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Philosophie de la perception

La philosophie de la perception est une branche de la philosophie de l'esprit et de la philosophie de la connaissance qui tente de comprendre la nature des expĂ©riences perceptives et la façon dont elles se rapportent aux croyances ou Ă  la connaissance du monde. Deux questions retiennent alors spĂ©cialement l'attention des philosophes de l'esprit contemporains concernant la perception : celle de la nature des contenus de perception, et celle du rapport entre la perception et la connaissance.

Mécanisme de la vision d'aprÚs un dessin de René Descartes.

L'essentiel des dĂ©bats en philosophie de l'esprit questionne l'hypothĂšse selon laquelle les expĂ©riences perceptives ont Ă  la fois un contenu intentionnel – par lequel se prĂ©sentent Ă  nous des objets, des propriĂ©tĂ©s et des Ă©vĂ©nements qui semblent indĂ©pendants de notre esprit – et des aspects phĂ©nomĂ©naux ou qualitatifs correspondant Ă  l' Â« effet que cela fait Â» d'avoir telle expĂ©rience dans telle modalitĂ© sensorielle (visuelle, auditive, etc.).

Nature des contenus perceptifs

La question de la nature (objective ou « phĂ©nomĂ©nale Â») des contenus perceptifs constitue un enjeu important dans les dĂ©bats actuels. Le rĂ©alisme soutient que les objets auxquels la perception nous donne accĂšs sont des objets du monde physique existant indĂ©pendamment du fait d'ĂȘtre perçus, tandis que les thĂ©ories non rĂ©alistes de la perception insistent sur la dimension subjective de l'expĂ©rience perceptive.

RĂ©alisme direct

Le rĂ©alisme direct considĂšre que la perception nous donne directement accĂšs Ă  ses objets et Ă  leurs propriĂ©tĂ©s. Il ne s’agit pas au dĂ©part d’une thĂ©orie, mais plutĂŽt d'un dĂ©veloppement de notre conception prĂ©-philosophique du monde : celle du sens commun. On parle alors de rĂ©alisme naĂŻf pour qualifier cette conception spontanĂ©e de notre rapport au monde.

Dans sa forme proprement philosophique, le rĂ©alisme direct s'appuie sur la façon dont nous construisons les phrases. Les constructions propositionnelles accusatives du type « x perçoit y », sont dites « factives »[1], c’est‐à‐dire qu'elles prĂ©tendent rendre compte d’un fait de la rĂ©alitĂ©. Par exemple, lorsque nous disons : « je vois un arbre », nous considĂšrons normalement que cet arbre que nous percevons est un arbre qui existe dans le monde, Ă  l'extĂ©rieur et indĂ©pendamment de notre esprit.

On peut résumer ce réalisme direct comme suit :

  1. Il existe un monde contenant des objets matériels, durables et consistants
  2. On peut connaĂźtre la vĂ©ritĂ© des propositions portant sur ces objets (propositions factuelles) par le moyen d’une expĂ©rience sensorielle
  3. Les objets du monde existent en dehors de la perception ou de la conception que nous en avons et leur existence ne dĂ©pend pas de la nĂŽtre 
  4. Les propriĂ©tĂ©s de ces objets sont indĂ©pendantes du fait qu’on les observe
  5. On perçoit le monde de maniùre directe, tel qu’il est factuellement

Par conséquent, notre prétention à la connaissance du monde est justifiée.

Le rĂ©alisme direct rĂ©tablit ainsi l'ancienne conception de l’immĂ©diatetĂ© ou de la transparence de la perception. En dehors des cas anecdotiques d'illusions ou d'hallucinations, la perception nous met en relation avec le monde tel qu'il est.

Aujourd'hui, le rĂ©alisme direct trouve sa justification philosophique dans la thĂ©orie disjonctive de la perception[2], qui considĂšre qu'il existe une diffĂ©rence de nature entre les perceptions vĂ©ridiques ou authentiques et les illusions, au point que ces derniĂšres ne peuvent pas mĂȘme ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme des expĂ©riences (illusoires) de perception.

Les couleurs et les formes existent-elles dans la nature telles que nous les voyons ?

RĂ©alisme indirect

Le rĂ©alisme indirect postule que nous percevons indirectement les objets du monde en ayant l'expĂ©rience immĂ©diate d'objets mentaux. Selon les diffĂ©rentes versions du rĂ©alisme indirect, ces objets mentaux sont considĂ©rĂ©s soit comme des donnĂ©es sensibles (thĂ©orie des sense-data), soit comme des reprĂ©sentations[3]. Pour les partisans du rĂ©alisme indirect, nous pouvons connaĂźtre la rĂ©alitĂ© physique, au moins partiellement et approximativement, mĂȘme si nous ne pouvons pas la percevoir.

