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Sur un art ignoré

« Sur un art ignorĂ© Â» est le titre du manifeste publiĂ© par Michel Mourlet dans le numĂ©ro 98 des Cahiers du cinĂ©ma paru en aoĂ»t 1959. C'est le manifeste des « mac-mahoniens » (du cinĂ©ma Le Mac Mahon) affirmant la primautĂ© de la mise en scène sur le scĂ©nario.

Contenu

Le texte est publié entièrement en italique, afin de marquer le caractère dissident du manifeste par rapport à l’orthodoxie de la revue[1].

Il est prĂ©cĂ©dĂ© de quelques lignes d’introduction non signĂ©es, vraisemblablement rĂ©digĂ©es par Éric Rohmer[2], alors l’un des deux rĂ©dacteurs en chef des Cahiers (avec Jacques Doniol-Valcroze) mais le seul Ă  en diriger effectivement la rĂ©daction : « Encore que la ligne de conduite des Cahiers soit moins rigoureuse qu’on a pu parfois le croire, ce texte ne la recoupe Ă©videmment qu’en quelques points. Toute opinion extrĂŞme Ă©tant cependant respectable, nous tenons Ă  soumettre celle-ci au lecteur, sans autres commentaires. Â»

L'auteur du manifeste en a lui-mĂŞme rĂ©sumĂ© le contenu dans son livre la Guerre des idĂ©es[3], au chapitre intitulĂ© « Les principes du Mac-Mahon Â». Il y dĂ©nombre cinq lignes directrices :

  1. historique (la situation de la critique dans les années 50-60),
  2. tacticienne (pour imposer des idées nouvelles),
  3. politique (le refus d'intégrer tout jugement politique dans l'appréciation d'une œuvre),
  4. morale : puisque l'art existe "pour réconcilier l'homme avec le monde", la prise en compte, pour l'estimation d'une œuvre, des valeurs existentielles et morales qui s'y inscrivent ;
  5. enfin et surtout esthétique : la prise de conscience du bouleversement radical apporté dans l'art par la saisie directe de la réalité grâce à la transparence de l'objectif photographique, qui fait ressentir comme artifice et tricherie les moyens indirects (conventions, métaphores, immobilisation, stylisation ou exagération expressionniste, images subjectives, etc.) utilisés par les arts traditionnels. Ce dernier point été réaffirmé par Mourlet en 2011[4].

Historique

La singularité apparente du point de vue (fondé en fait sur un certain retour à un classicisme indifférent aux modes) et la cohérence de l’argumentation, soutenues par la force du style[5], imposèrent aussitôt ce texte à l’attention du monde du cinéma et des cinéphiles. Il devait susciter pour longtemps des controverses des adhésions et des rejets sans nuance, où l’esthétique et la politique prenaient alternativement l’avantage. Le théoricien du cinéma Jacques Aumont, en particulier dans son ouvrage le Cinéma et la Mise en scène, a notablement contribué par ses analyses pénétrantes et équilibrées à apaiser le débat et à installer la pensée de Mourlet dans le champ des sciences humaines.

« Sur un art ignorĂ© Â» dès l’origine a Ă©tĂ© considĂ©rĂ© comme l’expression thĂ©orique du « tourbillon d’agit-prop du Mac-Mahon Â», selon les termes de Mourlet[6], mouvement baptisĂ© par la presse « mac-mahonien Â» (d’abord « mac-mahoniste Â», par Philippe Bouvard) du nom de la salle de cinĂ©ma situĂ©e avenue Mac-Mahon autour de laquelle il s’est constituĂ©, comme le relate Marc CĂ©risuelo, professeur d'Ă©tudes cinĂ©matographiques et d'esthĂ©tique, dans un ouvrage collectif consacrĂ© aux salles de cinĂ©ma[7]. Se donnant pour mission de dĂ©couvrir des cinĂ©astes et de faciliter la diffusion de leurs films, mais aussi de reconsidĂ©rer sans mĂ©nagement les valeurs et les Ĺ“uvres jusqu’alors admises, le « mac-mahonisme Â» dès l’origine s’est nettement construit autour de deux pĂ´les : un pĂ´le pratique et activiste animĂ© par Pierre Rissient et un pĂ´le thĂ©orique et critique dont « Michel Mourlet rĂ©dige les Tables de la loi Â»[8].

