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Fonctionnalisme (sciences sociales)

Le fonctionnalisme, parfois qualifié de structuro-fonctionnalisme, est un courant de la pensée sociologique et anthropologique qui tente de comprendre les phénomènes sociaux en identifiant les fonctions qu’ils remplissent dans l’ensemble auquel ils se rattachent en partant de l’idée que celui-ci tend vers la stabilité. Cette lecture cherche donc à imputer à chaque caractéristique, coutume ou pratique, son effet sur le fonctionnement d'un système supposé stable et cohésif.

La notion de fonction fait référence au rôle joué par un « organe social » (institution) dans une organisation sociale donnée.

Initialement formulée par Bronislaw Malinowski puis étudiée par Robert K. Merton et Talcott Parsons, cette théorie constitue une source majeure d'inspiration pour d'importants sociologues contemporains, notamment Jeffrey C. Alexander et Niklas Luhmann. En anthropologie, ce courant s'oppose à l'évolutionnisme et au diffusionnisme. En sociologie, le fonctionnalisme a constitué l'une des théories dominantes au XXe siècle. La sociologie fonctionnaliste appréhende les sociétés à partir des institutions assurant leur stabilité et structurant les comportements individuels aux travers de rôles et de statuts.

Principes théoriques

Le fonctionnalisme veut apposer à chaque fait social une ou des fonctions qui le déterminent. Autrement dit, chaque élément de la société possède une certaine tâche à accomplir — une fonction —, qui présente une part irremplaçable de la totalité organique. La fonction devient un principe explicatif : tout organe a une fonction (comme dans le corps humain). Les organes de la société ont pour fonction d'assurer la cohésion sociale (lien social entre les individus).

Liliane Voyé définit la théorie fonctionnaliste comme suit : « la société est une sorte d'organisme total, composée de diverses parties interreliées qui constituent autant de fonctions que l'on peut, par analogie, comparer aux diverses fonctions des organismes vivants : production, consommation, transport, communication. Tout comme les organismes vivants, la vie sociale évolue et c'est cette évolution dont il s'agit d'établir les lois[1]. » Elle distingue trois courants majeurs : le fonctionnalisme radical des anthropologues Malinowski et Radcliffe-Brown, le fonctionnalisme modéré de Merton et le structuro-fonctionnalisme de Parsons[1].

Les racines de la théorie fonctionnaliste

La sociologie fonctionnaliste a été élaborée à partir de quelques notions qui lui préexistaient. D'abord, elle mobilisa le corps des réflexions de Bronislaw Malinowski qui inventa le fonctionnalisme en anthropologie à partir de la notion de fonction. Mais elle y adjoint les notions de rôles et statuts qui avaient été problématisées par le sociologue Everett Cherrington Hughes et l'anthropologue Ralph Linton.

Bronisław Malinowski et Alfred Radcliffe-Brown

Le fonctionnalisme est une théorie utilisée pour la première fois par Bronisław Malinowski dans l'ouvrage Les Argonautes du Pacifique occidental, produit d'un long travail d'observation participante qu'il réalisa dans les îles Trobriand. Pour cet anthropologue, la notion de fonction est indispensable pour comprendre toute société humaine. Pour lui, la fonction de tout fait social est de répondre aux besoins de la société dont les besoins les plus primaires. Bronisław Malinowski utilise la représentation d'un corps organique pour illustrer les phénomènes sociaux. En effet, une société forme un tout composé de différentes parties entretenant des relations organiques entre elles. Plus tard, Marcel Mauss s'attachera à définir le système trobriandais de la Kula, comme un fait social total. Ainsi, en se saisissant d'un fait social et en décrivant sa fonction, on peut d'après B. Malinowski reconstruire le schéma de fonctionnement de la société étudiée et en comprendre les logiques.

Elle constitue une alternative aux théories anthropologiques alors dominantes, l'évolutionnisme et le diffusionnisme. L'évolutionnisme analyse les pratiques des différentes sociétés comme les résultats de leur évolution. Postulant l'unicité du genre humain, les évolutionnistes rendent compte des différences entre les sociétés par leur degré de développement. Au contraire, le diffusionnisme considère que les sociétés sont fondamentalement diverses. Les pratiques qui y sont observées sont le résultat d'emprunts culturels aux sociétés voisines. Les diffusionnistes expliquent le fonctionnement des sociétés à partir de l'histoire des transmissions de connaissance entre différents groupes.

