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Acédie

L’acĂ©die est un terme rare ou savant calquĂ© du grec et employĂ© dans le domaine moral, religieux et psychologique pour signifier un manque de soin pour soi-mĂȘme ou pour sa vie intĂ©rieure. La notion fut ensuite christianisĂ©e par les pĂšres du dĂ©sert pour dĂ©signer un manque de soin pour sa vie spirituelle[1]. La consĂ©quence de cette nĂ©gligence est un mal de l’ñme qui s’exprime par l’ennui, ainsi que le dĂ©goĂ»t pour la priĂšre, la pĂ©nitence et la lecture spirituelle. Quand l'acĂ©die devient un Ă©tat de l’ñme qui entraĂźne une torpeur spirituelle et un repli sur soi, elle est une maladie spirituelle[2]. Le pape GrĂ©goire le Grand intĂšgre l’acĂ©die dans la tristesse[3], dont elle procĂšde. Prise en tant que telle, l'acĂ©die est donc Ă  cette Ă©poque un simple vice[4].

L'acĂ©die peut prendre la forme de la paresse et de l'oisivetĂ©, dans la parabole du bon grain et de l'ivraie de l'Évangile selon Matthieu. Tableau d'Abraham Bloemaert, 1624. Walters Art Museum, Baltimore.

L'acédie est le nom couramment donné à la paresse dans les listes des sept péchés capitaux, notamment celle de Thomas d'Aquin qui en fait le péché duquel découle tous les autres.

Jean-Charles Nault considÚre que l'acédie, péché monastique par excellence, constitue un obstacle majeur dans le déploiement de l'agir de tout chrétien. Il préconise de la reprendre en compte dans la morale actuelle[5]. Robert Faricy (en) voit dans l'acédie la principale forme d'indifférence religieuse[6]. Le pape François mentionne réguliÚrement l'acédie comme menace grandissante pour la société en général et le clergé en particulier[7].

Étymologie

Étymologiquement, áŒ€Ï°ÎźÎŽÎčα (ou ጀÎșΟΎΔÎčα - akĂȘdia, akĂȘdĂ©ia) signifie en grec ancien : nĂ©gligence, indiffĂ©rence[8]. Ce nom appartient Ă  la famille du verbe ÎŹÎșηΎέω (akĂȘdĂ©o), qui veut dire « ne pas prendre soin de ». Il se compose du prĂ©fixe privatif et d'un radical issu du mot Îșáż†ÎŽÎżÏ‚ (kĂȘdos) : « soin, souci, cure ». Chez les penseurs grecs, la notion s'appliquait au manque de soin pour les morts, c’est-Ă -dire le fait de ne pas les enterrer[3].

Histoire

PremiĂšre occurrence dans son acception spirituelle

C'est dans la Septante, version de la Bible hĂ©braĂŻque en langue grecque, que l'on trouve pour la premiĂšre fois la mention de l'acĂ©die dans un sens spirituel. Elle Ă©voque la faiblesse, la fatigue ou l'angoisse : « Mon Ăąme s'est endormie Ă  cause de l'acĂ©die Â» (ጔσταΟΔΜ áŒĄ ÏˆÏ…Ï‡Îź ÎŒÎżÏ… ጀπ᜞ ጀÎșÎ·ÎŽÎŻÎ±Ï‚) (Ps. 119, 28)[9].

L'acĂ©die chez Évagre le Pontique

Si OrigĂšne (v. 185-v. 253) est le premier PĂšre de l'Église Ă  nommer l'acĂ©die dans son Commentaire sur les Psaumes[10], sa paternitĂ© conceptuelle revient Ă  Évagre le Pontique (v. 345-399). AprĂšs avoir Ă©tĂ© prĂȘcheur Ă  Constantinople, oĂč les dangers se font trop pressants, il se rĂ©fugie dans le dĂ©sert et devient ermite du mont Nitrie en 382, sous la direction spirituelle de Macaire de ScĂ©tĂ© († v. 391)[11]. Évagre le Pontique est le premier Ă  intĂ©grer l'acĂ©die dans un schĂ©ma, qui ne porte pas encore le nom de pĂ©chĂ©s capitaux, mais de mauvaises pensĂ©es (logismoi)[12]. Le moine doit les combattre pour atteindre l'impassibilitĂ© (apatheia).

