Ma (esthétique)
Ma (é) est un terme japonais qui signifie « intervalle », « espace », « durĂ©e », « distance ». Son kanji symbolise un soleil entourĂ© par une porte. Ce terme est employĂ© comme concept d'esthĂ©tique, il fait rĂ©fĂ©rence aux variations subjectives du vide (silence, espace, durĂ©e, etc.) qui relie deux objets, deux phĂ©nomĂšnes sĂ©parĂ©s.
Ce concept est décliné dans de nombreux arts : architecture, peinture, arts martiaux, arts culinaires, théùtre, musique, etc.
Sens philosophique
Bien que le mot soit ancien, ce n'est que depuis les annĂ©es 1930 que le concept de ma est utilisĂ© dans le discours critique japonais[1]. En cela il se distingue d'autres mots caractĂ©ristiques de l'esthĂ©tique japonaise comme wabi-sabi ou mono no aware. Philosophiquement, le ma renvoie Ă un intervalle â ou, plus gĂ©nĂ©ralement, un espace dĂ©limitĂ© a priori â qui est vide dans sa nature premiĂšre et souvent dans son devenir, tout en offrant virtuellement des potentialitĂ©s de remplissage et dâhĂ©bergement. Le ma peut mĂȘme se faire espace scĂ©nique attendant un acte phĂ©nomĂ©nal qui n'arrivera peut-ĂȘtre jamais.
Il convient de distinguer lâintervalle dans lequel pourraient prendre place les choses (le ma) et celui qui distancie les choses elles-mĂȘmes (lâaida)[2]. Quand les deux se superposent, le premier est le « contenant », voire le milieu dâĂ©mergence, virtuel ou attendu, et le second est restreint spĂ©cifiquement au lien structurant dâĂ©loignement entre ceux qui investissent un mĂȘme ma.
Pour la philosophe Noriko Hashimoto, le silence du ma est le rĂ©sultat dâune concentration parfaite, la cristallisation dâun pouvoir dâintĂ©riorisation en tant quâĂȘtre[3]. Cela renvoie au professionnalisme de lâexĂ©cutant, Ă la fois complĂštement investi dans lâaction, mais conservant suffisamment de recul pour apprĂ©cier lâeffet lâensemble, le sens de l'enchaĂźnement, le sens de la performance d'ensemble.
LâOccident a dĂ©couvert le concept de ma Ă lâoccasion de l'exposition « MA â espace-temps au Japon » au Festival d'automne de Paris, en 1978, exposition organisĂ©e par l'architecte japonais Arata Isozaki[4]. Contrairement Ă ce qui a parfois Ă©tĂ© Ă©crit, le philosophe français Roland Barthes n'a pas participĂ© Ă l'Ă©laboration de l'exposition, seulement rĂ©digĂ© de courtes notices, intĂ©grĂ©es, aprĂšs coup, Ă l'exposition[1].
Lâexposition a ensuite parcouru le monde pendant une vingtaine dâannĂ©es, diffusant lâidĂ©e de ma dans les milieux culturels et artistiques occidentaux. Lâannonce de lâexposition indiquait :
« Au Japon, les notions de temps et d'espace sont unies dans un seul concept traduit par le mot ma [âŠ]. Il n'existe aucune diffĂ©rence entre les deux notions de temps et d'espace telles que les perçoivent les EuropĂ©ens. [âŠ] Ce concept est le fondement mĂȘme de l'environnement, de la crĂ©ation artistique et de la vie quotidienne au point que l'architecture, l'art, la musique, le thĂ©Ăątre, l'art des jardins sont tous appelĂ©s des arts ma. »
Le ma dans différents arts
Architecture
« Espace ouvert » : transition vide qui sépare et relie deux espaces ou l'intérieur et l'extérieur.
Le ma est aussi associĂ© Ă la notion de bordure, le bout, le liserĂ©, le cadre, la plateforme ou vĂ©randa qui ourle la maison traditionnelle et oĂč lâon nâest ni vraiment dehors ni vraiment dedans.
Ma : « portique », « seuil », « marche », « galerie », « chemin de gravier »[5].
Théùtre
Petite pause marquée pour laisser à la réplique le temps de porter, de faire son effet, immobilité active.
Danse
La pause (suspension) qui crée le rythme, inaction entre deux mouvements.
Mode
Ma est aussi un « espace » intéressant entre la peau et le tissu. Chaque anatomie étant différente, le ma est toujours unique et crée une forme spécifique à l'individu.
Musique
La pause (suspension) qui crée le rythme, silence entre deux phrasés musicaux.
Arts martiaux
Le ma-ai (éćă, principe dâaiki) dĂ©signe l'espace entre deux adversaires qui dĂ©termine le protocole du salut et de lâengagement du combat, non seulement la distance entre les deux adversaires, mais aussi le temps qu'il faut pour franchir cette distance.
Art floral : ikebana
On ne sature jamais l'espace.
Arts de la table
EsthĂ©tique du vide dans lâarrangement des mets au cours des repas : on ne remplit jamais le bol, lâĂ©quilibre entre le contenant, l'espace vide et la nourriture, est crucial.
