Culte du cargo
Le culte du cargo est un ensemble de rites qui apparaissent Ă la fin du XIXe siĂšcle et dans la premiĂšre moitiĂ© du XXe siĂšcle chez les aborigĂšnes, en rĂ©action Ă la colonisation de la MĂ©lanĂ©sie (OcĂ©anie). Il consiste Ă imiter les opĂ©rateurs radios amĂ©ricains et japonais commandant du ravitaillement (distribuĂ©s par avion-cargo) et plus gĂ©nĂ©ralement la technique et la culture occidentales (moyens de transports, dĂ©filĂ©s militaire, habillement, etc.) en espĂ©rant dĂ©boucher sur les mĂȘmes effets, selon ce qu'on a qualifiĂ© de croyances « millĂ©naristes »[1] - [2].
En effet, les indigÚnes ignoraient l'existence et les modalités de production occidentale ; dÚs lors, ils attribuaient l'abondance et la sophistication des biens apportés par cargo à une faveur divine[2]. Le culte prit naissance en Mélanésie. Quasiment toute la Mélanésie, des ßles Fidji à la Papouasie-Nouvelle-Guinée l'adopta simultanément (à l'exception de la Nouvelle-Calédonie), mais ce culte ne connut une longévité exceptionnelle qu'à Tanna (Vanuatu).
Naissance dans les ßles d'Océanie
LâĂźle de Tanna fait partie des archipels Vanuatu, situĂ©s en MĂ©lanĂ©sie Ă lâouest des Ăźles Fidji et Ă lâest de lâAustralie. HabitĂ©s depuis des millĂ©naires par les peuples de lâOcĂ©anie, ces archipels ont respectivement Ă©tĂ© explorĂ©s par les Portugais (1606), les Français (1768) et les Anglais (1774), administrant ces Ăźles conjointement Ă partir de 1887. Durant la Seconde Guerre mondiale, la prĂ©sence des Japonais et des AmĂ©ricains dans le Pacifique, ainsi que lâabondance de leurs Ă©quipements et de leurs biens, ont donnĂ© un nouveau souffle aux mouvements et aux idĂ©es « cargoĂŻstes »[3]. LâindĂ©pendance des archipels sâest faite en 1980.
Peter Lawrence a écrit, en 1974, dans son livre intitulé Les Cultes du cargo (p. 297-298, éditions Fayard) :
« Les indigĂšnes ne pouvaient pas imaginer le systĂšme Ă©conomique qui se cachait derriĂšre la routine bureaucratique et les Ă©talages des magasins, rien ne laissait croire que les Blancs fabriquaient eux-mĂȘmes leurs marchandises. On ne les voyait pas travailler le mĂ©tal ni faire les vĂȘtements et les indigĂšnes ne pouvaient pas deviner les procĂ©dĂ©s industriels permettant de fabriquer ces produits. Tout ce quâils voyaient, câĂ©tait lâarrivĂ©e des navires et des avions. »
Le mouvement, le mythe, religion ou terme « culte du cargo » sâest forgĂ© Ă travers les thĂ©ories anthropologiques et Ă©tudes sur les civilisations du Pacifique. Il est la fusion entre, premiĂšrement, les enseignements de missionnaires chrĂ©tiens du XIXe siĂšcle, deuxiĂšmement lâabondance des richesses matĂ©rielles qui arrivaient par bateaux et plus tard au XXe siĂšcle par avion, ainsi que les croyances mythologiques autochtones ancestrales confrontĂ©es au style de vie des Asiatiques, des EuropĂ©ens et des AmĂ©ricains.
En Océanie, le culte du cargo est maintenant un mouvement, à la fois de transformations sociales et de résistance, face aux pratiques et aux valeurs des pays industrialisés[4].
ĂlĂ©ments du culte
Le culte du cargo se manifeste au XIXe siĂšcle par une imitation de l'attitude des EuropĂ©ens, par exemple par le fait de couper des fleurs pour les mettre dans des vases. Il se traduisait parfois par l'apparition de prophĂštes prĂ©disant un Ăąge d'or Ă venir Ă condition que les rĂ©coltes soient dĂ©truites, ou par la migration de la population autochtone dans des lieux reculĂ©s de la forĂȘt. L'administration coloniale intervenait alors parfois pour Ă©viter une famine en apportant des vivres, ce qui avait l'effet pervers de conforter les populations dans leur attitude, puisqu'elles attribuaient cette arrivĂ©e de vivres Ă une rĂ©ponse positive d'une divinitĂ© Ă leur demande. De mĂȘme, des fonctionnaires europĂ©ens Ă©taient parfois envoyĂ©s pour repĂ©rer les signes avant-coureurs du dĂ©clenchement d'un culte, par exemple par le fait de couper des fleurs, mais cela avait pour effet de confirmer aux yeux de la population le rĂŽle magique des fleurs coupĂ©es[5].
