiquité, Paris, Robert Laffont, 1993 (Oxford University Press, 1989).
- Suzanne Saïd, Monique Trédé et Alain Le Boulluec, Histoire de la littérature grecque, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Premier Cycle », (ISBN 2130482333 et 978-2130482338)
- Pierre Brulé, "Les Nuées et le problème de l'incroyance au Ve siècle," in Pierre Brulé (ed.), La norme en matière religieuse en Grèce ancienne. Actes du XIIe colloque international du CIERGA (Rennes, septembre 2007) (Liège, 2009) (Kernos Supplément, 21), 49-67.
- Marie-Pierre Noël, « Aristophane et les intellectuels : le portrait de Socrate et des « sophistes » dans les Nuées », dans Jean Leclant (dir.) et Jacques Jouanna (dir.), Le Théâtre grec antique : la comédie. Actes du 10e colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les et , Paris, Académie des Inscriptions et Belles Lettres, coll. « Cahiers de la Villa Kérylos » (no 10), (lire en ligne), p. 111-128.