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Dualisme cartésien

Le dualisme cartĂ©sien est la conception philosophique de Descartes concernant le rapport entre le corps et l'esprit. Descartes reconnaĂ®t l'existence de deux types de substance : l'esprit ou l'âme (res cogitans) et le corps (res extensa). Il considère Ă©galement que chacune de ces deux substances interagit avec l'autre. Cette conception s'est rĂ©vĂ©lĂ©e dĂ©cisive dans la mesure oĂą elle a placĂ© au centre de la rĂ©flexion philosophique la question des relations entre les Ă©tats mentaux et les Ă©tats physiques. Bien qu'elle ait souvent servi de repoussoir aux philosophes qui ont relayĂ© Descartes sur cette question, elle a aussi donnĂ© de manière durable sa configuration gĂ©nĂ©rale au problème, notamment en philosophie de l'esprit.

D'après Descartes, il existerait un esprit à part entière en relation étroite avec le corps, dont le point de contact avec ce dernier se situerait au niveau de la glande pinéale située dans les profondeurs du cerveau.

Thèses principales

Hétérogénéité et interaction

Le dualisme cartĂ©sien est un dualisme de la substance ainsi qu'un dualisme interactionniste. Descartes accepte la thèse du sens commun selon laquelle les Ă©tats ou Ă©vĂ©nements mentaux diffèrent des Ă©tats ou Ă©vĂ©nements physiques et peuvent interagir entre eux. Il conforte deux intuitions communes sur l'esprit et le corps :

  • l'intuition d’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© : l'esprit est une chose d'une nature diffĂ©rente de celle du corps ;
  • l'intuition d'interaction : le corps et le monde physique agissent sur l'esprit et l'esprit agit sur le corps.

Dans le vocabulaire de la philosophie classique, on parle de « communication des substances Â» pour dĂ©signer l'interaction entre le corps et l'esprit. Dans le contexte de la philosophie de l'esprit contemporaine, on dit que le dualisme cartĂ©sien est interactionniste, par contraste avec le parallĂ©lisme, l'occasionnalisme et (dans une moindre mesure) avec l'Ă©piphĂ©nomĂ©nisme, selon lesquels l'esprit et le corps n'ont pas d'interaction causale. Les arguments de Descartes pour justifier cette position ont Ă©tĂ© prĂ©curseurs de ceux qui ont Ă©tĂ© avancĂ©s au XXe siècle dans la philosophie de l'esprit en faveur du dualisme et contre le matĂ©rialisme, notamment les arguments dits « modaux Â» qui font appel Ă  la possibilitĂ© de concevoir les aspects subjectifs de la conscience sĂ©parĂ©ment du corps[1].

D'après Pascal Engel[2], on peut expliquer le point de dĂ©part de cette forme de dualisme en se rĂ©fĂ©rant aux trois propositions suivantes :

  • les Ă©tats mentaux sont distincts des Ă©tats physiques ;
  • les Ă©tats mentaux peuvent ĂŞtre la cause de mouvements physiques ;
  • les mouvements physiques ne peuvent ĂŞtre causĂ©s que par des Ă©tats physiques.

Le dualisme de Descartes consiste à affirmer la pertinence des deux premières propositions et à rejeter la troisième.

Conception séparée des substances

Pour Ă©tablir une distinction de nature entre les Ă©tats mentaux relevant de l'activitĂ© de l'esprit et les Ă©tats physiques se rĂ©alisant dans le corps, Descartes se livre Ă  un raisonnement de type « modal Â» dans ses MĂ©ditations mĂ©taphysiques (1641). Alors que, Ă  la suite du doute radical, il n'est encore certain de rien d'autre que de l'existence de lui-mĂŞme, il affirme qu'il lui est possible de concevoir que son corps n'existe pas. En revanche, il ne peut pas, de manière cohĂ©rente, considĂ©rer que sa pensĂ©e n'existe pas. Par consĂ©quent, et comme il l'affirme dans la sixième MĂ©ditation, puisqu'« […] il suffit que je puisse concevoir clairement et distinctement une chose sans une autre, pour ĂŞtre certain que l'une est distincte ou diffĂ©rente de l'autre […] »[3], il est possible de considĂ©rer que l'esprit et le corps sont distincts et qu'il existe donc au moins deux substances, celle qui compose l'esprit et celle qui compose le corps. Pour Descartes, une substance est ce qui peut exister en soi et par soi, et n'a besoin d'aucune autre chose pour exister. L'esprit est une substance immatĂ©rielle et indivisible, tandis que le corps est une substance matĂ©rielle et divisible Ă  l'infini. Tous deux sont donc concevables sĂ©parĂ©ment.

