MĂ©moire de travail
Le systÚme cognitif fonctionne en acquérant, filtrant et traitant des informations vitales, utiles, potentiellement utiles à court, moyen et long termes ; il a donc besoin de stocker (mémoriser) ces informations. Le cerveau semble pour cela disposer de systÚmes différents, mais complémentaires, de mémoire à long terme et de mémoire à court terme. La notion de mémoire de travail, apparue dans les années 1970 désigne « un systÚme, de capacité limitée, qui assure une double fonction de traitement et de stockage temporaire de l'information »[1].
Dans le domaine de l'étude de l'architecture cognitive, cette notion est un modÚle conceptuel qui cherche à comprendre le fonctionnement de la mémoire à court terme, (qui stocke trÚs temporairement de l'information), en lien avec l'exploitation par le cerveau de cette information et à décrire une partie du devenir de l'information (une fois celle-ci perçue par un individu).
Par exemple, dans le cas de l'information visuelle : les photorécepteurs de la rétine sont activés par un stimulus. Ils transmettent un codage de l'information sensorielle, liée au stimulus, aux aires concernées par le traitement d'informations visuelles. Celles-ci transmettent, à leur tour, de la matiÚre à traiter aux réseaux neuronaux chargés de traiter cette information, qu'on peut alors désigner comme « finalisée ».
La mémoire de travail s'effectue dans des réseaux de neurones chargés, dans la zone frontale du cerveau, de traiter une information finalisée, parmi d'autres qui interagissent entre elles pour aboutir à l'accomplissement des tùches citées plus haut (maintien et travail de l'information).
En termes de fonctions exécutives, habituellement attribuées aux lobes frontaux, la mémoire de travail correspond à l'inhibition, à la mise à jour et à la flexibilité (Miyake, 2000)[2]. Des lésions affectant les lobes frontaux, par exemple induites par la maladie d'Alzheimer, l'alcoolisme, le vieillissement normal ou la démence fronto-temporale peuvent gravement affecter la mémoire de travail.
En , Earl K Miller et d'autres chercheurs en neurosciences cognitives du Picower Institute for Learning and Memory du MIT constatent que lorsque la mémoire de travail est surchargée, le dialogue synchronisé des ondes cérébrales entre trois régions du cerveau (cortex préfrontal, champs oculaires frontaux, zone intrapariétale latérale) s'effondre.
Un humain moyen ne peut ĂȘtre attentif de maniĂšre consciente, grĂące Ă sa mĂ©moire de travail, qu'Ă 4 ou 5 « objets » en mĂȘme temps[3].
ModĂšle de Baddeley
Alan Baddeley et Graham Hitch (1974)[4] introduisent le concept de mémoire de travail. Leur modÚle est dit « modulaire » : l'information entre dans un « module », un traitement y est fait, et une information "traitée" en sort.
Selon ce modĂšle, l'information est dĂ©composĂ©e : une voiture qui klaxonne, c'est le bruit du klaxon dans un module, l'image de la voiture dans un autre. De la mĂȘme maniĂšre que le traitement visuel peut se conceptualiser de façon modulaire, des rĂ©seaux traitent l'orientation de traits, d'autres la luminescence ou la couleur, ou encore la frĂ©quence spatiale, le contour. Ce type de modĂšle est aussi connu sous le nom de modĂšle Ă boĂźtes.
Les trois composants du modĂšle de Baddeley et Hitch sont :
- La boucle phonologique (BP) : elle est capable de retenir et de manipuler des informations sous forme phonologique.
- Le calepin visuo-spatial (CVS) : il est chargé des informations codées sous forme visuelle.
- L'administrateur central : mécanisme attentionnel de contrÎle et de coordination des systÚmes esclaves (boucle phonologique et calepin visuo-spatial). Il intÚgre les informations issues des deux sous-systÚmes et les met en relation avec les connaissances conservées en mémoire à long terme. Le modÚle de Baddeley ne spécifie pas vraiment cet administrateur central, mais Baddeley, dans son livre de 1996, précise que celui-ci est semblable au SystÚme attentionnel superviseur du modÚle de Shallice et Norman.
Une quatriÚme composante a ensuite été ajoutée à ce modÚle : le « tampon » (ou buffer) épisodique. C'est au niveau de ce tampon que l'administrateur central peut regrouper les informations issues des impressions sensibles (des sous-systÚmes) et de la mémoire à long terme.
