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Mont Iseran

Le mont Iseran est le nom d'un grand sommet lĂ©gendaire apparu sur les cartes et descriptions de la Savoie Ă  partir de la fin du XVIIe siècle, et qui se serait situĂ© aux sources de l'Isère, Ă  proximitĂ© de l'actuel col de l'Iseran entre les vallĂ©es de la Tarentaise et de la Maurienne. IndiquĂ© Ă  plus de 4 000 m sur les cartes d'État-major, il faut attendre les annĂ©es 1860 et l'âge d'or de l'alpinisme pour que les voyageurs britanniques constatent qu'il n'existe aucun grand sommet dans les parages, et que l’appellation locale de Mont-Iseran ne dĂ©signe que le col.

Le mont Iseran sur la carte du royaume de Sardaigne de Giovanni Tommaso Borgonio (1680).

Origines du mythe

En 1680, Giovanni Tommaso Borgonio, après six ans de repérage fait figurer sur sa Carta corografica degli stati di S.M. il re di Sardegna[1], une vaste pyramide du nom de mont Iseran entre la Tarentaise et la Maurienne ; au cours du XVIIIe siècle, de nombreuses cartes s'inspireront de celle de Borgonio[2].

En 1785, l'inspecteur gĂ©nĂ©ral des mines Spirito Benedetto Nicolis de Robilant dĂ©crit le sommet Ă  l'issue de sa mission de recensement des ressources minières du roi de Sardaigne Victor-AmĂ©dĂ©e III : « LĂ , la chaĂ®ne se replie au Midi par les pas d'Alexblanche [le col de la Seigne], du Petit-Saint-Bernard et de la vallĂ©e de Grisanche [col du Mont], pour se lier ensuite au Mont Iseran. La hauteur de ce mont d'oĂą sortent l'Isère et l'Arc en Savoie, l'Orco et la Sture en PiĂ©mont, quoique fort grande, n'est nullement comparable Ă  celle du Mont Rose, de manière qu'elle ne doit ĂŞtre rangĂ©e que parmi les Ă©minences de second ordre. Tel est aussi le pic graniteux du Mont Cervin qu'on aperçoit dans le DuchĂ© d'Aoste au-dessus de la vallĂ©e de Tournanche et qui n'est qu'une appartenance du mĂŞme Mont Rose. »[3] : un sommet donc qui, s'il n'est pas de premier ordre comme le mont Blanc ou le mont Rose, se compare tout de mĂŞme au Cervin.

En 1823 le PiĂ©montais Louis Francesetti, dans ses Lettres sur la vallĂ©e de Lanzo, le confond avec la Levanna et en exagère l'importance : « Les Ă©normes pics qui dominent la tĂŞte des VallĂ©es de Lanzo, tels que le Rochemelon, la Roussa, l'aiguille de Valbaron et la Levanna, appelĂ©e aussi Mont Iseran ne le cèdent que fort peu en hauteur aux montagnes les plus Ă©levĂ©es de l'Europe Â»[4].

C'est Albanis Beaumont en 1802, dans sa Description des Alpes grecques et cotiennes (on dit aujourd'hui Alpes grĂ©es et Alpes cottiennes), qui donne le premier une description formidable de la montagne : « J'ai dit ci-devant que cette montagne, qui s'Ă©lève majestueusement comme une pyramide aux extrĂ©mitĂ©s des grandes vallĂ©es de Tignes, de Bonneval, de Locana et de Cogne, tenait son nom de l'Isère. »[5] et « L'Arc prend sa source au pied des glaciers du Mont Iseran, montagne situĂ©e entre le PiĂ©mont, le Val d'Aost, la Tarentaise et la Maurienne : c'est des flancs de ce colosse que sortent l'Isère, l'Arc, l'Orco, la Stura, et que prennent naissance plusieurs chaines de montagnes primitives qui forment autant de ramifications alpines Â» [6].

Élisée Reclus justifiera un siècle plus tard cette croyance : « Quatre rivières importantes prennent leur origine dans cette région… Il était donc naturel de penser que le nœud central de tout ce système orographique était une montagne fort élevée, et c'est là que, récemment encore, on marquait la cime imaginaire du mont-Iseran »[7]. « C'est le principe de « l'orographie devinée par l'hydrographie » qui faisait croire aux anciens géographes que le Saint-Gothard [aux sources du Rhône, du Rhin et du Tessin, et point de partage des eaux entre les mers Méditerranée, Adriatique et du Nord] était le point culminant de toutes les Alpes »[8].

