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Heuristique d'affect

L'heuristique d’affect (ou heuristique d’affectivitĂ©) est une heuristique de jugement, un raccourci mental permettant de prendre des dĂ©cisions et de rĂ©soudre des problĂšmes rapidement et efficacement, en utilisant les Ă©motions (la peur, le plaisir, la surprise, etc.) ; cependant, cela amĂšne ces dĂ©cisions Ă  ĂȘtre affectĂ©es frĂ©quemment de biais cognitifs. C'est un processus inconscient qui diminue le temps de prise de dĂ©cision et permet d'Ă©viter une recherche Ă©tendue d'informations. Sa durĂ©e est plus courte que celle d'une humeur, survenant rapidement et involontairement en rĂ©ponse Ă  un stimulus ; ainsi, la lecture des mots « cancer du poumon » en relation avec une action envisagĂ©e provoquera souvent un affect de peur, qui Ă  son tour amĂšnera Ă  exagĂ©rer les risques et Ă  minimiser les bĂ©nĂ©fices associĂ©s Ă  cette action.

Analyses théoriques

La thĂ©orie de l’heuristique d’affect, affirmant que les dĂ©cisions sont influencĂ©es par l'Ă©tat Ă©motionnel, s’appuie quantitativement sur des recherches montrant que, pour une action donnĂ©e, la corrĂ©lation nĂ©gative entre les risques et les bĂ©nĂ©fices perçus est liĂ©e aux affects positifs ou nĂ©gatifs associĂ©s Ă  cette action (par exemple au jugement moral, en bien ou mal, que l’image de l’action suscite), et donc que les gens ne basent pas uniquement leurs jugements d’une activitĂ© ou d’une technologie sur des raisonnements. L’heuristique d’affect attira l'attention dĂšs 1980, quand Robert B. Zajonc montra que les rĂ©actions affectives Ă  des stimuli apparaissent souvent en premier et influencent la façon dont l'information est ensuite traitĂ©e et jugĂ©e[1]. Plus rĂ©cemment, l'heuristique d'affect fut utilisĂ©e pour expliquer la corrĂ©lation nĂ©gative inattendue dĂ©couverte entre bĂ©nĂ©fices escomptĂ©s et perception du risque : Finucane, Alhakami, Slovic et Johnson ont montrĂ© en 2000 qu'une situation jugĂ©e comme plaisante (provoquant un affect positif) amĂšne Ă  une perception plus faible des risques et plus importante des bĂ©nĂ©fices, mĂȘme lorsque ce n'est pas logique pour cette situation (par exemple parce que les avantages sont compensĂ©s par des risques objectivement plus Ă©levĂ©s)[2].

Une analyse alternative du fonctionnement de l'heuristique d'affect est l'hypothĂšse du marquage somatique d'AntĂłnio DamĂĄsio, affirmant que les images servant de support Ă  la pensĂ©e (incluant des reprĂ©sentations perceptuelles et symboliques) sont « marquĂ©es » par des sentiments positifs ou nĂ©gatifs, eux-mĂȘmes liĂ©s Ă  des Ă©tats somatiques. Quand un de ces marqueurs est liĂ© Ă  une image d'un rĂ©sultat futur escomptĂ©, il dĂ©clenche un signal qui augmente la prĂ©cision de la dĂ©cision ; en l'absence de ces marqueurs (le plus souvent chez des sujets prĂ©sentant certains types de dommages cĂ©rĂ©braux), la capacitĂ© Ă  prendre de bonnes dĂ©cisions est dĂ©gradĂ©e. Il a Ă©mis cette hypothĂšse en observant des patients souffrant d'atteintes au cortex prĂ©frontal, prĂ©sentant Ă©galement de sĂ©vĂšres handicaps dans leurs prises de dĂ©cisions personnelles et sociales, en dĂ©pit de leurs autres compĂ©tences[3].