Ă l'issue de la guerre du Pacifique oĂč les populations autochtones furent en contact avec des armĂ©es dotĂ©es de matĂ©riel considĂ©rable, le culte du cargo prit un tour particulier. Des indigĂšnes, ayant constatĂ© que les radio-opĂ©rateurs des troupes au sol semblaient obtenir lâarrivĂ©e de navires ou le parachutage de vivres et de mĂ©dicaments simplement en les demandant dans leur poste radio-Ă©metteur, eurent lâidĂ©e de les imiter et construisirent, de leur mieux, de fausses cabines dâopĂ©rateur-radio â avec des postes fictifs â dans lesquels ils demandaient eux aussi â dans de faux micros â lâenvoi de vivres, mĂ©dicaments et autres Ă©quipements dont ils pouvaient avoir besoin. Plus tard, ils construiront mĂȘme de fausses pistes d'atterrissage en attendant que des avions viennent y dĂ©charger leur cargaison.
La Papouasie-Nouvelle-Guinée a connu trois leaders de mouvements messianistes (ou revivalistes, ou autonomistes) de ce genre (Jean Guiart 2008:151), sans concertation :
- Tommy Kabu : mangrove du delta du Purari, production de sagou, New men,
- Yali (1912-1975)[6], région de Madang (Rai Coast)(Nikolaï Mikloukho-Maklaï) : envisagée comme seconde capitale du régime colonial allemand, lieu idéal de spéculation fonciÚre, révolte programmée pour 1912, mais dénoncée et réprimée,
- Paliau (Ăles de l'AmirautĂ©, Margaret Mead) :
Le culte du cargo, métaphore et thÚme
L'observation du culte du cargo a conduit à un questionnement : ne sommes-nous pas parfois conduits à appliquer des méthodes par mimétisme, sans réelle réflexion sur le bien-fondé de nos démarches, en pratiquant une sorte de pensée magique alias pensée sauvage[7] ?
En science
En 1974, Richard Feynman prononça, à Caltech, un discours de rentrée académique célÚbre intitulé « Cargo cult science » (science « culte du cargo ») pour mettre en garde contre la science approximative[8] - [9] - [10]. Le culte du cargo trouve à s'appliquer avec la Programmation neuro-linguistique[11] - [12].
En informatique
En informatique, on parle de culte du cargo lorsqu'un programmeur emprunte un bout de code (le copier-coller) sans le comprendre et espĂšre quâil fera la chose attendue dans un tout autre contexte. Ă un niveau supĂ©rieur, ce phĂ©nomĂšne peut Ă©galement se retrouver dans lâadoption dâune mĂ©thode de dĂ©veloppement logiciel par le chef de projet.
Larry Wall parle aussi de culte de cargo pour qualifier la pratique de certains concepteurs de langages â comme ceux du Cobol â qui essaient dâimiter la forme superficielle de lâanglais sans en comprendre les mĂ©canismes, et en outre sans les adapter Ă ceux propres aux langages de programmation.
Dans les arts
Cargo Culte est une chanson de Serge Gainsbourg (« Je sais, moi, des sorciers qui invoquent les jets ») pleine dâallitĂ©rations (« ces lumineux coraux des cĂŽtes guinĂ©ennes ») qui fait rĂ©fĂ©rence au culte du cargo. Elle fait partie de lâalbum Histoire de Melody Nelson.
Les hommes de la boue est une bande dessinée de la série Martin Milan faisant référence au culte du cargo.
Le film Mondo cane de 1962 fait rĂ©fĂ©rence au culte du cargo dans sa sĂ©quence finale, oĂč l'on voit les indigĂšnes construire de fausses tours de contrĂŽle en bambous, de faux avions en paille et de fausses pistes d'atterrissage dans l'espoir d'attirer les cargos et bĂ©nĂ©ficier de leur largesse. En vain.
L'intrigue du roman humoristique Island of the Sequined Love Nun (1997), roman de Christopher Moore[13] oĂč atterrit sur une Ăźle imaginaire un aviateur amĂ©ricain et oĂč y rĂ©side une tribu sous l'emprise d'un pasteur millĂ©nariste, narre notamment l'apparition d'un culte du cargo.
Dans le film Galaxy Quest de 1999 on trouve un exemple de culte du cargo inversé : une espÚce extra-terrestre parvient avec succÚs à reproduire une technologie fictive de série télévisée terrienne.
L'Ă©dition 2013 du Burning Man a pris pour thĂšme le culte du cargo.
Cargo Cult est un court métrage d'animation de 2013 réalisé par Bastien Dubois reprenant les principaux éléments du culte du cargo au Vanuatu lors de la Seconde Guerre mondiale.
En 2016, le film Au fin fond de la fournaise de Werner Herzog évoque longuement le culte de John Frum, en lien avec l'activité volcanique intense des ßles Vanuatu.
