Junte de coordination révolutionnaire
La Junte de coordination révolutionnaire (espagnol : Junta de Coordinación Revolucionaria, JCR) était une structure de liaison entre différents mouvements guérilleros du Cône Sud en Amérique latine. Elle a été officiellement fondée en , un mois avant le coup d'État de Pinochet. Rassemblant l'ERP, l'un des mouvements guérilleros, à tendance trotskiste, le MIR chilien, les Tupamaros uruguayens, lourdement désorganisés dès 1972 et dont la direction était maintenue en otage par la dictature militaire, et les restes de l'ELN bolivien, auquel avait participé Che Guevara avant son arrestation et exécution en 1967, « la JCR n'était ni une simple alliance, ni une fusion des divers groupes armés », mais « un appareil international destiné à assurer un soutien mutuel logistique, financier et militaire » [1]. Sa capacité opérationnelle et son influence furent largement surestimés par les dictatures militaires latino-américaines, coopérant au sein de l'opération Condor, dont furent (entre autres) victimes nombre des membres de ces guérillas[2]. Elle fut complètement démantelée entre 1974 et 1976.
Les premiers contacts (1972-septembre 1973)
Des contacts avaient Ă©pisodiquement eu lieu entre certains membres de l'ERP, du MIR, du MLN-T (Tupamaros) et de l'ELN avant sa crĂ©ation officielle en . Mario Roberto Santucho (en) (1936-1976), Luis Mattini (vivant en 2002), Domingo Menna (es) (1947-1976) et Enrique Gorriarán Merlo (en) (1941-2006) reprĂ©sentaient l'ERP au cours des diffĂ©rentes rĂ©unions[2]; le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du MIR, Miguel EnrĂquez (1944-1974) animait celles-ci au Chili, avant le coup d'État du 11 septembre 1973[2], et envoya en Argentine son frère Edgardo EnrĂquez (assassinĂ© après le coup d'État de Pinochet; fils du ministre de l'Education d'Allende Edgardo EnrĂquez (en)), AndrĂ©s Pascal Allende (vivant), Nelson GutiĂ©rrez Yáñez (1944-2008), et Alberto Villabela, chargĂ© des opĂ©rations militaires du MIR[2]; enfin, les Tupamaros, dont la direction Ă©tait faite otage par les militaires uruguayens, Ă©taient reprĂ©sentĂ©s par Luis EfraĂn MartĂnez Platero et William Whitelaw (1946-1976) [2].
Ainsi, une rĂ©union fut organisĂ©e en [2], au Chili, Ă l'instigation de Miguel EnrĂquez [2], entre des reprĂ©sentants du MIR, de l'ERP et des Tupamaros, qui Ă cette date avait dĂ©jĂ plus de 1 300 de leurs membres derrière les barreaux[3].
Avant le coup d'État chilien, ces groupes envoyaient leurs cadres suivre une formation militaire et idéologique à Cajón del Maipo (en), la plupart des instructeurs étant des vétérans Tupamaros[2].
Le projet de la JCR et ses relations tendues avec Cuba
Selon l'historien John Dinges (en):
« Dans le projet mis au point par EnrĂquez et Santucho (en), la JCR devait ĂŞtre Ă l'AmĂ©rique latine ce que les IIIe et IVe Internationales avaient Ă©tĂ© au mouvement socialiste international issu de la RĂ©volution russe (...) la JCR serait la Ve Internationale, pilier de la rĂ©volution continentale d'AmĂ©rique latine[1]. »
Plus proche de Trotski que de Staline, la JCR refusait le principe du Kominform qui prétendait consolider la révolution « dans un seul pays », principe duquel découlait la soumission des différents groupes communistes aux directives de Moscou [1]. La JCR n'était toutefois pas membre de la Quatrième Internationale, que l'ERP avait quitté en 1973, considérant celle-ci comme trop centralisée[4]. De plus, alors que les groupes de la JCR considéraient que le coup d'État de Pinochet démontrait l'échec de la stratégie légaliste vers le socialisme et donc, a contrario, la validité de la lutte armée, la Quatrième Internationale - SU tira des conséquences radicalement opposées, abandonnant fin 1973 sa ligne de soutien aux guérillas[5].
La JCR était proche, en revanche, du guévarisme, surtout le E.L.N. bolivien. Che Guevara lui-même avait déclaré en 1966, à La Havane, que les guérillas latino-américaines devrait s'unir « pour former quelque chose comme des juntas de coordinación afin d'enrayer l'action répressive de l'impérialisme yankee et de promouvoir leur propre cause » [1].
