Prajna
PrajĂ±Ä en sanskrit (DevanÄgarÄ« : à€Șà„à€°à€à„à€à€Ÿ ; pa : paññÄ; ti : shes rab ; ch : èŹè„, bĆrÄ/bÄnruĂČ), souvent traduit par «connaissance », « sagesse »[1], « sagesse transcendante », ou mĂȘme « gnose[2] », est une notion fondamentale du bouddhisme. Le terme signifie Ă lâorigine « capacitĂ© cognitive » ou « savoir-faire ». Il dĂ©signe dans le bouddhisme l'intuition capable de percevoir le phĂ©nomĂšne de coproduction conditionnĂ©e, ainsi que lâabsence de soi propre (pali: anatta) et le vide (sanskrit: ĆĆ«nyatÄ) de toute chose. Câest une perception aiguĂ« qui permet dâatteindre l'illumination, opposĂ©e mais complĂ©mentaire de (jñÄna): la connaissance[3]; ces deux qualitĂ©s transcendent l'esprit propre (moi individuel, personnalitĂ©) dans ce qu'il a de fragmentĂ© et d'Ă©triquĂ© pour permettre une comprĂ©hension noumĂ©nale du phĂ©nomĂ©nal. Dans l'hindouisme, la prajĂ±Ä est la grande perception de l'Ultime rĂ©alitĂ©, la VĂ©ritĂ©, ce qui est vraiment, c'est-Ă -dire la liaison du soi personnel avec le Brahman: le Tout, l'Un universel[4].
Sources dans le canon
Dans les Sikkha suttas [5] de lâAnguttara Nikaya du canon pali, paĂ±Ă±Ä est dĂ©crit par Gautama comme Ă©lĂ©ment dâun processus en trois parties qui mĂšne Ă la libĂ©ration, et comme la comprĂ©hension des quatre nobles vĂ©ritĂ©s. C'est une section essentielle du noble sentier octuple. On distingue trois types de sagesse, de la plus rudimentaire Ă la plus dĂ©veloppĂ©e :
- suta-mayĂą paĂ±Ă±Ä : la sagesse obtenue par l'audition des instructeurs ou la lecture des textes ;
- cinta-mayĂą paĂ±Ă±Ä : la sagesse obtenue par la rĂ©flexion, l'examen rationnel, l'analyse intellectuelle ;
- bhavana-mayĂą paĂ±Ă±Ä : la sagesse obtenue par l'expĂ©rience personnelle, le dĂ©veloppement de l'esprit (vipassana).
Le bouddhisme theravÄda dĂ©finit cette sagesse comme la vue des choses telles qu'elles sont (yathÄ bhutam), c'est-Ă -dire la vue des trois caractĂ©ristiques de l'existence.
Dans les sutras mahayana prajñÄ-pÄramitÄ, comme le Sutra du CĆur, prajna est le principal moyen, qualifiĂ© dâ« inĂ©galĂ© » et dâ« insurpassable », pour parvenir Ă lâillumination et atteindre le nirvÄna en rĂ©vĂ©lant la vraie nature des choses. Câest la sixiĂšme des vertus paramitas. Elle a deux aspects, l'un exprimable, mondain (lokiya), l'autre inexprimable, ultime (paramÄrtha).
Dans le Sutra du CĆur on parle parfois de « pratique » de la prajna. Selon lâinterprĂ©tation des courants chan et zen, et particuliĂšrement les Ă©crits attribuĂ©s au sixiĂšme patriarche Huineng, il sâagit dâun engagement « sans choix » dans le cours des choses, qui consiste Ă participer au monde (contrairement Ă une mĂ©ditation repliĂ©e sur soi) en conservant une constante Ă©quanimitĂ©.
