Marxiens
Les marxiens sont des militants, théoriciens, penseurs qui se réclament des apports de Karl Marx tout en se démarquant du marxisme « traditionnel ». Le terme s'est peu à peu imposé pour distinguer la pensée de Marx lui-même de toutes les interprétations et utilisations qui en ont été faites depuis sa mort.
Démarche : délester Marx du ballast marxiste
Le geste méthodologique vis-à -vis des marxismes est souvent similaire chez les marxiens, malgré la diversité des réinterprétations auxquelles ces auteurs aboutissent : une mise à l'écart des lectures marxistes de Marx. Pour Anselm Jappe, par exemple, « se dégager de plus d’un siècle d’interprétations marxistes est une première condition pour relire l’œuvre marxienne », et il inclut dans ces interprétations ce qu'il appelle le « marxisme critique » de Maximilien Rubel à Kostas Papaïoannou, en passant par Cornelius Castoriadis. De la même manière, pour Michel Henry, dans une célèbre et lapidaire formule de définition qui montre la visée d’une refondation consistant finalement à « lire Marx pour la première fois »[1] « le marxisme est l’ensemble des contresens qui ont été faits sur Marx »[2], ce qui a pour l’auteur une portée méthodologique décisive.
Cependant, hormis ce geste méthodologique dans la relecture de Marx, finalement, chez les marxiens, le « Marx retrouvé » est toujours différent.
En France : Jacques Ellul
Jacques Ellul (1912-1994) reconnaît sa dette intellectuelle envers Marx : « Dans le domaine politique ou social, pour la compréhension des phénomènes économiques, assurément Marx a été l’éveilleur et m’a fourni un instrument »[3]. En 1947, à l’IEP de Bordeaux, il est le tout premier universitaire à dispenser en France un enseignement de la pensée de Marx. Selon Frédéric Rognon, spécialiste de la pensée ellulienne[4], deux facteurs font de lui à la fois un continuateur de Marx et un pourfendeur du marxisme.
Contre l'idéologie, pour le réalisme
Dès 1934-35, lors des procès de Moscou, Ellul prend ses distances avec les militants communistes, qui « ne connaissent de l’œuvre du fondateur de leur mouvement que Le Manifeste communiste de 1848 » et qui, « plus soucieux de la ligne du Parti que d’herméneutique marxiste, ont dogmatisé sa pensée et font preuve d’un aveuglement coupable à l’égard de la politique soviétique ». Il voit dans le marxisme une croyance messianique : « le communisme est avant tout une corruption interne radicale de l’homme »[5]. En revanche, il retient de Marx la méthode d’interprétation du monde, notamment l’étude sociologique du capitalisme, ceci parce qu'elle est fondée sur la dialectique[6].
Il écrit notamment : « Je ne suis pas moi-même marxiste, dans la mesure où je pense qu’il y a un dogmatisme que je ne peux pas accepter, que j’ai toujours refusé de faire de Marx un fétiche. Mais la pensée de Marx m’a constamment provoqué, inspiré »[7]. Ce qui, chez Marx, intéresse Ellul, c’est d'abord un outil d’analyse critique de la société qui lui semble opérationnel, dans sa volonté de démasquer ce qui est occulté par l’idéologie. La condition première de cette analyse est le réalisme : il s’agit d’observer et de rendre compte du milieu concret tel qu’il est, en deçà de nos interprétations. Il importe en effet de lutter contre nos préjugés et nos systèmes interprétatifs, sous peine de ne pas voir le réel en tant que tel, afin de vivre de manière consciente[8]. Or, le marxisme a subverti la pensée de Marx car il a traité le fait comme un critère de vérité, c’est-à -dire que l'on a confondu réalité et vérité. Il n’y a plus rien au-delà du fait[9]. Ellul voit dans le marxisme, une religion séculière « équipée, comme toute religion, d'une théologie, d'une sotériologie, d'une eschatologie et d'une éthique »[10]. « Le marxisme a remplacé le Jardin d’Éden par le communisme primitif, la Chute par le régime capitaliste, le péché par l’aliénation économique, le Messie par le prolétariat, la Rédemption par la révolution, la Parousie par la société communiste à venir »[11]. Tout comme Marx affirmait que la société future ne peut prendre forme qu’à travers la crise qui mettra un terme à la société présente[12], Ellul se refuse à donner un modèle de société. Le réalisme de Marx constitue en revanche pour Ellul un préalable indispensable à toute analyse sociologique et à toute réflexion éthique.
