Collectio canonum Hibernensis
La Collectio canonum Hibernensis (c'est-à-dire la « collection canonique irlandaise ») est une collection systématique de canons ecclésiastiques constituée en Irlande au début du VIIIe siècle. Diffusée ensuite jusqu'en Italie, elle a joué un rôle important dans l'histoire du droit canon jusqu'à la rédaction du Décret de Gratien au XIIe siècle.
Description
C'est une collection systématique, donc organisée thématiquement et non source par source, divisée en soixante-sept livres subdivisés en « chapitres » (capitula). Ceux-ci sont des points à régler, ou des prescriptions ou interdictions particulières qui sont d'abord formulées (par exemple, dans le livre XXV, De regno, on relève le chapitre « La propriété ecclésiastique doit être exempte de taxes »), et ensuite appuyées par des extraits de textes faisant autorité, qui sont eux-mêmes répartis en testimonia et exempla. La première source de ces extraits est la Bible (souvent appelée simplement Lex), dont près d'un millier de passages sont cités, parmi lesquels les deux-tiers de l'Ancien Testament (non seulement la législation du Pentateuque, mais aussi les Prophètes et les livres sapientiaux). Les autres testimonia sont des canons de conciles méditerranéens, gaulois ou insulaires, et des extraits d'une vingtaine de Pères de l'Église (des Grecs, comme Origène, Grégoire de Nazianze, Basile de Césarée, des Latins comme Jérôme, Augustin, Grégoire le Grand, Isidore de Séville, et aussi le Breton Gildas le Sage et l'Irlandais Patrick). Les exempla sont empruntés à la Bible, à l'Histoire ecclésiastique de Rufin d'Aquilée, ou parfois la source n'est pas donnée. On note la très faible présence des décrétales des papes, et le fait que les canons conciliaires eux-mêmes ont une place assez modeste dans une collection de cette nature : ce paraît être une œuvre d'exégèse biblique autant que de droit canon[1].
Transmission
La Collectio Hibernensis est transmise en partie ou en entier, souvent sous une forme abrégée, par un total de 86 manuscrits médiévaux dispersés dans toute l'Europe occidentale (mais pas en Irlande). Il faut ajouter d'ailleurs qu'on distingue dans cet ensemble deux « recensions » : la recension originelle, dite α, en 67 livres, et une autre un peu plus tardive, dite β, en 69 livres.
Les deux plus anciens manuscrits conservés, donnant l'un et l'autre une version partielle de la collection, datent de la seconde moitié du VIIIe siècle : ce sont le manuscrit no 679 de la bibliothèque municipale de Cambrai, qui a été copié pour Albéric, évêque de la ville de 763 à 790 (et qui contient aussi, aux folios 37r-38r, le plus ancien texte continu en vieil irlandais qui nous soit parvenu)[2], et le manuscrit no 210 de la bibliothèque de la cathédrale de Cologne, à peu près de la même époque.
Sept manuscrits contiennent la collection en entier, dont cinq ont été copiés, soit en Bretagne, soit sur des exemplaires bretons. Il semble que la Bretagne ait joué un rôle très important dans la diffusion de la collection en Europe continentale. Les sept manuscrits sont les suivants :
- Ms. Orléans 221 (193), venant de l'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, datant des alentours de l'an 800, mentionnant un scribe breton au nom latinisé Iunobrus, et contenant plus de trois cents gloses en vieux breton ;
- Ms. BnF latin 12 021, venant de l'abbaye de Corbie et datant du IXe siècle, mentionnant un scribe breton du nom d'Arbeloc travaillant pour le compte d'un abbé également breton appelé Haelhucar, et contenant aussi des gloses en vieux breton[3] ;
- Ms. Oxford, Bodleian Library, Hatton 42, datant du IXe siècle, contenant aussi des gloses en vieux breton, et à un endroit l'anthroponyme breton Matguoret (« Matguoret benedic mihi ») ;
- Ms. Saint-Gall 243, datant du IXe siècle ;
- Ms. BnF latin 3 182, venant de l'abbaye de la Trinité de Fécamp, datant du Xe siècle, mentionnant le scribe breton Maeloc et contenant des gloses en vieux breton ;
- Ms. British Library, Cotton Otho E XIII, datant du Xe siècle, avec des gloses en vieux breton ;
- Ms. Rome, Vallicelliana T XVIII, datant du Xe siècle, copié en Italie
Sur ces sept manuscrits, cinq présentent la version complète de la recension α, et deux la version complète de la recension β (le manuscrit d'Oxford, manuscrit à connexions bretonnes, et le manuscrit italien de la Bibliothèque Vallicelliane). Il est par ailleurs probable que les quatre représentants de la recension α qui présentent des anthroponymes bretons ou des gloses en vieux breton descendent de manière plus ou moins directe d'un même archétype breton datant donc du VIIIe siècle. Il existe d'autre part deux autres copies incomplètes de la collection datant du IXe siècle et présentant des gloses en vieux breton (Ms. British Library, Royal 5 E XIII, et Ms. Cambridge, Corpus Christi College 279, ce dernier, avec une seule glose, ayant été copié à Tours sur un exemplaire breton).