Cette division de la mĂ©moire de travail permet d'expliquer les rĂ©sultats des expĂ©riences de double tĂąche qui est un paradigme Ă©laborĂ© par Baddeley lui-mĂȘme. Dans ces expĂ©riences, il est demandĂ© Ă un sujet de traiter simultanĂ©ment, en mĂ©moire de travail, des informations provenant de plusieurs sources. Par exemple : conduire une moto tout en rĂ©citant un poĂšme, rĂ©citer un poĂšme tout en Ă©crivant.
Dans sa premiĂšre expĂ©rience de ce type, Baddeley utilisa plusieurs groupes de sujets. Ceux-ci devaient mĂ©moriser les informations prĂ©sentĂ©es sur un Ă©cran, et les rappeler quelques secondes plus tard. Un premier groupe ne voyait que des mots sur l'Ă©cran ; le second voyait des icĂŽnes carrĂ©es dont il devait dĂ©nommer la couleur ; le troisiĂšme voyait Ă la fois icĂŽnes et mots et devait prononcer soit les couleurs, soit les mots affichĂ©s. Les diffĂ©rents groupes n'ont pas prĂ©sentĂ© la mĂȘme performance Ă ce test : le groupe 1 s'est montrĂ© capable de mĂ©moriser environ 7 mots, le groupe 2 a pu mĂ©moriser 4 icĂŽnes, et le groupe 3 a pu rappeler environ 7 mots et 4 icĂŽnes.
Cette observation invite à penser que la mémoire à court terme n'est pas unitaire (car, selon le type d'information, mot ou icÎne, la performance diffÚre), à capacité limitée fixe. Alan Baddeley et Graham Hitch ont donc proposé un modÚle contenant plusieurs mémoires à court terme.
Boucle phonologique
La boucle phonologique est un systÚme de la mémoire de travail spécialisé dans le stockage et le traitement des informations verbales et symboliques : mots, chiffres, lettres, syllabes, etc. Elle est impliquée dans la lecture, l'écriture, la compréhension orale, et dans le calcul mental.
Cette boucle est notamment impliquée dans l'apprentissage de la langue maternelle, et d'autres langues. Des études ont montré une corrélation entre le développement de la boucle phonologique, et développement du langage. De plus, des études faites sur des patients ayant une boucle phonologique atteinte par des lésions cérébrales montrent que ceux-ci ont de fortes difficultés à acquérir le vocabulaire d'un nouveau langage, alors que leur mémoire verbale à long terme n'est pas touchée (voir à ce sujet les expériences de Baddeley).
Celle-ci serait composée de deux sous-systÚmes :
- un « entrepÎt phonologique », qui sert de mémoire à court terme verbale,
- et un « systĂšme de rĂ©pĂ©tition », chargĂ© de rĂ©pĂ©ter mentalement le contenu de lâentrepĂŽt phonologique.
La sĂ©paration entre ces deux composants semble attestĂ©e par des Ă©tudes sur des patients ayant des lĂ©sions au cerveau : sur certains, seul un de ses composants est touchĂ©. De plus, des Ă©tudes dâimagerie cĂ©rĂ©brale semblent montrer que ces deux composants sont situĂ©s Ă des endroits diffĂ©rents dans le cerveau. Cette sĂ©paration est cohĂ©rente avec les Ă©tudes d'imagerie cĂ©rĂ©brale qui localisent les processus articulatoires et la comprĂ©hension des mots dans des aires cĂ©rĂ©brales diffĂ©rentes. Il semblerait que l'aire chargĂ©e de l'articulation (et donc dans le processus de rĂ©pĂ©tition articulatoire) soit l'aire de Broca, localisĂ©e dans la partie gauche du cerveau, vers le milieu des tempes. L'aire chargĂ©e du stockage serait l'aire cĂ©rĂ©brale de Wernicke.
SystÚme de répétition articulatoire
L'existence du systÚme de répétition phonologique est illustrée par diverses expériences.
Par exemple, les séries de mots qui se mémorisent le plus facilement sont celles dont les mots sont courts à prononcer : c'est le « word length effect ».
On peut tester la diffĂ©rence entre quatre listes de mots, qui font varier longueur Ă©crite et longueur de prononciation. La performance est maximale pour les mots courts Ă prononcer, avec un trĂšs faible effet pour les mots longs Ă Ă©crire. Cela vient du fait que les mots les plus courts Ă prononcer peuvent ĂȘtre rĂ©pĂ©tĂ©s plus souvent que les mots longs.
Pour vĂ©rifier que la boucle phonologique est bien impliquĂ©e dans cet effet, il suffit dâempĂȘcher le participant de rĂ©pĂ©ter mentalement les mots qui lui sont donnĂ©s. Pour cela on ajoute une tĂąche de Brown-Peterson entre chaque mot. L'effet de la longueur du mot disparait : les mots longs sont alors aussi bien rappelĂ©s que les mots courts.