La pensĂ©e d’Évagre le Pontique sur l’acĂ©die, qu’il appelle Ă©galement « dĂ©mon de midi Â», traverse son Ɠuvre, mais elle est particuliĂšrement prĂ©sente dans le TraitĂ© pratique et L’AntirrhĂ©tique. Elle pourrait ĂȘtre rĂ©sumĂ©e ainsi : un rallongement de la perception temporelle, une aversion pour la cellule et la vie monastique, une instabilitĂ© intĂ©rieure, un vagabondage des pensĂ©es et une nĂ©gligence envers les devoirs monastiques, le tout poussant l’acĂ©dieux Ă  fuir[13].

« Le dĂ©mon de l’acĂ©die, qui est aussi appelĂ© "dĂ©mon de midi", est le plus pesant de tous ; il attaque le moine vers la quatriĂšme heure et assiĂšge son Ăąme jusqu’à la huitiĂšme heure. D’abord, il fait que le soleil paraĂźt lent Ă  se mouvoir, ou immobile, et que le jour semble avoir cinquante heures. Ensuite il le force Ă  avoir les yeux continuellement fixĂ©s sur les fenĂȘtres, Ă  bondir hors de sa cellule, Ă  observer le soleil pour voir s’il est loin de la neuviĂšme heure, et Ă  regarder de-ci, de-lĂ  quelqu’un des frĂšres [
]. En outre, il lui inspire de l’aversion pour le lieu oĂč il est, pour son Ă©tat de vie mĂȘme, pour le travail manuel et, de plus, l’idĂ©e que la charitĂ© a disparu chez les frĂšres, qu’il n’y a personne pour le consoler. Et s’il se trouve quelqu’un qui, dans ces jours-lĂ  ait contristĂ© le moine, le dĂ©mon se sert aussi de cela pour accroĂźtre son aversion. Il l’amĂšne alors Ă  dĂ©sirer d’autres lieux, oĂč il pourra trouver facilement ce dont il a besoin, et exercer un mĂ©tier moins pĂ©nible et qui rapporte davantage ; il ajoute que plaire au Seigneur n’est pas une affaire de lieu : partout en effet, est-il dit, la divinitĂ© peut ĂȘtre adorĂ©e. Il joint Ă  cela le souvenir de ses proches et de son existence d’autrefois, il lui reprĂ©sente combien est longue la durĂ©e de la vie, mettant devant ses yeux la fatigue de l’ascĂšse ; et, comme on dit, il dresse toutes ses batteries pour que le moine abandonne sa cellule et fuie le stade. »

— Évagre le Pontique, TraitĂ© pratique[14]

Dans le mĂȘme temps, Évagre le Pontique propose plusieurs remĂšdes simples pour s'en prĂ©munir : pleurer, dĂ©velopper une hygiĂšne de vie, s'appuyer sur les Écritures, penser Ă  la mort, tenir coĂ»te que coĂ»te. Toutes ces notions sont Ă  comprendre en relation avec Dieu.

L'acédie appartient à l'expérience commune de la vie érémitique et monastique du IVe siÚcle, comme en témoignent les apophtegmes[15]. Ces paroles des pÚres du désert, compilées par Pallade et Théodoret, s'adressaient généralement à leurs disciples auxquels ils apprenaient les principes spirituels et ascétiques de leur retraite. La lutte contre l'acédie était partie prenante de leur enseignement[16].