Problème spécifique de l'interaction

Le problème qui se pose dès lors est celui de l'interaction entre l'esprit et le corps. Descartes affirme non seulement qu'il existe un dualisme des substances, mais aussi que l'esprit peut agir sur le corps. Plus prĂ©cisĂ©ment, il soutient que les Ă©tats mentaux ont une efficacitĂ© causale sur les Ă©tats physiques. C'est la thèse interactionniste : des Ă©tats mentaux causent des Ă©tats physique et vice-versa. Or, cette interaction pose problème : comment, en effet, des entitĂ©s mentales, conçues comme immatĂ©rielles, non Ă©tendues dans l'espace, peuvent-elles avoir la moindre possibilitĂ© d'action sur des entitĂ©s physiques ? C'est ce problème qui va perdurer et continuer Ă  se poser dans le cadre de la philosophie de l'esprit.

La rĂ©ponse apportĂ©e par Descartes lui-mĂŞme a paru peu satisfaisante : l'esprit et le corps constituent ensemble une substance Ă  part entière et la glande pinĂ©ale est le lieu oĂą rĂ©side, dans le cerveau, le point de contact entre les Ă©tats mentaux et les Ă©tats physiques.

Reformulations du dualisme cartésien

Parmi les défenseurs contemporains d'un certain dualisme cartésien, reformulé par leurs soins, il faut compter l'épistémologue évolutionniste viennois Karl Popper, et le philosophe théiste Richard Swinburne.

Karl Popper écrit dans son autobiographie en 1974 : « Je pense que j'ai toujours été un dualiste cartésien, bien que j'aie toujours regretté que l'on parle de "substances" ; et sinon dualiste, certainement davantage porté au pluralisme qu'au monisme »[4]. Popper soutient que les « états mentaux » sont le produit de l'évolution de la vie, et devraient être rapportés à la biologie plutôt qu'à la physique, ce en quoi il s'oppose au physicalisme. Il pense que les états de conscience sont à la fois « étroitement liés aux états du corps », et impossibles à nier dans leur spécificité.

Critiques et théories alternatives

Critique de l'argument modal

Parmi les critiques que l'on a adressĂ©es Ă  Descartes, il y a tout d'abord celle qui consiste Ă  lui reprocher d'avoir tirĂ© de prĂ©misses Ă©pistĂ©mologiques (nous pouvons concevoir de manière claire et distincte notre esprit indĂ©pendamment de notre corps) une conclusion ontologique, Ă  savoir la dualitĂ© de la « chose pensante Â» (l'âme) et de la « chose Ă©tendue Â» (le corps). C'est ce qu'on appellera plus tard l'« argument modal Â», en rĂ©fĂ©rence Ă  la logique modale qui intègre la notion de possibilitĂ© dans sa formulation. On qualifiera dès lors cette conception de « dualisme ontologique Â» de l'esprit et du corps et de « dualisme des substances Â» corps-esprit[5], par contraste avec un dualisme simplement Ă©pistĂ©mologique concernant la façon diffĂ©rente d'apprĂ©hender le corps et l'esprit.

Théorie de l'identité psychophysique

À la suite du développement des neurosciences et des sciences du comportement, les positions qui se sont développées quant au problème corps-esprit au XXe siècle sont devenues très majoritairement opposées au dualisme cartésien, dans le cadre de ce qu'il est convenu d'appeler le matérialisme. L'ensemble des positions matérialistes concernant ce problème souscrivent au postulat de l'identité psychophysique.