Malinowski rompt avec ces deux théories en affirmant qu'une société ne doit pas être analysée à partir de son histoire mais de son fonctionnement. Observant les rites magiques qui entourent la construction des pirogues, il refuse de les saisir comme des faits exotiques et irrationnels. Il fait observer que ces rites permettent aux Trobriandais de combattre le stress qu'occasionnent les départs en mer. Les pratiques qui semblent les plus anodines ont donc une fonction. Et cette fonction correspond à un besoin humain :

« Pour le fonctionnaliste, la culture, c'est-à-dire le corps complet d'instruments, les privilèges de ses groupes sociaux, les idées, les croyances et les coutumes humaines, constituent un vaste appareil mettant l'homme dans une meilleure position pour affronter les problèmes concrets particuliers qui se dressent devant lui dans son adaptation à son environnement pour donner cours à la satisfaction de ses besoins[2]. »

Ayant trouvé chez Émile Durkheim une même mise en rapport des notions de fonction et de besoin, Malinowski en fit le père du fonctionnalisme.

Le fonctionnalisme de Malinowski suppose donc que toute pratique ait pour fonction de répondre aux besoins des individus. Mais en même temps, c'est toujours la totalité de la société, et non ses éléments séparés, qui répond aux besoins individuels : « La culture est un tout indivisible dont les divers éléments sont interdépendants[3]. »

Bronisław Malinowski a conçu le fonctionnalisme absolu. Il a 4 aspects positifs de sa théorie :

  1. tentative d'établir une méthode scientifique rigoureuse d'observation de la société ;
  2. démarche proprement sociologique ;
  3. société et culture sont une totalité ;
  4. développer une notion de culture autrement que par une simple énumération.

De plus, il voit la culture de 2 façons. Il définit la culture comme "tout ce qui est appris au travers du processus de socialisation" et ajoute une deuxième dimension fonctionnaliste et dit que la culture est une totalité complexe : il faut concevoir la culture comme "un tout qui inclut tout", comme la connaissance, les biens de consommation, la science, vraiment tout.

L'anthropologue britannique Alfred Radcliffe-Brown propose une analyse alternative en rapportant les différentes fonctions de la culture non aux besoins des individus mais à ceux de la société prise comme un ensemble : « La fonction d'un usage social particulier, c'est la contribution qu'il apporte à la vie sociale considérée comme l'ensemble du fonctionnement du système social[4]. »

Edward Evan Evans-Pritchard succède à Alfred Radcliffe-Brown. Il a un fort impact dans l'anthropologie britannique. Il conçoit un structuro-fonctionnalisme, comme l'a fait Radcliffe Brown. Il est contre le positivisme qui veut donner le statut de « science naturelle » à l'anthropologie car il la conçoit comme étant une science compréhensive (science humaine) et non explicative. En effet, pour E. E. Evans-Pritchard l'anthropologie étudie les sociétés comme des systèmes moraux et ainsi cherche des arguments et non des lois spécifiques.

Evans-Pritchard fait une étude de terrain en Afrique où il met en évidence des liens logiques qui caractérisent les institutions des sociétés traditionnelles chez les Azandés. Il montre que les registres magique et logique coexistent. Certaines choses sont expliquées à travers la magie. Elle est utilisée quand les Azandés ne trouvent pas d'autres explications rationnelles.

Everett Hughes et Ralph Linton

La sociologie va progressivement élaborer les notions de statut et de rôle à partir de l'idée, de sens commun, selon laquelle le statut est l'importance donné à une personne en société.

Max Weber appelle groupe de statut l'ensemble des individus auxquels est associé un même niveau de prestige. Il souhaite notamment distinguer ces formes d'association des groupements politiques ou économiques. Les groupes de statut constituent selon lui la forme proprement sociale de stratification d'une société.