L'acédie chez Jean Cassien

Jean Cassien (v. 355-435) est le deuxiĂšme auteur patristique Ă  avoir enrichi la pensĂ©e sur l'acĂ©die chrĂ©tienne. Vers 386, il quitte le monastĂšre de BethlĂ©em dans lequel il s’est fait moine, pour aller visiter les ermites du dĂ©sert. LĂ -bas, il prend connaissance de l’enseignement d’Évagre, qui nourrit sa pensĂ©e. ExpulsĂ© d’Égypte, de Constantinople et de Rome pour ses affinitĂ©s avec l’origĂ©nisme, il s’installe en France, oĂč il fonde plusieurs monastĂšres Ă  Marseille, dans le premier quart du Ve siĂšcle[17]. Son parcours est important puisqu'il a permis de transmettre de l'Orient Ă  l'Occident, et du monde Ă©rĂ©mitique au monde cĂ©nobitique, le concept d'acĂ©die. Jean Cassien est le pĂšre du cĂ©nobitisme occidental, Ă  savoir la vie monastique en communautĂ©. Ses Institutions cĂ©nobitiques[18], destinĂ©es Ă  rĂ©gler les communautĂ©s naissantes, consacrent un chapitre entier Ă  l'acĂ©die. Il ne se contente pas de reprendre les positions des pĂšres du dĂ©sert, mais les adapte Ă  ce nouveau monachisme, en insistant sur le travail manuel. Il complĂšte Ă  deux niveaux la dĂ©finition de l'acĂ©die : il clarifie sa place dans le schĂ©ma des sept vices – qui ne sont pas encore pĂ©chĂ©s – et il lui crĂ©e une progĂ©niture[19].

Évagre le Pontique Ă©voque dans L'AntirrhĂ©tique le rejet du travail manuel par les acĂ©dieux[20], mais Jean Cassien est le vĂ©ritable maĂźtre d’Ɠuvre du rapprochement entre l'acĂ©die et ses consĂ©quences mortifĂšres pour le travail manuel[21]. Il moralise le labeur monastique, dans le chapitre des Institutions dĂ©diĂ© Ă  l'acĂ©die, par un commentaire des ÉpĂźtres de Paul[22]. Il y explique : « Sans travail manuel, le moine ne peut ni demeurer stable ni s’élever un jour au sommet de la perfection »[23]. Autrement dit, l'acĂ©dieux ne connaĂźt ni stabilitĂ©, ni contemplation. La question de la stabilitĂ© est cruciale dans ce contexte de naissance du cĂ©nobitisme. Or le travail est prĂ©cisĂ©ment ce qui permet Ă  la communautĂ© d'assurer sa pĂ©rennitĂ© et son indĂ©pendance vis-Ă -vis du siĂšcle[24]. Les moines qui refusent de travailler mettent donc en danger la survie de la communautĂ©, devenant « des membres corrompus par la pourriture de l’oisivetĂ©[25]». De plus, ils s'opposent avec orgueil Ă  l'injonction divine qui, aprĂšs la Chute, impose aux hommes de travailler Ă  la sueur de leur front (Gen. 3, 17-19).

L'acĂ©die monastique (VIe – XIIe siĂšcles)

GrĂ©goire le Grand (540-604) est le troisiĂšme pĂšre de l'Église Ă  analyser l'acĂ©die chrĂ©tienne. Tout en connaissant le concept, il dĂ©cide de ne pas l'intĂ©grer Ă  son nouveau schĂ©ma des sept vices, qui aura un grand succĂšs au cours du Moyen Âge[26]. L'acĂ©die est fondue dans le vice de tristesse, oĂč se retrouve une progĂ©niture commune (torpor circa praecepta, vagatio mentis erga illicita)[27]. En ce sens, GrĂ©goire le Grand n'a pas participĂ© Ă  enrichir la dĂ©finition de l'acĂ©die, mais Ă  la rendre mineure et floue puisqu'elle est dĂ©sormais intrinsĂšquement liĂ©e Ă  la tristesse. DiffĂ©rentes raisons ont Ă©tĂ© Ă©voquĂ©es pour expliquer sa position : le manque d'autoritĂ© biblique[28], le cantonnement Ă  la sphĂšre monastique qui empĂȘche l'universalisation du propos ou la difficile distinction avec la tristesse[29].

