Cratyle (Platon)
Le Cratyle (en grec ancien ÎÏαÏÏÎ»ÎżÏ / KratĂœlos) est un dialogue de logique de Platon portant sur la question de la rectitude des noms. LâĆuvre est composĂ©e entre le Ve et le IVe siĂšcle av. J.-C. Il s'agit de savoir si la langue est un systĂšme de signes arbitraires ou naturels dĂ©montrant une relation intrinsĂšque avec ce quâils reprĂ©sentent. Une grande partie du dialogue est utilisĂ©e pour une analyse Ă©tymologique.
Le dialogue a lieu entre trois personnages : Socrate, Cratyle et HermogĂšne.
Dialogue
Socrate examine deux thĂšses opposĂ©es sur la vĂ©ritĂ© du langage et deux quĂȘtes du sens du mot : celle dâHermogĂšne, qui soutient que les noms sont justes en fonction dâune convention, et celle de Cratyle, qui soutient que les noms sont justes par nature. En filigrane de la pensĂ©e dâHermogĂšne, on retrouve la thĂšse de Protagoras selon laquelle « l'homme est la mesure de toute chose » : appliquĂ©e au langage, cette thĂšse affirme que câest lâhomme qui donne un sens Ă toute chose, et la vĂ©ritĂ© du monde appartient dĂšs lors au monde social humain. Ă lâinverse, Cratyle, philosophe hĂ©raclitĂ©en, affirmant la justesse naturelle des noms, propose une nature qui a un sens, mais Ă©chappe aux hommes : tout est dans un flux perpĂ©tuel, le mobilisme hĂ©raclitĂ©en poussĂ© Ă lâabsurde. Pour rĂ©futer ces deux visions du monde, Socrate va faire exploser lâadĂ©quation jusque-lĂ idyllique entre mot et nom.
Contre HermogĂšne, Socrate Ă©tablit que les mots sont des instruments qui servent Ă nommer la rĂ©alitĂ© ; ils ont donc un lien avec elle : les choses ont une existence qui ne dĂ©pend pas de nous et donc les actes qui sây rapportent ne dĂ©pendent pas non plus de nous. Or, parler est un acte[1] et nommer une partie de cet acte qui se rapporte aux choses. EuthydĂšme est Ă©voquĂ© et rĂ©futĂ© : tout nâest pas de mĂȘme Ă la fois et toujours pour tout le monde. Pour Socrate, la vĂ©ritĂ© est pour chacun ce qui lui semble et la rĂ©alitĂ© n'est ni relative Ă chacun, ni dĂ©pendante de chacun, et elle ne varie pas au grĂ© de la maniĂšre de voir, mais elle subsiste en elle-mĂȘme, selon leur essence et leur constitution naturelle[2]. Une tentative de conciliation des deux thĂšses est proposĂ©e par Socrate : « Voyons, qui fait que les choses s'appellent ainsi qu'elles s'appellent ? N'est-ce pas ce qui a inventĂ© les noms ? Or il faut que ce soit l'intelligence ou des dieux ou des hommes, ou des uns et des autres. Donc, ce qui a appelĂ© les choses par leur nom, Ï᜞ ÎșαλÎÏαΜ, et le beau, Ï᜞ ÎșαλÏÎœ, sont la mĂȘme chose, Ă savoir l'intelligence »[3].
Nommer correspond donc Ă la propriĂ©tĂ© des choses de pouvoir nommer ou ĂȘtre nommĂ©es[4]. Le nom est cet instrument qui permet de nommer[5], et câest un lĂ©gislateur qui Ă©tablit les noms et compose, Ă partir de syllabes, le nom qui correspond Ă une chose. Le dialecticien, qui se sert de noms pour interroger et rĂ©pondre, pourra juger de lâouvrage[6]. LâĂ©tymologie [7] permet de mettre au jour la justesse du nom, en en retraçant la genĂšse et en en exhumant le logos : par exemple, les barbares, admirant les astres du ciel toujours en train de courir (« thein »), appelĂšrent les dieux « theos » : de mot en mot, lâĂ©tymologiste remonte aux noms primitifs[8]. Ces noms, par les lettres et les syllabes, imitent la nature dâun objet pour la nommer[9] : la lettre Ï (rhĂŽ) suggĂšre l'expression du mouvement[10], le ÎŽ (delta) ou le Ï (tau) expriment lâenchaĂźnement ou lâarrĂȘt[11] etc. Cratyle approuve les propos de Socrate, mais refuse de considĂ©rer que des noms puissent ĂȘtre mal Ă©tablis : si des noms sont mal Ă©tablis, ils ne sont plus que des Ă©clats de voix[12].