Cette bipolaritĂ© du mouvement mac-mahonien s’est traduite dans les faits par une assez nette sĂ©paration, non entre ses membres (Mourlet et Rissient sont, semble-t-il, restĂ©s en bons termes jusqu’à la disparition du second en 2018) mais entre leurs chemins respectifs. Mourlet s’est consacrĂ© Ă  une activitĂ© littĂ©raire très diversifiĂ©e tandis que Rissient s’est investi entièrement dans les mĂ©tiers du cinĂ©ma : assistanat Ă  la mise en scène, distribution de films, relations presse, rĂ©alisation et production[9].

En 1965, ce qu’il Ă©tait dĂ©sormais convenu de nommer le « manifeste Â» de Mourlet fut repris par celui-ci dans un livre publiĂ© par les Éditions de la Table Ronde et portant le mĂŞme titre. Outre le manifeste, Sur un art ignorĂ© rĂ©unissait les articles publiĂ©s par l’auteur dans les Cahiers du cinĂ©ma ainsi qu’un certain nombre de textes issus de PrĂ©sence du cinĂ©ma, revue dont il Ă©tait devenu le rĂ©dacteur en chef après son dĂ©part des Cahiers ; textes issus Ă©galement d’Études cinĂ©matographiques, Ambassades, Arts, L’Écran d'AndrĂ© S. Labarthe, DĂ©fense de l’Occident, la NRF, et de la revue espagnole Documentos cinematograficos[10]. Quelques inĂ©dits complĂ©taient l’ensemble. Dans Une Vie en libertĂ©[11], Michel Mourlet fait Ă©tat d’un rĂ©cit du compositeur Maurice Le Roux. Celui-ci, au moment de la parution de l’ouvrage, avait, raconte-t-il, aperçu Ă  Cannes Robert Favre-Lebret, dĂ©lĂ©guĂ© gĂ©nĂ©ral du festival, qui « ameutait la Croisette en trĂ©pignant de fureur, [son] livre Ă  la main ! Â»

L’ouvrage reçut un accueil sans rapport avec la rĂ©ception habituelle de la littĂ©rature cinĂ©matographique, plutĂ´t confidentielle. Deux revues importantes cependant manquèrent Ă  l’appel : les Cahiers du cinĂ©ma et Positif. Par la suite l'ouvrage a connu deux nouvelles Ă©ditions augmentĂ©es. La première en 1987, sous le titre la Mise en Scène comme langage, aux Éditions Henri Veyrier. Cet ouvrage reçut en 1988 le Prix Simone-Genevois du meilleur livre de cinĂ©ma, dĂ©cernĂ© sous la prĂ©sidence de Claude Sautet par un jury qui siĂ©geait cette annĂ©e-lĂ  pour la première fois[12]. La troisième Ă©dition augmentĂ©e a Ă©tĂ© publiĂ©e en 2008 sous le titre Sur un art ignorĂ©, la Mise en Scène comme langage, dans la collection de poche de Ramsay.

RĂ©ception et influence

Le manifeste lui-même, et à travers lui, le mac-mahonisme en tant que théorie et groupe d’influence, a fait et continue de faire l’objet de travaux universitaires et d’études, ainsi que de traductions. En 2013, on relève une traduction en espagnol dans la revue en ligne Lumiere[13]. La dernière en date, première traduction intégrale en anglais, a été publiée par la revue Critical Inquiry de l’Université de Chicago en mars 2022[14].

