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Enmerkar et le seigneur d'Aratta

Enmerkar et le seigneur d'Aratta est un rĂ©cit lĂ©gendaire sumĂ©rien, fondĂ© peut-ĂȘtre sur des faits rĂ©els remontant Ă  la premiĂšre moitiĂ© du IIIe millĂ©naire av. J.-C. Il fait partie d'un cycle de rĂ©cits ayant pour cadre les conflits qui opposent le roi Enmerkar d'Uruk au roi de la ville d'Aratta (quelque part dans le sud-ouest de l'Iran actuel).

Tablette avec le récit Enmerkar et le seigneur d'Aratta. Ashmolean Museum.

Le récit

Le rĂ©cit commence par la dĂ©cision d'Enmerkar, de soumettre la citĂ© rivale d'Aratta. Pour cela, il demande Ă  sa sƓur, la dĂ©esse Inanna (puisqu'ils sont tous les deux les enfants du dieu-soleil Utu) de l'aider Ă  se faire livrer par le peuple d'Aratta un tribut destinĂ© avant tout Ă  restaurer le temple d'Enki Ă  Eridu, l'ApsĂ», mais aussi Ă  embellir le sanctuaire de la dĂ©esse situĂ© Ă  Uruk. Inanna conseille alors Ă  Enmerkar de dĂ©pĂȘcher un hĂ©raut, qui traversera les redoutables montagnes sĂ©parant les deux citĂ©s pour avertir le seigneur d'Aratta. Enmerkar s'exĂ©cute, et le hĂ©raut franchit les montagnes, arrive Ă  Aratta oĂč il prĂ©vient son seigneur (dont le nom ne nous est jamais donnĂ©) de livrer le tribut, et d'envoyer son peuple bĂątir l'ApsĂ», sous peine de destruction[1]. Mais ce dernier refuse. Le hĂ©raut retourne donc Ă  Uruk, oĂč son maĂźtre Ă©labore un stratagĂšme destinĂ© Ă  faire plier son rival.

Enmerkar renvoie le hĂ©raut Ă  Aratta, oĂč il rĂ©cite "l'incantation d'Enki", hymne composĂ© par Enmerkar commĂ©morant ce dieu, dans le but de sĂ©duire le seigneur d'Aratta pour qu'il consente Ă  payer le tribut destinĂ© Ă  l'ApsĂ». Mais ce dernier refuse encore. Enmerkar renouvelle ses menaces, mais le seigneur d'Aratta reste inflexible, se sentant l'Ă©gal du roi d'Uruk et se proclame protĂ©gĂ© d'Inanna. Mais le hĂ©raut lui annonce qu'Inanna l'a abandonnĂ©, et est dĂ©sormais du cĂŽtĂ© d'Uruk, et Ă  mĂȘme promis d'aider Enmerkar Ă  soumettre Aratta. AffligĂ©, le seigneur d'Aratta, consent Ă  se soumettre Ă  Uruk, Ă  la seule condition que Enmerkar lui envoie une importante quantitĂ© de grain. Celui-ci rĂ©flĂ©chit, procĂšde Ă  des rituels, et accepte finalement. Mais il charge son hĂ©raut d'augmenter ses exigences en demandant de nouvelles pierres prĂ©cieuses.

Le seigneur d'Aratta, dans un sursaut d'orgueil, refuse et demande à Enmerkar de lui livrer, lui, ces pierres précieuses. Lorsque le roi d'Uruk apprend cela, il renvoie le héraut à Aratta avec son sceptre[2]. Le seigneur d'Aratta doit en couper un morceau à la base et l'apporter à Enmerkar. Le lendemain, aprÚs avoir médité, il répond au roi d'Uruk par un autre défi : ce dernier doit fabriquer un sceptre qui n'est ni de bois ni de métal ni de pierre. Le dieu Enki vient en aide à Enmerkar, qui, au bout de dix ans, envoie au seigneur d'Aratta, un sceptre fait de roseau. Ce dernier refuse de s'incliner et propose alors à Enmerkar d'organiser un combat singulier entre deux champions des deux cités, pour déterminer le vainqueur du conflit (qui reste diplomatique). Le roi d'Uruk accepte le défi, mais augmente ses exigences, en demandant au peuple d'Aratta de faire des offrandes importantes pour le temple d'Inanna à Uruk, l'Eanna, ce qui constituerait une humiliation aprÚs le soutien apporté par la déesse à Uruk au lieu d'Aratta.