RĂ©alisme fantastique
Le mouvement des annĂ©es 1960 nommĂ© rĂ©alisme fantastique a dĂ©veloppĂ© beaucoup de thĂšmes autour du culte du cargo comme mime maladroit dâune science antique perdue et remise en Ćuvre des siĂšcles plus tard de maniĂšre inadĂ©quate. Deux nouvelles de science-fiction (dont lâune devenue roman) ont particuliĂšrement dĂ©veloppĂ© cette idĂ©e :
En politique
Le culte du cargo peut désigner des investissements faits sans comprendre les processus culturels qui devraient les précéder, par exemple dans le cas de collectivités en difficultés économiques à la recherche d'attractivité[14].
Controverse
Dans son livre Raga. Approche du continent invisible, l'auteur Jean-Marie Gustave Le ClĂ©zio affirme « Goodenough a crĂ©Ă© de toutes piĂšces le fantasme du « culte du cargo » », en rĂ©fĂ©rence au culte apparu Ă la fin du XIXe siĂšcle. En effet, le Culte du cargo a connu plusieurs souffles, s'Ă©talant entre le XIXe et le XXe siĂšcle, on ne peut donc pas rĂ©sumer ce culte Ă un unique but divin ou Ă une seule pĂ©riode, mĂȘme si ce qui en ressort en gĂ©nĂ©ral concernant celle des annĂ©es 40 n'en est pas moins vrai. Jean Guiart est plus prĂ©cis avec son analyse dans son ouvrage Ăa plaĂźt ou ça plaĂźt pas[15].
Notes et références
- EncyclopÊdia Britannica, entrées « cargo cult » et « messiah ».
- Voir aussi la critique du livre Road Belong Cargo de Peter Lawrence, 1966 (en ligne).
- Visions du monde : Premiers marins : Excursion : Océanie : MCQ.
- Cultes du cargo : Océanie : Musée de la civilisation.
- Histoire des religions, Encyclopédie de la Pléiade, tome III, Gallimard (1976)
- Yali (politician)
- Caroline Brun, L'Irrationnel dans l'entreprise, Balland, 1989
- Le texte du discours est repris dans son livre Vous voulez rire, monsieur Feynman
- (en) Richard Feynman, « Cargo Cult Science » [PDF], Caltech, (consulté le )
- (en) Richard Feynman, « Cargo cult science », (consulté le ), texte
- Tomasz Witkowski, Psychology Led Astray: Cargo Cult in Science and Therapy (La psychologie s'est Ă©garĂ©e: le culte du cargo en sciences et en thĂ©rapie), 2016, Ăditions Brown Walker Press / Universal Publishers, Boca Raton (USA), 278 pages, (ISBN 978-1627346092)
- Gareth RoderiqueâDavies: Neuroâlinguistic programming: cargo cult psychology ? (La Programmation Neuro Linguistique: le culte du cargo appliquĂ© Ă la psychologie ? ) 2009, The NLP Encyclopedia - UniversitĂ© de Glamorgan (Pays de Galles) http://www.emeraldinsight.com/doi/abs/10.1108/17581184200900014
- PubliĂ© en français sous le titre La Vestale Ă paillettes dâAlualu, traduit par Luc Baranger, Paris, Gallimard, coll. « SĂ©rie noire » n°2572, 2000.
- Luc Brunet, « Culte du Cargo : contagion des collectivitĂ©s aux Ătats », Magazine d'anticipation politique, vol. 5,â , p. 9-13 (lire en ligne)
- III, 2010, pages 128-130 206-208 et 402-404
Voir aussi
Article
- Gareth RoderiqueâDavies: Neuroâlinguistic programming: cargo cult psychology ? (La Programmation Neuro Linguistique: le culte du cargo appliquĂ© Ă la psychologie ? ) 2009, The NLP Encyclopedia - UniversitĂ© de Glamorgan (Pays de Galles) [lire en ligne]
Bibliographie
- Jean Guiart, dont Return to Paradise. Les dossiers oubliés : le fardeau de l'homme blanc, 2011, Nouméa, Le-Rocher-à -la-Voile
- Tabani, Marc. Une pirogue pour le paradis: le culte de John Frum Ă Tanna. Paris: Editions de la MSH, 2008.
- Tabani, Marc & Abong, Marcelin. Kago, Kastom, Kalja: the study of indigenous movements in Melanesia today. Marseilles: Pacific-Credo Publications, 2013.
- Tomasz Witkowski, Psychology Led Astray: Cargo Cult in Science and Therapy (La psychologie s'est Ă©garĂ©e: le culte du cargo en sciences et en thĂ©rapie), 2016, Ăditions Brown Walker Press / Universal Publishers, Boca Raton (USA), 278 pages, (ISBN 978-1-627-34609-2)
Filmographie
- Dieu est Américain, titre d'un film documentaire (2007, 52 min), de Richard Martin-Jordan, sur le culte de John Frum à Tanna.
Articles connexes
Liens externes
- (en) Larry Wall et le cobol comme langage culte des cargos
- Les cultes du cargo par Frédéric Angleviel, Professeur d'histoire contemporaine à l'université de la Nouvelle-Calédonie.