Accueil🇫🇷Chercher

Sens (philosophie)

La notion de sens (du latin sensus) en philosophie comporte de multiples aspects et convoque diffĂ©rents modes d'approche selon les domaines (mĂ©taphysique, linguistique, philosophie du langage…), les auteurs et les Ă©poques de l'histoire de la philosophie considĂ©rĂ©s. Descartes parle de bon sens comme d'un synonyme de la raison. Ă€ part pour Frege qui les oppose, « sens Â» et « signification Â» sont Ă©quivalents. Lalande rappelle que dans la notion de « sens Â», « direction Â» et « tendance vers un but Â» sont aussi deux acceptions de la « signification Â».

Divers aspects du mot « sens Â» en philosophie

C'est dans le Discours de la Méthode que Descartes dit : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ».

Une dĂ©finition gĂ©nĂ©rale du mot « sens Â» en philosophie est difficile Ă©tant donnĂ© la multiplicitĂ© des aspects considĂ©rĂ©s. Ainsi chez Descartes le « bon sens » est-il synonyme de « raison »[1]. Autour de l'acception de « sens » comme « signification », par exemple d'un mot ou d'une phrase, il s'agit en premier lieu de l'« idĂ©e ou intention de celui qui parle »[1].

Ă€ l'entrĂ©e « sens Â» du Vocabulaire technique et critique de la philosophie, AndrĂ© Lalande indique les divisions gĂ©nĂ©rales de cet article, qu'il estime « long et complexe », comme suit :

  1. le « sens Â» (allemand : Sinn, Sinnlichkeit ; anglais Sense) en relation avec la « fonction sensorielle » ; les tendances qui s'y rattachent ; la connaissance intuitive ; le jugement. LĂ  se situent le bon sens, le sens commun, le sens moral[1]. Dans la Critique de la raison pure, Kant appelle « sens intĂ©rieur Â» (innerer Sinn), opposĂ© Ă  « sens extĂ©rieur Â» (äusserer Sinn), « la facultĂ© par laquelle “l'esprit se connaĂ®t lui-mĂŞme, ou connaĂ®t son Ă©tat intĂ©rieur” » (das GemĂĽth sich selbst oder seinen inneren Zustand anschaut)[1].
  2. le « sens Â» (allemand : Sinn, Bedeutung ; anglais Sense, Meaning, Signification, Denoting ; Import, Purport) en tant que « signification Â»[1]. On ne distingue guère dans la langue courante « sens, signification, valeur, acception »[1]. Dans son article Ăśber Sinn und Bedeutung (1892), Gottlob Frege oppose les deux mots Sinn et Bedeutung : Sinn correspond Ă  la « signification conceptuelle, Ă  la dĂ©finition », tandis que Bedeutung correspond aux « ĂŞtres ou Ă  l'ĂŞtre que dĂ©note un terme ou un complexe de termes », mais Lalande ne voit lĂ  « qu'une proposition personnelle » de la part de Frege : Bedeutung, malgrĂ© l'Ă©tymologie (deuten : indiquer, dĂ©signer), dit-il, prĂ©sente un sens beaucoup plus large, qui Ă©quivaut le plus souvent Ă  Significance en anglais[1].
  3. le « sens Â» (allemand : Richtung, Seite ; anglais Sense) comme « orientation d'un mouvement »[1].

En conclusion de son article, Lalande s'interroge sur « un ordre de filiation » susceptible de relier les diverses acceptions du mot « sens Â» : l'idĂ©e primitive serait celle de sentir, « Ă  laquelle se rattache celle de pensĂ©e, de jugement, d'opinion », d'après sensus en latin ; l'expression « les sens Â» Ă  rapprocher de « sensuel Â» et de « sensualitĂ© Â» en est dĂ©rivĂ©e[1]. De l'idĂ©e de pensĂ©e, de jugement viendraient d'une part, celle de « bon jugement », d'autre part celle d' « idĂ©e, par opposition aux mots qui l'expriment, et par suite d' intention chez celui qui parle » : d'oĂą les deux acceptions de « signification Â», celle de direction et de tendance vers un but (pour les sens 2 et 3), avec des « intermĂ©diaires » comme dans les expressions « parler dans le mĂŞme sens, en sens contraire Â», « agir dans le sens des instructions donnĂ©es par un chef Â», etc.[1].

