Upaya
UpÄya, en sanskrit et pÄli (à€à€Șà€Ÿà€Ż) signifie : moyen efficace, mĂ©thode, expĂ©dient[1] - [2]. Le bouddhisme mahÄyÄna accorde une grande importance Ă lâupÄya kauĆalya (ou kaushalya : habiletĂ© à€à„à€¶à€Čà„à€Ż), en chinois fÄngbiĂ n (æčäŸż), en tibĂ©tain thabs, qui dĂ©signe la capacitĂ©, dĂ©veloppĂ©e au plus haut point chez les bouddhas et les bodhisattvas, de choisir le meilleur moyen de guider les ĂȘtres en fonction de leurs besoins et possibilitĂ©s propres Ă un moment donnĂ©. LâupÄya devient donc le « moyen habile », « moyen opportun » ou lâ« expĂ©dient salvifique » employĂ© par un ĂȘtre dĂ©jĂ Ă©veillĂ© et mĂ» par la compassion pour guider les autres ĂȘtres sur la voie de lâĂveil[3]. Cette notion encourage lâutilisation de plusieurs approches diffĂ©rentes du dĂ©veloppement spirituel et dĂ©courage le dogmatisme. Elle peut nĂ©anmoins sâaccompagner dâune hiĂ©rarchisation des moyens, et a servi aux partisans du mahÄyÄna Ă affirmer leur supĂ©rioritĂ© sur le hÄ«nayÄna.
La prajñÄ, sagesse du bouddha, est la perception de la vacuitĂ© parfaite, absolue, et lâupÄya un moyen non absolu, dĂ©fini relativement aux circonstances, aidant Ă atteindre la prajñÄ. Dans le BodhisambhÄra, NÄgÄrjuna exprime lâimportance des trois vertus de sagesse (prajñÄ), dâhabiletĂ© dans le choix des moyens (upÄya kaushalya) et de compassion (karunÄ), qui sont prĂ©sentĂ©es respectivement comme la mĂšre, le pĂšre et la fille du bodhisattva. La mĂ©taphore mĂšre-pĂšre est reprise dans le bouddhisme tibĂ©tain, oĂč prajĂ±Ä est associĂ© au fĂ©minin et upÄya au masculin, dans les reprĂ©sentations de dĂ©itĂ©s en yab-yum par exemple.
Thomas Kasulis[4] a proposĂ© de ranger lâupÄya dans le domaine de la metapraxis, quâil a dĂ©finie comme lâexamen de la nature et de lâefficacitĂ© de la pratique religieuse.
Origine
Le concept dâupÄya nâest pas inconnu du hÄ«nayÄna ; on trouve par exemple dans le Majjhima Nikaya la comparaison entre les pratiques bouddhiques et des radeaux : ce sont des upÄyas, moyens permettant dâatteindre le vrai but qui est lâautre rive (nirvana), et non des objets ayant une valeur propre. La lecture de lâAbhidharma montre que la praxis dans le bouddhisme ancien a toujours eu une grande importance[5], et que le sauvetage en dĂ©pend plus que de lâadhĂ©sion Ă une vĂ©ritĂ© philosophique dĂ©terminĂ©e.
Câest nĂ©anmoins dans le mahÄyÄna (et sa branche vajrayÄna) que le concept de « moyen habile » est dĂ©veloppĂ©. LâhabiletĂ© dans le choix des moyens (upÄya kauĆalya) y devient parfois la septiĂšme des vertus pÄramitÄs. Le concept dâupÄya comme expĂ©dient salvifique apparait tout dâabord dans les textes prajñÄpÄramitÄ, le SĆ«tra des dix terres qui expose la voie du bodhisattva, et surtout le SĆ«tra du Lotus. Par ailleurs, la nĂ©cessitĂ© d'adapter l'enseignement aux spĂ©cificitĂ©s du disciple pour le rendre efficace est reconnue de tous les systĂšmes religieux ou idĂ©ologiques qui cherchent Ă faire Ă©cole, dont le confucianisme. La notion d'upÄya a donc Ă©tĂ© aisĂ©ment acceptĂ©e dans les rĂ©gions d'expansion du mahÄyÄna.
Le don d'habileté dans le choix des moyens
Selon lâanalyse quâon peut faire du SĆ«tra du Lotus[6], lâupĆ«ya kaushalya est tout d'abord la capacitĂ© qu'a le bouddha suprĂȘme (dharmakÄya) de produire dâinnombrables mĂ©thodes pour guider vers la salvation. Se basant sur un passage qui affirme que « Le tathÄgata, Ă©veillĂ© depuis si longtemps, a une durĂ©e de vie infinie et a toujours existĂ© », certains estiment que Gautama Ă©tait dĂšs l'origine Ă©veillĂ©, et que son parcours historique culminant dans le nirvana Ă Bodh-Gaya est en soi un upÄya, une sorte d'illusion Ă visĂ©e pĂ©dagogique.
LâhabiletĂ© suprĂȘme dans le choix des moyens est aussi le don des bodhisattvas cĂ©lestes, qui en sont aux huitiĂšme et neuviĂšme stades du chemin de bodhisattva dĂ©crit dans le SĆ«tra des dix terres. Ayant atteint au sixiĂšme stade la sagesse (prajñÄ) et transcendĂ© la diffĂ©rence entre nirvÄáča et samsÄra, ils ont acquis au septiĂšme stade le don dâupÄya kauĆalya, et possĂšdent aux huitiĂšme et neuviĂšme stades un corps dharmique (dharmadhÄtujakÄya) ou « cĂ©leste » qui leur permet de sauver sous diffĂ©rentes formes en diffĂ©rents endroits. Dans lâ Enseignement de VimalakÄ«rti (VimalakÄ«rtinirdeĆa sĆ«tra), le hĂ©ros, laĂŻque devenu bodhisattva, est capable dâĂȘtre « toutes choses pour tous les hommes ». En raison de lâordre de progression, certains considĂšrent lâupÄya kauĆalya comme supĂ©rieur Ă la prajñÄ.