Dans un premier temps, le mouvement qui a connu son heure de gloire dans les annĂ©es 1940 et 1950, le bĂ©haviorisme logique, a Ă©tabli une identitĂ© entre des types d'Ă©tats mentaux et des types ou dispositions au comportement (Hempel, Ryle). Ryle, en particulier, s'est Ă©rigĂ© contre le dualisme cartĂ©sien en dĂ©nonçant le mythe du « fantĂ´me dans la machine Â»[6], mythe qui serait sous-jacent au dualisme des substances. Mais les limites des analyses bĂ©havioristes de Ryle et des autres ont conduit au dĂ©veloppement de thĂ©ories qui ont choisi d'autres voies que l'analyse sĂ©mantique. Le postulat de l'identitĂ© psychophysique a Ă©tĂ© repris par des philosophes dont la rĂ©fĂ©rence principale Ă©tait constituĂ©e par les sciences du cerveau. En effet, les dĂ©buts des neurosciences et de l'imagerie cĂ©rĂ©brale ont montrĂ© qu'il Ă©tait possible d'identifier certains Ă©tats mentaux Ă  des processus neuronaux. U. T. Place, J. J. C. Smart puis D. M. Armstrong ont alors postulĂ© dans les annĂ©es 1950 et 1960 un rapport d'identitĂ© entre l'esprit et le cerveau, plus prĂ©cisĂ©ment, entre les Ă©tats mentaux et les Ă©tats physiques du cerveau, Ă  l'exact opposĂ© du rapport de dualitĂ© affirmĂ© par Descartes entre les substances du corps et de l'esprit.

Dennett et la critique du « matĂ©rialisme cartĂ©sien Â»

Selon le philosophe Daniel Dennett[7], la conception cartĂ©sienne d'un sujet dĂ©sincarnĂ© continue encore d'influencer notre reprĂ©sentation de la conscience et de nous-mĂŞmes, bien que le dualisme des substances en tant que doctrine mĂ©taphysique ait Ă©tĂ© largement abandonnĂ©. Le principal descendant actuel de cette conception cartĂ©sienne de la vie mentale est ce qu'il appelle le modèle du « théâtre cartĂ©sien » de l'esprit. Cette conception de la vie mentale tendrait Ă  caractĂ©riser l'expĂ©rience consciente comme un point de vue unifiĂ© fonctionnant Ă  la manière d'une sorte de spectateur dĂ©sincarnĂ©. D'après Dennett, il n'existe pas dans le cerveau de scène ou de point ultime pouvant ĂŞtre identifiĂ© comme Ă©tant le lieu de la conscience, Ă  l'image de la glande pinĂ©ale de Descartes d'oĂą partaient et oĂą arrivaient les « esprits animaux Â» (processus cĂ©rĂ©braux en interaction avec l'esprit). Dennett appelle « matĂ©rialisme cartĂ©sien Â» la croyance en l'existence d'un tel lieu dans le cerveau. Cette forme de dualisme serait encore prĂ©gnante dans les conceptions contemporaines de l'esprit tel que le computationnalisme et les thĂ©ories non-rĂ©ductionnistes de l'esprit telles que celles de John Searle, Saul Kripke ou encore David Chalmers.

Damásio : « l'erreur de Descartes Â»

En neurologie, dans les années 1990, António Damásio a proposé une critique du dualisme attribué à Descartes, à partir de l'analyse des émotions[8]. Damásio préfère l'approche spinoziste, qui, selon lui, ne séparerait pas strictement l'esprit et le corps[9].

Critiques en rapport avec la crise Ă©cologique

Le christianisme, avec surtout saint Irénée de Lyon, en développant une conception unifiée de l'être humain, avait rejeté le dualisme platonicien et ses avatars gnostiques des tout premiers siècles. Dans le sillage du rationalisme réapparaît, avec Descartes, un dualisme âme-corps. Le corps appartenant à la nature, la séparation entre l'âme et le corps a eu sans aucun doute un effet sur la relation de l'homme avec la nature, rendant l'homme moins proche et moins solidaire de celle-ci, la percevant comme une réalité extérieure à ce qu'il est[10].

Le thĂ©ologien Fabien Revol, dans son commentaire de l'encyclique Laudato si' du pape François, voit dans la philosophie mĂ©caniste de Descartes la racine historique de la crise Ă©cologique que nous traversons aujourd'hui. En effet, d'après la distinction cartĂ©sienne du corps et de l'esprit, le corps est une « res extensa Â» (chose Ă©tendue) dĂ©pourvue d'esprit, dĂ©finie par ses seules mesures physiques. Il devient alors possible aux hommes d'appliquer des lois mathĂ©matiques pour transformer la nature, procĂ©dĂ© par lequel ils se rendent « comme maĂ®tres et possesseurs de la nature Â», avec l'illusion d'une disponibilitĂ© infinie des biens de la planète. Les hommes auraient ainsi Ă©tĂ© poussĂ©s Ă  surexploiter les ressources naturelles[11].

