Caso Degollados
Le Caso Degollados (« Affaire des égorgés ») désigne l'assassinat de trois intellectuels communistes sous la dictature de Pinochet, le . Ce crime devient un cas emblématique des violations des droits de l'homme au Chili, forçant le général César Mendoza, membre de la junte depuis le coup d'État de 1973, à démissionner le 2 août 1985. Les coupables ne sont condamnés qu'avec le retour de la démocratie, tandis que la « loi Mendoza » est promulguée après la démission du général, permettant à toute personnalité publique « investie de dignité » à refuser de témoigner devant les tribunaux.
Les meurtres : des « règlements de comptes entre marxistes » ?
Les victimes étaient le juriste Santiago Nattino (moins de 30 ans), le professeur Manuel Guerrero (moins de 30 ans) et le sociologue José Manuel Parada (35 ans)[1].
Santiago Nattino, proche du syndicat enseignant AGECH, est enlevĂ© le 28 mars 1985[2]. Manuel Guerrero, dirigeant de l'AGECH, et Manuel Parada, membre de l'association catholique de dĂ©fense des droits de l'homme VicarĂa de la Solidaridad avaient Ă©tĂ© enlevĂ©s le 29 mars 1985 par des agents de la DirecciĂłn de Comunicaciones de Carabineros (DICOMCAR)[3]. Nattino avait Ă©tĂ© enlevĂ© dans la rue, et Guerrero et Parada par des hommes armĂ©s aux portes du Collège LatinoamĂ©ricain[3]. Le professeur Leopoldo Muñoz, qui sort du Collège pour les dĂ©fendre, est lui grièvement blessĂ© par balle[4].
Leurs cadavres sont découverts le lendemain, la gorge tranchée et avec des signes de torture, près de l'aéroport de Santiago[5] - [3].
Tout comme lors de l'opération Colombo (1975), la junte attribue dans un premier temps les morts à des « règlements de compte entre marxistes »[1]. Parada était marié à Estela Ortiz, fille de Fernando Ortiz, membre du Comité central du PCC assassiné en 1976 lors de l'opération Calle Conferencia. Nattino avait cessé toute activité militante depuis longtemps[6], tandis que Guerrero et Parada exerçaient des activités publiques[6].
L'impasse de la première enquête et la démission de César Mendoza
Suscitant l'indignation publique, le magistrat à la Cour d'appel de Santiago, José Cánovas Robles, fut chargé d'enquêter en tant que procureur spécial (Ministro en Visita Extraordinaria) sur l'affaire[7]. Lorsqu'il se rendit compte que la piste menait vers des gendarmes, il décida de transférer l'affaire à la justice militaire, le [8]. En effet, il avait émis le même jour des mandats d'arrêts contre deux colonels, un major, deux capitaines et deux officiers des carabineros, et cinq sous-officiers pour leur participation présumée au meurtre[9], et les avait inculpés de délit de droit commun (deux officiers étaient notamment accusés d'avoir altéré les plans de vol des hélicoptères ayant servi à transférer les séquestrés) : étant donné qu'ils étaient sous uniforme, ils devaient être jugés, affirmait-il, par les tribunaux militaires[10].
Cependant, le général Samuel Rojas, chargé de l'affaire, se déclara incompétent, affirmant que les suspects devaient être jugés sous la loi de sécurité intérieure de l’État, car ces crimes visaient à provoquer « un effet de terreur intimidant la population, afin d'annuler ses expressions de dissension vis-à -vis de la conduite de la politique nationale »[11].
Le scandale contraignit néanmoins le général César Mendoza, chef des Carabineros et membre de la junte militaire depuis le coup d’État de 1973, à démissionner le 2 août 1985. Le général Carlos Donoso, directeur de l'Ordre et de la Sécurité des Carabineros, démissionna également, tandis que 14 carabineros soupçonné par la justice furent contraints à prendre leur retraite anticipée[12]. La DICOMCAR (Direction de communication des carabineros), appareil répressif des Carabineros, fut dissoute[12] - [6], et Rodolfo Stange (en) fut nommé nouveau Directeur général des Carabineros, dont l'institution fut réorganisée[12].
Le juge Cánovas, qui avait acceptĂ© de reprendre l'affaire espĂ©rant faire avancer l'enquĂŞte et Ă©claircir les responsabilitĂ©s, fit incarcĂ©rer le 26 aoĂ»t 1985 le capitaine de gendarmerie Patricio Zamora RodrĂguez et le capitaine Ă la retraite HĂ©ctor DĂaz Anderson[13]. Deux jours plus tard, ce fut au tour de Julio Luis Omar Michea Muñoz, ex-chef du DĂ©partement des Affaires internes et externes de la dissoute DICOMCAR[13], et le 29 aoĂ»t, ce fut celui du major Guillermo Washington González Betancourt[13]. Ayant inculpĂ© le 30 aoĂ»t sept officiers, il se dĂ©clara Ă nouveau incompĂ©tent[13] - [8].
Peu de temps après, la junte promulgua la « loi Mendoza », qui permettait à toute personne publique « investie de la dignité » de ne pas témoigner devant un tribunal, ne pouvant être interrogé qu'à domicile par les juges[6].
Dans un rapport spécial de 1985, la Commission interaméricaine des droits de l'homme espérait que fussent identifiés et condamnés les responsables de ces meurtres[14].
Il fallut attendre la transition démocratique pour faire juger les coupables[8].
