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Pro Murena

Le Pro Murena est un plaidoyer politico-judiciaire prononcé par Cicéron, alors consul, en novembre 63. Il est considéré, dès l'Antiquité, comme un exemple majeur de l'éloquence cicéronienne.


Contexte

À la fin de l’automne 63, fin novembre début décembre[1], le consul Cicéron est occupé à déjouer la conjuration de Catilina. Ce dernier a quitté Rome le 9 novembre, après que le consul a prononcé sa première Catilinaire. Des opérations militaires ont déjà débuté. Le 3 décembre, Cicéron prononcera sa troisième Catilinaire.

Entre ces deux dates, CicĂ©ron trouve le temps d’assurer la dĂ©fense d’un des  consuls dĂ©signĂ©s pour l’annĂ©e Ă  venir et accusĂ© de fraude Ă©lectorale.

L'affaire et la procédure

Au cours de l’été 63 se sont tenues les élections pour désigner les deux consuls de l’année suivante.

Quatre candidats se sont dĂ©clarĂ©s : Catilina, pour la seconde fois consĂ©cutive, D. Junius Silanus, candidat des Optimates,  S. Sulpicius Rufus, un juriste rĂ©putĂ© et L. Licinius Murena.

Murena et Silanus sont Ă©lus par les comices.

Sulpicius Rufus refuse d’entĂ©riner sa dĂ©faite. Il engage une procĂ©dure, contre le seul Murena, selon la lex Calpurnia de ambitu qui visait Ă  rĂ©primer la corruption Ă©lectorale (ambitus).  Cette loi venait d’être renforcĂ©e par CicĂ©ron lui-mĂŞme (lex Tullia[2] de ambitu).

Cette procédure faisait peser un lourd danger sur les accusés : en cas de condamnation, non seulement ils étaient destitués mais ils étaient également chassés du Sénat et devenaient inéligibles à toute fonction.

La lex Calpurnia s’était appliquée tout récemment : les deux consuls désignés pour 65, Autronius et Sulla, en avaient subi les conséquences, en novembre 66.

Les protagonistes

Le procès concernant un consul désigné, l’on ne s’étonnera pas de voir les ténors du barreau de l’époque appelés à la barre, que ce soit pour l’accusation ou pour la défense.

L'accusé

Lucius Licinius Murena provient d’une famille de noblesse plébéienne, originaire de Lanuvium. Il est le premier de sa gens à atteindre le consulat, néanmoins les trois générations précédentes avaient atteint la préture.

S’il ne semble pas avoir marqué les esprits lors de ses magistratures civiles (questeur, édile, préteur urbain en 65, propréteur de la Gaule Narbonnaise en 64), il s’est par contre illustré dans ses charges militaires en Asie contre Mithridate, dès sa jeunesse en 83 sous les ordres de son père, puis comme légat dans les armées de Lucullus.

Ce dernier obtient d’ailleurs son triomphe en cette année 63 et le cortège se déroule à proximité des élections pour le consulat. Murena y participa certainement mais surtout il dut en profiter de par la présence de 1600 soldats qui votèrent[3] probablement pour cet officier supérieur qui était des leurs.

Murena est considéré comme proche du parti des Optimates.

Après son consulat, Murena disparaît de nos sources.

L'accusation

Candidat malheureux à l’élection, Sulpicius Rufus assume personnellement l’accusation. C’est un juriste reconnu et un théoricien du droit qui marqua l’histoire de sa discipline.

Il se fait aider par Caton, austère stoïcien qui se veut conscience morale de Rome et qui jouera un rôle majeur dans la répression de la conjuration de Catilina. C’est l’arrière-petit-fils de Caton le Censeur.

À défaut d’avoir conservé leurs discours, on peut néanmoins se faire une idée de leur argumentaire par la réponse de Cicéron.

Avant d’en venir aux faits de corruption proprement dits, ils attaquent la personne même de l’accusé, selon le schéma classique de la vituperatio (invective) : sur sa vie privée puis sur la modestie de sa gens, inférieure à la dignitas (prestige) de la famille de Sulpicius.

