Falsification de connaissance
La falsification des connaissances est la représentation mensongère délibérée de ce que l'on sait sous les pressions sociales perçues par l'individu. Le terme a été utilisé pour la première fois par Timur Kuran dans son livre de 1995 publié sous le titre Private Truths, Public Lies: The Social Consequences of Preference Falsification[1].
Motifs
Selon théorie de base de Kuran sur la falsification des préférences, la falsification des connaissances est généralement entreprise par l'individu pour signaler une préférence exprimé publiquement qui diffère de sa préférence privée, ou autrement dit, pour soutenir la falsification des préférences[2]. Une fausse représentation réussie par l'individu de ses préférences privées nécessite de cacher les connaissances sur lesquelles elles se sont basées. Ainsi, les gens s'engagent dans la falsification des préférences, ou la renforcent, en déformant leurs informations, leurs interprétations et leur compréhension.
Une telle représentation mensongère est une réponse aux pressions sociales, économiques et politiques perçues par l'individu. Ces pressions perçues pourraient être en partie, sinon entièrement, imaginaires[3]. Les pressions peuvent être enracinées dans les contrôles de la parole imposés par un État et appliqués par le moyen de sanctions également imposées par la force l'État. Mais, comme dans le cas de la falsification des préférences, la falsification de connaissance ne doit pas nécessairement être une réponse uniquement, ni même principalement, aux pressions de l'État ou d'une autre entité politique organisée. Ces pressions sont inclusives des individus qui cherchent à montrer publiquement leur conformité à un programme qui semble être politiquement populaire[4]. Dans quelques contextes, la falsification de connaissance peut finir brusquement par un changement auto-renforcé de l'opinion publique[5].
Effets sociaux
Parmi les effets de la falsification de connaissance on souligne la distorsion, la corruption, et l'appauvrissement du savoir dans le domaine public. La société se voit refusée l'exposition à ce que l'on croit être vrai, et elle est exposée, à la place, à des informations que ses porteurs considèrent simplement comme fausses[6] Un autre effet est l'ignorance généralisée des échecs des politiques et des avantages potentiels des réformes diverses. La falsification des connaissances peut également entraîner une étroitesse et même une fière ossification intellectuelle, nuisant à l'innovation. Une autre conséquence possible est la persistance de politiques, de coutumes, de normes, de modes et d'institutions considérées très impopulaires[7].
La falsification de connaissance désinforme les autres sur la réalité sociale, observe Learry Gagné[8], et conduit également à une auto-tromperie collective généralisée. Parce que les gens fréquemment sous-estiment, de façon systèmatique, les motivations des autres à garder leur connaissance privée hors de la sphère public, ils trouvent facile accepter des croyances qui semblent amplement répandues par les autres. En renforçant mutuellement leurs incitations à falsifier les connaissances, les membres d'une communauté s'empêchent aussi mutuellement de prendre conscience des mécanismes par lesquels ils se trompent[8].
Se concentrant sur les conséquences nocives de la falsification de connaissance, Cass Sunstein argument que les sociétés se bénéficient d'institutions constituées pour l'atténuer. Sunstein observe : " La falsification de connaissance, engendrée par la tendance naturelle de l'homme à s'en remettre à la foule, peut créer de sérieux problèmes pour la foule elle-même. Si les membres de la foule ne révèlent pas ce qu'ils savent, les erreurs et même les catastrophes sont inévitables."[9] Basé sur cette observation, il argument que les dirigeants, les parlements, les entreprises, les institutions d'enseignement, et les comités devraient promouvoir de façon délibérée et consciente leur propre exposition aux discours dissidents et inconformistes. Les tribunaux fonctionnent mieux, montre-t-il, lorsque leurs organes décisionnels comprennent des personnes qui apportent aux évaluations diverses informations et interprétations des faits[10].
Graham McDonough, en prenant pour base les idées de Sunstein[11], soutient que la falsification des connaissances peut saper un objectif central de l'éducation morale des citoyens : porter les jugements personnels nécessaires pour entretenir des relations personnelles. Elle peut le faire en causant de difficultés à la communication des différences raisonnables et, ce faisant, en réduisant la diversité épistémologique visible. La diffusion et discussion civilisée des différences de compréhension facilite la construction de directives morales politiquement, éthiquement et épistémiquement satisfaisantes.
Sur chaque question, la prévalence de la falsification de connaissance peut varier en fonction des groupes démographiques et sociales qui diffèrent par les pressions sociales, culturelles et politiques subies. Aussi, les membres d'un certain groupe démographique peuvent faire distinction dans les connaissances qu'ils transmettent aux autres, selon le public présent au moment de l'interaction. Dans cette veine, Kuran et Edward McCaffery soulignent et montrent que les perceptions véhiculées publiquement de la discrimination diffèrent systématiquement selon le mode d'enquête. Sur les questions controversées de discrimination, par exemple, les Américains semblent plus disposés à révéler des connaissances pertinentes en ligne qu'hors ligne[12].
