Trajection
La trajection est un concept introduit dans Le sauvage et lâartifice. Les Japonais devant la nature (Paris, Gallimard, 1986) par Augustin Berque, qui le traduira ensuite par tsĂ»taika éæ ć pour lâĂ©dition japonaise du mĂȘme livre (Tokyo, Chikuma, 1988).
Signification et histoire du concept
Avec les notions corrĂ©latives de trajectivitĂ©, trajectif, trajectivement, il sâagit initialement de reprĂ©senter le fait que la rĂ©alitĂ© concrĂšte des milieux humains, tel le paysage, est insaisissable par le dualisme moderne, car elle nâest rĂ©ductible Ă aucun des deux pĂŽles thĂ©oriques du sujet et de lâobjet. Elle relĂšve dâune dimension intermĂ©diaire, la trajectivitĂ©, qui nâest ni proprement objective, ni proprement subjective. La trajection est lâopĂ©ration par laquelle les pĂŽles thĂ©oriques du sujet et de lâobjet sont mis en relation pour produire la rĂ©alitĂ© concrĂšte, qui est trajective. Cette relation est un « trajet » en va-et-vient entre ces deux pĂŽles, comme lâexprime le sinogramme é, qui lu en japonais kayou signifie « aller et venir ».
Que le paysage, par exemple, ne soit ni proprement objectif ni proprement subjectif, mais trajectif, permet de comprendre pourquoi cette notion nâa pas toujours ni partout existĂ©. Elle est apparue en Chine du Sud au IVe siĂšcle de lâĂšre chrĂ©tienne, et Ă la Renaissance en Europe. Câest dire quâĂ partir dâun certain moment, le donnĂ© environnemental a Ă©tĂ© saisi en tant que paysage par certaines sociĂ©tĂ©s. Ce « saisir en tant que » est au cĆur du processus de la trajection.
Augustin Berque a dĂ©veloppĂ© son analyse de la trajection dans le cadre dâune problĂ©matique de lâĂ©coumĂšne, ce dernier terme Ă©tant entendu comme lâensemble des milieux humains, ou la relation onto-gĂ©ographique de lâhumanitĂ© avec la Terre (voir ĂcoumĂšne. Introduction Ă lâĂ©tude des milieux humains, Paris, Belin, 2000). Il se rĂ©fĂšre aux travaux pionniers dâauteurs comme le philosophe japonais TetsurĆ Watsuji (1889-1960) et le naturaliste germano-balte Jakob von UexkĂŒll (1864-1944) pour dĂ©finir une mĂ©sologie, Ă©tude des milieux concrĂštement vĂ©cus par les ĂȘtres vivants (humains en particulier), comme distincte de lâĂ©cologie, qui en tant que science de lâenvironnement objectif suppose lâabstraction de lâobservateur hors du milieu quâil observe. La distinction entre milieu (concrĂštement vĂ©cu) et environnement (objectivĂ© par lâabstraction scientifique), dans la mĂ©sologie berquienne, rĂ©pond Ă la distinction Ă©tablie entre Umwelt et Umgebung par UexkĂŒll dans ce quâil a nommĂ© Umweltlehre (Ă©tude des milieux), et par Watsuji entre fĂ»do éąšć et shizen kankyĂŽ èȘç¶ç°ćą dans ce quâil a nommĂ© fĂ»doron éąšćè« (Ă©tude des milieux humains).
Ă la diffĂ©rence de ces deux prĂ©dĂ©cesseurs, toutefois,Augustin Berque sâattache au principe logique et ontologique du passage â la trajection â entre le donnĂ© environnemental objectif (lâUmgebung dâUexkĂŒll) et le milieu concrĂštement vĂ©cu (lâUmwelt dâUexkĂŒll) par un certain ĂȘtre individuel ou collectif (organisme, personne, sociĂ©tĂ©, espĂšceâŠ). Il en arrive Ă dĂ©finir la rĂ©alitĂ© selon la formule r = S/P, ce qui se lit ainsi: la rĂ©alitĂ© r, câest le sujet logique S (ce dont il sâagit) en tant que le prĂ©dicat P en Ă©prouve la saisie dans son propre advenu existentiel,i.e.selon le filtre perceptif et en fonction des besoins spĂ©cifiques propres Ă son espĂšce Ă un stade donnĂ© de son Ă©volution (donc le mode selon lequel S est saisi par les sens, lâaction, la pensĂ©e et la parole pour l'espĂšce humaine,les sens et l'action pour les autres espĂšces) . En pratique, S est lâUmgebung, et P lâUmwelt. Ce processus, i.e. la trajection, est analogue Ă une prĂ©dication en logique, mais il est beaucoup plus gĂ©nĂ©ral, car la saisie de S en tant que P nâest pas seulement verbale ; elle sâincarne concrĂštement dans tous les aspects de la relation entre lâĂȘtre et ce qui lâentoure.
