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Le Petit (Bataille)

Le Petit est un court rĂ©cit de Georges Bataille, paru en 1943 (antidatĂ© de 1934), sous le pseudonyme de Louis Trente, sans nom d'Ă©diteur - en rĂ©alitĂ© Georges Hugnet[1] (tirage unique Ă  63 exemplaires, dont 13 hors commerce). Correspondant parisien de son ami Bataille, alors Ă  VĂ©zelay, Michel Leiris a contribuĂ© Ă  distribuer quelques exemplaires de cet ouvrage clandestin[2]. Le texte a Ă©tĂ© ensuite rĂ©Ă©ditĂ© par Jean-Jacques Pauvert en 1963, rĂ©Ă©dition posthume, avec le nom vĂ©ritable de l'auteur, qui passa presque aussi inaperçue que l'Ă©dition originale ; mĂŞme s'il convient de mentionner la rĂ©action d'AndrĂ© Breton, qui Ă©crit Ă  Pauvert : « Le Petit, du fait sans doute que Bataille n'est plus lĂ , offre de sa pensĂ©e l'aspect le plus creusĂ©, le plus pathĂ©tique et atteste l'importance qu'elle prendra dans le proche avenir. »[3]

Le Petit
Langue
Auteur
Genre
RĂ©cit (en)
Date de parution

« J'Ă©cris pour oublier mon nom »[4], dira Bataille un peu plus tard. Au-delĂ  de cet effacement de la personne de l'auteur, et d'une Ă©chappatoire Ă  la gĂ©nĂ©alogie familiale, les pseudonymes choisis pour signer clandestinement ses premiers rĂ©cits Ă©rotiques entrent en rĂ©sonance les uns avec les autres, et renvoient tous plus ou moins Ă  une transcendance ou une Ă©lĂ©vation bafouĂ©es, rendant dĂ©risoire la souverainetĂ© divine (Lord Auch pour Histoire de l'Ĺ“il, Pierre AngĂ©lique pour Madame Edwarda) ou royale, comme c'est le cas avec Louis Trente, qui dĂ©signe le « petit », c’est-Ă -dire l’enfant, mais aussi l’anus, tel qu'il Ă©tait dĂ©signĂ© dans les bordels, prĂ©cise Bataille[5]. On note aussi qu'il confond Louis XIV, le Roi-Soleil, le plus haut, et Louis XVI, le roi dĂ©capitĂ©, le plus bas. Bataille Ă©crira plus tard, vers 1954, un « recueil de poèmes et de rĂ©flexions » intitulĂ© La Tombe de Louis XXX[6] ; ainsi, Louis XXX s'inscrit dans la lignĂ©e bataillienne des dieux ou souverains qui sont profanĂ©s, mis au supplice, Ă  l'agonie, puisque « le petit Â», appellation familière et argotique de l'anus et de la sodomie, devient le nom blasphĂ©matoire de Dieu, un Dieu-anus, parent du Dianus sous le pseudonyme duquel Bataille publie dans Mesures, en 1940, quelques pages de ce qui deviendra Le Coupable. Cette image du Dieu souillĂ© se superpose Ă  celle du pseudonyme Lord Auch, puisque Louis Trente rĂ©vèle ĂŞtre Lord Auch : « Dieu se soulageant Â»[7].