Selon Roy Flechner, l'usage de la Collectio Hibernensis en Bretagne a joué un rôle dans le conflit qui opposa le duc Nominoë, d'abord à Charles le Chauve, ensuite au pape Léon IV quand le duc voulut déposer quatre évêques accusés de simonie en 848. Une délégation de prélats bretons (dont l'évêque Susan de Vannes et l'abbé Conwoïon de Saint-Sauveur de Redon) se rendit alors à Rome et en profita pour consulter le pape sur toute une série de sujets. Léon IV répondit par écrit en s'appuyant sur des décrétales pontificales (dont les fameuses fausses décrétales), et exprima ses réserves sur les « petits livres et commentaires d'autres personnes » (« libelli et commentarii aliorum ») sur lesquels s'appuyaient les Bretons[4]. Selon Roy Flechner, il y a ici deux collections canoniques qui sont opposées : la Collectio Dionysio-Hadriana, constituée à Rome, remise à Charlemagne par le pape Adrien Ier en 774 et adoptée officiellement par un concile franc à Aix-la-Chapelle en 802 (une collection qui fait une large place aux décrétales pontificales, vraies ou fausses) et la Collectio Hibernensis, dont la délégation avait sans doute apporté un exemplaire avec elle[5].
L'Hibernensis n'en a pas moins exercé une forte influence sur la formation des collections canoniques continentales, y compris en Italie aux Xe et XIe siècles[6].
Auteurs
Dans le Ms. BnF latin 12 021, on lit le colophon suivant (très corrompu) : « Hucvsq; nuben & cv cuiminiæ & du rinis » [sic]. Il a été déchiffré de la manière suivante : « Huc usque Ruben et Cu-Cuimni Iæ et Durinis »[7]. On comprend que les deux auteurs de la collection sont Ruben de Dairinis et Cú Chuimne d'Iona. Le premier serait un personnage appelé « Rubin mac Connad scriba Muman » dans les Annales d'Ulster, « Ruibin filius Connaidh scriba Muman » dans les Annales de Tigernach (« Ruben, fils de Connad, scribe de Munster »), mort en 725 ; le monastère de Dairinis (ou Dair Inis) se trouvait sur une île de l'estuaire de la Blackwater[8]. Le second est appelé « Cucuimne Sapiens »[9] dans les Annales d'Ulster, qui signalent sa mort en 747 ; il est l'auteur d'une célèbre hymne à la Vierge intitulée Cantemus in omni die[10]. Les Annales d'Ulster reproduisent un petit poème de deux strophes en gaélique qui prétend qu'il s'est d'abord consacré à l'étude, puis à la débauche, avant de revenir à la sagesse ; une autre version de ces vers est placée en préface à l'hymne dans le Liber hymnorum, la première strophe étant attribuée à l'abbé Adomnan d'Iona et la seconde à Cú Chuimne lui-même, ce qui confirmerait le lien de celui-ci avec le monastère d'Iona, qui n'est autrement attesté que par le colophon[11]. Les deux établissements ici mentionnés, Dairinis et Iona, et l'abbé Adomnan, sont liés autour de l'an 700 au combat pour l'adoption par l'Église d'Irlande du comput pascal romain, que le monastère d'Iona accepta en 716, douze ans après la mort d'Adomnan.