Everett Cherrington Hughes problématise la notion en s'intéressant non aux groupes partageant un même statut, mais aux incohérences entre les différents statuts possédés par une personne. Aux statuts sont en effet associés des attributs. Par exemple, un médecin doit savoir soigner. Mais ces attributs débordent largement de la seule compétence professionnelle. Un médecin doit être un individu ayant un certain type de comportement, bien habillé, etc. Il note ainsi qu'un médecin noir sera, dans la société américaine du début du XXe siècle, d'abord considéré comme un noir et non comme un médecin. Le statut de « médecin » s'accommode mal avec celui de « noir », car parmi les attributs secondaire du médecin, la couleur de peau est bien définie. Hughes appelle donc « statut principal » le statut qui s'impose au « statut subordonné » dans une situation d'incohérence statutaire. Si pour un homme blanc, être médecin constitue le « statut principal » car il guide la façon dont la personne est reçue, pour un homme noir (ou pour une femme) le statut de médecin devient « subordonné », il ne s'impose plus en société.

C'est cependant l'anthropologue Ralph Linton qui produira la première analyse systématisée des notions de statut et de rôle. Dans l'ouvrage publié en 1945, Les Fondements culturels de la personnalité, il mène un travail de clarification de ces notions : « La place qu'un individu donné occupe dans un système donné à un moment donné sera nommée son statut (status) par rapport à ce système (…) le rôle (role), nous nous en servirons pour désigner l'ensemble des modèles culturels associés à un statut donné. Il englobe par conséquent les attitudes, les valeurs et les comportements que la société assigne à une personne et à toutes les personnes qui occupent ce statut ; on peut même y ajouter le droit d'escompter, venant des personnes qui occupent d'autres statuts dans le même système, certains comportements caractéristiques[5]. » plus loin, Linton précise : « En tant qu'il représente un comportement explicite, le rôle est l'aspect dynamique du statut : ce que l'individu doit faire pour valider sa présence dans ce statut[6]. » Linton fait observer que les individus peuvent participer de différents systèmes dans une société, et donc disposer de différents statuts. Il nomme alors statut actuel le statut qu'un individu mobilise dans une situation donnée et statuts latents les statuts (et les rôles qui leur sont associés) qui sont « provisoirement mis en vacance ». Le décalage temporel dans la mobilisation des statuts doit éviter les conflits entre les exigences que ceux-ci imposent aux individus. Toutefois, note Linton, les sociétés modernes produisent des situations où un individu peut mettre ses différents statuts en contradiction.

Émile Durkheim

Pour Durkheim le concept de fonction n'est pas seulement utile à la mise en évidence de mécanismes sociaux, c'est un moyen d'atteindre le bon fonctionnement de l'ensemble du corps social. Le terme de fonction présente une double dimension, « c'est tantôt un système de mouvements vitaux, abstraction faite de leur conséquences, tantôt il exprime le rapport de correspondance qui existe entre ces mouvements et quelques besoins de l'organisme »[7].

Pour comprendre un fait social en tant que fonction, il faut donc « chercher à quel besoin elle correspond »[7].

Cependant, l'idée de fonction n'est pas à assimiler à celles de but ni de résultat, car ces derniers termes n'illustrent pas la correspondance qui s'exerce entre les fait sociaux. Plus facilement, on dira qu'un fait social a une fonction ou un rôle social, au sens de remplir une tâche, mais comme pour un organe, ce n'est que fonctionnel; l'organe pourrait remplir une fonction autre.

Durkheim emprunte le modèle biologique du corps organique qu'il appose sur la société humaine moderne. Il effectue une distinction entre société traditionnelle à solidarité mécanique et société moderne à solidarité organique.

Émile Durkheim développe la notion de fonction dans son ouvrage De la division du travail social, où il étudie la fonction de la division du travail dans les sociétés modernes.

Les théories contemporaines

Le succès du fonctionnalisme peut sembler paradoxal dans la mesure où les deux grands auteurs qui l'ont fait connaître ont eu des positions relativement différentes. D'un côté, Talcott Parsons produit une « théorie générale de l'action » qui visait à dépasser les clivages disciplinaires et à saisir les relations entre personnalité, culture, système social et économie, de l'autre, Robert K. Merton propose un fonctionnalisme « modéré » et appelle de ses vœux la naissance de « théories de moyenne portée ». Les deux sociologues produiront cependant leurs ouvrages essentiels à la même période et partagent tout de même quelques conceptions communes.