L'upÄya comme vĂ©ritĂ© provisoire
LâupÄya est une mĂ©thode efficace, mais qui peut impliquer des concepts philosophiques en contradiction avec ceux Ă©noncĂ©s par la doctrine bouddhique, ou mettre en jeu des comportements dĂ©concertants de la part dâun bouddhiste, surtout s'il s'agit dâun moine. La contradiction entre lâemploi dâun moyen apparemment entachĂ© dâerreur et la poursuite de la vĂ©ritĂ© est rĂ©solue, selon la pensĂ©e prajñÄpÄramitÄ qui inspire le SĆ«tra du Lotus et le mahÄyÄna en gĂ©nĂ©ral, par l'idĂ©e que toutes les particularitĂ©s se transcendent en fin de compte dans la vacuitĂ© du Dharma absolu. Ainsi, un concept erronĂ©, comme la reprĂ©sentation du bouddha ou du bodhisattva comme dieu protecteur faiseur de miracles, est une vĂ©ritĂ© provisoire plutĂŽt qu'une erreur ; la progression spirituelle du disciple lui permettra de l'Ă©changer contre une vision plus juste. LâEnseignement de VimalakÄ«rti exprime lâopinion que le dharma en tant que doctrine nâest pas un refuge sĂ»r car tous les ĂȘtres ne souffrent pas des mĂȘmes maux, et on risque de les blesser au lieu de les guĂ©rir si on nâen tient pas compte[7].
Ce concept de vĂ©ritĂ© provisoire est parfois utilisĂ© pour justifier des comportements excentriques, voire choquants. On peut citer les actes de violence de certains enseignants zen Ă lâĂ©gard de leurs disciples pour les amener Ă lâĂ©veil, ou le comportement de moines fantaisistes ou dĂ©voyĂ©s selon les critĂšres communs, connus dans les courants zen (le cĂ©lĂšbre moine au sac de toile, modĂšle du bouddha riant), ou vajrayÄna (cas de certains tulkus comme Chögyam Trungpa RinpochĂ© qui dĂ©fraya la chronique aux Ătats-Unis).
Cette notion de vĂ©ritĂ© provisoire correspondant Ă diffĂ©rentes situations ou niveaux de dĂ©veloppement spirituel est dans le SĆ«tra du Lotus clairement liĂ©e au dĂ©sir de prĂ©senter le mahÄyÄna comme un enseignement de niveau plus Ă©levĂ© que le hÄ«nayÄna. Selon les mahayanistes, le canon pÄli n'est pas dĂ©nuĂ© de valeur, mais contient un enseignement provisoire plus Ă©loignĂ© de la sagesse absolue que les textes de leur propre courant.
L'upÄya comme pratique prĂ©cise
Si le concept dâupÄya peut avoir le sens gĂ©nĂ©ral de « moyen adaptĂ© » sans plus de prĂ©cision, son contenu est parfois dĂ©fini prĂ©cisĂ©ment comme un ensemble de pratiques ou de capacitĂ©s ; par exemple :
- quatre sangrahavastus ou « Ă©lĂ©ments de conversion » : dÄna, le don ou la gĂ©nĂ©rositĂ© ; priyavÄditÄ, la parole affectueuse ; arthacaryÄ, l'inspiration au bien ; samÄnÄrthatÄ, lâexemple ;
- quatre pratisamvids ou « connaissances analytiques » : dharmapratisamvid, connaissance des phĂ©nomĂšnes ; arthapratisamvid, connaissance du sens ; niruktipratisamvid, connaissance de l'Ă©tymologie ; pratibhanapratisamvid, connaissance du courage ou de l'audace [de la parole] ; le Mañjughosa stuti sadhana, sagesse de MañjuĆrÄ«, rĂ©capitule ces quatre capacitĂ©s analytiques ;
- dhÄranÄ«s ou « formules magiques », mantras donnĂ©s aux bodhisattvas par des dĂ©itĂ©s amies ;
Références
- (en) The Princeton dictionary of buddhism par Robert E. Buswell Jr et Donald S. Lopez Jr aux Ă©ditions Princeton University Press, (ISBN 0691157863), page 942.
- GĂ©rard Huet, Dictionnaire HĂ©ritage du Sanscrit, version DICO en ligne entrĂ©e « upÄya », lire: . ConsultĂ© le .
- Philippe Cornu, Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme [détail des éditions]
- Philosophy as Metapraxis, 1992.
- « Il est vrai que le terme traduit par âmoyens habilesâ, upaya-kausalya, est post-canonique, mais la pratique des capacitĂ©s auxquelles il rĂ©fĂšre, les capacitĂ©s Ă adapter le message Ă l'audience, est de trĂšs grande importance dans le Canon en pĂąli. » Richard Gombrich, How Buddhism Began, Munshiram Manoharlal, 1997, p. 17.
- Skill-in-means and the Buddhism of Tao-sheng:
- Thurman 1986, p. 51 et 28