Du capital à la technique
Le projet d'Ellul est d'appliquer à la société de la fin du XXe siècle la méthode que Marx avait appliquée à la société de la fin du XIXe siècle. À ses yeux, c’est la technique qui lui semble être le facteur déterminant, tout comme l’économie l’était du temps de Marx[13]. En cela, il s’oppose donc radicalement aux marxistes orthodoxes, qui reprennent dogmatiquement les schémas marxistes comme si la société n’avait pas bougé depuis le XIXe siècle.
Marx affirmait que, dans la société industrielle de type capitaliste, la force productrice de valeur est le travail humain, ceci parce qu'il reste la condition sine qua non du fonctionnement des machines. Mais si, en appliquant la méthode de Marx, on analyse la société contemporaine (qu'Ellul qualifie de « technicienne »), on relève que les machines fonctionnent désormais sans intervention humaine : la technique, affirme Ellul tout au fil de son œuvre, est devenue un « processus autonome ». Commentant l'adage « On n'arrête pas le progrès », il considère que la technique détermine d'autant plus l'histoire de l'homme que celui-ci s'imagine détenir encore les commandes. Par conséquent, conclut-il, « toute la théorie de Marx est renversée par le simple processus technicien »[14]. Ce qui est véritablement créateur de valeur, c’est la technique elle-même, c’est-à -dire l’ensemble des machines en auto-fonctionnement. De plus, loin du gigantisme annoncé par Marx, la technique tend à se miniaturiser. Et l’aliénation vient moins de la dépossession de soi par le travail salarié que de la conformisation de l’homme à une société technicienne qui lui serait insupportable sans la propagande.
Dès 1954, Ellul résumait ainsi son opposition au marxisme : « il est vain de déblatérer contre le capitalisme : ce n'est plus lui qui fait ce monde, mais la machine »[15].
En Allemagne : l'École de Krisis
À la suite des interprétations du « marxisme hétérodoxe » (ou « marxisme occidental »), un nouveau courant théorique distinct de l'ensemble des marxismes apparaît au tournant des années 1986-1987, quand dans des versions peu différentes et chez plusieurs auteurs à différents endroits de la planète, on voit la publication de nouvelles thèses assez proches dans leurs résultats. C'est en Allemagne la revue Krisis qui démarre à ce moment-là autour de Robert Kurz, Ernst Lohoff, Norbert Trenkle, Roswitha Scholz, Anselm Jappe, etc., mais c'est aussi l'historien américain Moishe Postone[16] aux États-Unis qui publie en 1986 un texte qui élabore le début de son interprétation dans son célèbre texte sur l'antisémitisme moderne et national-socialiste[17], tandis qu'en France le philosophe Jean-Marie Vincent publie en 1987 son ouvrage majeur, Critique du travail. Le faire et l'agir (PUF). Ce courant est désigné de plusieurs manières : « École de Krisis », « Critique radicale » ou « Nouvelle critique de la valeur »[18].
Cet ensemble de penseurs rompent avec l'analyse traditionnelle du capitalisme, essentiellement faite en termes de relations de classes enracinées dans des relations de propriété privée et réalisées par la médiation du marché. Dans cette structure interprétative générale, les relations de domination étaient comprises essentiellement en termes de domination de classe et d'exploitation. Opposant un « Marx exotérique » (celui du marxisme rejeté) et un « Marx ésotérique » inconnu des marxismes, ce courant — qui a des antécédents embryonnaires chez Lukacs, Adorno, Krahl, Backhaus, Colletti ou Perlman — aboutit à une critique fondamentale du capitalisme, notamment la critique des catégories de base du capitalisme (c'est-à -dire des formes sociales essentielles de la production marchande), que sont les catégories du travail, de la marchandise, de la valeur, de l’argent, thèmes que l'ensemble des « marxistes traditionnels » ont délaissés, ou n'ont jamais abordés aussi radicalement.