Édition
- Roy Flechner (éd.), The Hibernensis: Volume 1. A Study and Edition (2019). Google Books
- Roy Flechner (éd.), The Hibernensis: Volume 2. Translation, Commentary, and Indexes (2019). Google Books
Bibliographie
- Roger E. Reynolds, « Unity and diversity in Carolingian canon laws collections : the case of the Collectio canonum Hibernensis and its derivatives », dans U.-R. Blumenthal (dir.), Carolingian Essays, Washington DC, 1983, p. 99-135.
Notes et références
- Thomas Mowbray Charles-Edwards, « The Construction of the Hibernensis », Peritia, vol. 12, 1998, p. 209-237.
- Il y avait des moines irlandais implantés dans la région depuis le VIIe siècle : au temps du roi Clovis II et de la reine Bathilde, il y eut les trois frères saint Fursy, fondateur de l'abbaye du Mont Saint-Quentin près de Péronne, saint Ultan, et saint Feuillien, fondateur de l'abbaye de Fosses-la-Ville.
- Cet abbé Haelhucar pourrait être « Hélogar », évêque d'Aleth et abbé de Saint-Méen mentionné dans un diplôme de Louis le Pieux daté du 26 mars 816, ou « Héclocar », un abbé ayant usurpé le pouvoir d'ordination sacerdotale signalé dans une lettre du pape Jean VIII à Mahen, évêque de Dol, datée d'environ 875. Il s'agit du même nom, avec des variantes orthographiques.
- Léon IV, lettre 16 : « De libellis et commentariis aliorum. Non convenit aliquos judicare et sanctorum canonum judicia relinquere. vel decretalium regulas, id est qui habentur apud nos simul cum illis in canone, et quibus in omnibus ecclesiasticis utimur judiciis, id est Apostolorum, Nicenorum, Ancyranorum [...] et cum illis regulæ Romanorum pontificum Sylvestri, Siricii, Innocentii [...]. Isti omnino sunt et per quos judicant episcopi et per quos episcopi et clerici judicantur. Nam si tale emerserit vel contigerit inusitatum negotium quod minime possit per istos finiri, tunc si illorum quorum meministis dicta, Hieronymi, Augustini, Isidori vel ceterorum similiter sanctorum doctorum similium reperta fuerint, magnanimiter sunt retinenda ac promulganda vel ad apstolicam sedem referatur ».
- Roy Flechner, « Aspects of the Breton Transmission of the Hibernensis », dans Jean-Luc Deuffic (dir.), La Bretagne carolingienne. Entre influences insulaires et continentales, Pecia 12, 2008, p. 27-44. PDF
- Paul Fournier, « De l'influence de la collection irlandaise sur la formation des collections canoniques », Nouvelle Revue historique du droit français et étranger, vol. 23, 1899, p. 27-78 ; « Un groupe de recueils canoniques italiens des Xe et XIe siècle », Mémoires de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, vol. 40, 1916, p. 95-212. Roger E. Reynolds, « Excerpta from the Collectio Hibernensis in Three Vatican Manuscripts », Bulletin of Medieval Canon Law, no 5, 1975, p. 1-10.
- Rudolf Thurneysen, « Zur irischen Kanonessammlung », Zeitschrift für celtische Philologie, vol. 6, 1907, p. 1-5.
- Dair Inis ou Isle of Oak Trees en anglais (« Île des Chênes ») est une île fluviale dans le vaste estuaire de la Blackwater. On y trouve aujourd'hui les ruines d'une abbaye du XIIIe siècle, Molana Abbey.
- Cu Chuimhne signifie littéralement « Chien de mémoire ».
- John Henry Bernard et Robert Atkinson (éd.) The Irish Liber Hymnorum, Londres, Henry Bradshaw Society, 1898, t. I, p. 32-34.
- Le nom « Iona » de l'île écossaise est une réfection anglaise moderne : son nom était au Moyen Âge Ia, ou Hii chez Bède le Vénérable (« in insula Hii », Histoire ecclésiastique du peuple anglais, V, § 15).