D'autres sociologues ont contribué à façonner le fonctionnalisme en sociologie : Kingsley Davis et Wilbert E. Moore en sociologie de la stratification sociale ou encore Gabriel Almond et Bingham Powell en sociologie politique.

Le fonctionnalisme constitue le paradigme dominant de la sociologie américaine des années 1950 au début des années 1970.

Le structuro-fonctionnalisme ou fonctionnalisme systémique de Talcott Parsons

Le modèle théorique proposé par Talcott Parsons est l'un des plus complexes que la sociologie ait produit. L'ambition de Parsons est en effet d'aboutir à une théorie générale de l'action qui puisse être mobilisée dans toutes les sciences humaines (économie, sociologie, science politique, anthropologie). Il ne sera abordé ici que le rapport de Parsons au fonctionnalisme.

En 1937, Talcott Parsons fait paraître The Structure of Social Action. Sa théorie n'y est pas achevée mais elle constitue une synthèse forte des idées de Weber, Marshall, Pareto et Durkheim. Il souhaite proposer une « théorie volontariste de l'action » en réponse à l'utilitarisme. L'action individuelle y est présentée comme volontaire, mais non comme la simple recherche de son intérêt privé. C'est au début des années 1950, quand Parsons publie en 1951 The Social System et Toward a General Theory of Action, que sa sociologie aboutit à une analyse complète de la société, qui doit, selon Parsons, permettre de saisir aussi bien le fonctionnement du système social, de la culture, de l'économie ou la formation de la personnalité individuelle. Parsons est alors président de l'association américaine de sociologie et en sera secrétaire à plusieurs reprises. Son œuvre fait figure d'exception dans le cadre d'une sociologie américaine qui est plus attachée à l'observation ou au recueil statistique qu'à la théorisation. L'œuvre de Parsons vise en effet à décrire un mode de fonctionnement idéal, celui d'un système ou d'une structure fonctionnelle.

La notion de fonction a une place centrale dans la sociologie de Parsons. Ainsi, si la théorie sociologique proposée par Talcott Parsons est connue sous le nom de « structuro-fonctionnalisme », lui-même lui préfèrera finalement le nom de « fonctionnalisme systémique », car la théorie systémique lui semblera ouvrir la voie à une meilleure analyse du fonctionnement des sociétés.

Talcott Parsons considère en effet que "structuro-fonctionnalisme" est un terme qu’il convient d’utiliser non pas pour décrire sa propre grille de lecture des faits sociaux pas plus qu'une école de pensée spécifique, mais une étape particulière du développement méthodologique des sciences sociales[8].

Ordre, fonction et système

Pour Parsons, il existe un problème central en sociologie, celui de l'ordre. La sociologie parsonnienne vise donc à expliquer comment peut exister un ordre social, plutôt que le chaos. L'ordre social ne peut s'expliquer ni par le contractualisme, ni par le marché. Selon Parsons, Freud et Durkheim ont invalidé ces théories qui ne tiennent pas compte du fait que les actions humaines sont structurées par des règles. Si un ordre existe, ce n'est pas parce que les individus le veulent ou parce qu'il apparaît de lui-même, c'est parce que des modèles culturels ont été intériorisés puis reproduits par les individus: « Le théorème le plus fondamental de la théorie de l'action me paraît être que la structure des systèmes d'action consiste dans les modèles culturels de signification, qui sont institutionnalisés dans le système social et la culture, et qui sont intériorisés dans la personnalité et l'organisme. »[9]

L'ambition de Parsons est donc d'expliquer comment un ordre peut exister sur la base des actions individuelles. La sociologie de Parsons part donc dans deux directions : d'une part il analyse l'action et montre comment celle-ci est structurée et régulée par le système, d'autre part il analyse le système et montre comment celui-ci est organisé et mobilise une multitude d'actions. Si Parsons souhaite donc saisir le fonctionnement de la société, il considère que celle-ci doit être appréhendée comme un système.