NĂ©anmoins, MartĂnez Platero, reprĂ©sentant de la JCR Ă l'international, fut froidement accueilli Ă Cuba[6]. Rencontrant d'abord Manuel Piñeiro (en), alias Barberousse, le chef de la section amĂ©ricaine du Parti communiste cubain, MartĂnez Platero rĂ©ussit Ă rencontrer Fidel Castro en [6]. Mais celui-ci refusa d'appuyer la JCR, critiquant notamment l'ERP, Ă tendance trotskiste, et lui conseillant de s'Ă©loigner des « trotskistes » [6] et de s'abstenir d'une offensive armĂ©e en Uruguay qui aurait Ă©tĂ©, selon lui, vouĂ©e Ă l'Ă©chec, et aurait conduit Ă l'exĂ©cution des dirigeants Tupamaros maintenus otages de la dictature[6]. Selon John Dinges, « il s'engagea Ă former et Ă soutenir les militants des Tupamaros, mais refusa catĂ©goriquement de faire de Cuba le centre des opĂ©rations et de formation de la JCR » [6].
Luis Mattini, de l'ERP, rencontra également Castro le , discutant du foco installé à Tucumán, mais celui-ci refusa de les soutenir et de les former[6]: le gouvernement de Juan Perón était en bons termes avec Cuba, entretenant des relations commerciales importantes et ayant même « ouvert une ligne de crédit à long terme de plus d'un milliard de dollars » [6].
Enfin, Castro, qui considérait avec méfiance les tendances trotskistes de la JCR et pensait que celle-ci menaçait la cohérence des partis communistes alignés sur Moscou, pensait que, si celle-ci avait un rôle à jouer, elle devrait rester secrète[6].
La réunion de novembre 1973 (Buenos Aires)
Une autre réunion eut lieu en , à Buenos Aires, deux mois après le coup d'État de Pinochet, qui avait conduit nombre de guérilleros chiliens ou réfugiés au Chili à fuir en Argentine[2]. Celle-ci réunit l'ERP, le MIR, le MLN-T et l'ELN, qui, après avoir été pratiquement anéantie après l'exécution du Che en , avait rejoint la JCR en formation en [2]. L'ELN était représentée par Osvaldo « Chato » Peredo, qui avait combattu avec le Che, et le commandant Rubén Sánchez, ex-officier de l'armée bolivienne qui était devenu l'adjoint du général Juan José Torres (1920-1976), ex-président de la Bolivie exilé en Argentine après le coup d'État militaire de 1971 organisé par une junte dirigée par Hugo Banzer[2] ainsi que par une représentante permanente à Paris (de 1973 à 1976). Ce n'est qu'à partir de cette réunion que la JCR devint véritablement opérationnelle[2].
Les participants décidèrent alors de donner la priorité au soutien au MIR[2]. L'ERP tentait parallèlement de lancer un foco (foyer révolutionnaire rural) dans la province de Tucumán, qui fut anéanti en 1975 par l'opération de contre-insurrection Indépendance (es). Le MIR devait quant à lui essayer d'organiser une contre-offensive au sud du Chili, près de Temuco (Araucanie) et dans la province de Neuquén, tandis que l'ELN devait ouvrir un front contre la dictature de Banzer dans la province de Tarija[2]. Ces actions échouèrent toutes rapidement[2].
Quant aux Tupamaros, décimés depuis le coup d'État de juin 1973, ils devaient lancer une contre-offensive en Uruguay le [2], laquelle fut annulée.
Fin 1973, une antenne de la Junte est constituée à Paris, avec des représentants itinérants ou permanents des quatre organisations, ceci afin de coordonner les actions de solidarité et soutien en Europe.
Le manifeste de 1974 et le démantèlement de la JCR
La Junte de coordination révolutionnaire annonça publiquement son existence le , via un manifeste intitulé « Aux peuples d'Amérique latine », publié dans sa revue Che Guevara. Junta de Coordinación Revolucionaria [7]. Cette annonce, qui appelait les « travailleurs exploités d'Amérique latine, la classe ouvrière, les paysans pauvres, les pauvres des villes, les étudiants et les intellectuels, les révolutionnaires chrétiens (...) à rejoindre la lutte anti-impérialiste et révolutionnaire socialiste[2] », eut lieu trois mois après la mort du général Perón en Argentine, remplacé par sa femme, Isabel Perón. Celle-ci était largement sous influence de l'extrême-droite péroniste, en particulier de son ministre et secrétaire personnel José López Rega, fondateur de l'escadron de la mort dénommé Alliance anticommuniste argentine (Triple A). La JCR publia trois numéros de cette revue, de plusieurs dizaines de page, en espagnol, en anglais et dans d'autres langues[6].
En 1975, la JCR transféra une usine clandestine d'armes, créée au Chili par le MIR, dans la province de Buenos Aires. Celle-ci, qui fabriquait notamment des pistolets-mitrailleurs Carl Gustav[6], fut rapidement découverte par l'armée.