L'origine classique du rĂ©alisme indirect est la thĂ©orie de la connaissance avancĂ©e par John Locke dans son Essai sur l'entendement humain (1690). À la suite de Locke, certains philosophes empiristes, dont Bertrand Russell[4], G. E. Moore[5] et A. J. Ayer[6] ont revendiquĂ© la possibilitĂ© de combiner la thĂšse selon laquelle toutes nos expĂ©riences portent sur des donnĂ©es des sens, et d'autre part le postulat d'un monde physique au moins en partie indĂ©pendant de nos expĂ©riences. Le monde physique existe dans une large mesure indĂ©pendamment de notre esprit, et il doit ĂȘtre distinguĂ© du monde des donnĂ©es sensibles auquel la perception nous donne accĂšs. Plus prĂ©cisĂ©ment, la perception ne nous donne pas accĂšs au monde physique, mais Ă  un autre monde, peuplĂ© de contenus mentaux appelĂ©s « sense-data Â». Les sense data ont exactement les propriĂ©tĂ©s qu'ils semblent avoir : ils rendent compte de la façon dont les choses apparaissent au sujet de l'expĂ©rience, indĂ©pendamment de la façon dont les choses sont en rĂ©alitĂ© (physiquement). Toutefois, c'est bien sur cette base que les reprĂ©sentations d'objets physiques sont infĂ©rĂ©es[7].

L'objection traditionnellement avancĂ©e contre cette position est qu'elle ne permettrait pas de distinguer les expĂ©riences perceptives vĂ©ridiques des simples illusions ou des hallucinations. Typiquement, le rĂ©alisme indirect fait appel Ă  une thĂ©orie causale pour rĂ©soudre ce problĂšme : si mon expĂ©rience est causĂ©e de maniĂšre appropriĂ©e par un Ă©lĂ©ment du monde physique, la connaissance de cet Ă©lĂ©ment, fondĂ©e sur l'expĂ©rience, devient possible.

Théorie « bipolaire »

Certains philosophes contemporains, dont Fred Dretske[8] et John Searle[9] soutiennent que l'idĂ©e de reprĂ©sentation avancĂ©e dans le cadre du rĂ©alisme indirect est compatible avec le rĂ©alisme direct : la reprĂ©sentation est le moyen par lequel nous percevons un objet dans le monde extĂ©rieur, mais elle n'est pas elle-mĂȘme l'objet que nous percevons.

Selon cette thĂ©orie, la perception est comprise comme une forme de croyance qui est « Ă  propos de » quelque chose existant dans le monde. La perception se dĂ©finit par un contenu perceptif qui peut ĂȘtre rapprochĂ© d’une croyance possĂ©dant un contenu propositionnel du type : X croit que p. À l'instar d'une croyance, une perception d'objet doit rĂ©pondre positivement Ă  des conditions de satisfaction pour ĂȘtre vraie. De mĂȘme que le contenu d'une croyance dĂ©termine les conditions dans lesquelles elle est vraie, le contenu d'une expĂ©rience perceptive dĂ©termine les conditions dans lesquelles elle est vĂ©ridique[9]. Cette forme Ă©lĂ©mentaire de croyance repose sur un contenu reprĂ©sentatif qui possĂšde une structure acte/objet mais qui ne constitue pas lui-mĂȘme un objet, car il n'a pas d'existence propre.

L'introduction de la notion de contenu perceptif propositionnel est l'Ă©lĂ©ment central de cette thĂ©orie : de mĂȘme qu'une proposition (empirique) a deux « pĂŽles », au sens oĂč elle peut ĂȘtre vraie mais peut aussi ne pas l'ĂȘtre, une perception particuliĂšre peut ĂȘtre vĂ©ridique mais elle peut aussi ĂȘtre erronĂ©e. On parle alors de thĂ©orie bipolaire pour qualifier cette position.

Dans cette optique, illusion et hallucination sont simplement comprises comme des représentations inappropriées.

Phénoménisme

Le phĂ©nomĂ©nisme s'oppose au rĂ©alisme de la perception en considĂ©rant que la perception ne nous donne accĂšs qu'Ă  des complexes de donnĂ©es sensibles, qui n'existent pas indĂ©pendamment du fait d'ĂȘtre ou de pouvoir ĂȘtre perçues. L'origine classique du phĂ©nomĂ©nisme remonte Ă  George Berkeley et Ă  l'ƒuvre I de ses Principes de la connaissance humaine (1710). Cette thĂ©orie soutient que le monde perçu est constituĂ© de donnĂ©es des sens et qu'il n'existe rien d'autre qu'un tel monde. Nous percevons des objets qui, pour autant que nous le sachions, dĂ©pendent toujours de l'expĂ©rience que nous en avons.