Si le fonctionnalisme explique l'existence de diverses institutions ou pratiques par leur fonction, la théorie des systèmes veut rendre compte des relations existant entre différents sous-systèmes et permettant par là le fonctionnement du système dans son ensemble. Le « fonctionnalisme systémique » doit donc permettre à Parsons d'expliquer comment, dans une société, des échanges entre différentes entités (les organismes biologiques, les psychismes, la structure sociale, la culture) permettent le fonctionnement d'une société.

Le système AGIL

À partir des travaux du psycho-sociologue Robert Bales sur le fonctionnement des petits groupes, Parsons définit quatre sous-systèmes qui répondent aux besoins de tout système :

  • le sous-système d'adaptation (adaptation). Il établit les relations entre le système et son environnement, extrait des éléments hors du système et les échange avec des produits du système.
  • le sous-système de mobilisation (goal-attainment). Il définit les buts, mobilise et gère les énergies du système afin d'atteindre les buts définis.
  • le sous-système d'intégration (integration). Il assure la stabilité du système et contrôle, modère l'activité à l'intérieur du système.
  • le sous-système de motivation (latence). Il doit assurer la motivation des composants du système.

Ce système est connu sous le nom de « système AGIL » (acronyme construit à partir des termes anglais). Pour Parsons, cette structure est générale à tout système. Il considère qu'il est possible d'analyser aussi bien un petit groupe, une société, un sous-système d'une société ou même la personnalité d'un individu, à partir de ces quatre fonctions.

Lorsque Parsons analyse l'action des individus, il considère que celle-ci mobilise les quatre sous-systèmes suivants :

  • l'organisme biologique correspond à la fonction d'adaptation puisqu'il est en contact avec l'environnement.
  • la personnalité psychique correspond à la fonction de mobilisation, puisqu'elle dirige l'action des individus.
  • le système social correspond à la fonction d'intégration, puisqu'il assure la régulation des comportements individuels.
  • la culture correspond à la fonction de motivation, puisqu'elle assure la motivation des individus, au travers des valeurs et des normes qui guident l'action.

Lorsqu'il étudie la société (c'est-à-dire le sous-système précédemment appelé « système social »), il présente les sous-systèmes suivants :

  • l'économie correspond à la fonction d'adaptation. C'est le système qui permet le travail et l'accès aux ressources de l'environnement ;
  • le politique correspond à la fonction de mobilisation. C'est le système qui définit les buts que la société doit atteindre ;
  • la communauté sociétale correspond à la fonction d'intégration. C'est le système qui régule les conduites au travers d'institutions ;
  • la socialisation correspond à la fonction de motivation. C'est le système qui assure la transmission de la culture et donc la motivation des individus.

Pour Parsons, les sciences humaines et sociales doivent donc saisir les relations entre ces différents systèmes afin d'expliquer comment l'ordre social se maintient comme un système dynamique.

Le fonctionnement des systèmes

Une fois définis les différents systèmes et sous-systèmes, il reste à saisir comment ces systèmes fonctionnent. Différents niveaux d'analyse peuvent là encore être utilisés. Du point de vue général de la théorie de l'action, Parsons oppose information et énergie. Tout système mobilise de l'énergie en fonction d'informations. L'information contrôle la façon dont l'énergie est utilisée, mais l'information ne pourrait se maintenir sans consommer de l'énergie. Dans tout système, le sous-système d'adaptation est celui qui apporte le plus d'énergie, tandis que le sous système de motivation est celui qui apporte le plus d'information. Tous les systèmes échangent cependant énergie et informations les uns avec les autres. L'équilibre dynamique qui existe dans un système est le fait de ces échanges entre différents sous-systèmes « moteurs », qui fournissent de l'énergie et tendent à déstabiliser le système, et des systèmes de « contrôle » qui fournissent des informations (et utilisent l'énergie produite par les autres systèmes) et contrôlent l'activité du système. Dans l'analyse des sociétés, Parsons note que chaque sous-système, s'il est effectivement plus riche en énergie ou en information, dispose cependant d'un média propre qu'il fournit aux autres sous-systèmes. Par exemple, le sous-système économique produit de la monnaie. La monnaie est le vecteur d'information et d'échange de ce sous-système, puisqu'il donne la valeur économique des différents biens produits par le système économique. Cette production est le résultat d'un travail (c'est en effet le sous-système le plus riche en énergie de la société, celui par lequel la société, par son travail, transforme le monde afin de pouvoir l'utiliser) qui pourra être utilisé par les différents sous-systèmes. De façon similaire Parsons appelle « pouvoir » le média d'échange politique, « influence » le média produit par la communauté sociétale et « engagement » le média produit par la socialisation. L'activité économique, productrice de biens, est donc à la fois contrôlée par le pouvoir politique (qui définit les biens devant être produits), influencée par la communauté sociétale (qui produit des normes sur la répartition des biens) et résulte d'un engagement envers une culture (qui légitime le travail de production, en tout cas sous certaines formes[10]).