Socrate revoit sa thĂšse : les mots sont plus que des instruments qui servent Ă nommer la rĂ©alitĂ© ; ils sont comme des images qui renvoient Ă la rĂ©alitĂ©[12], dâoĂč dĂ©coule la possibilitĂ© dâerreurs dâattribution. En effet, une image nâimite jamais parfaitement une chose, sinon ce nâest plus une image, mais une copie, indĂ©pendante de son original. De mĂȘme pour les noms, si le nom de Cratyle imitait parfaitement Cratyle, il nây aurait plus un mais deux Cratyle. La propriĂ©tĂ© du nom consiste Ă reprĂ©senter la chose telle qu'elle est ; le nom est en quelque maniĂšre une image de la chose : les peintures sont Ă©galement des imitations d'un autre genre ; l'on peut rapporter et attribuer respectivement ces deux sortes d'imitations, savoir les noms et les peintures, aux objets qu'elles reproduisent[13]. Comme une icĂŽne, le nom doit conserver son statut dâimage : il possĂšde donc des imperfections nĂ©cessaires pour ne pas redoubler les choses dâune autre rĂ©alitĂ© faites de mots. Le nom ne doit pas ĂȘtre exactement la chose, mais simplement dĂ©signer les caractĂ©ristiques dâune chose[14] ou la chose en soi. Devant Cratyle, qui peine Ă lâadmettre, Socrate montre la part de convention dans les noms : lâusage parfois se substitue Ă la ressemblance pour dĂ©signer une chose, alors que rhĂŽ exprime la duretĂ© et sigma et lambda la douceur, les AthĂ©niens disent sklĂȘrotĂȘs et les gens d'ĂrĂ©trie sklĂȘrotĂȘr pour dire « duretĂ© »[15]
Théorie des deux Cratyle
- ConnaĂźtre les choses Ă partir des noms selon Cratyle
En se demandant si le premier Ă avoir Ă©tabli les noms avait une idĂ©e juste des choses, lâenquĂȘte consiste Ă chercher comment expliquer que les noms suggĂšrent avec Ă©quivoque tantĂŽt le repos tantĂŽt le mouvement - et comment on peut connaĂźtre les choses alors que leur nom nâexistait pas encore si câest leur nom qui les faisait connaĂźtre[16]. Cratyle rĂ©pond en invoquant les dieux comme fondement des noms. Socrate rĂ©fute, et demandant dâen venir aux choses directement, sans les noms pour les connaĂźtre[17]. Les noms nâont ni sens naturel ni sens conventionnel et pourtant, ils sont traversĂ©s par une exigence de sens. Si les choses et leurs noms devenaient semblables en tout point, tout se trouverait double. Ce nâest donc pas sur le mot, mais sur le sens que doit porter la recherche, voire lâenquĂȘte : on passe ainsi du Cratyle au ThĂ©Ă©tĂšte.
Citations
Issues de LâIliade, dâHomĂšre : « Ce fleuve que les dieux appellent Xanthe, et les hommes Scamandre »[18]
- « Les dieux [lâ] appellent Chalcis, et les hommes Cymindis »[19]
- « la colline Batiée, autrement dite par les dieux Myriné »[20]
- « [lui] seul défendait la ville et les longs murs »[21]
- « LâOcĂ©an, pĂšre des dieux, et leur mĂšre TĂ©thys »[22]
- « Ne pas Ă©nerver lâardeur »[23]
- « Fils de TĂ©lamon, chef dâarmĂ©e, divin et puissant Ajax, tout ce que tu as dit part dâun noble cĆur. »[24]
DâaprĂšs Les Travaux et les Jours, dâHĂ©siode :
« Or, depuis que la Moire a cachĂ© cette race dâhommes,
Ils sont appelés démons, habitants sacrés des régions souterraines,
Bienfaisants, tutélaires, gardiens des mortels »[25]
« Ă ajouter peu de chose Ă peu de chose, petit Ă petit, lâoiseau fait son nid »[26].
Le PĂ©lops platonicien[27]
Platon donne le nom de PĂ©lops comme dĂ©rivant de ÏÎÎ»Î±Ï qui signifie « prĂšs » en grec ancien, et de áœÏ qui signifie « vue, Ćil » en grec ancien, parce quâil nâa pas anticipĂ©, nâa pas pu percevoir que la mort de Myrtilos porterait malheur Ă sa descendance.
Le mythe de Tantale dans le Cratyle
Dans le Cratyle, Platon donne pour supplice Ă Tantale un rocher qui menace sans cesse de lâĂ©craser (395-396) : Socrate fait dĂ©river le nom mĂȘme du fils de Zeus, Tantale, du mot talanteĂa qui signifie « action de peser, de tenir en suspens » en grec ancien, ou encore ÏÎŹÎ»Î±Ï qui signifie « infortunĂ© » en grec ancien.
Bibliographie
- LĂ©on Robin, La PensĂ©e hellĂ©nique des origines Ă Ăpicure : Questions de mĂ©thode, de critique et dâhistoire, Paris, P.U.F., , 560 p. (lire en ligne), p. 368 Ă 383 : Perception et langage dâaprĂšs le Cratyle de Platon.
- « Cratyle », dans Platon, Ćuvres complĂštes (trad. Luc Brisson, Catherine Dalimier), Ăditions Flammarion, (1re Ă©d. 2006), 2204 p. (ISBN 978-2081218109)
- « EuthydĂšme », dans Platon, Ćuvres complĂštes (trad. Monique Canto-Sperber), Ăditions Flammarion, (1re Ă©d. 2006), 2204 p. (ISBN 978-2081218109)
Références et notes
- voir EuthydĂšme (284 c-d)
- voir EuthydĂšme (296 c)
- 416 c.
- 387 d.
- 388 b-c.
- 390 d.
- 393 c et passim.
- 421.
- 423 e.
- 426 a.
- 427 b.
- 430 a.
- 430.
- 433 c.
- 431 c-435 c.
- 435 d-439 b.
- 438 e.
- XX, 74
- XIV, 291
- II, 813
- XXII, 507
- XIV, 201
- VI, 264-265
- IX, 644-645
- 232-234
- 359-362.
- 394 d.