Pour prendre un exemple, le travail dans le capitalisme, n'est plus considéré de manière naturelle et transhistorique, comme l'activité du métabolisme des humains avec la nature, mais comme une activité qui, dans sa forme essentielle, n'existe que sous le capitalisme. En effet, à la différence du travail dans les sociétés traditionnelles ou antiques, le travail sous le capitalisme devient lui-même une fonction de médiation des rapports sociaux : c'est par le moyen du travail et du processus dynamique de son objectivation (saisi par la catégorie du « capital », qui est un rapport social et non une somme d'argent amassée) que l'on va pouvoir obtenir des produits que d'autres ont fabriqués. Et c'est cette dimension abstraite du travail sous le capitalisme qui va devenir le lien social dans une société capitaliste. L'effet ou l'extériorisation de ce « travail abstrait » va avoir des conséquences très importantes sur une forme sociale de richesse (la valeur) et une forme de domination sociale, abstraite et impersonnelle. Le travail, sous le capitalisme, ne s'oppose alors pas au capital, comme le pense le marxisme traditionnel : il n'est qu'un moment du processus de valorisation. Il ne s'agit donc plus de libérer le travail du capital, mais de se libérer du travail, sans pour autant que ce courant puisse être confondu avec la défense d'un quelconque « droit à la paresse », puisque ces théoriciens ne parlent pas du travail comme métabolisme entre l'humain et la nature, mais d'une forme d'activité historiquement spécifique au capitalisme (cf. Manifeste contre le travail, du groupe Krisis).
À l'inverse des marxismes, ce courant met aussi au centre de la théorie de la valeur, la théorie du fétichisme, tandis que la théorie des formes sociales historiquement spécifiques au capitalisme qu'ils élaborent (travail, valeur, argent, etc.) aboutit à renvoyer dos à dos aussi bien l'idéalisme que le matérialisme, comme à ne plus utiliser le schéma conceptuel du marxisme traditionnel, le schéma base/superstructure. À partir de ce renouvellement de la critique axée sur la critique du travail en lui-même comme catégorie du capitalisme et du temps, ils fondent une critique du marché et de l'État, de la politique et de la nation, du productivisme et de la croissance économique, de la subjectivité de classe et de l'idéologie bourgeoise. Avec Roswitha Scholz, notamment, ils appuient aussi la critique féministe en élaborant une nouvelle approche du « patriarcat producteur de marchandises ». Tandis que ce courant de réinterprétation de la théorie critique du « Marx ésotérique », notamment avec l'influence d'Anselm Jappe, puise aussi son inspiration dans l'œuvre de Guy Debord et son concept de « spectacle », pour caractériser au plus près l'évolution du fétichisme dans l'époque « fordiste » du capitalisme.
Personnalités « marxiennes »
Raymond Aron se définissait également comme « un peu marxologue, davantage marxien, et pas marxiste du tout »[21].
Notes et références
- M. Henry, « Introduction à pensée de Marx », in Le socialisme selon Marx, op. cit., p. 44.
- M. Henry, Marx, tome 1, op. cit., p. 9.
- Nelly Viallaneix, Écoute Kierkegaard. Essai sur la communication de la parole, 2 tomes, Paris, Cerf, 1979, vol. I, p. II.
- Frédéric Rognon, Jacques Ellul. Une pensée en dialogue. Genève, Éditions Labor et Fides, 2007.
- Jacques Ellul, A temps et à contretemps. Entretiens avec Madeleine Garrigou-Lagrange. p. 58.
- Ibid. pp. 57-58.
- Jacques Ellul, La pensée marxiste. Cours professé à l’Institut d’études politiques de Bordeaux de 1947 à 1979, Paris, La Table Ronde (coll. Contretemps), 2003, p. 151.
- ibid. p. 11.
- Ibid. pp. 59-61.
- Jacques Ellul, L’idéologie marxiste chrétienne. (1979), Paris, La Table Ronde (coll. La petite Vermillon), 2006. p. 39.
- Ibid. p. 57.
- Jacques Ellul. A temps et à contretemps, p. 174.
- Jacques Ellul, A temps et à contretemps. Entretiens avec Madeleine Garrigou-Lagrange. p. 155.
- Jacques Ellul, Changer de révolution. L’inéluctable prolétariat, Paris, Le Seuil, 1982, p. 42.
- Jacques Ellul, La technique ou l'enjeu du siècle. Troisième édition, Economica, 2008.
- Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, Mille et une nuits, 2009 (1993).
- Voir, Moishe Postone, " Antisémitisme et national-socialisme ".
- Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoel, 2003.
- Interview with Laszlo Garai on the Activity Theory of Alexis Leontiev and his own Theory of Social Identity as referred to the meta-theory of Lev Vygotsky. Journal of Russian and East European Psychology, vol. 50, no. 1, January–February 2012, pp. 50–64.
- « Le grand chantier marxien de Lucien Sève », sur humanite.fr, (consulté le ).
- « Compte rendu de Raymond Aron, Le spectateur engagé : entretiens avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton », sur erudit.org, (consulté le ).
Annexes
Bibliographie
- Jacques Ellul, La pensée marxiste, cours professé à l'IEP de Bordeaux de 1947 à 1979 (mis en forme et annoté par M. Hourcade, J.-P. Jézéquel et G. Paul), Paris : La Table Ronde. 2003. 2e édition, 2012
- Jacques Ellul, Les successeurs de Marx, cours professé à l'IEP de Bordeaux (mis en forme et annoté par M. Hourcade, J.-P. Jézéquel et G. Paul), Paris : La Table Ronde. 2007
- Jad Hatem, Marx, philosophe de l'intersubjectivité, Paris, L'Harmattan, 2002.
- Michel Henry, Marx, 2 tomes, Gallimard, 1991 (1976).
- Michel Henry, Le socialisme selon Marx, Sulliver, 2005.
- Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoel, 2003.
- Groupe Krisis, Manifeste contre le travail, Léo Scher, poche.
- Robert Kurz, Lire Marx. Les textes les plus importants de Karl Marx pour le XXIe siècle. Choisis et commentés par Robert Kurz, La balustrade, 2002.
- Robert Kurz, Avis aux naufragés, éditions Lignes.
- Robert Kurz, Critique de la démocratie balistique, Mille et une nuits.
- Robert Kurz et Ernst Lohhof, Le Fétiche de la lutte des classes. Thèses pour une démythologisation du marxisme, éditions Crise & critique, 2021.
- Colletti L., 1976 [Laterza 1969], Le Marxisme et Hegel, Champ Libre.
- Moishe Postone, Temps travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, Mille et une nuits, 2009.
- Pierre Rodrigo, Sur l'ontologie de Marx. Auto-production, travail aliéné et capital, Vrin, 2015.
- Maximilien Rubel, Marx critique du marxisme (recueil, 1974 Payot ; réédition en 2000).
- Lucien Sève, Penser avec Marx aujourd'hui. La philosophie?, La Dispute, 2014.
- Alfred Sohn-Rethel, La Monnaie. L'argent comptant de l'a priori, traduit de l'allemand par Françoise Willmann, La Tempête, 2017.
- Jean-Marie Vincent, Critique du travail. Le faire et l'agir, PUF, 1987.
- Jean Vioulac, Marx. Une démystification de la philosophie, Ellipse, 2018.
Articles connexes
Liens externes
- Christian Honer, Qu'est-ce que la valeur ? De l'essence du capitalisme. Une introduction, un texte de base pour aborder la critique radicale.
- Anselm Jappe, " C'est la faute à qui ?, automne 2008.
- Anselm Jappe, " Le choc des barbaries. Des Milliardaires à barbe contre des Milliardaires sans barbes ", .
- Anselm Jappe, " Quelques bonnes raisons de se libérer du travail ", prise de parole au Forum social de Bayonne, 2003.
- Robert Kurz, " Le dernier stade du capitalisme d'État ", .
- Ernst Lohoff, " Terreur du travail et critique du travail ", 2007.
- Ernst Lohoff, " De la critique du travail à l'abolition de la société marchande ", 2003.
- Ernst Lohoff, " Le spéculateur déchaîné. Taxe tobin et nationalisme néo-keynésien : une mixture indigeste ", 2003.
- Franz Schandl, Libre commentaires des vues de Gunther Anders sur le travail, traduction 2009.
- Norbert Trenkle, " Critique du travail et émancipation sociale. Réplique aux critiques du Manifeste contre le travail ", .
- Norbert Trenkle, " Qu'est ce que la valeur ? Qu'en est-il de sa crise ? ", 1998.
- Norbert Trenkle, " Préface à l'édition portugaise du Manifeste contre le travail ", 2003.
- Johannes Vogele, " Essai d'une (auto)critique de la gauche politique, économique et alternative ", 2000.