L'absence du terme « acĂ©die Â» dans la rĂšgle de saint BenoĂźt a Ă©galement participĂ© Ă  sa relĂ©gation. Or, Ă  partir du IXe siĂšcle, sous l'Ă©gide de BenoĂźt d'Aniane et de Charlemagne, la rĂšgle bĂ©nĂ©dictine est uniformisĂ©e et diffusĂ©e progressivement Ă  tout le monachisme occidental[30].

Néanmoins, l'acédie ne disparaßt pas des textes pour autant. Elle est citée dans un certain nombre d'ouvrages carolingiens destinés à des laïcs : le De virtutibus et vitiis liber (Livre des vertus et des vices) d'Alcuin d'York (v. 730-804), le De institutione laicali (De la formation des laïcs) de Jonas d'Orléans (760-841) et le De ecclesiastica disciplina (De l'instruction ecclésiastique) de Raban Maur (780-856)[31]. Hormis l'insistance sur l'oisiveté engendrée par l'acédie, ces auteurs ne font que reprendre sa définition traditionnelle. En revanche, certains historiens y ont vu le début d'une laïcisation du concept[32].

L'acĂ©die resurgit au cours des XIe et XIIe siĂšcles, dans les milieux monastiques rĂ©formĂ©s. Selon Jean-Charles Nault, sa dĂ©finition se voit dĂ©doublĂ©e entre une acĂ©die corporelle, dĂ©noncĂ©e par Pierre Damien (1007-1072), et une acĂ©die spirituelle, spĂ©cifiĂ©e par Bernard de Clairvaux (1090-1153)[33]. Le premier semble insister sur les manifestations physiques de l'acĂ©die, telles que l'oisivetĂ© et la somnolence, dans son De institutionis ordinis eremitarum (Sur l'institution de l'ordre des ermites) et sa Vie de Romuald. Le second opĂšre dans ses sermons une « spiritualisation Â» de l'acĂ©die qui atteint en prioritĂ© l'esprit. Cette redĂ©finition s'inscrit dans le contexte d'un Ăąge d'or des traitĂ©s de vie intĂ©rieure, renouvelant l'intĂ©rĂȘt pour la psychologie dans la vie spirituelle.

Au Moyen Âge central, l'acĂ©die est donc toujours vivante, et semble encore ĂȘtre l'apanage des milieux monastiques[34]. Toutefois, la dĂ©finition de ce concept reste encore floue, pour trois raisons. D'abord, dans les textes, si les manifestations traditionnellement acĂ©diques sont souvent citĂ©es (tristitia : tristesse, taedium : ennui, lassitude, fastidium : dĂ©goĂ»t ou tepiditas : tiĂ©deur), le terme « acĂ©die Â» quant Ă  lui, apparaĂźt peu[35]. Les auteurs prĂ©fĂšrent les signifiĂ©s au signifiant. Ensuite, depuis GrĂ©goire le Grand, l'acĂ©die est difficilement discernable de la tristesse. Hugues de Saint Victor, dans son Expositio in Abdiam (Explication sur le Livre d'Abdias), Ă©voque Ă  la quatriĂšme attitude vicieuse, « acedia seu tristitia Â»[36]. Enfin, la place de l'acĂ©die dans le schĂ©ma vicieux n'est pas encore pĂ©rennisĂ©e. Les auteurs hĂ©sitent encore entre deux hĂ©ritages : le schĂ©ma septĂ©naire ou octonaire[37].