Institutions pour minimiser la falsification de connaissance
Les observations de Kuran et Sunstein font écho aux vues de Friedrich Hayek sur les avantages du gouvernement démocratique. « La démocratie est avant tout un processus de formation de l'opinion », écrivait Hayek, et « c'est dans ses aspects dynamiques, plutôt que statiques, que la valeur de la démocratie se révèle[13].» En prenant pour base l'affirmation de Hayek, Michael Wohlgemuth argumente que les constitutions démocratiques limitent l'ampleur et intensité de la falsification de préférence et de la falsification de connaissance (il utilise le terme « falsification d'opinion » comme un concept agrégé qui inclut au même temps la connaissance et la falsification des préférences). Les constitutions démocratiques facilitent, d'un côté, le processus de filtrage des discours publics des connaissances publiques artificielles et des préférences publiques et, d'autre côté, la découverte de connaissances et de préférences que les individus gardent privées[14].
Une tradition intellectuelle remontant au moins à John Stuart Mill soutient qu'une délibération sociale significative exige la liberté d'exprimer des pensées et de poursuivre la connaissance soit là où elle mène. En continuant cette tradition, Russell Blackford affirme que les sociétés ont besoin de défenses institutionnelles non seulement contre les entreprises gouvernementales pour contrôler, supprimer, et restreindre les connaissances, mais aussi contre les pressions conformistes qui induisent la falsification de connaissance[15]. Cette dernière catégorie d'institutions comprend des normes qui rendent mieux, ou au moins plus tolérable, la position sociale des hérétiques, des excentriques, des artistes, et des comédiens pour l'enrichissement qu'ils apportent au savoir collectif. La célébration de la diffusion du savoir controversé devrait être limitée, soutient Blackford, seulement dans les cas du discours de haine déshumanisant. Comme cette exception concerne l'interaction de multiples principes largement acceptés, elle doit donc être traitée de façon casuiste, mais toujours en veillant à maintenir les incitations à faire connaître le connaissance util et vrai[16].
Notes et références
- (en) Timur Kuran, Private Truths, Public Lies: The Social Consequences of Preference Falsification, Harvard University Press, , 19, 157–243 (ISBN 978-0-674-70758-0, lire en ligne)
- (en) Timur Kuran, Private Truths, Public Lies, , 19, 177–178 (ISBN 9780674707580, lire en ligne)
- (en) Timur Kuran, Private Truths, Public Lies, , 76–83 p. (ISBN 9780674707580, lire en ligne)
- (en) Timur Kuran, Private Truths, Public Lies, , 119–123 p. (ISBN 9780674707580, lire en ligne)
- (en) Timur Kuran, Private Truths, Public Lies, , 247–288 p. (ISBN 9780674707580, lire en ligne)
- (en) Timur Kuran, Private Truths, Public Lies, , 176–195 p. (ISBN 9780674707580, lire en ligne)
- (en) Timur Kuran, Private Truths, Public Lies, , 196–243 p. (ISBN 9780674707580, lire en ligne)
- (en) Gagné, « Non-rational compliance with social norms: sincere and hypocritical », Social Science Information, vol. 46, no 3,‎ , p. 457 (ISSN 0539-0184, DOI 10.1177/0539018407079726, S2CID 144128186, lire en ligne)
- (en) Cass R. Sunstein, Why Societies Need Dissent, Harvard University Press, , 20 p. (ISBN 978-0-674-01768-9, lire en ligne)
- (en) Cass R. Sunstein, Why Societies Need Dissent, (ISBN 9780674017689, lire en ligne)
- McDonough, « Why dissent is a vital concept in moral education », Journal of Moral Education, vol. 39, no 4,‎ , p. 431 (ISSN 0305-7240, DOI 10.1080/03057240.2010.521373, S2CID 144036733, lire en ligne)
- (en) Kuran et McCaffery, « Expanding Discrimination Research: Beyond Ethnicity and to the Web* », Social Science Quarterly, vol. 85, no 3,‎ , p. 713–730 (ISSN 0038-4941, DOI 10.1111/j.0038-4941.2004.00241.x, lire en ligne)
- (en) F. A. Hayek, The Constitution of Liberty: The Definitive Edition, Routledge, , 174, 57–198 (ISBN 978-0-429-63797-1, lire en ligne)
- (en) Wohlgemuth, « Democracy and Opinion Falsification: Towards a New Austrian Political Economy », Constitutional Political Economy, vol. 13, no 3,‎ , p. 223–246 (ISSN 1572-9966, DOI 10.1023/A:1016156332351, S2CID 146608600, lire en ligne)
- (en) Russell Blackford, The Tyranny of Opinion: Conformity and the Future of Liberalism, Bloomsbury Publishing, , 92 p. (ISBN 978-1-350-05602-2, lire en ligne)
- (en) Russell Blackford, The Tyranny of Opinion, , 7, 9–11, 195–226 (ISBN 9781350056022, lire en ligne)