Lexique-grammaire
Le lexique-grammaire est à la fois une méthode et une pratique effective de description formelle des langues[1], qui considÚre l'étude systématique des entrées lexicales comme le principal défi actuel de l'étude scientifique des langues[2] - [3] - [4]. Le lexique-grammaire a été développé par Maurice Gross à partir de la fin des années 1960[5], la méthode et la pratique se nourrissant mutuellement.
La base théorique sur laquelle se fonde le lexique-grammaire est le distributionnalisme de Zellig S. Harris[6] - [7], et notamment la notion de transformation. Les conventions de notation pour la présentation des informations grammaticales se veulent aussi simples et aussi transparentes que possible.
La méthode du lexique-grammaire est inspirée des sciences expérimentales[8]. Elle met l'accent sur la collecte des faits, donc sur la confrontation avec la réalité des usages linguistiques, du point de vue quantitatif (description systématique du lexique) et qualitatif (précautions méthodologiques).
Le lexique-grammaire pose Ă©galement une exigence de formalisation. Les rĂ©sultats de la description doivent ĂȘtre suffisamment formels pour permettre une application au traitement automatique des langues, notamment Ă travers la rĂ©alisation d'analyseurs syntaxiques[9] - [10]. Le modĂšle formel est tel que les rĂ©sultats de la description prennent la forme de tableaux Ă double entrĂ©e, appelĂ©s tables ou matrices, qui croisent des entrĂ©es lexicales avec les propriĂ©tĂ©s syntaxico-sĂ©mantiques[11]. Les rĂ©sultats obtenus sont une base dâinformations syntaxico-sĂ©mantiques.
Les expériences ont montré que plusieurs individus ou équipes peuvent parvenir à une cumulativité de leurs descriptions.
Le terme lexique-grammaire est utilisé pour la premiÚre fois par Annibale Elia[12].
Base théorique
La base théorique sur laquelle se fonde le lexique-grammaire est le distributionnalisme de Zellig Harris[6] - [7], et notamment la notion de transformation au sens de Zellig Harris. Maurice Gross fut un étudiant de Zellig Harris. Les conventions de notation pour la présentation des informations grammaticales se veulent aussi simples et aussi transparentes que possible. Ce souci vient de Zellig Harris, dont la théorie est orientée vers la surface directement observable ; c'est aussi une différence avec la grammaire générative, qui recourt normalement à des structures abstraites telles que les structures profondes.
Collecte des faits
La méthode du lexique-grammaire est inspirée des sciences expérimentales[8]. Elle met l'accent sur la collecte des faits, donc sur la confrontation avec la réalité des usages linguistiques[13], du point de vue quantitatif et qualitatif.
Quantitativement : le lexique-grammaire inclut un programme de description systĂ©matique du lexique, y compris observer pour chaque entrĂ©e lexicale dans quelles constructions syntaxiques elle apparaĂźt[14]. Il s'agit d'un travail Ă grande Ă©chelle, rĂ©alisable par des Ă©quipes et non par des spĂ©cialistes isolĂ©s. La recherche exclusive de rĂšgles de syntaxe gĂ©nĂ©rales, indĂ©pendantes du matĂ©riel lexical quâelles manipulent, est dĂ©noncĂ©e comme une impasse[15]. C'est une diffĂ©rence avec la grammaire gĂ©nĂ©rative, qui valorise la notion de gĂ©nĂ©ralisation.
Qualitativement : des prĂ©cautions mĂ©thodologiques sont appliquĂ©es pour assurer une bonne reproductibilitĂ© des observations, et notamment pour se prĂ©munir contre les risques liĂ©s aux exemples construits[16]. Une de ces prĂ©cautions consiste Ă prendre comme unitĂ© minimale de sens la phrase Ă©lĂ©mentaire[17]. En effet, un mot n'acquiert un sens prĂ©cis que dans un contexte ; de plus, en insĂ©rant un mot dans une phrase, on a l'avantage de manipuler une sĂ©quence susceptible d'ĂȘtre jugĂ©e comme acceptable ou inacceptable. Câest Ă ce prix que des propriĂ©tĂ©s syntaxico-sĂ©mantiques ont pu ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme dĂ©finies avec suffisamment de prĂ©cision pour que cela eĂ»t un sens de les confronter Ă lâensemble du lexique. Ces prĂ©cautions ont Ă©voluĂ© au fur et Ă mesure des besoins et de lâapparition de nouveaux moyens techniques. Ainsi, Ă partir du dĂ©but des annĂ©es 1990, les contributeurs du lexique-grammaire ont pu recourir de plus en plus facilement Ă la prise en compte dâexemples attestĂ©s dans des corpus[18]. Cette nouvelle prĂ©caution sâest simplement ajoutĂ©e aux prĂ©cĂ©dentes, faisant du lexique-grammaire une mĂ©thode qui relĂšve Ă la fois de la linguistique introspective et de la linguistique de corpus[19], un peu comme le prĂ©conisait Fillmore[20]. Les projets amĂ©ricains FrameNet[21] et VerbNet[22] tĂ©moignent dâailleurs dâune relative convergence vers des objectifs proches de ceux du lexique-grammaire.