Thomas d'Aquin et les scolastiques

Thomas d'Aquin (1224-1274) est le dernier théologien médiéval à avoir alimenté le concept d'acédie. Il l'évoque à deux reprises dans son De malo (q. 11) et dans sa Somme théologique (II, II, q. 35)[38]. Ses travaux s'inscrivent dans le renouveau intellectuel qu'incarne la scolastique, émergeant à la fin du XIIe siÚcle. Il s'agit, pour ces théologiens, de concilier la philosophie grecque, redécouverte grùce aux traductions d'Aristote, avec la théologie chrétienne. Ce processus s'accompagne d'une volonté de clarifier les doctrines par la logique et la rationalisation. L'acédie, concept encore flou et fuyant jusqu'au début du XIIIe siÚcle, n'a pas échappé à cette entreprise. Elle n'a jamais été l'objet de controverses scolastiques, mais a irrigué les sommes théologiques de nombreux auteurs tels que Guillaume d'Auxerre (1150-1231), Alexandre de HalÚs (1185-1245) ou Albert le Grand (1193-1280)[39].

Thomas d'Aquin, dans sa Somme thĂ©ologique, propose le schĂ©ma des sept pĂ©chĂ©s capitaux tel qu'il est connu aujourd'hui, au moyen de la thĂ©orie des cinq facultĂ©s de l'Ăąme chez Aristote (vĂ©gĂ©tative, sensitive, locomotive, appĂ©titive, intellective). L'acĂ©die, qui est officiellement intĂ©grĂ©e dans son schĂ©ma vicieux, est dĂ©finie de deux maniĂšres : « tristitia de spirituali bono Â» (tristesse des biens divins) ou tristesse de Dieu[38] et dĂ©goĂ»t de l’action. L'acĂ©die est une tristesse particuliĂšre en ce qu'elle est spirituelle ; l'acĂ©die Ă©tant une tristesse, elle s'oppose Ă  la vertu de charitĂ©, la plus Ă©minente de toutes les vertus, et consiste, en ce sens, en un mal redoutable; elle est un vice capital (vitia capitalia) puisqu'elle est responsable des mauvaises actions morales auxquelles l'homme consent[40].

Cette dĂ©finition permet la rĂ©conciliation entre les deux hĂ©ritages conceptuels de l'acĂ©die, de Cassien et de GrĂ©goire le Grand. La tristesse et l'acĂ©die ne sont plus superposĂ©es mais harmonisĂ©es[41]. L'acĂ©die se distingue de la paresse, dans la pensĂ©e thomiste, puisque cette derniĂšre n'est qu'une sorte de peur[42]. Thomas d'Aquin propose cependant, tout comme Évagre le Pontique, un remĂšde Ă  ce mal avec l'Incarnation de JĂ©sus-Christ, le fils de Dieu. Puisque le Christ est totalement Dieu et totalement homme, il va pouvoir, en sa propre personne, refaire le pont entre l’humanitĂ© et la divinitĂ©, et rendre les hommes aptes Ă  atteindre ce pour quoi ils sont faits mais qu'ils sont incapables de rĂ©aliser par leurs propres forces.

NĂ©anmoins, des ambiguĂŻtĂ©s persistent dans les usages qui sont faits de l'acĂ©die. Les prĂ©dicateurs, qui s'en sont emparĂ©s pour Ă©difier les laĂŻcs, l'ont rapprochĂ©e de la paresse. Alain de Lille (1128-1202), dans son De arte praedicatoria (Sur l'art de la prĂ©dication), dĂ©finit l'acĂ©die comme une paresse (« acediam sive pigritam Â»)[43].

