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Noces de Suse

Les noces de Suse sont une cérémonie nuptiale, à caractère grandiose, organisée par Alexandre le Grand en février 324 av. J.-C. Des milliers de Macédoniens, dont les principaux officiers du roi, sont mariés à des femmes perses et mèdes. Alexandre épouse Stateira, fille aînée de Darius III, ainsi que Parysatis, fille d'Artaxerxès III.

Mosaïque de Pompéi représentant Alexandre en tenue d'Arès et Stateira en tenue d'Aphrodite
Alexandre (en Arès) épousant Stateira (en Aphrodite), mosaïque trouvée à Pompéi, musée archéologique de Naples.

Les noces de Suse représentent un événement marquant du règne d'Alexandre car elles sont l'un des exemples les plus frappants de sa volonté de pérenniser l'empire par la fusion des élites irano-macédoniennes.

Unions célébrées

De retour de la campagne d'Inde, après avoir pĂ©niblement traversĂ© la GĂ©drosie et la Carmanie, Alexandre se rend au dĂ©but de l'annĂ©e 324 av. J.-C. Ă  Pasargades. Puis il parvient Ă  Suse, l'ancienne capitale des AchĂ©mĂ©nides. En chemin, Alexandre demande Ă  Aristobule de restaurer le tombeau de Cyrus qui a Ă©tĂ© profanĂ©[1], tĂ©moignant dĂ©jĂ  d'un geste de bonne volontĂ© Ă  l'Ă©gard des Perses[2]. LĂ  il dĂ©cide de cĂ©lĂ©brer des noces pendant cinq jours entre 10 000 GrĂ©co-MacĂ©doniens, dont 80 Compagnons (hĂ©taires), et des femmes perses et mèdes.

Selon Arrien, Alexandre cĂ©lèbre son propre mariage en mĂŞme temps que celui de ses plus proches officiers[3]. Il prend pour Ă©pouses Stateira, fille de Darius III, ainsi que Parysatis, en plus de sa première Ă©pouse, Roxane. Son favori HĂ©phaistion Ă©pouse la sĹ“ur de Stateira, DrypĂ©tis, afin que leurs enfants respectifs soient cousins[3]. Cratère Ă©pouse une nièce de Darius, Amastris. Perdiccas Ă©pouse la fille d'Atropatès. PtolĂ©mĂ©e et Eumène Ă©pousent les filles d'Artabaze, Artacama et Artonis. SĂ©leucos Ă©pouse la fille de SpitamĂ©nès, Apama. Enfin NĂ©arque Ă©pouse la fille de Mentor[4]. Tous les autres compagnons d'Alexandre reçoivent pour Ă©pouses « les filles des plus illustres Perses et Mèdes Â» au nombre de quatre-vingt[3]. De mĂŞme, Alexandre encourage fortement tous ses soldats Ă  prendre Ă©pouse parmi les Perses et envoie, toujours selon Arrien, un cadeau de noces Ă  chacun des couples de jeunes Ă©poux.

Les rites des mariages sont peu évoqués par les sources. Plutarque signale qu'il y a eu des « libations », mais sans en dire davantage. Les offrandes rituelles à une divinité sont communes aux deux cultures. On sait qu'au cours des noces, les évènements cultuels sont assurés par des prêtres grecs ainsi que des mages perses. Même si les deux cultures sont présentes, le rite matrimonial perse est clairement prééminent ; le démontre par exemple la coutume qui veut que l'époux donne un baiser à sa nouvelle épouse.