Formalisation
Le lexique-grammaire pose Ă©galement une exigence de formalisation. Les rĂ©sultats de la description doivent ĂȘtre suffisamment formels pour permettre :
- une vĂ©rification par confrontation Ă la rĂ©alitĂ© de lâusage,
- une application au traitement automatique des langues, et plus particuliÚrement au traitement linguistique profond (en), notamment à travers la réalisation d'analyseurs syntaxiques par des informaticiens[9] - [10].
Cette contrainte de formalisation se manifeste par lâadoption dâun modĂšle discrĂ©tisĂ© de la syntaxe et de la sĂ©mantique. Ainsi, lâacceptabilitĂ© est modĂ©lisĂ©e par une propriĂ©tĂ© binaire : pour les besoins de la description, une phrase est considĂ©rĂ©e soit comme acceptable, soit comme inacceptable, comme en grammaire gĂ©nĂ©rative et pour les mĂȘmes raisons.
De mĂȘme, lâambiguĂŻtĂ© lexicale est reprĂ©sentĂ©e en sĂ©parant soigneusement un mot en un nombre entier dâentrĂ©es lexicales, qui sont distinctes les unes des autres au mĂȘme titre que deux entrĂ©es de mots morphologiquement diffĂ©rents (par exemple, les diffĂ©rents sens de manquer correspondent Ă des entrĂ©es distinctes).
Les propriĂ©tĂ©s syntaxico-sĂ©mantiques des entrĂ©es (par exemple les structures de phrase dans lesquelles un verbe donnĂ© peut apparaĂźtre, ou la distribution du sujet) forment une liste systĂ©matiquement confrontĂ©e Ă toutes les entrĂ©es. Elles sont identifiĂ©es par des intitulĂ©s assez informels tels que , qui reprĂ©sente une transformation entre deux structures de phrases (ou constructions syntaxiques) relevant d'une mĂȘme entrĂ©e lexicale.
La notion d'entrée lexicale n'est donc pas confondue avec celle de construction syntaxique. C'est pourquoi on évite le terme de "cadre de sous-catégorisation (en)", souvent utilisé dans le contexte de modÚles qui tendent à considérer que les deux notions sont en bijection. Dans le cadre du lexique-grammaire, les décisions sur la classification ("sous-catégorisation") d'une entrée se fondent a priori sur l'ensemble des constructions syntaxiques qui relÚvent de l'entrée, non sur une seule construction ("cadre").
Enfin, seules sont retenues les propriétés pour lesquelles on trouve une procédure permettant de déterminer de façon suffisamment fiable si une entrée donnée la possÚde ou non. Une telle procédure est déterminée expérimentalement en testant sur un vocabulaire étendu la reproductibilité des jugements. Les propriétés sont donc modélisées comme binaires et non comme des continuums.
Ătant donnĂ© ce modĂšle formel, l'essentiel de la description d'une langue consiste Ă spĂ©cifier les propriĂ©tĂ©s des entrĂ©es. Les rĂ©sultats de la description prennent donc naturellement la forme de tableaux Ă double entrĂ©e, appelĂ©s tables ou matrices, qui croisent des entrĂ©es lexicales avec les propriĂ©tĂ©s syntaxico-sĂ©mantiques[11].
La description de la structure des phrases met en jeu l'identification d'un ensemble d'arguments caractéristique de chaque entrée prédicative ; en particulier, on met en application des principes pour distinguer les arguments (sujets et objets ou compléments essentiels) des compléments non essentiels (adverbiaux ou compléments circonstanciels).
RĂ©sultats
Les rĂ©sultats obtenus par lâapplication de ces principes mĂ©thodologiques par quelques dizaines de linguistes pendant quelques dizaines dâannĂ©es sont une base dâinformations syntaxico-sĂ©mantiques pour le traitement des langues. On peut juger de la qualitĂ© de cette base d'informations en prenant en compte :
- son volume, évaluable par le nombre d'entrées,
- la richesse des phĂ©nomĂšnes linguistiques quâelle prend en compte, Ă©valuable par le nombre de propriĂ©tĂ©s,
- et son degré de formalisation.
Pour le français, plus de 75 000 entrĂ©es ont Ă©tĂ© Ă©tablies[23] ; des descriptions plus ou moins substantielles, toujours suivant le mĂȘme modĂšle, existent pour une dizaine dâautres langues, les mieux reprĂ©sentĂ©es Ă©tant lâitalien[24], le portugais[25], le grec moderne[26] et le corĂ©en[27].
Des travaux ont été réalisés et publiés dans le cadre du lexique-grammaire sur les substantifs prédicatifs depuis les années 1970[28], et sur les expressions figées depuis les années 1980[29].