Mesures géodésiques

Le feuillet no 37 mont Iseran de la carte d'État-Major sarde, qui en fait en 1858 un important sommet de 4 045 m, Ă  3 km Ă  l'est du col de l'Iseran.

En 1824, le baron allemand Franz Ludwig von Welden le cote lui Ă  4 046 m[9]. L'annĂ©e suivante, Ă  la suite de campagne de mesures gĂ©odĂ©siques menĂ©es en Savoie et en Italie de 1803 Ă  1811, l'ingĂ©nieur gĂ©ographe français Jean Baptiste CorabĹ“uf lui donne une altitude de 4 045 m, plaçant « le point culminant du glacier du mont Iseran Â» Ă  la latitude de 45°30′48″ et la longitude 4°55′48″ (du mĂ©ridien de Paris 2°20′ Ă  l'est de celui de Greenwich), le confondant donc avec le sommet enneigĂ© du Grand Paradis, 20 km au nord-est du col de l'Iseran (alors qu'il place et cote correctement l'aiguille de la Grande Sassière au nord et Rochemelon plus au sud)[10] - [11].

L'État-major sarde publie en 1845 un ouvrage militaire Le Alpi che cingono l'Italia: considerate militarmente (littĂ©ralement Les Alpes qui entourent l'Italie considĂ©rĂ©es militairement), qui officialise les 4 045 m du mont Iseran[12]. Il est clairement distinguĂ© du Grand Paradis et de la Levanna, et est placĂ© juste Ă  l'est du col de l'Iseran. C'est ainsi qu'il apparaĂ®t en 1858 dans la carte d'État-major sarde au 1:50000 (dite Carte des Ă©tats de terre ferme).

En 1860, ÉlisĂ©e Reclus dans son introduction Ă  l’ItinĂ©raire descriptif de la Savoie d'Adolphe Joanne dĂ©crit la montagne : « Ă€ droite du col [de l'Iseran] se dresse le mont Iseran. L'ascension de cette montagne, qui dure deux Ă  trois heures, n'est pas dangereuse, mais elle est extrĂŞmement fatigante, Ă  cause des pierres et des sables mobiles qui forment sur les pentes de longs talus d'Ă©boulement souvent recouverts de neige au milieu de l'Ă©tĂ©. Du haut de cette montagne, l'un des plus fiers sommets des Alpes, puisqu'elle s'Ă©lève Ă  4 046 m d'altitude, on peut contempler par un beau temps un immense horizon de roches et de glaces. Les plaines du PiĂ©mont sont en partie cachĂ©es par l'aiguille de la Levanna, et par les glaciers… Malheureusement, le mont Iseran, comme tous les massifs puissants placĂ©s aux angles saillants d'une chaĂ®ne de montagnes, a souvent sa cime environnĂ©e de brouillards et d'orages ».

Remarquable par son absence

En 1859 William Mathews se rend dans la Tarentaise avec son frère G. S. Mathews, Ă  la recherche du mont Iseran. ArrivĂ© dans la vallĂ©e de Tignes, il constate que les habitants disent Mont Iseran pour parler du col. ArrivĂ© au col le 1er septembre, il n'aperçoit aucun grand sommet et demande Ă  son guide « Â« Ici c'est le col, mais oĂą est le mont Iseran » — « C'est ici Monsieur » — « Je ne parle du col mais de la grande montagne » — « Eh bien, Monsieur, c'est ici » — « Mais, oĂą est le pic de neige qu'on appelle le mont Iseran ? » — Il n'y a pas de pic de neige, Monsieur ; c'est toujours un sentier Ă  mulet. » » L'existence d'un mont Iseran autre que le sentier muletier est aussi niĂ©e Ă  Bonneval, de l'autre cĂ´tĂ©. Ă€ son retour en Angleterre, Mathews discute de ce problème avec d'autres membres de l'Alpine Club : John Ball suggère qu'il devait y avoir eu confusion avec l'aiguille de la Grande Sassière, S. W. King avec le massif de la Vanoise[13]. Mathews revient dans la rĂ©gion en 1860 accompagnĂ© du guide chamoniard Michel Croz, avec lequel il fait le l'ascension de la Grande Sassière, par grand beau temps : « nous observâmes alors au sud oĂą nous aurions dĂ» apercevoir Ă  seulement 8 miles le puissant pic de l'Iseran, les dominant de ses 13 000 pieds d'altitude ; mais rien de la sorte n'Ă©tait visible. Â» Et ils n'aperçoivent aucun sommet d'importance entre le lac de l'Ouillette et la Levanna[14].