Pour adresser son message, Enmerkar recourt alors Ă  une invention : l'Ă©criture. Le texte prĂ©cise : "Le clou est enfoncĂ©", ce qui traduit l'acceptation d'une transaction. En effet, l'enfoncement d'un clou en argile Ă©tait une pratique juridico-magique symbolisant un transfert de propriĂ©tĂ© (attestĂ© du XXVe au XIIIe siĂšcle av. J.-C.). C'est surtout un vĂ©ritable piĂšge tendu au seigneur d'Aratta, qui, en acceptant simplement de lire cette ligne, scelle son destin. Il se trouve devant un commandement impĂ©rieux auquel il ne peut plus se dĂ©rober. La reconnaissance de sa dĂ©faite marque aussi le retour des bonnes grĂąces divines : Aratta reçoit le secours d'Ishkur, le dieu de l'Orage, qui lui offre de grandes quantitĂ©s de blĂ©. Fort de ce soutien, il peut relever la tĂȘte.

La suite du texte est lacunaire. Le peuple d'Aratta livre le tribut à l'Eanna, et fournit les matériaux pour construire l'Apsû.

Relation avec l’invention de l’écriture

L’affrontement dĂ©crit par ce texte se dĂ©roule sur le terrain symbolique : aprĂšs une premiĂšre sommation Ă  laquelle le seigneur d’Aratta rĂ©pond par un dĂ©fi (se faire livrer du grain dans des filets Ă  grosse maille et non dans des sacs, ce qu’il fait en utilisant habilement du grain en germination), Enmerkar tente par deux fois de le prendre au piĂšge en lui faisant brandir un signe de l’autoritĂ© de Kulaba pour signifier la soumission d’Aratta Ă  Uruk, mais le seigneur d’Aratta dĂ©joue chaque fois le piĂšge et en profite pour rĂ©pondre avec un nouveau dĂ©fi.

C’est alors qu’Enmerkar lui rĂ©itĂšre son ultimatum mais cette fois en lui faisant parvenir une tablette, dĂ©signĂ©e dans le texte par la pĂ©riphrase "im Ć U.RIN.NA-ni" « son four », c’est-Ă -dire « le brĂ»lot Ă  son intention », et portant l’inscription "gag-am3 sağ-ki mi-re2-da-am3", littĂ©ralement « clou-loi-impĂ©ratif », qu’on peut traduire par « le clou a force de loi », ou, de façon plus littĂ©raire, « le clou est enfoncĂ© » : sans ambiguĂŻtĂ© c’était lĂ  une prise de possession territoriale, car le fait d’enfoncer un clou dans un mur ou sur un terrain (il s’agissait de grands cĂŽnes en argile sur lesquels Ă©taient inscrits les termes de l’accord, et non de petits clous en mĂ©tal comme aujourd’hui) valait titre de propriĂ©tĂ© dans les usages mĂ©sopotamiens de l’époque, qui prĂ©voyaient Ă©galement que ce mĂȘme clou serait enfoncĂ© dans le nez et la bouche de ceux qui en contesteraient la validitĂ©.

Telle Ă©tait la situation du seigneur d’Aratta, rapportĂ©e ainsi par le texte sumĂ©rien, qui jouait sur les mots entre les notions de clous en argile marquant la possession d’un bien et l’impression des tablettes d’argile Ă  l’aide de coins, dĂ©signĂ©s par le mĂȘme mot que les clous (lignes 537 Ă  541) :

537

en arattaki-ke4 kiğ2-gi4-a-ar

Le seigneur d’Aratta reçut du messager le brĂ»lot qui lui Ă©tait adressĂ©.
Le seigneur d’Aratta regarda l’argile.
La parole dite, c’était : le clou est enfoncĂ©. La sentence Ă©tait irrĂ©futable.
Le seigneur d’Aratta demeura dans la contemplation du brĂ»lot qui lui Ă©tait adressĂ©.