Au XIIIe siĂšcle, elle est de plus en plus confondue avec la mĂ©lancolie. L'acĂ©die est une forme de tristesse et la tristesse est une passion. Or la passion est un mouvement de l'Ăąme accompagnĂ© de changements physiques. C'est ainsi que Guillaume d'Auvergne, dans son De virtutibus (Sur la vertu), parle de l'acĂ©die comme d'un vice « crĂ©Ă© et renforcĂ© par l'humeur mĂ©lancolique Â»[44]. La mĂ©decine commence donc Ă  la penser, non plus comme un vice, mais comme une vĂ©ritable maladie physique[45]. À l'instar du problĂšme sĂ©mantique entre la tristesse et l'acĂ©die, la mĂ©lancolie et l'acĂ©die pourraient n'ĂȘtre qu'une mĂȘme rĂ©alitĂ© aux discours diffĂ©rents : l'un relayant un discours moral, l'autre un discours mĂ©dical.

Philosophie

L'acédie chez Walter Benjamin

Walter Benjamin reprend le concept d’acedia dans son opuscule Sur le concept d'histoire. Il s'agit du passage suivant :

« Fustel de Coulanges recommande Ă  l'historien, s'il veut reconstituer une Ă©poque, de s'ĂŽter de l'esprit tout ce qu'il sait du cours ultĂ©rieur de l'Histoire. On ne saurait mieux caractĂ©riser le procĂ©dĂ© avec lequel a rompu le matĂ©rialisme historique. C'est un procĂ©dĂ© reposant sur le fait de se mettre dans la peau de l'autre. Il prend son origine dans la paresse du cƓur, l’acedia, qui hĂ©site Ă  s'emparer de l'image historique authentique qui brille comme un Ă©clair, fugitivement. Cette indolence passait, aux yeux des thĂ©ologiens du Moyen Âge, pour le motif originel de la tristesse. Flaubert, qui l'avait Ă©prouvĂ©e, Ă©crit : « Peu de gens devineront combien il a fallu ĂȘtre triste pour ressusciter Carthage. Â» »

Selon Benjamin, l’acedia est rapprochĂ©e de l'empathie, c'est-Ă -dire de l'identification avec le « cortĂšge triomphal » des vainqueurs de l'Histoire, mais cette identification est fallacieuse car elle fait oublier Ă  l'historien qu'elle « profite par consĂ©quent toujours au dominant du moment », dominant qui marche « sur ceux qui sont aujourd'hui au sol »[46].

L'historien Bruno Queysanne analyse ainsi l'acédie chez Benjamin : c'est le risque, pour l'historien, de ne plus se préoccuper des vaincus et des « sans-nom ». L'empathie se dirige par facilité vers les vainqueurs, et ne s'applique pas aux vaincus de l'Histoire.

Le matérialisme historique d'origine marxiste rompt, quant à lui, avec cette acédie puisqu'il prétend faire l'histoire des opprimés. Mais il n'est pas exempt du risque d'acédie. Bruno Queysanne écrit qu'« un certain marxisme, par un trop grand souci de vérité objective, risque de perdre lui aussi la sensibilité à la misÚre humaine »[47].