Slovic, Finucane, Peters et MacGregor contrastent deux modes de pensĂ©e : le systĂšme analytique et le systĂšme expĂ©rientiel[2] - [4]. Le systĂšme analytique (ou systĂšme rationnel) correspond Ă  une pensĂ©e lente et demandant des efforts conscients, s'appuyant sur le raisonnement logique, l'estimation des probabilitĂ©s et l'analyse des preuves. Le systĂšme expĂ©rientiel en est l'exact opposĂ© : rapide, intuitif et pour l'essentiel inconscient, il s'appuie sur des images, des mĂ©taphores, et des rĂ©cits stĂ©rĂ©otypĂ©s servant Ă  estimer la probabilitĂ© d'un risque[5]. Le fonctionnement du systĂšme expĂ©rientiel est essentiellement involontaire ; Zajonc affirme qu’« on peut contrĂŽler l’expression d’une Ă©motion, mais pas l’émotion elle-mĂȘme. ». Il remarque cependant Ă©galement que l'Ă©motion et la rĂ©flexion ne sont jamais totalement dissociĂ©es[1]. De plus, le systĂšme expĂ©rientiel prend en partie en compte les consĂ©quences des dĂ©cisions passĂ©es, par exemple des rĂ©sultats dĂ©favorables amĂšneront Ă  prendre plus de prĂ©cautions dans une situation ressentie comme analogue.

Résultats expérimentaux

De nombreuses Ă©tudes ont montrĂ© plus prĂ©cisĂ©ment l’importance de l’heuristique d’affect dans les prises de dĂ©cision, en particulier en matiĂšre de perception des risques. Les divers cas Ă©tudiĂ©s ci-dessous montrent Ă©galement l’indĂ©pendance frĂ©quente des affects et de la cognition.

RĂ©ponse affective subliminale

La cause de la rĂ©ponse Ă©motionnelle n’est pas nĂ©cessairement perçue consciemment. Une Ă©tude menĂ©e par Winkielman, Zajonc et Schwarz en 1997 mesura la vitesse Ă  laquelle un affect peut influencer le jugement. Ils utilisĂšrent des images subliminales, prĂ©sentant aux sujets un visage souriant, soucieux, ou un polygone neutre, durant environ 1⁄250e de seconde (une durĂ©e insuffisante pour que la perception consciente soit possible). On leur prĂ©senta ensuite un idĂ©ogramme durant deux secondes, qu'on leur demanda d'apprĂ©cier ; leur jugement Ă©tait nettement influencĂ© par l'image prĂ©cĂ©dente, qu'ils n'avaient pourtant pu percevoir consciemment. La mĂȘme Ă©tude montra la persistance de cet effet initial : prĂ©sentant ensuite les mĂȘmes caractĂšres prĂ©cĂ©dĂ©s d'images subliminales diffĂ©rentes, le jugement des participants ne se modifia plus[6].

Insensibilité quantitative

Certaines réponses affective à des stimuli résultent d'un manque de sensibilité à d'autres facteurs, comme les effectifs mis en jeu. Slovic et Peters ont mené en 2006 une étude sur l'« engourdissement psychophysique » (l'incapacité à percevoir un changement dans la situation alors que son intensité ou son étendue augmente) ; dans une expérience particuliÚrement frappante, ils constatÚrent que les sujets soutenaient davantage une mesure de sécurité (dans les aéroports) censée sauver un fort pourcentage de 150 victimes potentielles, que ceux auxquels on proposait une mesure censée simplement sauver chacune des 150 personnes. Leur explication de ce paradoxe était que se représenter 150 victimes est difficile, alors que 90 % est un nombre facile à considérer comme trÚs favorable, et que c'est ce sentiment positif qui colore le jugement[7].