Le fonctionnement de la société peut donc être saisi, pour Parsons, au travers des différents échanges qui ont lieu entre ces sous-systèmes. Du point de vue de l'action, c'est la notion de rôle qui permet de retrouver ces différentes dimensions. Là encore, Parsons fait observer que le rôle est à production de la société (énergie mobilisée), mais production contrôlée (l'action est socialisée, le rôle est défini et il se réfère à des valeurs que les individus ont intériorisées). La notion de rôle permet par ailleurs de saisir que les différents sous-systèmes de l'action sont construits analytiquement : quand l'individu remplit son rôle, en même temps qu'il agit de façon volontaire, il se conforme à des règles et des valeurs.

Le fonctionnalisme modéré de Robert Merton

L'ouvrage principal de Robert K. Merton, Social Theory and Social Structure paraît en 1949, peu de temps donc avant que Parsons ne présente sa « grande théorie ». Merton y développe une vision de la sociologie plus en phase avec l'empirisme de la sociologie américaine. Les idées de Merton, plus simples, seront également plus largement reprises. Demandant aux sociologues de produire des théories de « moyennes portées » il s'investira particulièrement dans la sociologie des sciences.

Merton proposa une théorie fonctionnaliste modérée à partir de la critique des travaux de Malinowski et en développant les notions de rôle et de statut. Il considère que le fonctionnalisme des anthropologues est inadapté aux sociétés modernes, car ces sociétés, plus complexes, présentent des contradictions internes. Il s'attache ainsi à aborder les dysfonctions et la déviance, questions peu abordées par les anthropologues fonctionnalistes.

La critique de Malinowski

Robert K. Merton a synthétisé l'approche de Malinowski afin d'en faire la critique. Il résume le fonctionnalisme de Malinowski en trois points : l'universalité, la nécessité, la globalité.

  • la notion d'universalité fonctionnelle consiste, pour Malinowski, à affirmer que toute pratique, toute institution est fonctionnelle. Merton le réfute, argumentant qu'une telle approche n'aboutit qu'à des exercices intellectuels sans grand intérêt. S'il est toujours possible à l'analyste de trouver une fonction à une pratique, celle-ci n'est peut-être que le résultat de son désir d'en trouver. Le raisonnement fonctionnaliste doit donc être réservé à ce qui répond à un problème, un besoin, réel.
  • la notion de nécessité fonctionnelle consiste, pour Malinowski, en l'idée que toute pratique ou institution est nécessaire au fonctionnement de la société. Puisque la raison d'être des institutions est leur fonction pour le système social, une pratique qui n'est pas absolument nécessaire devrait disparaître. Selon Merton, il faut au contraire reconnaitre que différentes institutions peuvent remplir des fonctions similaires. Il existe donc, dans un corps social, des équivalents fonctionnels, soit des pratiques ou institutions remplissant les mêmes fonctions et que les individus peuvent mobiliser indifféremment.
  • Enfin, Merton critique le postulat de globalité fonctionnelle selon lequel la culture doit être considérée comme un ensemble unifié. Il observe que les sociétés modernes sont pleines de contradictions, de groupes sociaux en désaccords. À ce titre, ce qui est fonctionnel pour un groupe ne l'est pas nécessairement pour la société ou pour un autre groupe.