Notes et références

  1. Qu'est-ce que l'acédie ?
  2. DĂ©finition de l'acĂ©die selon l'Église catholique en France
  3. Qu'est-ce que l'acédie ?
  4. L'acĂ©die, ancĂȘtre de la paresse
  5. Jean-Charles Nault, La Saveur de Dieu, l'acédie dans le dynamisme de l'agir, conclusion générale, p. 456-466].
  6. Robert Faricy, L'Anomie et la Croix, étude sur l'indifférence religieuse et la vie spirituelle;
  7. « Les personnes Ă©prouvent le besoin impĂ©rieux de prĂ©server leurs espaces d’autonomie, comme si un engagement d’évangĂ©lisation Ă©tait un venin dangereux au lieu d’ĂȘtre une rĂ©ponse joyeuse Ă  l’amour de Dieu qui nous convoque Ă  la mission et nous rend complets et fĂ©conds. Certaines personnes font de la rĂ©sistance pour Ă©prouver jusqu’au bout le goĂ»t de la mission et restent enveloppĂ©es dans une acĂ©die paralysante. [...] Le problĂšme n’est pas toujours l’excĂšs d’activitĂ©, mais ce sont surtout les activitĂ©s mal vĂ©cues, sans les motivations appropriĂ©es, sans une spiritualitĂ© qui imprĂšgne l’action et la rendent dĂ©sirable. De lĂ  dĂ©coule que les devoirs fatiguent dĂ©mesurĂ©ment et parfois nous tombons malades. Il ne s’agit pas d’une fatigue sereine, mais tendue, pĂ©nible, insatisfaite, et en dĂ©finitive non acceptĂ©e. Cette acĂ©die pastorale peut avoir diffĂ©rentes origines. Certains y tombent parce qu’ils conduisent des projets irrĂ©alisables et ne vivent pas volontiers celui qu’ils pourraient faire tranquillement. D’autres, parce qu’ils n’acceptent pas l’évolution difficile des processus et veulent que tout tombe du ciel. D’autres, parce qu’ils s’attachent Ă  certains projets et Ă  des rĂȘves de succĂšs cultivĂ©s par leur vanitĂ©. D’autres pour avoir perdu le contact rĂ©el avec les gens, dans une dĂ©personnalisation de la pastorale qui porte Ă  donner une plus grande attention Ă  l’organisation qu’aux personnes, si bien que le “tableau de marche” les enthousiasme plus que la marche elle-mĂȘme. D’autres tombent dans l’acĂ©die parce qu’ils ne savent pas attendre, ils veulent dominer le rythme de la vie. L’impatience d’aujourd’hui d’arriver Ă  des rĂ©sultats immĂ©diats fait que les agents pastoraux n’acceptent pas facilement le sens de certaines contradictions, un Ă©chec apparent, une critique, une croix. D’autres tombent dans l’acĂ©die parce qu’ils ne savent pas attendre, ils veulent dominer le rythme de la vie. » Lire en ligne.
  8. A. Bailly, Dictionnaire grec-français, Édition 1963
  9. « La Septante, Psaumes, chapitre 119 », sur biblehub.com (consulté le )
  10. « L'acĂ©die est un mouvement de longue durĂ©e des parties irascible et concupiscible : la premiĂšre Ă©tant irritĂ©e par les objets prĂ©sents, la derniĂšre de ceux Ă  venir Â», Origene, Selecta in psalmos (PG 12, 1593).
  11. Wenzel S., The Sin of Sloth : « Acedia Â» in Medieval Thought and Literature, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1967, p. 4.
  12. « Huit sont en tout les pensĂ©es gĂ©nĂ©riques qui comprennent toutes les pensĂ©es : la premiĂšre est celle de la gourmandise, puis vient celle de la fornication, la troisiĂšme est celle de l'avarice, la quatriĂšme celle de la tristesse, la cinquiĂšme celle de la colĂšre, la sixiĂšme celle de l'acĂ©die, la septiĂšme celle de la vaine gloire, la huitiĂšme celle de l'orgueil Â», Évagre le Pontique, TraitĂ© pratique : ou Le moine, trad. et Ă©d. par A. et C. Guillaumont, Paris, Éd. du Cerf, 1971, p. 64.