Vittorio Hösle soutient également ce point de vue : il pense que la rupture entre l'homme et la nature s’est pleinement réalisée avec Descartes par l'établissement d’un rapport d'opposition entre la res cogitans (chose pensante) et la res extensa (chose étendue). « [Ce] divorce, dit Hösle, va servir de fondement aux sciences modernes de la nature »[12]. Cette vision dualiste de la relation homme-nature constitue l'aboutissement d'un processus qui va dans le sens d'une tendance de la subjectivité à s'élever au-dessus du monde[13].

Hans Jonas, dans Le PhĂ©nomène de la vie, vers une biologie philosophique, dĂ©nonce de son cĂ´tĂ© le caractère inintelligible de la conception cartĂ©sienne de la vie : « Le dualisme cartĂ©sien laissa la spĂ©culation sur la nature de la vie dans une impasse : si intelligible que devint, selon les principes de la mĂ©canique, la corrĂ©lation de la structure et de la fonction Ă  l'intĂ©rieur de la res extensa, celle de la structure accompagnĂ©e de fonction avec le sentiment ou l'expĂ©rience (modes de la res cogitans) fut perdue dans la sĂ©paration et par lĂ  le fait de la vie lui-mĂŞme devint inintelligible au moment mĂŞme oĂą l'explication de son effectuation temporelle semblait assurĂ©e.»[14].

Notes et références

  1. Cf. S. Kripke, La logique des noms propres (1980), Les Éditions de Minuits, 1982, p. 133-134.
  2. Pascal Engel, Introduction Ă  la philosophie de l'esprit, La DĂ©couverte, 1994, p. 20.
  3. René Descartes, Méditations métaphysiques (1641), Le livre de poche, 1990, p. 22.
  4. Karl Popper, La Quête inachevée, Paris, Pocket, 1981, p. 264.
  5. D. Fisette et P. Poirier, Philosophie de l'esprit : Ă©tat des lieux, Vrin, 2000, p. 122.
  6. G. Ryle, La notion d'esprit (1949), Payot, 2005.
  7. Voir notamment D. Dennett, La conscience expliquée (1991), Odile Jacob, 1993.
  8. Antonio R. Damasio, L'Erreur de Descartes, Paris, Odile Jacob, 2010, p. 334-340.
  9. A. R. Damasio, Spinoza avait raison, Paris, Odile Jacob, 2005.
  10. Jean-Claude Larchet, Les fondements spirituels de la crise Ă©cologique, Systes, p. 75-76
  11. Fabien Revol, Une encyclique pour une insurrection Ă©cologique des consciences, Parole et Silence, p. 108-115.
  12. Vittorio Hösle, Philosophie de la crise écologique, p. 80
  13. Charlotte Luyckx, « Crise cosmologique et crise des valeurs : la rĂ©ponse höslienne au double dĂ©fi de la philosophie de l’écologie », Klesis, revue philosophique, 2013, p. 146
  14. Hans Jonas, Le phénomène de la vie, vers une biologie philosophique, De Boeck Université, p. 69, lire en ligne

Bibliographie

  • Delphine Antoine-Mahut, L'autoritĂ© d'un canon philosophique. Le cas Descartes, Paris, Vrin, 2021.
  • AntĂłnio Damásio, L'Erreur de Descartes, Paris, Odile Jacob, 1995.
  • D. Dennett, La Conscience expliquĂ©e (1991), Paris, Odile Jacob, 1993.
  • RenĂ© Descartes, MĂ©ditations mĂ©taphysiques (1641), Paris, Nathan, 2004.
  • P. Engel, Introduction Ă  la philosophie de l'esprit, Paris, La DĂ©couverte, 1994
  • D. Fisette et P. Poirier, Philosophie de l'esprit : Ă©tat des lieux, Paris, Vrin, 2000.
  • Karl Popper, La QuĂŞte inachevĂ©e, Paris, Pocket, 1981.
  • G. Ryle, La Notion d'esprit (1949), Paris, Payot, 2005.

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