Calligraphie et peinture
Au Japon la calligraphie et la peinture ont pour fondement l'art du trait. Cet art est différent de ce que l'Occident considÚre comme un trait, tracé, limite ou contour. L'essence de la chose est dans le trait, et non pas dessinée ou peinte avec des traits, limites ou contours.
En calligraphie, il en va de mĂȘme. Le sens est d'abord dans le trait, et non pas signifiĂ© par des traits. C'est ce que l'on dit lorsqu'on parle d'un « trait vivant » dans la peinture ou la calligraphie japonaises. Le ma est un Ă©lĂ©ment constituant de cette vie du trait. En effet, les traits s'enchaĂźnent et c'est cet enchaĂźnement, appelĂ© kimyaku (æ°è, « enchaĂźnement du ki »), qui est « l'Ă©lĂ©ment le plus important de la calligraphie[6] ». Le ma est l'intervalle entre les traits qui sĂ©pare et Ă la fois relie les traits entre eux. Si l'on s'arrĂȘte entre deux traits, pour rĂ©flĂ©chir ou reprendre de l'encre, il n'y a pas d'enchaĂźnement, pas d'intervalle vivant, mais au contraire le trait est mort. « GrĂące au kimyaku, les caractĂšres ne sont pas constituĂ©s de traits distincts, mais forment un tout vivant. Il faut l'avoir constamment Ă l'esprit et ne jamais arrĂȘter un caractĂšre en cours de route pour le reprendre â car dans ce cas il serait mort[6]. »
Le ma ne rĂ©pond pas Ă une logique gĂ©omĂ©trique, mais Ă une intuition enracinĂ©e dans l'esthĂ©tique du kokoro (ăăă), propre Ă l'esprit japonais, oĂč l'on ne reprend jamais un trait, oĂč l'on ne corrige jamais un intervalle.
La notion de ma est centrale pour comprendre que l'art classique japonais n'est pas une recherche du vide, mais une voie (é, dĆ), c'est-Ă -dire le dĂ©passement de la dualitĂ© du vide et du plein : « Le concept de ma est Ă©galement utilisĂ© en dehors des arts de la scĂšne. Dans leur tradition picturale, les peintres japonais cherchent Ă crĂ©er un âvide plein de sensâ par l'utilisation des espaces blancs[7]. » Le vide dans l'art japonais n'est donc pas le nĂ©ant, contrairement Ă une interprĂ©tation erronĂ©e largement rĂ©pandue en Occident.
Notes et références
- Michael Lucken, « Les limites du ma. Retour Ă l'Ă©mergence d'un concept âjaponaisâ », Nouvelle Revue d'EsthĂ©tique, no 13,â , p. 45-67 (ISSN 1969-2269, lire en ligne).
- Collectif, Ma et Aida : des possibilités de la pensée et de la culture japonaises, Paris, Philippe Picquier, , 269 p. (ISBN 978-2-8097-1213-1).
- Noriko Hashimoto, Le Concept de ma et ses transformations sĂ©mantiques comme voie d'accĂšs Ă lâesthĂ©tique japonaise, Kluwer, 1993 [prĂ©sentation en ligne].
- Michael Lucken, Nakai Masakazu : naissance de la théorie critique au Japon, Dijon, Les presses du réel, , 260 p. (ISBN 978-2-84066-812-1).
- Augustin Berque et Maurice Sauzet, Le Sens de lâespace au Japon. Vivre, penser, bĂątir, Paris, Ăditions Arguments, 2004.
- Yuuko Suzuki, Calligraphie japonaise, Ăditions Fleurus, 2003, p. 31.
- Keys to the Japanese Heart and Soul, Kodansha Bilingual Books, 1996, traduction Pierre Godo, p. 29.
Voir aussi
Bibliographie
- Augustin Berque, Vivre l'espace au Japon, Paris, Presses universitaires de France, 1982.
- Augustin Berque, Le Sauvage et l'Artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1997 (1re Ă©d. 1986).
- Augustin Berque et Maurice Sauzet, Le Sens de lâespace au Japon. Vivre, penser, bĂątir, Paris, Ăditions Arguments, 2004.
- Noriko Hashimoto, « Le Concept de ma et ses transformations sĂ©mantiques comme voie d'accĂšs Ă lâesthĂ©tique japonaise », in Japon, Ăditions Akira Tamba, Gilbert Lascault et John Gelder , Paris, Ăditions Jean-Michel Place, 1990, p. 77-82.
- Arata Isozaki, Ma, espace-temps du Japon, catalogue d'exposition, Musée des Arts Décoratifs, Festival d'Automne à Paris, -.
- Teiji ItĆ, Architecture japonaise, espaces, formes et matĂ©riaux, photographies de Yukio Futagawa, Fribourg, Office du Livre, 1963.
- Fumihiko Maki, « La ville et l'espace intérieur », Cahiers du Japon, no 1, été 1979.
- Serge Salat et Françoise Labbé, Créateurs du Japon. Le pont flottant des songes, Paris, Hermann, 1986.