Pour estimer la durĂ©e de ce processus de rĂ©pĂ©tition subvocale, on se base sur la longueur Ă partir de laquelle un mot commence Ă ĂȘtre difficilement mĂ©morisable. Cette longueur dĂ©pend des personnes, qui peuvent lire ou parler plus ou moins vite. Mais dans tous les cas, le taux de mĂ©morisation chute brutalement pour les mots qui nĂ©cessitent plus de deux secondes pour ĂȘtre prononcĂ©s.
Ensuite, d'autres expĂ©riences ont testĂ© la suppression de la rĂ©pĂ©tition Ă haute voix. Il apparait que l'on mĂ©morise mieux les listes de mots quand elles sont prononcĂ©es Ă haute voix que silencieusement. De mĂȘme, on observe un phĂ©nomĂšne d'interfĂ©rence avec la parole quand, aprĂšs chaque prĂ©sentation d'un mot, on demande aux participants de prononcer un autre mot que celui Ă mĂ©moriser Ă haute voix : la mĂ©morisation dans la boucle phonologique est alors fortement affectĂ©e, et devient infĂ©rieure Ă celle obtenue avec une tĂąche de Brown-Peterson.
Calepin visuo-spatial
Le calepin visuo-spatial est le sous-systÚme de la mémoire de travail chargé de maintenir temporairement les informations visuelles et spatiales.
Codage visuel
Les images mentales d'un individu, représentations visuelles générées à partir de traitements perceptuels, sont dépendantes des propriétés physiques des objets « réels ». Cette spécificité a été inférée à partir de chronométrie mentale, dans lesquelles les chercheurs mesurent le temps mis pour effectuer une manipulation mentale impliquant des objets visuels (Shepard & Metzler, 1971).
Les premiĂšres expĂ©riences de ce type furent des expĂ©riences de rotation mentale. Dans ces expĂ©riences, on montre deux formes gĂ©omĂ©triques Ă des participants, et on leur demande de vĂ©rifier si ces deux formes sont diffĂ©rentes, ou s'il s'agit de la mĂȘme forme prĂ©sentĂ©e sous un angle diffĂ©rent. Pour faire cette vĂ©rification, le participant va devoir faire tourner mentalement l'objet, et appuyer sur un bouton poussoir quand il a fini. Le temps mis pour rĂ©pondre est proportionnel aux degrĂ©s de rotation. Ceci peut s'interprĂ©ter en termes de rotation mentale.
D'autres expĂ©riences se sont basĂ©es sur des tĂąches de parcours mental. On fait mĂ©moriser aux participants la carte d'une Ăźle contenant un lac, une hutte et un rocher. On leur demande de parcourir mentalement le chemin qui mĂšne de la hutte au rocher, ou tout autre endroit de lâĂźle. Le temps mis par les participants pour faire cette traversĂ©e est proportionnel Ă la distance du trajet : le trajet s'effectue toujours Ă la mĂȘme vitesse.
Le Corsi (Corsi, 1972)[5] est un test qui permet dâapprĂ©hender la mĂ©moire de travail. Ce test est intĂ©ressant pour sa facultĂ© dâĂ©valuer le calepin visuo spatial et de dĂ©terminer un empan de cette habiletĂ© (Miyake et al., 2001)[6].
Subdivision
Certains psychologues pensent que ce calepin est lui aussi composé de plusieurs sous-systÚmes. Un pour mémoriser les couleurs et les caractéristiques visuelles d'un objet, et un autre pour mémoriser la position de l'objet sur le champ de vision. D'un cÎté, le cache visuel spécialisé dans les formes et les couleurs, et de l'autre, l'inner scribe pour la localisation et la vitesse des objets.
Ce dĂ©coupage est cohĂ©rent avec le fait que ces deux informations sont gĂ©rĂ©es par des zones du cerveau sĂ©parĂ©es : une voie ventrale pour la reconnaissance des formes, et une voie dorsale pour la position des objets. Cela se voit sur les IRM : les zones du cerveau activĂ©es ne sont pas les mĂȘmes. De plus, certaines lĂ©sions cĂ©rĂ©brales empĂȘchent la reconnaissance des formes, mais pas leur localisation dans le champ de vision, et rĂ©ciproquement. LĂ encore, certains patients ayant une lĂ©sion cĂ©rĂ©brale particuliĂšre sont capables de retenir des informations spatiales en MCT, mais pas des informations visuelles, et rĂ©ciproquement.