Étymologies

« Sens Â» en français vient du latin sensus, substantif masculin (sensus, us, m.) qui signifie : 1. « facultĂ© de percevoir, sens, sensibilitĂ© », d'oĂą par exemple le « sens de la vue Â» (sensus oculorum ou sensus videndi). Le Gaffiot cite CicĂ©ron : « res subjectae sensibus », « choses qui sont exposĂ©es Ă  nos sens Â» et Lucrèce, pour qui sensus correspond Ă  « agir sur la facultĂ© de percevoir, sur la sensibilitĂ© »[2]. De cette première acception de sensus, on passe au sens 2. « ce que l'on Ă©prouve, sensation, sentiment ». Ici, on trouve pour le « sentiment Â», l'acception « manière de voir, manière de penser, disposition d'esprit », ainsi chez CicĂ©ron : « communes hominum sensus », « les sentiments communs Ă  tous les hommes Â»[2]. Au sens 3 de sensus, on a la « pensĂ©e Â», l' « idĂ©e Â», d'oĂą en rhĂ©torique, la « pĂ©riode », la « phrase », soit d'après cet exemple donnĂ© chez Quintilien : « verbo sensum cludere », « terminer une phrase par un verbe Â»[2].

D'après Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, le mot « sens Â» est donc issu du latin sensus, formĂ© sur sensum, supin de sentire, « percevoir (par les sens, l'intelligence) Â» (→ sentir). Mais dès l'ancien français, « des confusions se sont faites entre ce latinisme et le germanisme 2. sens »[3]. En ce qui concerne cette valeur 2 de « sens Â», il s'agit du germanique sinno « direction Â», plutĂ´t au sens abstrait de « bonne direction, “entendement, raison, intelligence”, reprĂ©sentĂ© par le gotique sinĂľa, l'ancien haut allemand sindon “voyager”, et qui se rattache peut-ĂŞtre Ă  la famille du latin sensus (→ 1. sens) »[3].

« Sinn Â» en allemand se rapporte d'abord Ă  Verstand (entendement, intellect, intelligence, discernement, jugement, raison) et Ă  Wahrnehmung ([a]perception). Une signification antĂ©rieure renvoie au verbe fort sinnen, lequel, en vieux haut allemand, signifie streben (chercher Ă , [prĂ©]tendre Ă , viser, rechercher, aspirer Ă ...), begehren (dĂ©sirer, convoiter, envier, ambitionner…). Sinnan en vieux haut allemand et sinnen en moyen haut allemand signifie die Gedanken auf etwas richten (diriger les pensĂ©es sur quelque chose), streben, begehren, est-il prĂ©cisĂ© Ă  l'entrĂ©e « sinnen Â» du dictionnaire Ă©tymologique Duden [4] - [5]. Ă€ l'origine, Sinn rĂ©fère Ă  gehen (aller, marcher, cheminer), reisen (voyager), Ă  la « façon de marcher Â» (Gang), au « voyage Â» (Reise), au chemin (Weg)[4]. Au niveau reconstituĂ© indo-europĂ©en (indogermanisch en allemand), la racine est *sent-, gehen (aller, marcher), reisen (voyager), fahren (se dĂ©placer, aller en vĂ©hicule), « prendre une direction Â» (eine Richtung nehmen)[4].

En allemand, le substantif fĂ©minin Bedeutung, « signification Â», « sens Â» (Sinn : sens ; Bedeutung eines Wortes : acception d'un mot), formĂ© sur le verbe composĂ© bedeuten, « signifier, vouloir dire Â»[5], a pour Ă©tymologie le verbe simple deuten, diuten en moyen haut allemand et en vieux haut allemand qui correspond Ă  zeigen (montrer, indiquer, dĂ©signer), erklären (expliquer), ĂĽbersetzen (traduire); ausdrĂĽcken (exprimer), bedeuten (signifier, vouloir dire)[6] - [5]. Deuten, de mĂŞme que ses Ă©quivalents en nĂ©erlandais, vieil anglais, suĂ©dois, reposent sur une dĂ©rivation du substantif germanique *ĂľeudĹŤ-« Volk Â» (peuple), le sens fondamental de ce verbe Ă©tant « expliquer, rendre comprĂ©hensible, pour le peuple (rassemblĂ©) Â» (fĂĽr das [gesammelte] Volk erklären), Ă  rapprocher Ă©tymologiquement de deutsch (en français : « allemand Â»)[6].