Explication imagée
Deux mĂ©taphores expliquent en quoi cette nature propre qu'est la prajna se distingue de lâesprit propre, agrĂ©gat de skandhas :
- «Combien je suis heureuse dans mon puits ! » dit une grenouille Ă la tortue de mer. « Je peux sauter sur la margelle, me blottir dans les trous entre les briques, nager Ă la surface, plonger dans la vase, aussi je prĂ©fĂšre mon puits Ă votre mer. Essayez un peu de ses charmesâŠÂ». Pour complaire Ă la grenouille, la tortue essaya. Mais une fois sa patte droite introduite dans le puits, il lui fut impossible dây faire entrer la gauche, tant le puits Ă©tait Ă©troit, tant elle Ă©tait large. AprĂšs avoir retirĂ© sa patte, elle donna Ă la grenouille les renseignements suivants sur la mer : « Elle a plus de mille stades de long, elle est plus profonde que mille hommes montĂ©s lâun sur lâautre. Quand survient lâinondation, son niveau nâest pas affectĂ© par toute lâeau qui sây dĂ©verse et quand survient la sĂ©cheresse, elle nâen Ă©prouve pas la moindre diminution. DurĂ©e, quantitĂ©, ces termes ne sâappliquent pas Ă la mer. Cette immobilitĂ© constante, voilĂ le charme de mon sĂ©jour Ă moi ». Ă ces mots, la grenouille du puits fut prise de vertige et perdit son petit esprit.
- Si vous regardez la riviĂšre depuis la rive, vous ne distinguez quâun seul mĂ©andre. Si vous vous Ă©levez, vous en discernerez plusieurs, puis tous les affluents de la riviĂšre. Si vous continuez votre Ă©lĂ©vation, vous en arriverez Ă voir que par delĂ les montagnes, toutes les riviĂšres se rassemblent en un seul ocĂ©an, mĂ©langeant leurs eaux indiffĂ©remment. Le regard qui sâĂ©lĂšve est votre prajna, sagesse transcendante. Ce mĂȘme regard une fois arrivĂ© au sommet, lĂ dâoĂč lâon distingue riviĂšres et ocĂ©an dans leur unitĂ©, est dit «jnana», sagesse transcendantale. «Là » toutes les diffĂ©rences sont unies en un seul et mĂȘme tout.
Prajna et méditation
La pleine conscience de la prajna est un mouvement mental subtil Ă©clairant les erreurs de lâesprit propre. Il sâagit dâun processus naturel correspondant Ă la croissance intĂ©rieure de lâindividu, qui doit se produire spontanĂ©ment et ne peut ĂȘtre formalisĂ© pour lâenseignement. Cependant, pour des raisons pĂ©dagogiques, certains enseignements traditionnels considĂšrent cinq aspects dans la prajna :
- Prajna comme miroir : vision qui n'est pas affectĂ©e par les objets, de la mĂȘme façon que le miroir rĂ©flĂ©chit les objets sans ĂȘtre perturbĂ© par eux. Il n'y a pas de rĂ©action subjective ni d'attachement, mais une objectivitĂ© pure et parfaite.
- Prajna comme vision Ă©galisante : parce que la sagesse transcendante voit tout avec une objectivitĂ© complĂšte, elle a la mĂȘme attitude envers toutes choses, tout comme le soleil Ă©claire sans distinction un lieu de culte ou un lieu de perdition.
- Prajna comme vision discriminante : si le miroir reflÚte tout également, il n'estompe cependant pas les particularités et reflÚte les détails les plus minuscules clairement et distinctement. Pratiquement, la vision discriminante est la capacité de comprendre intimement les phénomÚnes et les situations dans leurs particularités propres.
- Prajna comme sagesse accomplissante : l'esprit Ă©veillĂ© se dĂ©voue au bien de tous les ĂȘtres et trouve naturellement et spontanĂ©ment de nombreux moyens habiles (upaya) pour les aider. Il y a donc une dimension dynamique et agissante dans la prajna, qui est aussi la capacitĂ© de discerner lâacte judicieux selon le contexte.
- Prajna comme sagesse du dharmadhatu : le dharmadhatu ou conscience unitaire est la norme absolue de lâunivers, qui lui est constitutive. Câest une vision libre de tout point de rĂ©fĂ©rence tangible (la rĂ©alitĂ© telle quâelle se prĂ©sente Ă nos sens), reflĂ©tant la norme absolue intangible. Atteindre cette sagesse revient Ă se libĂ©rer de toute identification personnelle pour se contenter dâĂȘtre la rĂ©alitĂ© ultime elle-mĂȘme, consciente dâelle-mĂȘme et se manifestant en tant que telle. Câest ce quâexprime le Sutra du CĆur dans le passage : « Le vide n'est pas diffĂ©rent de la forme, la forme n'est pas diffĂ©rente du vide, et il en va de mĂȘme des sensations, des perceptions, des volitions et des consciences,... ». On peut dire que les quatre autres sagesses sont des aspects de la sagesse du dharmadhatu.