Tampon Ă©pisodique
Le modÚle de la mémoire de travail de Baddeley a récemment (années 2000) été adapté par ses auteurs pour rajouter un autre sous-systÚme contenant des informations épisodiques, visuelles, sémantiques ou verbales : le tampon épisodique (episodic buffer).
ModĂšle de Cowan
Nelson Cowan a développé sa propre théorie et son propre modÚle de la mémoire de travail[7]. Selon Cowan, la mémoire de travail ne représente que la partie activée de la Mémoire à Long Terme (MLT). Au contraire de Baddeley, Cowan se situe dans une vision unitaire de la mémoire de travail (MDT). Autrement dit, il n'y aurait pas spécifiquement de différence structurelle, mais seulement des différences fonctionnelles qui permettraient de rendre compte des différents « modules » ou fonctionnement de la mémoire de travail (MDT). Selon cet auteur, la partie la plus activée de la mémoire de travail correspond à ce qu'il nomme le focus attentionnel. En effet, l'attention portée sur certaines des informations activées serait dépendante du degré d'activation de ces derniÚres, soit par la perception sous la forme de stimuli, soit sous la forme d'informations récupérées par les phénomÚnes d'amorçage. En d'autres termes, moins une information est activée, moins elle a de chance de faire partie d'une représentation explicite, verbale ou imagée.
Les diffĂ©rents types de mĂ©moires dĂ©crits par Baddeley trouveraient leur explication dans la quantitĂ© de ressources ou d'Ă©nergie cognitive qu'il serait possible de solliciter par l'ensemble du systĂšme cognitif. Ainsi, cette quantitĂ© d'Ă©nergie plus ou moins limitĂ©e serait dirigĂ©e vers des « pĂŽles d'attraction » correspondant aux zones les plus « centrales » par rapport Ă un contexte occurrent : situation vĂ©cue, thĂ©matique, raisonnement particulier, domaine de connaissances. La centralitĂ© d'une information, ou item, se mesure proportionnellement Ă sa familiaritĂ© (frĂ©quence d'occurrence) dans un domaine, et par sa connexitĂ©, ou le nombre et la force des relations qu'entretient l'item considĂ©rĂ© avec les autres informations du mĂȘme domaine.
Le modÚle de Cowan est un modÚle connexionniste et automatiste. Il est connexionniste en ce qu'il propose une structure unique composée d'unités fortement inter-reliées entre elles, couplées à une fonction énergétique représentant l'activation, qui se situe dans certaines zones du réseau d'unités en fonction des besoins. Il est automatiste en ce sens qu'il ne fait pas appel à des structures de contrÎle ou de supervision : les propriétés physiques et mathématiques du réseau, des unités et de la fonction énergétique suffisent à rendre compte de l'ensemble des éléments décrits par Baddeley.
Références
- Marie-France Ehrlich et Max Delafoy, « La mĂ©moire de travail : structure, fonctionnement, capacitĂ© », L'annĂ©e psychologique, vol. 90, no 3,â , p. 403â427 (ISSN 0003-5033, DOI 10.3406/psy.1990.29415, lire en ligne, consultĂ© le )
- (en) Miyake, Friedman, Emerson, Witzki, Howerter, « The Unity and Diversity of Executive Functions and Their Contributions to Complex ââFrontal Lobeââ Tasks: A Latent Variable Analysis », Cognitive psychology, no 41,â , p. 49-100
- « Overtaxed Working Memory Knocks the Brain Out of Sync | Quanta Magazine », Quanta Magazine,â (lire en ligne, consultĂ© le )
- (en) Alan D. Baddeley et Graham Hitch, Working Memory, vol. 2, New York, Academic Press, coll. « The psychology of learning and motivation », , 47â89 p. (ISBN 978-0-12-543308-2, OCLC 777285348, DOI 10.1016/S0079-7421(08)60452-1).
- « Download by pid », sur escholarship.mcgill.ca (consulté le )
- (en) Akira Miyake, Naomi P. Friedman, David A. Rettinger et Priti Shah, « How are visuospatial working memory, executive functioning, and spatial abilities related? A latent-variable analysis. », Journal of Experimental Psychology: General, vol. 130, no 4,â , p. 621â640 (ISSN 1939-2222 et 0096-3445, DOI 10.1037/0096-3445.130.4.621, lire en ligne, consultĂ© le )
- Cowan Nelson, « Evolving conceptions of memory storage, selective attention, and their mutual constraints within the human information-processing system », Psychological Bulletin, vol. 104, no 2,â , p. 163-191 (PMID 3054993, DOI 10.1037/0033-2909.104.2.163)