La défense

Trois avocats Ă©paulent Murena :

  • Crassus, le futur triumvir avec CĂ©sar et PompĂ©e, est une des personnalitĂ©s les plus influentes de l’époque et un plaideur de premier ordre. Il reprĂ©sente la voix des populares.
  • Quintus Hortensius, autre avocat de grand renom, est un proche de CicĂ©ron. Ils menèrent plusieurs affaires de concert : quelques mois plus tard, ils feront acquitter P. Sulla, accusĂ© d’avoir pris part Ă  la conjuration de Catilina ; en 52, on les retrouve associĂ©s dans la dĂ©fense de Milon, l’assassin de Clodius. Il reprĂ©sente ici la voix du SĂ©nat.
  • Consul en charge, CicĂ©ron prend la dĂ©fense du consul dĂ©signĂ© (Ă©lu) qui doit lui succĂ©der au 1er janvier et contre une accusation qui se base sur une loi qu’il vient lui-mĂŞme de faire adopter. Il devra s’en justifier.

Comme souvent dans les affaires plaidées par Cicéron et que nous connaissons, il se réserve la dernière plaidoirie, conclusive et donc propice à des effets rhétoriques où il excelle. Il laisse à ses associés le soin de réfuter minutieusement les incriminations de l’accusation. Nous ne possédons pas ces plaidoiries.

L'argumentation

Cicéron doit d’abord se justifier sur deux griefs qui lui sont imputés par l’accusation :

  • il est consul en charge, il vient de faire passer une loi aggravant la rĂ©pression de la brigue Ă©lectorale et voilĂ  qu’il dĂ©fend un consul dĂ©signĂ©, accusĂ© prĂ©cisĂ©ment sur base de cette loi (§ 3-5);
  • pendant la campagne Ă©lectorale, il a soutenu  ouvertement Sulpicius Rufus, le plaignant, et voilĂ  qu’il se range derrière la dĂ©fense de son adversaire (§ 5-10).

Il peut ensuite passer à la réfutation des accusations envers Murena.


Il commence par écarter les attaques personnelles, thèmes traditionnels de la vituperatio (invective), modalité incontournable de l’argumentation romaine, qu’elle soit politique ou judiciaire :

  • la moralitĂ© douteuse de Murena : au contraire il s’est illustrĂ© dans ses charges militaires et ce n’est pas parce qu’il a longtemps servi en Asie qu’il a cĂ©dĂ© aux vices propres Ă  ces rĂ©gions  (§ 11-14);
  • le prestige moindre de sa famille : certes, il n’y a pas de consul dans ses ancĂŞtres, mais il y a des prĂ©teurs ; son père d’ailleurs y a accĂ©dĂ© mais, de plus, il a pu cĂ©lĂ©brer un triomphe Ă  la suite de ses campagnes victorieuses contre Mithridate – c’est donc tout naturellement que l’honneur du consulat, qui eĂ»t dĂ» couronner sa carrière, revient Ă  son fils  (§ 15-42).


Cicéron passe ensuite à la réfutation de la prétendue corruption électorale. En préalable, il met en évidence la faiblesse de la campagne électorale de l’accusateur, qui permet d’expliquer à elle seule sa défaite (§ 43-53). Finalement, Murena n’a fait que se comporter comme on fait en campagne depuis toujours (§ 74-76).


Pour clore sa plaidoirie, Cicéron en vient à des considérations politiques : l’ennemi est dans la ville, les combats ont commencé en Italie; ce serait ajouter un autre danger mortel pour Rome que d’amener une crise institutionnelle en commençant l’année à venir sans consul. Caton y-a-t-il songé quand il parle d’intérêt public à destituer Murena ?

La transmission du texte

Les manuscrits qui nous transmettent le Pro Murena ne sont pas antérieurs au XVe siècle. Ils remontent tous à un manuscrit du IXe siècle, aujourd’hui disparu, que Le Pogge, un humaniste, avait découvert en 1415, déjà fort endommagé et de lecture difficile. Des copies en avaient été réalisées.