  13. Nault J.-C., La Saveur de Dieu : l’acĂ©die dans le dynamisme de l’agir, Paris, Éd. du Cerf, 2006, p. 35-63.
  14. Évagre le Pontique, TraitĂ© pratique, 12, op. cit.
  15. Wenzel S., The Sin of Sloth, op. cit., p. 9.
  16. Antoine 1 « Le saint abba Antoine, alors qu’il demeurait dans le dĂ©sert, fut en proie Ă  l’acĂ©die et Ă  une grande obscuritĂ© de pensĂ©es Â», citĂ© dans Nault J.-C., La Saveur de Dieu, op. cit., p. 67.
  17. Wenzel S., The Sin of Sloth, op. cit., p. 18.
  18. Jean Cassien, Institutions cĂ©nobitiques, trad. et Ă©d. par J.-C. Guy, Paris, Éd. du Cerf, 2001 (1re Ă©d. 1965)
  19. « De l’acĂ©die [naissent] l’oisivetĂ©, la somnolence, l’humeur acariĂątre, l’inquiĂ©tude, le vagabondage, l’instabilitĂ© de l’esprit et du corps, le bavardage et la curiositĂ© Â», Jean Cassien, ConfĂ©rences, Ă©d. par E. Pichery, Paris, Éd. du Cerf, 1955-1958., V, XVI, p. 208-209.
  20. « La pensĂ©e de l'acĂ©die fait rejeter le travail des mains et fait que le corps s'appuie contre le mur pour dormir Â», Évagre le Pontique, AntirrhĂ©tique, VI, 28, citĂ© dans, TraitĂ© pratique, op. cit., p. 79, t. 1.
  21. Nault J.-C., La Saveur de Dieu, op. cit., p. 88.
  22. I Thess. 4, 9-11, II Thess. 3, 6-15 et ÉphĂ©s. 4, 28.
  23. Jean Cassien, Institutions cénobitiques, X, 24, p. 422-425.
  24. C’est dans cette logique d’autonomisation que Jean Cassien reprend l'injonction de Paul qui ordonne aux Thessaloniciens de travailler de leurs mains (I Thess., 4, 11), « pour Ă©viter ce contre quoi il les avait mis en garde prĂ©cĂ©demment – Ă  savoir : vivre dans l’inquiĂ©tude, se soucier des affaires des autres Â», Jean Cassien, ibid., X, 7, 4, p. 394-395.
  25. Ibid., X, 7, 8, p. 398-399.
  26. « La racine de tout pĂ©chĂ© est l’orgueil, dont il est dit, selon le tĂ©moignage de l’Écriture : ‘Le principe de tous les pĂ©chĂ©s, c’est l’orgueil’ (Sir. 10, 13). Ses premiers rejetons, Ă  savoir les sept vices principaux, sont les produits de cette racine empoisonnĂ©e. Ce sont : la vaine gloire, l’envie, la colĂšre, la tristesse, le dĂ©sir de s’enrichir, l’excĂšs dans le manger et le boire, la luxure Â», GrĂ©goire le grand, Morales sur Job, XXXI, 45 (PL 76, 621).
  27. Wenzel S., The Sin of Sloth, op. cit., p. 24.
  28. Ibid., p. 34.
  29. GrĂ©goire le Grand, Morales sur Job, trad. et Ă©d. par A. Gaudemaris (de) et R. Gillet, Paris, Éd. du Cerf, 1948, p. 89.
  30. Bonnerue P., Benedicti Anianensis concordia regularum, Turnhout, Brepols, 1999, p. 45-53.
  31. Nault J.-C., La Saveur de Dieu : l’acĂ©die dans le dynamisme de l’agir, Paris, Éd. du Cerf, 2006, p. 125-139.
  32. Ibid., p. 130 ; Wenzel S., The Sin of Sloth, op. cit., p. 35.
  33. Ibid., p. 139-143.
  34. Wenzel S., The Sin of Sloth, op. cit., p. 31.
  35. Ibid., p. 33.
  36. Cité dans Nault J.-C., La saveur de Dieu, p. 147 (PL 175, 400).
  37. Wenzel S., The Sin of Sloth, op. cit., p. 28.
  38. Ibid., p. 48.
  39. Ibid., p. 47.
  40. Ibid., p. 49-50.
  41. Ibid., p. 63-64.
  42. « Cum pigritia sit timor de ipsa operatione, inquantum est laboriosa Â», Thomas d'aquin, Somme thĂ©ologique, I -II, q. 44, a4 ad 3, citĂ© dans ibid., p. 58.
  43. Alain de Lille, De arte praedicatoria, 7 « Contra acediam » (PL 210, 126), citĂ© dans Nault J.-C., La Saveur de Dieu, op.cit., p. 155.
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