Pour le phĂ©nomĂ©niste, l'affirmation selon laquelle la perception est capable de nous mettre en relation avec des entitĂ©s douĂ©es d'une existence autonome – donc sans relation avec nous – est par elle-mĂȘme contradictoire.

Adverbialisme

A la diffĂ©rence de ses thĂ©ories rivales, la thĂ©orie adverbiale de la perception[10] ne caractĂ©rise pas l'expĂ©rience perceptive comme un acte dirigĂ© vers un objet mais comme une maniĂšre pour le sujet percevant d'ĂȘtre affectĂ©. Dans cette perspective, de mĂȘme que ressentir une douleur, c'est d'abord ĂȘtre affectĂ© douloureusement, voir un cube rouge, c'est d'abord ĂȘtre affectĂ© « cubiquement Â» et « rougement Â».

On parle de thĂ©orie adverbiale pour qualifier cette position parce que les « accusatifs internes Â» des verbes de perception sont comparĂ©s Ă  des adverbes qui les modifient[11]. Les adverbes sont aux verbes ce que les adjectifs (comme « blanc Â») sont aux noms (comme « ours Â»). Dans l'expression « L'ours blanc nage vite Â», l'adverbe « vite Â» ne fait que caractĂ©riser la nage, et n'introduit pas un nouvel objet. De mĂȘme, le complĂ©ment « que le pelage de l'ours est blanc Â» dans « J'ai l'impression visuelle que le pelage de l'ours est blanc Â» modifie le verbe « avoir l'impression visuelle Â» sans pour autant introduire un nouvel objet distinct de mon expĂ©rience visuelle[11].

La thĂ©orie adverbiale Ă©limine le contenu de la perception en tant qu'objet : aucune expĂ©rience n'a d'objet Ă  proprement parler. Elle abolit ainsi le principe d'une relation entre le sujet et l'objet qui semblait faire la spĂ©cificitĂ© de l'expĂ©rience perceptive. L'avantage supposĂ© d'une telle dĂ©marche est qu'elle permet d'Ă©viter le problĂšme apparemment insoluble de la nature et de la localisation des contenus de perception[12].

Rapport entre perception et connaissance

Conceptualisme

Selon certaines analyses, le contenu intentionnel de la perception est intĂ©gralement conceptuel[13]. On ne peut percevoir un objet sans mobiliser quelque concept de cet objet et sans former, ou ĂȘtre disposĂ© Ă  former, quelque croyance Ă  son sujet.

L'illusion de MĂŒller-Lyer est un cas exemplaire d'illusion d'optique montrant que la perception est aussi une affaire de cognition.

La perception est donc conçue comme une forme de savoir qui met en relation un sujet percevant avec un fait perçu. Pour Wilfrid Sellars[14] et John McDowell[15] , elle appartient Ă  l' Â« espace des raisons Â» et implique une connaissance de type « propositionnel Â», susceptible de fournir un compte-rendu sur le monde.

Sellars, puis McDowell, dĂ©noncent ce qu'ils appellent le « mythe du donnĂ© Â», auxquels adhĂšrent aussi bien les empiristes classiques que les partisans de l'empirisme logique. Selon ce « mythe Â», la perception est un donnĂ© prĂ©conceptuel indĂ©pendant des capacitĂ©s conceptuelles d'arriĂšre-plan et des thĂ©ories dont dispose le sujet. Cette caractĂ©ristique de la perception « brute Â» tiendrait au fait qu'elle constitue le fondement de toutes nos croyances sur le monde. À l'opposĂ© de ce point de vue, Sellars considĂšre qu'il n'est pas possible d'apprĂ©hender le monde sans l'exercice de nos capacitĂ©s conceptuelles et linguistiques.

Non-conceptualisme

Selon une approche alternative au conceptualisme, les expĂ©riences perceptives ont un contenu intentionnel non conceptuel, permettant une reprĂ©sentation plus riche et plus fine des diffĂ©rents aspects de notre environnement que ce que nous en saisissons conceptuellement. Dans cette perspective, les propriĂ©tĂ©s phĂ©nomĂ©nales de nos expĂ©riences de perception sont des contenus qualitatifs[16]. Pour justifier cette position, Michael Dummett introduit la notion de « protopensĂ©e Â»[17]. Une protopensĂ©e se caractĂ©rise par sa nature iconique (ou imagĂ©e), Ă  la diffĂ©rence d'une pensĂ©e conceptuelle qui est nĂ©cessairement incarnĂ©e dans un langage.