La transition démocratique
En 1994, le juge Milton Juica (président de la Cour suprême en 2010), (les mêmes que celles identifiées par Cánovas[8]), contre des officiers et sous-officiers carabineros[1]. Six d'entre eux sont condamnés à perpétuité[6], mais la Cour suprême ramène ce chiffre à cinq[6].
En mars 2006, la présidente socialiste Michelle Bachelet, amie proche des victimes, inaugure un monument commémoratif[3]. Le financement (75 millions de pesos) est assuré par le Ministère des Travaux publics, raison pour laquelle le ministre Eduardo Bitrán assiste également à l'inauguration[3]. Tranchant avec la politique de la dictature de Pinochet, il déclara alors :
« C'est un signal puissant que le pays ne se construit pas seulement avec des grandes infrastructures, mais aussi avec un respect sans limites pour la vie, la solidarité[3]. »
La cĂ©rĂ©monie comptait aussi avec les proches des victimes, le ministre de l'IntĂ©rieur AndrĂ©s ZaldĂvar ; le porte-parole du gouvernement Ricardo Lagos Weber ; la ministre secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la prĂ©sidence Paulina Veloso ; la ministre du Logement Patricia Poblete ; le sĂ©nateur Guido Girardi (PPD) ; la veuve de JosĂ© Manuel Parada, Estela Ortiz (amie proche de Michelle Bachelet, elle est chargĂ©e de Jujil - Junta Nacional de Jardines Infantiles -, une organisation Ă©ducative), et le prĂ©sident du Parti communiste Guillermo Teillier, ainsi que le dirigeant du Colegio de Profesores, Jorge Pavez[3]. La dĂ©putĂ©e de droite (RĂ©novation nationale) Karla Rubilar Ă©tait aussi prĂ©sente en signe de rĂ©conciliation nationale[3].
Après l'arrivée à la droite du pouvoir, à l'occasion de l'élection présidentielle de 2010 remportée par Sebastián Piñera (Rénovation nationale), mettant fin au gouvernement de la Concertation, le nouveau directeur de la Gendarmerie, le général Iván Andrusco, dut démissionner après que son passé à la DICOMCAR fut révélé, notamment par le député communiste Hugo Gutiérrez (es)[15].
Notes et références
- Familiares y agrupaciones de DD.HH. homenajearon a profesionales degollados en 1985, Radio Cooperativa, 29 mars 2010
- Rapport sur le Chili (1985) de la Commission interaméricaine des droits de l'homme, chap. III, §107
- Bachelet sobre caso degollados: « Fue uno de los momentos más tristes de mi vida », Emol, 29 mars 2006
- Rapport sur le Chili (1985) de la Commission interaméricaine des droits de l'homme, chap. III, §108
- Rapport de la CIDH, op. cit., §109
- Caso degollados 1985 : Parada, Guerrero y Nattino, La Nacion, 19 mars 2005, sur le site de Memoria Viva
- Rapport de la CIDH, op. cit., §110
- Elizabeth Lira et Brian Loveman (2005), PolĂticas de reparaciĂłn : Chile 1990-2004, p. 120
- Rapport de la CIDH, op. cit., §114
- Rapport de la CIDH, op. cit., §113
- Elizabeth Lira et Brian Loveman (2005), PolĂticas de reparaciĂłn : Chile 1990-2004, p. 120 et note, qui source Ă des archives judiciaires tenues par le Vicariat de la solidaritĂ©. Cette version, accrĂ©ditĂ©e par un travail d'historiens, diffère de celle, donnĂ©e Ă l'Ă©poque des faits, par le journal espagnol ABC (conservateur), qui soutient que le gĂ©nĂ©ral Samuel Rojas aurait renvoyĂ© l'affaire Ă Cánovas en arguant que le « niveau de participation » de « personnel en uniforme » n'Ă©tait pas suffisamment avĂ©rĂ© (Maria A. Bulnes, depuis Santiago, Nuevos problemas en el caso de los comunistas asesinados, ABC, 8 aoĂ»t 1985 ; p. 22). Il semble donc que le journal conservateur se soit contentĂ© d'affirmations publiques du gĂ©nĂ©ral, sans reprendre le motif officiel du juge militaire tel qu'explicitĂ© dans les pièces du procès, analysĂ©es par Lira et Loveman. Par ailleurs, le rapport de 1985 de la Commission interamĂ©ricaine des droits de l'homme donne le mĂŞme motif que celui citĂ© par Lira et Loveman : cf. CIDH, Rapport sur le Chili de 1985, chap. III, §115
- Rapport de la CIDH, op. cit., §112
- Rapport de la CIDH, op. cit., §117
- Inter-American Commission on human rights Report 1986
- RenunciĂł director de GendarmerĂa, Iván Andrusco, Radio Cooperativa, 16 avril 2010. Diputado Hugo GutiĂ©rrez solicitĂł la salida del nuevo director de GendarmerĂa, Radio Cooperativa, 6 avril 2010.
Bibliographie
- (es) Rapport sur le Chili (1985) de la Commission interaméricaine des droits de l'homme, chap. III, §107-120
- (es) Arrêts du juge avec commentaire juridique (sur le site de l'Université nationale autonome du Mexique)
Source originale partielle
- (es) Cet article est partiellement ou en totalité issu de l’article de Wikipédia en espagnol intitulé « Caso Degollados » (voir la liste des auteurs).