Influence du temps et des informations disponibles

En 2000, deux expériences ont été menées par Finucane, Alhakami, Slovic et Johnson pour étudier l'heuristique d'affect sous la pression de limites de temps. Ils prédisaient qu'en situation d'urgence, les sujets utiliseraient davantage leurs affects pour gagner en efficacité, ce que l'expérience confirma. Une seconde expérience donnait des informations supplémentaires sur les risques et bénéfices des options proposées ; là encore, comme prédit par la théorie, ces informations jouÚrent un rÎle plus important sur les décisions des sujets contraints par le temps[2].

Wilson et Arvai menÚrent deux études analogues en 2006, sur les conséquences de l'heuristique d'affect en matiÚre de prise de risque, en comparant des décisions pour des questions ayant un fort impact émotionnel (lutte contre la criminalité) ou des questions plus neutres (surpopulation de cerfs). L'impact émotionnel s'avéra dominer les informations quantitatives données sur les enjeux et les coûts des décisions[8].

Perception et communication du risque

Les recherches sur l'heuristique d'affect visent entre autres Ă  amĂ©liorer la communication sur les risques et leur importance. On a constatĂ© en particulier que prĂ©senter les risques en termes de probabilitĂ© chiffrĂ©e crĂ©e une rĂ©ponse Ă©motionnelle augmentant l'importance donnĂ©e au risque[5] ; l'Ă©tat Ă©motionnel des sujets influe Ă©galement sur les risques financiers qu'ils sont prĂȘts Ă  prendre[9] - [10],

Cancer

Le rĂŽle des Ă©motions a Ă©tĂ© particuliĂšrement Ă©tudiĂ© dans le cadre de la prĂ©vention du cancer. La recherche a montrĂ© une influence significative de l'heuristique d'affect dans le choix de diagnostics prĂ©ventifs (une proportion importante de sujets Ă  risque « prĂ©fĂ©rant ne pas savoir »). Les enquĂȘtes actuelles portent sur la meilleure façon de communiquer l'information pour permettre aux patients des choix moins chargĂ©s nĂ©gativement, par exemple en remplaçant des donnĂ©es chiffrĂ©es par des icĂŽnes[5].

Tabagisme

Le cas du tabagisme est un autre exemple de l'importance de l'heuristique d'affect : les fumeurs ne prennent pas en compte les risques lorsqu'ils commencent Ă  fumer, mais seulement des phĂ©nomĂšnes de groupe et d'image sociale, ce qui est manipulĂ© par les publicitĂ©s faites par les compagnies de tabac[11] - [12]. Une enquĂȘte de 2005 montre qu'environ 80 % des fumeurs ne commenceraient pas Ă  fumer si, connaissant dĂ©sormais les risques, ils pouvaient revenir sur leur choix ; ils n'ont pris conscience de ces risques qu'aprĂšs que leur addiction au tabac se soit dĂ©veloppĂ©e[4].

Changement climatique

Les recherches ont montrĂ© que les AmĂ©ricains sont conscients du rĂ©chauffement climatique, mais ne le voient pas comme un problĂšme sĂ©rieux, en raison d'un manque de rĂ©ponse affective[13]. Beaucoup d’entre eux affirment n’en avoir pas expĂ©rimentĂ© de consĂ©quences, ou ne le voient que comme un problĂšme Ă  long terme ; ils lui donnent donc une faible prioritĂ©[14]. Des recherches rĂ©centes ont montrĂ© le rĂŽle important de l’heuristique d’affect dans la perception de ce risque par le grand public[15].