En français, « signication Â» est « empruntĂ© au latin significatio, “action d'indiquer”, “annonce, indication” et, spĂ©cialement, “marque d'approbation, manifestation favorable”, et “sens d'un mot” »[7]. Tandis que dans la langue courante, « signification Ă©quivaut Ă  sens », le mot revĂŞt après Saussure « la valeur de “rapport rĂ©ciproque qui unit le signifiant et le signifié” et effet sĂ©mantique (d'un signe) en situation, dans le discours, alors distinct de sens et opposĂ© Ă  dĂ©signation »[7].

Sens ou / et signication en philosophie du langage

« Sens Â» (allemand : Sinn, Bedeutung) en tant que « signification Â» correspond dans l'ensemble Ă  ce que « veulent dire Â» ou « ce que communiquent Ă  l'esprit un mot, une phrase, ou tout autre signe jouant un rĂ´le semblable » et comprend primitivement, selon Lalande, l' « idĂ©e ou intention de celui qui parle », son « Ă©tat d'esprit qu'il veut communiquer (reprĂ©sentation, sentiment, action) »[1].

Gottlob Frege : opposition sens / signication (Référence)

Dans son essai Sens et DĂ©notation, Gottlob Frege utilise le mot « sens Â» issu de la traduction du mot allemand « Sinn » pour l’opposer Ă  la rĂ©fĂ©rence (ou dĂ©notation) qui est l’autre partie de la signification, contenue dans le monde rĂ©el.

Frege observe que des énoncés qui ne désignent rien de réel sont tout de même compréhensibles. Il explique cela dans son essai Sens et Dénotation[8] en distinguant, dans la signification des noms propres (c’est-à-dire les mots ou groupes de mots ayant une signification), le sens et la dénotation. Cette dernière désigne l’objet dans le monde réel. Quand il n’y a pas d’objet dans le monde réel, il reste le sens : la signification dans la langue. Frege donne comme exemple « le plus grand nombre entier » qui a un sens, mais pas de référence dans le monde réel[9].

Évolution de la notion de « nom propre Â»

Wittgenstein écrit dans le Tractatus logico-philosophicus (1922): « La pensée est la proposition pourvue de sens » (Der Gedanke ist der sinnvolle Satz).

En philosophie du langage, le sens d’un nom propre ou d'une pensée est la partie de la signification contenue dans le langage.

À la même époque que Frege, Edmund Husserl imagine également ce concept de sens et affirme qu’il peut même s’appliquer aux expressions qui sont grammaticalement des noms propres (par exemple les prénoms), alors qu’il semble s’opposer au fait que donner un nom à quelque chose identifie cette chose directement. La création de la notion de sens vient donc s’opposer à la théorie de la référence directe[10].

Bertrand Russell, Ludwig Wittgenstein, John Searle (en 1963) puis Peter Frederick Strawson (en 1977) reprennent cette notion de sens pour l’expliquer comme étant une description plus précise sous-entendue par le nom propre, qui serait alors un raccourci. « P. ex. Socrate abrégerait « philosophe grec, fils de l'accoucheuse Sophronisque, maître d'Alcibiade, de Xénophon et de Platon, condamné à boire la ciguë en 399 avant Jésus- Christ... » »[11].

Plus tard, John Algeo (en) (en 1973) puis Georges Kleiber (en 1981) redéfinissent le sens d’un nom propre comme étant la « dénomination prédicative » que l’on pourrait abréger par « l’objet appelé [nom propre] »[11]. Selon cette définition, le sens du nom propre Napoléon est « l’objet appelé Napoléon ».