La notion de substantif prédicatif est issue des travaux de Zellig Harris[30]. Elle part de l'idée que si, par exemple, le verbe étudier est analysé comme le prédicat dans la phrase Luc étudie les éclipses, il est naturel d'analyser le substantif étude (ou la séquence faire une étude) comme prédicat dans la phrase Luc fait une étude sur les éclipses. Dans ce cas, le substantif en question est dit prédicatif. Le verbe qui l'accompagne, ici faire, est, lui, qualifié de verbe support (it). L'idée a été appliquée systématiquement dans le cadre du lexique-grammaire à partir des années 1970[28] - [31] - [32] - [33].
Les contributeurs du lexique-grammaire parlent d'expression figĂ©e lorsqu'une expression (par exemple mot de passe) possĂšde des propriĂ©tĂ©s spĂ©cifiques (ici, son sens) qui justifient qu'on lui consacre une entrĂ©e lexicale, bien qu'elle soit constituĂ©e de plusieurs Ă©lĂ©ments (mot, de et passe) qui, d'une façon ou d'une autre, peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme des mots[29]. Un programme systĂ©matique de description de ces expressions a Ă©tĂ© entrepris dans le cadre du lexique-grammaire Ă partir des annĂ©es 1980[34] - [35] - [36] - [37].
Cumulativité
Ces expĂ©riences ont montrĂ© que plusieurs individus ou Ă©quipes peuvent parvenir Ă des rĂ©sultats identiques. Cette reproductibilitĂ© assure la cumulativitĂ© des descriptions. Ce rĂ©sultat est crucial pour le futur du traitement des langues : la quantitĂ© de donnĂ©es qui doit ĂȘtre accumulĂ©e et reprĂ©sentĂ©e au sein d'un modĂšle cohĂ©rent est telle que de nombreuses Ă©quipes de recherche et dĂ©veloppement doivent coopĂ©rer, et on doit pouvoir fusionner leurs rĂ©sultats sans avoir Ă rĂ©Ă©crire des parties substantielles de la grammaire et du lexique de chaque langue. Cette exigence est loin d'ĂȘtre facile Ă remplir, car on connaĂźt peu d'exemples de grammaires d'une taille significative qui ne soient pas l'Ćuvre d'un unique spĂ©cialiste.
Interface avec les standards internationaux
Avec le but d'améliorer la mise à disposition des données de maniÚre lisible et explicite, le lexique-grammaire du français a été transcodé en un format ISO standard LMF. Ces travaux sont détaillés dans le chapitre: Conversion of Lexicon-Grammar Tables to LMF: application to French[38].
Notes et références
- Ibrahim, Amr Helmy. 2003. Le cadre du lexique-grammaire. Linx 48:101-122.
- Maurice Gross, Méthodes en syntaxe : régime des constructions complétives, Paris, Hermann, , p. 9:
« Nous nous proposons de remplacer [l'approche qui] consiste essentiellement Ă effectuer des observations isolĂ©es dans des rĂ©gions diffĂ©rentes de la structure linguistique. Ces observations ne sont jamais systĂ©matiques, et les « trous » qui les sĂ©parent ne sont pas explorĂ©s empiriquement. (...) Toute construction thĂ©orique a toujours Ă©tĂ© prĂ©cĂ©dĂ©e dâun long travail d'accumulation systĂ©matique de donnĂ©es, et les chercheurs se sont toujours efforcĂ©s de combler les trous qui pouvaient se prĂ©senter dans leurs donnĂ©es avant d'avancer une rĂšgle gĂ©nĂ©rale. »
- Maurice Gross, Méthodes en syntaxe : régime des constructions complétives, Paris, Hermann, , p. 45:
« Nous pensons que seul l'examen systématique des données peut conduire à la découverte [des] principes généraux abstraits [d'une] théorie linguistique un tant soit peu générale]. »
- Annibale Elia, « Pour un lexique-grammaire de la langue italienne : les complĂ©tives objet », Lingvisticae Investigationes, vol. 2, no 2,â , p. 233-276 (ISSN 0378-4169, e-ISSN 1569-9927, DOI https://doi.org/10.1075/li).
« Nous croyons qu'avant de proposer des interprétations ou des "explications", il faut passer par un travail aussi complet que possible d'énumération et d'observation du lexique d'une langue. »
- Gross, Maurice. 1968. Grammaire transformationnelle du français. Vol. 1, Syntaxe du verbe. Paris : Larousse (rĂ©Ă©ditĂ© sous le mĂȘme titre, Paris: CantilĂšne, 1986).
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« Nous avons entrepris un projet de lexique-grammaire de la langue italienne. »
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- Maurice Gross, Méthodes en syntaxe : régime des constructions complétives, Paris, Hermann, , p. 225:
« Nous pensons qu'il est normal quâune propriĂ©tĂ© syntaxique ait une distribution non triviale sur le lexique »
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Voir aussi
Liens externes
- Visualisation de tables de lexique-grammaire (suivre Données linguistiques, Lexique-grammaire).
Bibliographie
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