Chez Bataille, les pseudonymes, les noms, les mots, les textes se font Ă©cho, tissant une unitĂ©, comme une Somme (athĂ©ologique) de variations d'un mĂŞme texte. Autre exemple, dans la troisième des cinq sections qui composent l'ouvrage, W.-C. (PrĂ©face Ă  l'Histoire de l'Ĺ“il), Bataille fait mention pour la première fois de son premier livre dĂ©truit, W.-C., Ă©crit sous le pseudonyme de Troppmann (le nom mĂŞme qui sera attribuĂ© au narrateur du Bleu du ciel) : « J’avais Ă©crit, un an avant l’"Histoire de l’œil", un livre intitulĂ© "W.-C." : un petit livre, assez littĂ©rature de fou. "W.-C." Ă©tait lugubre autant qu’"Histoire de l’œil" est juvĂ©nile. [...] c’était un cri d’horreur (horreur de moi, non de ma dĂ©bauche, mais de la tĂŞte de philosophe oĂą depuis… Comme c’est triste !). »[7] « Le petit Â» Ă©tant devenu une façon de nommer Dieu, CĂ©cile Moscovitz note qu'« il est en ce sens l'homologue masculin d'Edwarda : de mĂŞme que cette prostituĂ©e est “Dieu”, le “petit” invoque Dieu dans un lieu de prostitution. C'est donc littĂ©ralement le nom de Dieu, mais d'un Dieu qui, “traduit en justice, condamnĂ©, mis Ă  mort”, agonise. Â»[8] « Dieu, ce mort Â», Ă©crit Bataille, ou bien encore : « Le “petit” : rayonnement d'agonie, de la mort, rayonnement d'une Ă©toile morte Â»[9]. Sous la forme hâtive et concentrĂ©e d'un journal, rassemblant aphorismes et sentences, ce rĂ©cit prend des allures d'Ă©crit philosophique ou mĂ©taphysique[10], et s'apparente, par ses thèmes, au Coupable, comme l'ont relevĂ© Jean-Louis Baudry ou Michel Surya, lequel Ă©crit : « Le Petit est une sorte de Coupable en plus nu, en plus bref, en plus brisant [...] Madame Edwarda est la clĂ© de L'ExpĂ©rience intĂ©rieure, comme Le Petit est la clĂ© du Coupable : les clĂ©s lubriques. Â»[11]

Ă€ la mort, ou plutĂ´t Ă  l'agonie du « petit Â» fait Ă©cho celle du narrateur (« je me raconte mort Â»[9]), et aussi celle du père (« mon père agonisant Â»[12]). Bataille rappelle en effet, avec des accents proches des « CoĂŻncidences » figurant Ă  la fin de l'Histoire de l'Ĺ“il (1928), certains Ă©pisodes de son enfance et de son adolescence. Comme Ă  la fin de ce rĂ©cit initial, Bataille revient ainsi sur le drame familial et la figure de son père, syphilitique, paralysĂ© et aveugle, et se sentant « coupable » Ă©voque le mythe d’Œdipe : « Mon père m’ayant conçu aveugle (aveugle absolument), je ne puis m’arracher les yeux comme Ĺ’dipe. J’ai comme Ĺ’dipe devinĂ© l’énigme : personne n’a devinĂ© plus loin que moi. [...] Le malheur m’accablait, l’ironie intĂ©rieure rĂ©pondait : "tant d’horreur te prĂ©destine !" [...] Aujourd’hui, je me sais "aveugle" sans mesure, l’homme "abandonnĂ©" sur le globe comme mon père Ă  N. »[13].

Bibliographie

  • Jean-Louis Baudry, « Bataille ou le Temps rĂ©cusĂ© Â», Revue des sciences humaines, n° 206 (« Georges Bataille »), avril-, p. 9-41. Document utilisĂ© pour la rĂ©daction de l’article
  • Maurice Blanchot, La CommunautĂ© inavouable, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 39 et 37.
  • HĂ©lène Cixous, Portrait du soleil (roman, 1ere Ă©dition 1973), Paris, Éditions des femmes, 1999, p. 56-67.
  • Daniel Hawley, L'Ĺ’uvre insolite de Georges Bataille. Une hiĂ©rophanie moderne, Genève-Paris, Slatkine et Champion, 1978, p. 22 et 163-172.
  • Denis Hollier, « La Nuit amĂ©ricaine Â», PoĂ©tique, n° 22, 1975, p. 227-243.
  • Denis Hollier, La Prise de la Concorde Paris, Gallimard, 1993, p. 45-52 et 238-239. Document utilisĂ© pour la rĂ©daction de l’article
  • Gilles MaynĂ©, Georges Bataille, l'Ă©rotisme et l'Ă©criture, Paris, Descartes et Cie, 2003, p. 153-174. Document utilisĂ© pour la rĂ©daction de l’article
  • CĂ©cile Moscovitz, Notice et notes sur Le Petit et « Autour du Petit », dans Romans et rĂ©cits, prĂ©face de Denis Hollier, Ă©dition publiĂ©e sous la direction de Jean-François Louette, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la PlĂ©iade », 2004, p. 1138-1168. Document utilisĂ© pour la rĂ©daction de l’article
  • Bernard NoĂ«l, article « Le Petit Â», Dictionnaire des Ĺ“uvres Ă©rotiques, dir. Pascal Pia et Robert Carlier, Paris, Mercure de France, 1971, p. 394.
  • Rolland Pierre, « Ă‰crire de ne pas Ă©crire Â», Revue des sciences humaines, n° 206 (« Georges Bataille »), avril-, p. 54-59.
  • Jacqueline Risset, « Haine de la poĂ©sie Â», Georges Bataille après tout, sous la direction de Denis Hollier, Actes du colloque « Bataille après tout », tenu Ă  OrlĂ©ans en , Paris, Belin, 1995, p. 152-156.
  • Michel Surya, « La Philosophie, l'Échafaud, Le Petit », Bataille-Leiris, l'intenable assentiment au monde, Actes du colloque tenu Ă  OrlĂ©ans en , sous la direction de Francis Marmande, Paris, Belin, 1999, p. 203-218. Document utilisĂ© pour la rĂ©daction de l’article
  • François Warin, Nietzsche et Bataille. La parodie Ă  l'infini, Paris, P.U.F., 1994, p. 155-162, 186-187 et 192-197. Document utilisĂ© pour la rĂ©daction de l’article