Notes et références

  1. André Lalande, entrée : « Sens », dans Vocabulaire technique et critique de la philosophie (1923), Paris, PUF / Quadrige, 1993, (ISBN 2 13 044514 4) (volume 2), p. 967-976.
  2. Félix Gaffiot, Le Gaffiot de poche, nouvelle édition revue et augmentée sous la dir. de Pierre Flobert, Paris, Hachette-Livre, 2001, p. 682.
  3. Alain Rey (dir.), « 1. Sens », « 2. sens », in Ray, A. (dir.), Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française], (1992), Dictionnaires Le Robert, 2000, tome 3, p. 3458-3460.
  4. Der grosse Duden. Etymologie (vol. 7), Bibliographisches Institut Mannheim, Dudenverlag, 1963, « Sinn », « sinnen Â», p. 645-646.
  5. Heinrich Mattutat, Weis / Mattutat. Wörterbuch der französischen und deutschen Sprache II. Deutsch-Französisch, Stuttgart, Klett Verlag, 1967 (ISBN 3-12-523200-7), passim.
  6. Der grosse Duden. Etymologie (vol. 7), Bibliographisches Institut Mannheim, Dudenverlag, 1963, « deuten », p. 105-106.
  7. Alain Rey (dir.), « 1. Sens », « 2. sens », in Ray, A. (dir.), Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française], (1992), Dictionnaires Le Robert, 2000, tome 3, p. 3507.
  8. (de) Friedrich Ludwig Gottlob, « Über Sinn und Bedeutung » [« Sens et Référence »], Zeitschrift für Philosophie und philosophische Kritik,‎ , p. 25–50 (lire en ligne, consulté le ).
  9. Laurent Roussarie, « Sens et dénotation », sur Sémanticlopédie, (consulté le )
  10. Alain Gallerand, « Peut-on penser le « sens Â» du nom propre ? : Husserl et le problème de la « signification propre Â» », Revue Philosophique de Louvain, vol. 110, no 2,‎ , p. 261–292 (DOI 10.2143/RPL.110.2.2159031, lire en ligne, consultĂ© le )
  11. Marc Wilmet, « Pour en finir avec le nom propre ? », L’Information grammaticale, vol. 65, no 1,‎ , p. 3–11 (DOI 10.3406/igram.1995.3050, lire en ligne, consulté le )

Voir aussi

Bibliographie

(Par ordre alphabétique des noms d'auteurs)

  • (de) Der grosse Duden. Etymologie (vol. 7), Bibliographisches Institut Mannheim, Dudenverlag, 1963, « Sinn », « sinnen », p. 645-646.
  • FĂ©lix Gaffiot, Le Gaffiot de poche, nouvelle Ă©dition revue et augmentĂ©e sous la dir. de Pierre Flobert, Paris, Hachette-Livre, 2001, (ISBN 2011679400), entrĂ©e « 2 sensus,us, m. Â».
  • AndrĂ© Lalande, entrĂ©e : « Sens », dans Vocabulaire technique et critique de la philosophie (1923), Paris, PUF / Quadrige, 1993, (ISBN 2 13 044514 4) (volume 2), p. 967-976.
  • Heinrich Mattutat, Weis / Mattutat. Wörterbuch der französischen und deutschen Sprache II. Deutsch-Französisch, Stuttgart, Klett Verlag, 1967 (ISBN 3-12-523200-7).
  • FrĂ©dĂ©ric Nef, « Aux sources austro-allemandes de la philosophie analytique : Bolzano, Brentano, Frege, Wittgenstein », dans Dominique Folscheid (dir.), La philosophie allemande de Kant Ă  Heidegger, Paris, Presses universitaires de France, (ISBN 2 13 045256 6), p. 333-340.
  • Alain Rey (dir.), « 1. Sens », « 2. sens », in Ray, A. (dir.), Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française], (1992), Dictionnaires Le Robert, 2000, tome 3, (ISBN 2-85036-565-3) p. 3458-3460.
  • Laurent Roussarie, « Sens et dĂ©notation », in D. Godard, L. Roussarie et F. Corblin (Ă©d.), SĂ©manticlopĂ©die: dictionnaire de sĂ©mantique, GDR SĂ©mantique & ModĂ©lisation, 2006, [lire en ligne].

Articles connexes

Liens externes

  • CNTRL,
    • « DĂ©finition de sens Â» I. 1.[FacultĂ©, capacitĂ©]
    • « DĂ©finition de sens » I. 2. [Orientation, direction]
  • Laurent Roussarie, « Sens et dĂ©notation », sur SĂ©manticlopĂ©die, (consultĂ© le )
Cet article est issu de wikipedia. Text licence: CC BY-SA 4.0, Des conditions supplémentaires peuvent s’appliquer aux fichiers multimédias.