En septembre de cette mĂŞme annĂ©e 1860, John Jermyn Cowell (1838-1867), se rend dans la rĂ©gion avec le guide chamoniard Michel-Ambroise Payot, dans le but de gravir la Levanna et le mont Iseran, rĂ©putĂ© inaccessible, avec sa forme d'aiguille et son altitude supĂ©rieure Ă  13 000 pieds. Payot affirme l'avoir souvent vu depuis le sommet du mont Blanc, et Cowell lui-mĂŞme pense l'avoir observĂ© depuis le col du GĂ©ant. Le , ils franchissent le col de Tignes Ă  Bonneval, mais le temps couvert les empĂŞchent de voir les hauts sommets. Ils s'arrĂŞtent Ă  l'auberge de Jean Culets Ă  Bonneval et, Ă  leur stupĂ©faction, celui-ci leur affirme que, parcourant ces montagnes depuis trente ans, s'il a dĂ©jĂ  gravi la Levanna et qu'il est prĂŞt Ă  les y conduire, il n'existe aucune montagne Ă  l'endroit indiquĂ© mont Iseran sur la carte de l'État-Major sarde. Le 10, le beau temps revenu, guidĂ©s par Culets, ils gravissent la Levanna, qui s'avère moins Ă©levĂ©e que prĂ©vu. Ă€ l'emplacement supposĂ© du mont Iseran, ils n'aperçoivent qu'une arĂŞte en contrebas, le mont Iseran ne s'avĂ©rant « remarquable que par son absence Â». Le 12, ils remontent au col de l'Iseran, et constatent dĂ©finitivement l'absence de tout sommet important.

Épilogue

Juste Ă  l'est du col de l'Iseran (2 764 m), le modeste signal de l'Iseran (3 237 m).

Cowell publie ses dĂ©couvertes en 1861 et Mathews en 1862, mettant fin Ă  la lĂ©gende : « RĂ©cemment encore, on croyait que la partie centrale du massif Ă©tait dominĂ©e par une grande montagne Ă  laquelle on avait donnĂ© le nom de mont-Iseran, qui est en rĂ©alitĂ© celui du col voisin. On avait mĂŞme fixĂ© la hauteur de cette cime (4 045 m) ; mais aussi Ă©trange que paraisse une semblable erreur, la montagne citĂ©e dans tous les traitĂ©s de gĂ©ographie et signalĂ©e sur toutes les cartes, mĂŞme sur celle de l'Ă©tat-major piĂ©montais, n'existe pas : Ă  la place qu'on lui assignait se prolonge une crĂŞte couronnĂ©e de glaces, mais très infĂ©rieure en Ă©lĂ©vation aux sommets voisins. »[15]

Dès l'annexion de la Savoie en 1860, les topographes militaires français s’attellent Ă  cartographier la rĂ©gion. En 1866, sur la carte de l'État-Major français au 1:40 000e (version en couleur non publiĂ©e Ă  l'Ă©poque), le sommet, sur lequel ils ont installĂ© un signal gĂ©odĂ©sique, apparaĂ®t enfin Ă  une altitude correcte : Mont Iseran (signal) 3 242 m[16]. La version Ă©ditĂ©e en 1873, en noir et blanc et au 1:80 000e, le renomme signal de l'Iseran et le cote 3 241 m (aujourd'hui 3 237 m) : « Sur la carte de l’État-Major français, le Signal de l'Iseran (3241 m), simple intumescence d’une crĂŞte qui n’excède pas 3 483 m, est l’hĂ©ritier modeste du massif disparu. »[17]