Dans le tableau synoptique figurant en annexe de son histoire des Cahiers du CinĂ©ma, Antoine de Baecque a inscrit la publication de « Sur un art ignorĂ© Â» dans la colonne des Ă©vĂ©nements artistiques majeurs. On retient Ă©galement cette dĂ©claration du critique Serge Daney[15] : « Le texte de Mourlet (Sur un art ignorĂ©) m’a autant impressionnĂ© que, plus tard, le livre de Debord (la SociĂ©tĂ© du spectacle) et, sans doute, Ă  idĂ©ologies opposĂ©es, pour des raisons voisines. Â» En 2020, le premier numĂ©ro de la revue de cinĂ©ma Apaches, lieu d'expression de jeunes universitaires de Rennes, est consacrĂ© pour les deux tiers au mac-mahonisme et Ă  un entretien avec Michel Mourlet sur PrĂ©sence du CinĂ©ma.,

Une phrase du manifeste a fait l’objet de multiples dĂ©bats : celle que Godard a citĂ©e en Ă©pigraphe de son film le MĂ©pris, et qu’il a attribuĂ©e au critique et thĂ©oricien du cinĂ©ma AndrĂ© Bazin en la reproduisant de manière erronĂ©e. Phrase prononcĂ©e durant le gĂ©nĂ©rique : « Le cinĂ©ma substitue Ă  notre regard un monde qui s’accorde Ă  nos dĂ©sirs. Â» La phrase exacte, qu’on lit au dĂ©but du paragraphe intertitrĂ© « PrĂ©Ă©minence de l’acteur Â», est la suivante : « â€¦le cinĂ©ma est un regard qui se substitue au nĂ´tre pour nous donner un monde accordĂ© Ă  nos dĂ©sirs Â». On peut lire Ă  ce sujet, dans l’Ecran Ă©blouissant, le commentaire de Marc Cerisuelo et[16], de Mourlet lui-mĂŞme, le chapitre intitulĂ© « L’affaire Godard-Bazin Â»[17].

« Tout est dans la mise en scène Â» est Ă©galement une assertion qui a fait couler de l’encre. Elle a Ă©tĂ©, en tant qu’elle rĂ©sume le manifeste tout entier, considĂ©rĂ©e par certains comme fondatrice d’une nouvelle pensĂ©e cinĂ©matographique oĂą se sont reconnus des cinĂ©astes tels que Claude Sautet[18], GĂ©rard Blain, Bertrand Tavernier, BenoĂ®t Jacquot. Quant Ă  « Charlton Heston est un axiome Â», phrase reprise comme titre d’un des chapitres de la grande sĂ©rie tĂ©lĂ©visĂ©e CinĂ©philes de notre temps de Laurent Chollet prĂ©sentĂ©e par Eddy Mitchell, elle a Ă©tĂ© souvent commentĂ©e aux Etats-Unis, y compris par l’acteur en personne[19], qui s’est dit "flattĂ© sans ĂŞtre sĂ»r d’en comprendre tout Ă  fait le sens".

Bibliographie

Cahiers du Cinéma N° 98, août 1959.

Antoine de Baecque, Les Cahiers du cinéma, Histoire d'une revue, chp. "L'École du Mac-Mahon", Éditions Cahiers du cinéma, 1991.

Antoine de Baecque, La cinéphilie : invention d'un regard, histoire d'une culture, 1944-1968, Fayard, 2003.

Michel Mourlet, Sur un art ignoré, la Mise en Scène comme langage, Ramsay Poche, 2008.

Michel Mourlet, L'Écran éblouissant, Voyages en Cinéphilie 1958-2010, Presses Universitaires de France, collection Perspectives critiques", 2011.

Christophe Fouchet, "Zoom arrière", blog collectif, Sur vos écrans en 1959,

Jacques Aumont, Le Cinéma et la Mise en Scène, Armand Colin, 2015.

Revue Apaches N° 1, dossier "Les mac-mahoniens", juin 2020.

Michel Mourlet, Survivant de l'âge d'or, Éditions de Paris-Max Chaleil, 2021.

Michel Mourlet, Dans le fauteuil du quatrième rang, France Univers, 2021.

Tom Gunning, Michel Mourlet's "On a Misunderstood Art (1959) : Plunging Back into the Screeen, présentation de la traduction en anglais par Gila Walker de "Sur un art ignoré", Critical Inquiry, Spring 2022, Volume 48, Number 3, University of Chicago Press.