Dâautre part, la trajection est bien un processus, qui se dĂ©roule dans le temps. La formule r = S/P nâen donne quâun instantanĂ© abstrait. En rĂ©alitĂ©, il y a deux phases dans la trajection, qui sont thĂ©oriquement successives, mais pratiquement simultanĂ©es : dâune part, S est assumĂ© en tant que P â par exemple, le donnĂ© environnemental assumĂ© en tant que paysage â, dâoĂč la rĂ©alitĂ© concrĂšte du milieu (S/P) ; dâautre part, cette rĂ©alitĂ© S/P se trouve placĂ©e en position de sujet Sâ par rapport Ă un prĂ©dicat ultĂ©rieur Pâ, et ainsi de suite, indĂ©finiment. Ce processus, la chaĂźne trajective, peut se reprĂ©senter par la formule (((S/P)/Pâ)/Pââ)/Pâââ⊠et ainsi de suite.
Or câest dire, puisque dans lâhistoire de la pensĂ©e europĂ©enne le couple sujet/prĂ©dicat en logique est homologue au couple substance/accident en mĂ©taphysique, que le prĂ©dicat P, via la rĂ©alitĂ© trajective S/P, est indĂ©finiment substantialisĂ© (i.e. hypostasiĂ©) en Sâ, Sââ, Sâââ et ainsi de suite. ConcrĂštement, cela signifie que le mode (en soi insubstantiel) de la saisie des objets (en soi substantiels) qui nous entourent (i.e. lâUmgebung) est peu Ă peu investi dans ces objets pour en faire des choses concrĂštement relatives Ă notre existence, câest-Ă -dire trajectives. Câest ainsi que les milieux se constituent historiquement â et, Ă une autre Ă©chelle de temps, Ă©volutionnairement â Ă la surface de la Terre, qui en est lâUmgebung initiale.
Par exemple, la saisie de lâenvironnement (S) en tant que paysage (P), au dĂ©part simple façon de voir et de dire, a engendrĂ© peu Ă peu des transformations de plus en plus substantielles de lâenvironnement lui-mĂȘme. Berque a illustrĂ© de telles chaĂźnes trajectives par des exemples concrets dans Histoire de lâhabitat idĂ©al, de lâOrient vers lâOccident (Paris, Le FĂ©lin, 2010) et dans PoĂ©tique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mĂ©sologie (Paris, Belin, 2014). Il en a fait la synthĂšse dâun point de vue gĂ©nĂ©ral dans La mĂ©sologie, pourquoi et pour quoi faire ? (Nanterre La DĂ©fense, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014).
Bibliographie
- Le Sauvage et l'artifice, les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1997 (1re Ă©d. 1986), 314 p.
- MĂ©diance, de milieux en paysages, Paris, Belin/Reclus, 2000 (1re Ă©d. 1990), 161 p.
- Ătre humains sur la Terre, principes d'Ă©thique de l'Ă©coumĂšne, Paris, Gallimard, 1996, 212 p.
- ĂcoumĂšne, introduction Ă l'Ă©tude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, 271 p.
- Histoire de lâhabitat ideal. De lâOrient vers lâOccident, Paris, Le FĂ©lin, 2010, 399 p.
- Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014, 237 p.
- La mésologie, pourquoi et pour quoi faire ?, Nanterre La Défense, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014, 77 p.
Liens externes
- Mésologiques Le site fédérant les travaux autour de la notion d'écoumÚne, par Augustin Berque (résumés de cours, textes en lignes, vidéos, bibliographie).
- Augustin Berque : Poétique de la Terre (quatre entretiens réalisés par Yoann Moreau et Romaric Jannel à l'occasion de la parution du livre Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie).
- Augustin Berque : L'EcoumÚne et l'étude des milieux humains (Entretien réalisé avec Peter Stockinger le et diffusé en ligne sur les Archives Audiovisuelles de la Recherche).