Références occidentales
Les premiĂšres traductions en Occident du terme de prajñù adoptent le mot de "sagesse", ce qui ne recouvre pas exactement tous les sens de prajñù. Alexandra David-NĂ©el emploie la premiĂšre le terme de "connaissance transcendante" (titre d'un de ses ouvrages), repris ensuite par PrajñÄnanda dans ses diffĂ©rentes Ă©tudes. On parle de "connaissance transcendante" car cette connaissance est supposĂ©e transcender les phĂ©nomĂšnes. Ce terme se trouve dĂ©jĂ chez Schopenhauer :
- La connaissance transcendante est celle qui, procĂ©dant en dehors de toute possibilitĂ© de l'expĂ©rience, s'efforce de dĂ©terminer l'essence des choses telles qu'elles sont en elles-mĂȘmes. La connaissance immanente, en revanche, est celle qui reste dans les limites de la possibilitĂ© de l'expĂ©rience et ne peut par consĂ©quent parler que de phĂ©nomĂšnes. (Parerga et Paralipomena, Sur la doctrine de l'indestructibilitĂ© de notre ĂȘtre rĂ©el par la mort, § 141)
Un autre concept voisin, introduit par le swĂąmi SiddheswarĂąnanda (et utilisĂ© comme titre d'un de ses ouvrages français), est celui dâintuition mĂ©taphysique. Plus rĂ©cemment, on trouve des ouvrages oĂč le sens de prajĂ±Ä est rendu par «âŻdiscernementâŻÂ»[6].
Citations
- La comprĂ©hension profonde (prajñù) suppose dâabord une rupture. A un moment « t » de la durĂ©e je ne savais pas ; Ă un moment « tâ » je sais. Entre ces deux instants il y a eu un hiatus, un brusque passage Ă la limite. (...) la comprĂ©hension profonde nâest jamais rĂ©versible. Sâil mâest toujours possible de perdre le fil de ma rĂ©flexion, de voir sâinterrompre lâobservation de tel objet ou processus, il ne mâest plus possible dâabandonner une comprĂ©hension Ă partir du moment oĂč celle-ci a surgi. (...) Ainsi prajñù outre son intemporalitĂ© est irrĂ©versible. Une fois rĂ©veillĂ© du rĂȘve de lâignorance, le sommeil nâest plus possible de mĂȘme que les notions dâavant et dâaprĂšs qui ressortent des catĂ©gories de la causalitĂ© et de la conscience nâont plus de sens.(PrajñÄnanda[7])
Références
- GĂ©rard Huet, Dictionnaire HĂ©ritage du Sanscrit, version DICO en ligne entrĂ©e « PrajĂ±Ä Â», lire: . ConsultĂ© le .
- (en) The Princeton dictionary of buddhism par Robert E. Buswell Jr et Donald S. Lopez Jr aux Ă©ditions Princeton University Press, (ISBN 0691157863), page 655
- (en) Charles S. Prebish, The A to Z of Buddhism, New Delhi, Vision Books, , 280 p. (ISBN 978-81-7094-522-2), p. 143.
- The A to Z of Hinduism, par B.M. Sullivan publié par Vision Books, page 111, (ISBN 8170945216)
- (AN 3:88 and 3:89) Nyanaponika & Bodhi (1999), pp. 69-71; Thanissaro (1998a); Thanissaro (1998b)
- Alexis Lavis, La conscience Ă lâĂ©preuve de lâĂ©veil : Lecture, commentaire et traduction du BodhicaryÄvatÄra de ĆÄntideva, Paris, Les Ăditions du Cerf, coll. « Sagesses dâAsie », , 546 p. (ISBN 978-2-204-12762-2).
- PrajñÄnanda, revue Bodhi n°3, 1984