D'aprĂšs Fred Dretske, lui aussi non-conceptualiste, il existe deux formes de conscience perceptive[18] :

  1. La perception « cognitive Â», qui est « imprĂ©gnĂ©e de thĂ©orie Â». Ce que l'on perçoit en ce sens dĂ©pend de ce que l'on sait.
  2. La perception « simple Â», qui est indĂ©pendante des connaissances prĂ©alables du sujet. Elle est dite « modulaire Â» dans le sens oĂč elle correspond Ă  des opĂ©rations mentales qui se produisent de façon autonome, sans lien avec les opĂ©rations conceptuelles du sujet.

Dretske Ă©tablit Ă©galement une distinction gĂ©nĂ©rale entre la conscience d'une « chose » et la conscience d'un « fait ». Alors qu'une chose est une entitĂ© particuliĂšre dĂ©signĂ©e par un terme singulier, un fait est dĂ©crit par une proposition. La conscience perceptive d'une chose est simple, ou purement sensorielle, tandis que la conscience perceptive des faits est cognitive, au sens oĂč elle engage des concepts[19].

Notes et références

  1. J. Dokic, Qu'est-ce que la perception ?, Vrin, Collection Chemins Philosophiques, 2009, p. 42.
  2. Voir J. M. Hinton, Experiences, Oxford, Clarendon Press, 1973 ; P. Snowdon, « The Objects of Perceptual Experience Â», Proceedings of the Aristotelician Society, 64, 1990, p. 121-150 ; J. McDowell, L'esprit et le monde (1994), Paris, Vrin, 2007 ; W. Child, « Vision and Experience : The Causal Theory and the Disjunctive Conception Â», Philosophical Quaterly, 42, 1992, p. 297-316.
  3. F. Jackson, Perception : a Representative Theory, Cambridge University Press, 1977.
  4. B. Russell, ProblĂšmes de philosophie (1912), Paris, Payot, 2005.
  5. G. E. Moore, Some Main Problems of Philosophy, London, Allen and Unwin, 1953.
  6. A. J. Ayer, The Problem of Knowledge, London, Macmillan, 1956.
  7. Voir notamment Russell (1912)
  8. F. Dretske, Seeing and Knowing, Routledge and Kegan, Londres, 1969
  9. J. Searle, L'Intentionalité (1983), Paris, Minuit, 1985, voir en particulier le chapitre 2.
  10. Voir Ducasse (1942), Chisholm (1957), Sellars (1968) et Tye (1975)
  11. J. Dokic, Qu'est-ce que la perception ?, Vrin, Collection Chemins Philosophiques, 2009, p. 31.
  12. A. Paternoster, Le philosophe et les sens (2007), Presses Universitaires de Grenoble, 2009, pp. 31-32
  13. Voir notamment D. Armstrong, A Materialist Theory of the Mind, Routledge and Kegan, Londres, 1968.
  14. W. Sellars, Empirisme et philosophie de l'esprit (1956), NĂźmes, L'Ă©clat, 1992
  15. J. McDowell, L'esprit et le monde (1994), Paris, Vrin, 2007
  16. Cf M. Tye, 'Ten Problems of Consciousness, MIT Press, Cambridge (Mass.), 1995.
  17. M. Dummett, Les origines de la philosophie analytique, Paris, Gallimard, 1991
  18. Cf. F. Dretske, Perception, Knowledge and Belief, Cambridge University Press, 2000, IIe partie
  19. J. Dokic, « Contenus perceptifs et bipolarité », in P. Livet (dir.), De la perception à l'action, Paris, Vrin, 2000.

Bibliographie

  • J. L. Austin, Le langage de la perception (1962), Paris, Vrin, 2007.
  • J. Bouveresse, Langage, perception et rĂ©alitĂ©, Tome 1 : La perception et le jugement, NĂźmes, Editions Chambon, 1994.
  • J. Dokic, Qu'est-ce que la perception ?, Vrin, Collection Chemins Philosophiques, 2009.
  • P. Engel, La vĂ©ritĂ©. RĂ©flexions sur quelques truismes, Paris, Hatier, Collection Optiques, 1998.
  • J. McDowell, L'esprit et le monde (1994), Paris, Vrin, 2007.
  • A. Paternoster, Le philosophe et le sens (2007), Presses Universitaires de Grenoble, 2009.
  • J. Proust (dir.), Perception et intermodalitĂ©. Approches actuelles de la question de Molyneux, Paris, PUF, 1997.
  • B. Russell, ProblĂšmes de philosophie (1912), Paris, Payot, 2005.
  • J. Searle, L'IntentionalitĂ© (1983), Paris, Minuit, 1985.
  • W. Sellars, Empirisme et philosophie de l'esprit (1956), NĂźmes, L'Ă©clat, 1992.

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