Références

  1. (en) R. B. Zajonc, « Feeling and thinking: Preferences need no inferences », American Psychologist, vol. 35, no 2,‎ , p. 151–175 (DOI 10.1037/0003-066X.35.2.151).
  2. (en) M.L. Finucane, Alhakami, A., Slovic, P. et Johnson, S.M., « The Affect Heuristic in Judgment of Risks and Benefits », Journal of Behavioral Decision Making, vol. 13, no 1,‎ , p. 1–17 (DOI 10.1002/(SICI)1099-0771(200001/03)13:1<1::AID-BDM333>3.0.CO;2-S).
  3. (en) A.R. Damasio, « The Somatic Marker Hypothesis and the Possible Functions of the Prefrontal Cortex », Philosophical Transactions of the Royal Society B: Biological Sciences, vol. 351, no 1346,‎ , p. 1413–1420 (DOI 10.1098/rstb.1996.0125).
  4. (en) P Slovic, Finucane, M., Peters, E. et MacGregor, D., « Risk as Analysis and Risk as Feelings: Some Thoughts about Affect, Reason, Risk, and Rationality », Risk Analysis, vol. 24, no 2,‎ , p. 311–322 (DOI 10.1111/j.0272-4332.2004.00433.x).
  5. (en) Carmen Keller, Siegrist, Michael et Gutscher, Heinz, « The Role of Affect and Availability Heuristics in Risk Analysis », Risk Analysis, vol. 26, no 3,‎ , p. 631–639 (DOI 10.1111/j.1539-6924.2006.00773.x).
  6. (en) P Winkielman, Zajonc, R.B. et Schwarz, N., « Subliminal affective priming effects resists attributional interventions », Cognition and Emotion, vol. 11, no 4,‎ , p. 433–465 (DOI 10.1080/026999397379872).
  7. (en) P Slovic et Peters, E., « Risk Perception and Affect », Current Directions in Psychological Science, vol. 15, no 6,‎ , p. 322–325 (DOI 10.1111/j.1467-8721.2006.00461.x).
  8. (en) Robyn S. Wilson et Arvai, Joseph L., « When Less Is More: How Affect Influences Preferences When Comparing Low and High-risk Options », Journal of Risk Research, vol. 9, no 2,‎ , p. 165–178 (DOI 10.1080/13669870500419503).
  9. (en) Alice M. Isen et Robert Patrick, « The effect of positive feelings on risk taking: When the chips are down », Organizational Behavior and Human Performance, vol. 31, no 2,‎ , p. 194–202 (DOI 10.1016/0030-5073(83)90120-4).
  10. (en) Yuen et T. M. Lee, « Could mood state affect risk-taking decisions? », Journal of affective disorders, vol. 75, no 1,‎ , p. 11–18 (DOI 10.1016/S0165-0327(02)00022-8).
  11. (en) S Epstein, « Integration of the cognitive and psychodynamic unconscious », American Psychologist, vol. 49, no 8,‎ , p. 709–724 (DOI 10.1037/0003-066x.49.8.709).
  12. (en) Hanson et D. A. Kysar, « Taking behavioralism seriously: Some evidence of market manipulation », Harvard Law Review, vol. 112, no 7,‎ , p. 1420–1572 (DOI 10.2307/1342413).
  13. (en) A. Bostrom, Morgan, M. G., Fischhoff, B. et Read, D., « What Do People Know About Global Climate Change? », Risk Analysis, vol. 14, no 6,‎ , p. 959–970 (DOI 10.1111/j.1539-6924.1994.tb00065.x).
  14. (en) Kempton, W., Boster, J. S. et Hartley, J. A., Environmental Values in American Culture, Cambridge, MIT, , 1–366 p. (ISBN 978-0-262-61123-7, lire en ligne)
  15. (en) Sander. van der Linden, « On the relationship between personal experience, affect and risk perception: The case of climate change », European Journal of Social Psychology, vol. 44, no 5,‎ , p. 430–440 (PMID 25678723, PMCID 4312984, DOI 10.1002/ejsp.2008)

Bibliographie

  • (en) Paul Slovic, Melissa Finucane, Ellen Peters et Donald G. MacGregor, Heuristics and Biases: The Psychology of Intuitive Judgment, Cambridge University Press, , 397–420 p. (ISBN 0-521-79679-2), « The Affect Heuristic »
  • (en) Hersh Shefrin, Behavioral Corporate Finance : Decisions that create value, McGraw-Hill, , 2, 10, 164, 40–42, 60–61, 69 (ISBN 978-0-07-284865-6)
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