Christophe Fouchet, Histoire du mac-mahonisme, BoD,2022.

Audio et Vidéographie "

Projection privée, émission de Michel Ciment, France Culture, 2 avril 2011

[Anatomia da crĂ­tica] Sobre uma arte ignorada (Michel Mourlet), audio (portugais) 53 mn, 2021

Travaux universitaires

Geneviève Puertas, "Qu'est-ce que le mac-mahonisme ?", 1983, mémoire consultable aux archives de l'Institut Michelet (U.E.R. cinéma et audiovisuel de Paris I)

Geneviève Puertas, "La Cinéphilie à Paris 1954-1966", 1984, Thèse de IIIe cycle, U.E.R. id.

Robin Hirsch, "La réception critique de Raoul Walsh en France", 2013, sous la dir. de Pierre-Olivier Toulza, Univ. Paris-Diderot.

Christophe Gauthier, "Le corps, la violence, la fascination : héroïsme viril et politique dans le mac-mahonisme", audio 81 mn, séminaire histoire culturelle du cinéma, 10 mars 2017.

Justine Alleron, "Singularités de la revue Présence du cinéma au sein du contexte critique des années 1950 et 1960", 2018, master cinéma et audiovisuel sous la dir. de Laurent Le Forestier, U.F.R. Arts, Lettres, Communication, Univ. de Rennes 2.


Notes

  1. Dana Polan et Antoine de Baecque, « Les Cahiers du cinema: histoire d'une revue, Volume 1: A l'assaut du cinema, 1951-1959 », SubStance, vol. 21, no 2,‎ , p. 111 (ISSN 0049-2426, DOI 10.2307/3684906, lire en ligne, consulté le )
  2. Bien que non confirmée par Rohmer lui-même, cette hypothèse est généralement considérée comme seule valable par les historiens du cinéma, notamment Antoine de Baecque dans La cinéphilie : invention d'un regard, histoire d'une culture, 1944-1968, Fayard, 2003
  3. Michel Mourlet, La Guerre des idées, Guy Trédaniel, , 264 p., pages 213 à 216
  4. Michel Mourlet, interview par Adèle Van Reeth, Les Chemins de la connaissance, France Culture,
  5. Michel Mourlet, L'Ecran éblouissant, P.U.F., , Préface de Marc Cerisuelo
  6. Michel Mourlet, Survivant de l'âge d'or, Editions de Paris-Max Chaleil, , 300 p., page 85 : "In memoriam Pierre Rissient"
  7. Collectif, les Salles de cinéma – Enjeux, défis et perspectives, Armand Colin, , "Le Mac-Mahon : histoire et légende" par Marc Cerisuelo
  8. Alain Riou, « « Hollywood-sur-Seine Â» », Le Nouvel Observateur,‎
  9. Mister Everywhere, entretiens de P. Rissient avec S. Blumenthal et M. Bernard, préface de B. Tavernier, Actes Sud, 2016
  10. Liste figurant dans la première édition de l’ouvrage, p. 234.
  11. Michel Mourlet, Une Vie en liberté, Séguier, , page 179
  12. Pour information sur le Prix Simone-Genevois, voir notamment La Revue littéraire (Léo Scheer) N° 19, oct. 2005 : « Journal critique » de Michel Mourlet et, du même, l’Écran éblouissant, p. 105, note 2.
  13. http://www.elumiere.net/especiales
  14. Vol. 48, N° 3, Spring 2022. Cette première traduction intégrale en anglais est l'œuvre de Gila Walker, traductrice notamment de Maeterlinck et Derrida. Elle est présentée par Tom Gunning, professeur émérite de cinéma et d'histoire de l'art.
  15. Serge Daney, Devant la recrudescence des vols de sacs à main,, Aléas,
  16. p. 7 Ă  13.
  17. p. 201 Ă  205.
  18. "Entretien avec Claude Sautet" par J. Curtelin et M. Mourlet, Présence du Cinéma, N° 12, mars-avril 1962.
  19. Notamment dans un entretien accordé à la revue britannique "Films and Filming" en octobre 1972.
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