Le modèle fonctionnaliste proposé par Robert Merton se veut donc plus souple. Merton soutient en effet que les sociologues doivent abandonner les théories globales pour produire des théories de moyenne portée, c'est-à-dire soutenues par des observations limitées à un domaine restreint de la vie sociale. Il rompt donc avec une vision trop intégrée et globale de la société. Il montre ainsi qu'il existe des pratiques « dysfonctionnelles », c'est-à-dire perturbant le fonctionnement d'un système social. Il note également l'existence, pour une même institution, de fonctions manifestes et fonctions latentes, les fonctions manifestes étant celles que les individus cherchent à remplir, les fonctions latentes étant des résultats non intentionnels mais tout de même fonctionnels de l'action.

Les notions de role set et status set

Merton mobilise les notions de rôle et statut qui ont été élaborées par Linton. Il fait observer qu'un statut (par exemple père de famille) implique des rôles différents envers différentes personnes (il ne s'agit pas de se comporter de la même façon envers sa femme et ses enfants). Il nomme role set l'ensemble des rôles qui sont associés à un statut donné. De la même façon, il nomme status set l'ensemble des statuts qu'un individu peut accomplir successivement. Enfin il appelle « conflit de rôle » la situation d'un individu qui doit faire face à des attentes différentes en même temps. Merton ne veut pas simplement montrer que la vie moderne implique l'existence de ces conflits, mais saisir comment la société cherche à les minimiser. Ce mode de raisonnement, typique de la sociologie fonctionnaliste, consiste à prendre en compte des problèmes sociaux mais surtout à identifier les modes de fonctionnement susceptibles de les résoudre. Ces mécanismes sont les suivants :

  • Bien avant l'acquisition d'un statut, un individu « se socialise », c’est-à-dire prend connaissance des différents statuts existants dans sa société lorsqu'il entre en contact avec des personnes les détenant. Merton appelle « socialisation anticipatrice » le mécanisme par lequel un individu cherche à intégrer un rôle qu'il ne possède pas encore. Il appelle « groupe de référence » le groupe qui sert de modèle à un individu dans sa socialisation et qui n'est pas nécessairement le sien. Merton note par ailleurs que si les individus changent plus souvent de statuts dans les sociétés modernes qu'auparavant, il n'en reste pas moins que les changements de statuts sont généralement progressifs et que les statuts que les individus empruntent successivement sont en relative continuité.
  • La société met en place des processus de sélections (au travers d'écoles, d'ordres, etc.) contrôlant l'acquisition d'un certain statut. Ces mécanismes permettent d'éviter que des individus puissent acquérir un statut qu'ils seront incapables de soutenir, ou encore des statuts incompatibles entre eux.
  • Enfin, lors de l'exécution d'un rôle, les partenaires d'un individu auront tendance à ramener l'individu vers son rôle s'il s'en écarte.

Socialisation et déviance

Robert K. Merton mobilise la notion d'anomie élaborée par Durkheim afin d'analyser les comportements individuels non conformes. Il appelle anomie le décalage entre les buts culturels (parfois traduits par « valeurs ») et les moyens légitimes (parfois traduits par « normes ») pour y accéder. Merton identifie alors, à côté des actions « conformes », c'est-à-dire dans lesquelles les individus se conforment aux normes et aux valeurs de la société, quatre types d'actions anomiques :

  • l'innovation est une action par laquelle l'individu cherche à se conformer aux buts culturels valorisés dans sa société mais utilise des moyens illégitimes. L'exemple le plus typique en est le banditisme : l'individu reconnaît l'importance de l'argent, de la consommation de biens comme manifestation de la réussite individuelle, mais il utilise des moyens illégaux.
  • le ritualisme est l'acte dans lequel l'individu se conforme aux normes mais a perdu de vue les valeurs qui soutiennent ces normes. Merton donne l'exemple de la bureaucratie où les règles de fonctionnement deviennent érigées en règles absolues, au risque de rendre le traitement des cas individuels impossibles, alors que les règles ont été conçues pour permettre un traitement le plus efficace possible.
  • l'évasion est l'action dans laquelle l'individu n'actualise plus ni les normes ni les valeurs de sa société. On peut penser à certaines formes de retraite.
  • La rébellion est l'action par laquelle l'individu rejette les normes et valeurs de sa société mais en propose d'autres. L'exemple le plus classique est celui des communautés hippies.