Un cérémonial à la manière perse

Le cĂ©rĂ©monial des noces ainsi que le banquet dĂ©montrent l'« orientalisation Â» dĂ©cidĂ©e par Alexandre, car elle reprend les rites et coutumes des Grands Rois perses. Les noces, qui durent 5 jours, prennent place dans une immense tente royale, façonnĂ©e sur le modèle de la salle des audiences du palais achĂ©mĂ©nide (l'apadana), alors que le palais de Suse est encore debout. Nous pourrions y voir une volontĂ© de marquer le caractère durablement mobile de la cour royale[5]. Le luxe, souvent condamnĂ© par les auteurs antiques dont Plutarque et Élien, est dĂ©crit comme un trait de l'orientalisme de la cĂ©rĂ©monie, assimilable Ă  l'hybris des Grecs. Le faste de l'Ă©vènement n’est pas Ă  lire comme un simple Ă©merveillement ou une simple exagĂ©ration. C'est aussi, pour les Anciens, un point de critique qui permet de diffĂ©rencier la culture orientale des Perses, qualifiĂ©s de barbares par les Grecs et les Romains, afin de les caractĂ©riser comme Ă©trangers, au sens d'individus qui ne parlent pas la mĂŞme langue.

Le luxe inouĂŻ rĂ©pond aux coutumes du cĂ©rĂ©monial perse auquel Alexandre se plie en partie. La tente royale est un monument impressionnant de toile de peau, soutenu par des colonnes recouvertes d'or d'environ 15 m de hauteur, aux tentures et voiles très riches. La richesse du mobilier est exposĂ©e sans pudeur car elle ne choque pas les autochtones, car un tel mobilier fait partie intĂ©grante de l'appareil de l'État. On constate une richesse de la vaisselle et des coupes : Plutarque mentionne des « coupes d'or ». Les Perses, Ă  l'instar des Grecs, prennent leur repas couchĂ©s sur des lits superbement ouvragĂ©s. Plutarque Ă©crit que « chaque lit avait des pieds d'argent… celui d'Alexandre les avait en or »[6]. Ces lits sont arrangĂ©s par un personnel spĂ©cialisĂ© avec des coussins, tapis, plaids, comme le mentionne le mĂŞme auteur[7]

Le banquet se caractérise par une forte présence de serviteurs et intervenants : Élien va jusqu'à énumérer les artistes présents au cours de la cérémonie : « chanteurs », « acteurs », « artistes », « saltimbanques indiens ». On sait par Charès de Mytilène que les artistes présents proviennent d'horizons divers et que beaucoup de Barbares et de Grecs ont contribué à la distraction du roi et de sa cour[8]. Alexandre et ses convives assistent aux performances de bateleurs indiens, joueurs de cithare, de flûte, etc. Ils écoutent également une performance du rhapsode Alexis de Tarente. Quant aux « artistes de comédie et de tragédie », il s'agirait principalement de Grecs, tel que Thessalos ou Lykôn. Ainsi les historiens à travers la diversité des origines des personnes ayant contribué au mariage, pensent y voir une forme de mixité culturelle à travers les arts. Ces artistes ne semblent pas être donnés en spectacles comme bouffons, car Plutarque reconnaît que les jongleurs indiens « surpassaient tous les autres en habileté » ; il y a donc une mise en valeur de chaque talent de l'empire. Ces artistes font partie intégrante du banquet, accompagnant en permanence Alexandre et buvant en sa compagnie.

L'Ă©tiquette appliquĂ©e au cours du banquet est stricte et hautement symbolique. Le protocole rĂ©serve Ă  Alexandre une place tout Ă  fait spĂ©ciale. On remarque une diffĂ©renciation au niveau des klinai (lits de banquet) car « celui d’Alexandre les avait en or », s'agissant d'un lit de parade qui lui est rĂ©servĂ©. Alexandre se distingue Ă©galement de ses convives par l'usage d'une coupe qui lui est spĂ©cialement destinĂ©e : une Ă´ion (en forme d'Ĺ“uf). Cette distinction Ă  travers l'Ă©tiquette de la table rĂ©pond Ă  une vision symbolique typiquement perse qui veut que le roi, quelle que soit son activitĂ©, doit et veut se distinguer comme un ĂŞtre Ă  part Ă  qui l'on doit respect et soumission. Le banquet est donc une cĂ©rĂ©monie minutieusement organisĂ©e autour de la figure du Grand Roi. On remarque Ă©galement une certaine rĂ©flexion quant Ă  la disposition des salles et des convives. Plutarque prĂ©cise ainsi que les hĂ´tes privĂ©s du roi sont installĂ©s en face de lui et de ses compagnons (ainsi que les jeunes mariĂ©s d’après Charès) et que le reste de l'armĂ©e se trouve dans la cour, la aulĂ©, une structure de 700 m de pourtour, avec les ambassadeurs Ă©trangers et les gens de passage. Cette disposition des convives est riche de sens car elle vise Ă  indiquer la place de chacun dans l'estime du roi. En somme, le dĂ®ner royal constitue avant tout une dĂ©monstration sociale et politique, reflĂ©tant l'image mĂŞme de la royautĂ©. D'ailleurs Plutarque souligne une « munificence d'Alexandre [qui] Ă©tait extraordinaire ». En effet la table du roi achĂ©mĂ©nide est un lieu majeur de la redistribution et le moment d'une dĂ©monstration de la largesse royale.