Notes et références

  1. Carta corografica degli stati di S.M. il re di Sardegna / Borgonio 1772
  2. Alzieu, op. cit.
  3. Nicolis de Robilant, « Essai gĂ©ographique suivi d'une topographie souterraine, minĂ©raloique, et d'une Docimasie des Etats de Sa MajestĂ© Â» dans les MĂ©moires de l'Academie royale des sciences de Turin, 1784-1785, vol. 1, pp. 191-304 lire en ligne
  4. Louis Francesetti, Lettres sur les vallées de Lanzo, Imp. Chirio et Mina, 1823, p. 124, cité par Numa Broc
  5. Albanis Beaumont, Description des Alpes grecques et cotiennes : Tableau historique et statistique de la Savoie, t. 1 (lire en ligne), partie 1, p.59, note 1
  6. Albanis Beaumont, Description des Alpes grecques et cotiennes : Tableau historique et statistique de la Savoie, t. 2 (lire en ligne), partie 1, p. 220
  7. Élisée Reclus, Nouvelle Géographie Universelle, tome 2, La France, p. 203 - cité par Broc p. 112
  8. Broc
  9. (de) Ludwig von Welden, Der Monte-Rosa': Eine topographische und naturhistorische Skizze: mit einer topographischen Karte und mehreren Steinabdrücken, Gerold, 1824 Bulletin de la Société de géographie, Volume 2, 1824
  10. Jean Baptiste CorabĹ“uf, « Notice sur une mesure gĂ©omĂ©trique de la hauteur, au-dessus de la mer, de quelques sommitĂ©s des Alpes Â» dans Recueil de voyages et de mĂ©moires, SociĂ©tĂ© de gĂ©ographie, Volume 2, Imprimerie d'Éverat, 1825, pp. 32-50
  11. Nicolas Giudici, La philosophie du Mont-Blanc, Grasset, 2000
  12. Annibale di Saluzzo, Le Alpi che cingono l'Italia: considerate militarmente cosi nell'antica come nella presente loro condizione, Mussano, Turin, 1845 [lire en ligne]
  13. Mathews pp. 349-355
  14. Mathews pp. 362-365
  15. Élisée Reclus, Introduction du Dictionnaire des communes de la France, Adolphe Joanne, Hachette 1864, p. XXIX
  16. Voir carte de l'État-Major (1820-1866) sur geoportail.gouv.fr
  17. Onde Henri Onde, L'Ă©quipement touristique de la Savoie vers l'achèvement de la route des Alpes. L'ouverture de l'Iseran (2 770 m), In: Revue de gĂ©ographie alpine, 1934, Tome 22, no 1, pp. 237-249.

Bibliographie

  • John Jermyn Cowell, « The Graian Alps and Mount Iseran », dans Francis Galton (Ă©d.), Vacation Tourists and Notes of Travel in 1860, Macmillan, (lire en ligne), p. 239-263.
  • William Mathews, « The Alps of the Tarentaise », dans Edward Shirley Kennedy (Ă©d.), Peaks, passes, and glaciers: being excursions by members of the Alpine club, vol. 2, Longman, Green, Longman, and Roberts, , 2e Ă©d. (lire en ligne), p. 339-407.
  • Jean-François Borson, « Le mont Iseran », Annuaire du club alpin français, vol. 1,‎ , p. 360-382 (lire en ligne).
  • Henri Ferrand, « Histoire du mont Iseran », Bulletin de la SociĂ©tĂ© de Statistique des Sciences naturelles et des Arts industriels du dĂ©partement de l'Isère, 4e sĂ©rie, t. 2,‎ , p. 10-18 (lire en ligne).
  • William Auguste Coolidge, « La LĂ©gende du mont Iseran. Étude d'histoire topographique », Annuaire du Club alpin français, vol. 27,‎ .
  • Henri Mettrier, « Pour l'histoire du mont Iseran et des cols qui l'avoisinent », La Montagne, vol. 2,‎ , p. 68-79 (lire en ligne).
  • Nicolas Giudici, La philosophie du Mont-blanc, Grasset, 2000 [lire en ligne].
  • Brigitte Alzieu, Val d'Isère: jadis et naguère, La Fontaine de SiloĂ«, (lire en ligne), « L'Iseran, mont mythique », p. 75.
  • Numa Broc, « La montagne, la carte et l'alpinisme (1815-1925) : de l'artiste cartographe Ă  l'ordinateur », dans Images de la montagne, Bibliothèque nationale de France, (lire en ligne), p. 112.
  • Numa Broc, Une histoire de la gĂ©ographie physique en France (XIXe - XXe siècle) : Les hommes - les Ĺ“uvres - les idĂ©es, Presses Universitaires de Perpignan, .
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