L'analyse de la déviance permet à Merton de tenir compte, au sein d'un modèle fonctionnaliste, des inégalités sociales. Il note en effet que si la réussite individuelle et l'ascension sociale sont des valeurs fortes de la société américaine, il n'est pas possible que tous les individus puissent les réaliser en même temps. La déviance est alors perçue comme le résultat des inégalités, du fait que la société ne peut permettre qu'à une partie restreinte de sa population de vivre ce que tous sont enjoints de réaliser. Par ailleurs, l'analyse de la bureaucratie lui permet de montrer que les problèmes peuvent parfois naître d'un excès, et non d'une absence, de soumission aux règles.

Cette typologie a donc permis d'introduire dans le fonctionnalisme une attention à la dynamique sociale, à la contestation et aux inégalités.

Almond et Powell

Appliqué à la sociologie politique, la pertinence de la thèse fonctionnaliste est défendue par Gabriel Almond et Bingham Powell qui ont démontré à l'aide de moyens d'investigations scientifiques que pour être pleinement légitimé, c'est-à-dire véritablement fonctionnel, le gouvernement doit rester structurellement en phase avec la culture politique de la société qu'il régit. Pour cela les ministères usent de moyens efficaces : campagnes de persuasion, filtrage de l'information... afin de préserver l'unité d'une république dont l'indivisibilité est constitutionnellement consacrée.

Les sociologies contemporaines marquées par le fonctionnalisme

Notes et références

  1. Liliane Voyé, Sociologie. Construction d'un monde, construction d'une discipline, Bruxelles, De Boeck Université, (ISBN 2-8041-2434-7), p. 171
  2. Bronislaw Malinowski, Les Dynamiques de l'évolution culturelle, Payot, 1970, p73
  3. Bronislaw Malinowski, Une théorie scientifique de la culture, point seuil, 1970, p128
  4. Alfred R. Radcliffe Brown, Structure et fonction dans la société primitive, Points Seuil, 1972
  5. Ralph Linton, Les Fondements culturels de la personnalité, p. 110.
  6. Ralph Linton, Les Fondements culturels de la personnalité, p. 111.
  7. Emile Durkheim, De la division du travail social, Paris, Quadrige|Presses Universitaires de France, (lire en ligne), p. 11
  8. Talcott Parsons, Social systems and the evolution of action theory, Free Press, (ISBN 0-02-924800-0 et 978-0-02-924800-3, OCLC 2968515, lire en ligne)
  9. Talcott Parsons cité par Guy Rocher dans Talcott Parsons et la sociologie américaine
  10. l'exemple n'est pas utilisé par Parsons, mais la prostitution peut être analysée comme une production non légitimée par la culture, que le système politique va tenter de combattre et que la communauté sociétale va renvoyer à sa marge

Voir aussi

Bibliographie

  • Charles-Henri Cuin, François Gresle et Ronan Hervouet, Histoire de la sociologie. De 1789 à nos jours, Paris, La Découverte, , 4e éd., 284 p. (ISBN 9782707179166, présentation en ligne)
  • Jean Pierre Durand et Robert Weil, Sociologie contemporaine, Vigot, 1997
  • Everett Hughes (trad. Jean-Michel Chapoulie), Le regard sociologique. Extraits choisis, Paris, Éditions de l'EHESS, , 344 p. (ISBN 2-7132-1215-4, présentation en ligne)
  • Ralph Linton, Le Fondement culturel de la personnalité, Dunod, 1999
  • Ralph Linton, De l'Homme, éditions de minuit, 1968
  • Bronislaw Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental, Gallimard, 1989
  • Bronislaw Malinowski, Une théorie scientifique de la culture, point seuil, 1970
  • Bronislaw Malinowski, Les Dynamiques de l'évolution culturelle, Payot, 1970
  • Robert K. Merton, Éléments de théorie et de méthode sociologique, Plon, 1965
  • Alfred R. Radcliffe Brown, Structure et fonction dans la société primitive, Points Seuil, 1972
  • Guy Rocher, Talcott Parsons et la sociologie américaine, PUF, 1972

Liens internes

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