Alexandre cède au niveau de vie luxueux des rois perses, mais c'est avant tout superficiel, une sorte de façade pour plaire à ses nouveaux sujets et leur prouver qu'il prend sa légitimité à la succession de Darius très au sérieux. Au vu de l’appropriation faite par Alexandre du cérémonial perse, on se rend compte qu’il a une volonté de marquer une distance, il n'y a plus de pied d'égalité entre Macédoniens. Le roi de Macédoine, hégèmon de la ligue de Corinthe, n’est plus et laisse place au Grand Roi d'Asie, digne successeur des Achéménides. Ainsi il traduit une démarche d'affirmation de son statut de chef, aussi bien auprès des vaincus que de ses compagnons.

Il subsiste cependant quelques doutes, puisque certains historiens estiment que la cérémonie a très bien pu être en réalité célébrée à la manière greco-macédonienne[9]. Cependant l'absence de sources contemporaines rend difficile d'exprimer avec certitude la véracité de ces assertions.

Un acte politique

Les noces de Suse, gravure de la fin du XIXe siècle.

Devenu le nouveau Grand Roi en 331 av. J.-C., Alexandre entend d'abord marquer sa légitimité dynastique. C'est pourquoi ce dernier doit s’approprier, consolider et légitimer son pouvoir face à ses sujets asiatiques. Par conséquent, les filles de l'aristocratie perse doivent s'unir avec les principaux philoi (amis) du roi. Surtout ces noces permettent de sceller un pacte entre deux élites, à défaut de peuples, qui sont appelés à s'unifier, tout en respectant les traditions de chacun. L'assimilation des Macédoniens aux Perses a également pour but de conserver la norme oligarchique perse afin de gouverner les territoires conquis. Afin de s'attirer la sympathie de l'armée, Alexandre va jusqu'à rembourser les dettes contractées par les soldats auprès des marchands asiatiques ; il offre également en un geste symbolique des couronnes d'or à ses principaux généraux en guise de cadeau de noces.

Afin d'asseoir complètement sa légitimité dynastique, Alexandre s'intègre dans la famille royale en devenant le gendre de Darius. Il épouse en effet Stateira, fille de Darius et Parysatis, une fille d'Artaxerxès III, tout en étant déjà marié avec Roxane depuis 327. Les noces s'inscrivent dans un processus politique déjà bien entamé depuis 327, comme en témoigne l'adoption de l'étiquette perse à la cour royale. Alexandre montre la voie en prenant pour épouse Stateira et Parysatis. Devant diriger un empire très vaste, Alexandre cherche à mener une politique d'acculturation et de fusion parmi les élites. Ces noces doivent permettre la procréation d'une nouvelle population mixte, intégrée grâce à la création d'un statut juridique. Les enfants devront être éduqués à la macédonienne afin de les incorporer dans son armée[10].

Pour certains historiens contemporains, tel William W. Tarn qui reprend à son compte les thèses de Droysen en s'appuyant sur le récit d'Arrien[11], les noces de Suse témoignent de la volonté d'unir les peuples dans un esprit de fraternité universelle, les Perses n'étant plus considérés comme des sujets et se voyant associés au gouvernement de l'empire[12]. Mais cette vision idéaliste ne résiste pas à un examen critique[13]. Ainsi pour Ernst Badian, ces noces sont d'abord le prétexte d'une réconciliation entre Alexandre et les Macédoniens, alors que cette hypothétique « fusion » entre les peuples concerne en premier lieu les élites[14]. Pour autant, Alexandre montre qu'il a su dépasser l'opposition traditionnelle entre Grecs et barbares, avec pour objectif d'assurer la pérennité de l'empire[10].