Démantèlement de la JCR
Sous l'effet de l'opĂ©ration Condor et de la « sale guerre », la JCR fut complètement dĂ©mantelĂ©e entre 1974 et 1976, la majoritĂ© de ses membres ayant Ă©tĂ© assassinĂ©s. Dès , le MIR fut sĂ©rieusement atteint par l'assassinat de son chef, Miguel EnrĂquez. Les Tupamaros, scindĂ©s en deux organisations rivales, William Whitelaw abandonnant la lutte armĂ©e pour constituer un front commun dĂ©mocratique contre la dictature, Ă©taient Ă peu près inopĂ©rants dès 1974. Seule l'ERP rĂ©sista un peu, jusqu'au coup d'État de mars 1976, sa dernière action sĂ©rieuse (l'assaut de Monte Chingolo) remontant Ă .
Un an plus tard, un coup très dur fut porté à la fois au MIR et à la JCR, avec l'arrestation au Paraguay, le , de deux Chiliens du MIR, membres de la JCR, Amilcar Santucho (frère de Mario Roberto Santucho) et Jorge Fuentes. Torturés, leur interrogatoire aurait fourni beaucoup d'informations aux services secrets sur la coopération des différents groupes armés, tandis que leur agenda comportait les coordonnées de nombreux militants.
L'agent du FBI Robert Scherrer fut informé à chaque instant de leur interrogatoire[8]. Il envoya ces informations au FBI, lequel interrogea des membres présumés de la JCR aux États-Unis, dont la femme de Fuentes[8]. Par ailleurs, il informa par courrier du le général chilien Ernesto Baeza de l'arrestation des Chiliens (la lettre fut transmise à la Commission Rettig qui la classèrent dans une section « confidentielle ») [8], à la suite de quoi des interrogateurs argentins et chiliens se rendirent à Asuncion [8]. Cette arrestation fournit le cadre de l'opération Condor, officialisée en à Santiago.
Assassinats de 1976
Edgardo EnrĂquez Espinosa (MIR) fut ainsi enlevĂ© le Ă Buenos Aires, en sortant d'une rĂ©union de la JCR, passant, selon l'acte d'accusation du juge Baltasar Garzon, en 1998, contre Augusto Pinochet par divers « camps de concentration argentins » avant d'ĂŞtre transfĂ©rĂ© Ă Villa Grimaldi, centre de torture de la DINA chilienne oĂą il fut fait disparu [9]. Mario Roberto Santucho (en) et Domingo Menna (es), de l'ERP, furent Ă©galement assassinĂ©s en 1976, tandis que William Whitelaw Blanco, qui avait Ă©tĂ© exclu des Tupamaros en , prĂ©fĂ©rant s'orienter vers l'action politique plutĂ´t que la lutte armĂ©e, fut retrouvĂ© en mai 1976 dans le coffre d'une voiture, avec sa compagne et les parlementaires uruguayens HĂ©ctor GutiĂ©rrez Ruiz et Zelmar Michelini, victimes de l'opĂ©ration Condor.
Notes et références
- Dinges, John (2004), Les années Condor. Comment Pinochet et ses alliés ont propagé le terrorisme sur trois continents, Paris, La Découverte, 2005, rééd. 2008, p. 63
- Dinges, John (2004), Les années Condor. Comment Pinochet et ses alliés ont propagé le terrorisme sur trois continents, Paris, La Découverte, 2005, rééd. 2008, p. 62-65
- Alain Labrousse (2009), Les Tupamaros. Des armes aux urnes, Paris, Ă©d. du Rocher, p. 171
- Dinges, John (2004), Les années Condor. Comment Pinochet et ses alliés ont propagé le terrorisme sur trois continents, Paris, La Découverte, 2005, rééd. 2008, note 16 p. 64
- Christophe Nick, Les Trotskistes, Fayard, 2002, p. 131
- Dinges, John (2004), Les années Condor. Comment Pinochet et ses alliés ont propagé le terrorisme sur trois continents, Paris, La Découverte, 2005, rééd. 2008, p. 66-70
- Dinges, John (2004), Les années Condor. Comment Pinochet et ses alliés ont propagé le terrorisme sur trois continents, Paris, La Découverte, 2005, rééd. 2008, note 17 p. 65
- John Dinges (2004), Les Années Condor, comment Pinochet et ses alliés ont propagé le terrorisme sur trois continents, La Découverte, 2005, 2008 p. 103-105
- Texte d'accusation du juge espagnol Baltasar Garzon contre Augusto Pinochet, 18 octobre 1998, sur www.haguejusticeportal.net
Bibliographie
- Dinges, John (2004), Les années Condor. Comment Pinochet et ses alliés ont propagé le terrorisme sur trois continents, Paris, La Découverte, 2005, rééd. 2008, 299 p.
- Seoane, MarĂa (2001), Todo o nada. La historia pĂşblica y secreta de Mario Roberto Santucho. Editorial Sudamericana, 2001. (ISBN 950-07-2377-8)
- De Santis, Daniel (2004), A vencer o morir. Historia del PRT-ERP. Nuestra América, 2004. (ISBN 987-1158-02-5)
- De Santis, Daniel (2005) Entre tupas y perros.. Ediciones RyR. 2005. (ISBN 987-22222-7-4)
Liens externes
- Liste de communiqués de la JCR sur le site CEDEMA