Le Pro Murena Ă©tant un discours très cĂ©lèbre durant l’AntiquitĂ©, la tradition indirecte (citations) se rĂ©vèle fort utile pour l’établissement du texte : Quintilien et Aulu-Gelle le citent frĂ©quemment, les grammairiens antiques Ă©galement[4].

Commentaires

Publication - Plutarque

Une remarque de Plutarque dans sa vie de Cicéron a suscité l’étonnement de commentateurs modernes[5] :

« Lorsqu’il avait défendu Licinius Murena, poursuivi par Caton, Cicéron, mettant son point d’honneur à surpasser Hortensius qui avait eu du succès, ne s’était accordé aucun repos de toute la nuit, si bien qu’exténué par l’excès de méditation et de veille, il avait paru inférieur à lui-même[6]. » [Trad. Flacelière].

Aussi Boulanger [1940] a-t-il proposĂ©  Â« que l'orateur a pris une tardive revanche en refaisant son plaidoyer Ă  loisir pour ses contemporains et la postĂ©ritĂ©.(p.382) ». Son article s’efforce de dĂ©tecter les traces de ce remaniement.

On peut toutefois comprendre autrement la phrase de Plutarque : ne dit-il pas plutĂ´t que c’est dans l’aspect performatif de sa plaidoirie que CicĂ©ron fut infĂ©rieur Ă  son habitude, pas dans la qualitĂ© du discours ? Au contraire, il l’avait peaufinĂ© toute la nuit et cela expliquait son Ă©puisement physique. 

Plutarque ne le dit pas, mais nous pouvons également rapprocher cet épuisement des circonstances mêmes de la conjuration de Catilina qui est à son paroxysme au moment où se tient le procès : Cicéron vient de prononcer une Catilinaire et va prononcer la suivante quelques jours plus tard. Les opérations militaires viennent de débuter en Étrurie.

Bibliographie

  • CicĂ©ron, Discours, Tome XI, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 1943 – Texte Ă©tabli et traduit par AndrĂ© Boulanger.
  • Plutarque, Vies (DĂ©mosthène - CicĂ©ron), Paris, Les Belles Lettres, CUF, 1976 – Texte Ă©tabli et traduit par Robert Flacelière et Emile Chambry.
  • Grimal 1986: Pierre Grimal, CicĂ©ron, Paris, Fayard, 1986, (ISBN 978-2213017860).
  • Boulanger 1943: AndrĂ© Boulanger, Introduction au Pro Murena in CicĂ©ron, Discours, Tome XI, Paris, les Belles Lettres, CUF, 1943.
  • Boulanger 1940: AndrĂ© Boulanger, "La publication du « Pro Murena »", Revue des Études Anciennes. Tome 42, 1940, n°1-4. MĂ©langes d'Ă©tudes anciennes offerts Ă  Georges Radet, sous la direction de Fernand Chapouthier, William Seston et Pierre BoyancĂ©. pp. 382-387. Lire en ligne

Notes et références

  1. Pour le contexte détaillé, voir Boulanger [1943], p. 9-11 et surtout Grimal [1986], le chapitre 8, "Le consulat", p. 139-163. Plus particulièrement les p. 151-153.
  2. Le nom complet de Cicéron était: Marcus Tullius Cicero. D'où l'adjectif tullia pour désigner sa loi.
  3. Un soldat demeure un citoyen, mais en pratique il ne vote pas. En effet les comices électives se tiennent dans l'enceinte de Rome et celle-ci est une ville inermis, désarmée: les soldats ne peuvent y pénétrer. La seule exception concerne le cortège triomphal quand les soldats défilent en ville. On peut donc penser que les autorités ont volontairement fait coïncider élections et triomphe de Lucullus pour favoriser la candidature de Murena.
  4. Voir Boulanger [1943], p. 23-25 pour ces questions d'Ă©dition du texte.
  5. Par exemple des éditeurs des textes, Boulanger [1940] et [1943] pour le discours, Flacelière [1976] pour Plutarque, p. 157 qui renvoie aussi à Boulanger : « Sur cette appréciation de Plutarque, surprenante parce que le Pro Murena est un des discours les plus appréciés de Cicéron. »
  6. Plut., vie de Cic., 35
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