Désaccord des Macédoniens

Certains Macédoniens traditionalistes considèrent ces noces comme des mariages forcés et une offense faite à leurs coutumes. Cette intégration des Perses déplait à certains compagnons d'Alexandre car ces derniers apprécient peu de devoir épouser des femmes issues de peuples qu'ils viennent de conquérir. De plus, un grand nombre de Macédoniens sont déjà mariés, même si la polygamie est pratiquée en Macédoine du moins dans l'aristocratie. Être marié à une Asiatique sous-entend qu'Alexandre souhaite faire des provinces asiatiques le centre de son empire et qu'un retour en Macédoine parait peu probable alors que les vétérans manifestent la volonté de retourner dans leur patrie. D'ailleurs immédiatement après les noces de Suse, au printemps 324 av. J.-C., une mutinerie éclate à Opis, sur le Tigre au nord de Babylone. Les soldats condamnent la place nouvelle accordée aux troupes asiatiques[10], mais surtout le fait qu'Alexandre décide de régner sur son empire depuis l'Asie et non de revenir à Pella[15], alors qu'il a promis de revenir Macédoine au moment de la sédition en Inde[16].

Mais finalement cette « fusion Â» entre les peuples reste limitĂ©e : sur les quatre-vingt mariages des philoi (amis du roi), un seul s'est perpĂ©tuĂ© après la mort d'Alexandre. Il s'agit du couple formĂ© par SĂ©leucos et Apama, union qui a perdurĂ© permettant Ă  ce Diadoque de fonder la dynastie sĂ©leucide.

Notes et références

  1. Battistini 2018, p. 258.
  2. Johann Gustav Droysen 1999, p. 425 ; Battistini 2018, p. 259.
  3. Arrien, Anabase, VII, 4, 4-8.
  4. Battistini 2018, p. 261.
  5. Pierre Briant, Alexandre le Grand, Paris, PUF, .
  6. Plutarque, Alexandre, 70, 3.
  7. Plutarque, Alexandre, 70, 3 : « couvertures teintes de pourpre et brodées, confectionnées dans le plus beaux tissus barbares ».
  8. Charès de Mytilène, Histoires d'Alexandre .
  9. M. Renard et J. Servais, « A propos du mariage d'Alexandre et de Roxane », L'Antiquité Classique,‎ , p. 29-50.
  10. Goukowsky 1993, p. 304.
  11. Arrien, Anabase, VII, 11, 8-9.
  12. (en) W.W Tarn, Alexander the Great, 1950, p. 399-449.
  13. Briant 1994, p. 119.
  14. (en) E. Badian, « Alexander the Great and the Unity of Mankind », Historia, 1958, p. 425-444.
  15. Goukowsky 1993, p. 305.
  16. Briant 1994, p. 116.

Annexes

Sources antiques

Bibliographie

  • Olivier Battistini, Alexandre le Grand : Un philosophe en armes, Paris, Ellipses, coll. « Biographies et mythes historiques », , 432 p. (ISBN 978-2-340-02841-8).
  • Johann Gustav Droysen, Alexandre le Grand, Éditions Complexe, coll. « Le Temps & Les Hommes », (1re Ă©d. 1833), 490 p. (ISBN 978-2-87027-413-2, lire en ligne) ;
  • Paul Faure, Alexandre, Paris, Fayard, , 578 p. (ISBN 2-213-01627-5) ;
  • Paul Goukowsky, Le monde grec et l'Orient : Alexandre et la conquĂŞte de l'Orient, t. 2, PUF, coll. « Peuples et Civilisations », (1re Ă©d. 1975), 307 p. ;
  • (en) Robin Lane Fox, Alexander the Great, Penguin Books, (1re Ă©d. 1973), 576 p. (ISBN 978-0-14-102076-1).
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