538

im Ć U.RIN.NA-ni ĆĄu ba-ĆĄi-in-ti

539

en arattaki-ke4 im-ma igi i-ni-in-bar

540

inim dug4-ga gag-am3 sağ-ki mi-re2-da-am3

541

en arattaki-ke4 im Ć U.RIN.NA-ni igi im-bar-bar-re

« Le clou est enfoncĂ© » dans l’argile pour tracer les caractĂšres du message qui, entre les mains du seigneur d’Aratta, constitue Ă  son tour un « clou enfoncĂ© » dans le territoire d’Aratta pour en marquer la possession par Enmerkar. Il est important de noter que, si Aratta est bien localisĂ© en Iran (le sujet est encore dĂ©battu), alors cette histoire relie clairement l’usage Ă  Sumer de l’écriture sur tablette d’argile avec les Ă©changes qui existaient entre Sumer et les plateaux iraniens, oĂč s’était Ă©panouie la culture proto-Ă©lamite ; cette relation est au demeurant suggĂ©rĂ©e par l’interprĂ©tation des donnĂ©es archĂ©ologiques contemporaines de la rĂ©gion.

Ce rĂ©cit n’est pas sans rappeler celui d’HomĂšre dans les vers VI 168-170 de l’Iliade[3], Ă  propos de la lĂ©gende de BellĂ©rophon, accusĂ© Ă  tort par la femme du roi ProĂ©tos de Tirynthe d’avoir tentĂ© de la sĂ©duire, et dĂšs lors condamnĂ© Ă  mort par ProĂ©tos qui organisa son assassinat en l’envoyant en Lycie transmettre un message portant instruction d’en tuer le porteur, afin qu’il y soit exĂ©cutĂ© sans devoir le tuer lui-mĂȘme pour ne pas s’attirer le courroux des Érinyes :

168

πέΌπΔ Ύέ ÎŒÎčÎœ ΛυÎșÎŻÎ·Îœ Ύέ, πόρΔΜ Ύៜ ᜅ γΔ ÏƒÎźÎŒÎ±Ï„Î± Î»Ï…ÎłÏáœ°

mais il l’envoya en Lycie avec des tablettes oĂč il avait tracĂ©
des signes de mort, afin qu’il les remüt à son beau-pùre
et que celui-ci le tuĂąt

169

ÎłÏÎŹÏˆÎ±Ï‚ ጐΜ Ï€ÎŻÎœÎ±ÎșÎč πτυÎșÏ„áż· ÎžÏ…ÎŒÎżÏ†ÎžÏŒÏÎ± Ï€ÎżÎ»Î»ÎŹ,

170

ÎŽÎ”áż–ÎŸÎ±Îč Ύៜ áŒ ÎœÏŽÎłÎ”ÎčÎœ ៧ Ï€Î”ÎœÎžÎ”Ïáż· ᜄφρៜ áŒ€Ï€ÏŒÎ»ÎżÎčÏ„Îż

Notes et références

  1. Grandpierre 2019, p. 87
  2. Grandpierre 2019, p. 98
  3. Wikisource : Iliade, Rhapsodie VI, page 107 : « mais il l’envoya en Lycie avec des tablettes oĂč il avait tracĂ© des signes de mort, afin qu’il les remĂźt Ă  son beau-pĂšre et que celui-ci le tuĂąt. »

Annexes

Articles connexes

Bibliographie

  • S. N. Kramer, L'Histoire commence Ă  Sumer, Paris, Flammarion,
  • Jean-Jacques Glassner, Ecrire Ă  Sumer - l'invention du cunĂ©iforme, Paris, Seuil, coll. « L'univers historique »,
  • VĂ©ronique Grandpierre, Gilgamesh & Co. Rois lĂ©gendaires de Sumer, Paris, CNRS Éditions,
  • Maurice Lambert, « Le jeu d'Enmerkar », Syria, t. 32, nos 3-4,‎ , p. 212-221 (DOI 10.3406/syria.1955.5099, lire en ligne)
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