Notes et références

  1. Il y a toutefois quelques doutes sur l'identitĂ© exacte de l'Ă©diteur, certains essayistes ayant Ă©voquĂ© la personne de Robert ChattĂ©, Ă©diteur clandestin de livres Ă©rotiques. Mais selon CĂ©cile Moscovitz, « si l'on ne peut prouver que G. Hugnet fut en effet l'Ă©diteur clandestin du Petit, on ne sait pas non plus quels Ă©lĂ©ments ont conduit Michel Surya et Bernd Mattheus Ă  affirmer que ce fut Robert ChattĂ© », Notice et notes sur Le Petit et « Autour du Petit », dans Romans et rĂ©cits, prĂ©face de Denis Hollier, Ă©dition publiĂ©e sous la direction de Jean-François Louette, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la PlĂ©iade », 2004, p. 1139.
  2. Georges Bataille - Michel Leiris, Échanges et correspondances, édition établie et annotée par Louis Yvert, postface de Bernard Noël, Gallimard, coll. « Les inédits de Doucet », 2004, p. 145.
  3. Lettre du 30 juillet 1963, reproduite en fac-similé par Jean-Jacques Pauvert dans La Traversée du livre, Viviane Hamy, 2004, p. 362.
  4. Feuillet isolé en marge de La Scissiparité, Romans et récits, p. 612. Sur l’usage des pseudonymes par Bataille, voir Francis Gandon, « Du pseudonyme », dans Sémiotique et négativité, Didier Érudition, 1986, p. 145-156 ; Jean-François Louette, « Introduction » aux Romans et récits de Georges Bataille, Gallimard, 2004, p. LXXX-LXXXVI ; Gilles Mayné, Georges Bataille, l’érotisme et l’écriture, Descartes & Cie, 2003, p. 171 ; Michel Surya, « J’écris pour effacer mon nom », Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Gallimard, 2012, p. 111-115. On peut ajouter aux pseudonymes connus celui d'« Aristide l’aveugle » (le prénom de son père), pour un projet de préface du Mort, signé à la fin des années 1950 (entre 1957 et 1960 ?) ; voir à ce sujet Romans et récits, p. 403-406 et p. 1172.
  5. Le Petit, dans Romans et récits, p. 352.
  6. Publié posthume, dans les Œuvres complètes, t. IV, Gallimard, 1971, p. 151-168.
  7. Romans et récits, p. 363.
  8. Romans et récits, p. 1143.
  9. Romans et récits, p. 353.
  10. « Je n'ai pu Ă©viter d'exprimer ma pensĂ©e sur un mode philosophique, Ă©crit Bataille. Mais je ne m'adresse pas aux philosophes Â», MĂ©thode de mĂ©ditation, Ĺ’uvres complètes, t. V, Gallimard, 1973, p. 194.
  11. Michel Surya, Georges Bataille : la mort Ă  l’œuvre, Gallimard, rĂ©Ă©d. coll. « Tel », 2012, p. 355. Michel Surya fait ici rĂ©fĂ©rence Ă  la formule de Bataille selon laquelle Madame Edwarda est la « clĂ© lubrique Â» du « Supplice Â» (qui forme la seconde partie de L'ExpĂ©rience intĂ©rieure), comme il l'Ă©crit dans un des brouillons de sa prĂ©face, Romans et rĂ©cits, p. 345.
  12. Romans et récits, p. 365.
  13. Romans et récits, p. 364.


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