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Charles Marlow

Charles Marlow est un personnage de marin britannique créé par le romancier anglais d'origine polonaise Joseph Conrad. Il apparaît pour la première fois dans la nouvelle Jeunesse (1898). Conrad l'utilisera ensuite à trois reprises dans des œuvres datant de la même période (1898-1902) : Au cœur des ténèbres (1899), Lord Jim (1900) et Fortune (roman paru en 1912, mais en gestation depuis 1898). Seuls Jeunesse et Au cœur des ténèbres font de Marlow le personnage central de l'intrigue. Il ne jouera par la suite qu'un rôle de témoin plus ou moins impliqué. Son nom aurait été inspiré à Conrad par celui du dramaturge élisabéthain Christopher Marlowe.

Jeunesse, Lord Jim et Fortune

Jeunesse pose les bases d'une structure narrative que Conrad rĂ©emploiera dans Au cĹ“ur des tĂ©nèbres. Le rĂ©cit de Marlow est exposĂ© au lecteur par le truchement d'un narrateur anonyme. Celui-ci appartient Ă  un groupe d'amis (le Directeur, l'Avocat et le Comptable) Ă  qui le marin raconte son aventure. De ce groupe, nous ne savons rien de plus, si ce n'est que ses membres ont en commun le « lien de la mer Â» auquel seul Marlow est restĂ© vĂ©ritablement fidèle. La nouvelle met avant tout l'accent sur le regard nostalgique d'un Marlow qui jauge son passĂ© de second-maĂ®tre Ă  l'aune de l'expĂ©rience acquise depuis ce voyage de jeunesse.

Dans Lord Jim, Marlow n'est plus le personnage principal. Il rapporte, le temps d'un repas entre amis, l'histoire de Jim d'après ce que lui a permis d'apprécier sa position d'observateur privilégié. À son propre témoignage, il adjoint ceux qu'il a pu collecter auprès d'autres personnages. A nouveau, le récit est d'abord pris en charge par un narrateur anonyme qui brosse un portrait de Jim des plus elliptiques et ironiques. Marlow lui succède après le quatrième chapitre et ce jusqu'au trente-cinquième. Après quoi, il confie le manuscrit relatant la fin de l'histoire à l'un des convives auquel en incombe l'éventuelle pérennité. Cette construction enchâssée offre au lecteur d'élaborer sa propre interprétation du récit. Celui-ci présente Marlow en homme indulgent face aux manquements de Jim, sorte de père protecteur qui tend à s'effacer de plus en plus derrière sa voix de conteur.

Conrad reprend, avec Fortune, une construction narrative basée sur plusieurs « centres de conscience et de perception[1] ». Marlow apparaît à différents niveaux du récit. Il sert principalement d'intermédiaire entre les protagonistes et un narrateur anonyme. Les enchâssements sont parfois excessifs et à la limite du crédible. Conrad présente Marlow comme un être moralisateur et misogyne. Ce faisant, il lui ôte une grande part du mystère et de l'aura qui faisait l'intérêt du personnage.

Au cœur des ténèbres

Ce court roman offre Ă  Marlow son dĂ©veloppement le plus important. Dès les premières pages du rĂ©cit, Conrad confère au personnage un statut particulier que vient confirmer une expression du narrateur anonyme : « Marlow n'Ă©tait pas typique[2] Â». Assis Ă  l'Ă©cart de son groupe d'amis, sur le pont arrière du yacht la Nellie, il est le seul des cinq passagers Ă  ĂŞtre dĂ©signĂ© autrement que par une fonction sociale. Sa description physique vient d'ailleurs renforcer l'impression d'Ă©trangetĂ© qui Ă©mane de lui : Â« il avait les joues creuses, le teint jaune, un dos très droit, l'aspect d'un ascète ; avec ses bras tombants, les mains retournĂ©es, les paumes en dehors, on eĂ»t dit une idole[3] Â». Marlow est d'emblĂ©e prĂ©sentĂ© comme une figure bouddhique, empreinte d'une parfaite sĂ©rĂ©nitĂ© qui semble le placer au-dessus de toutes contingences humaines : « Je pensais Ă  des temps très anciens [...], il y a dix-neuf cents ans – l'autre jour[4] Â». A rebours, il apparaĂ®t que son aventure africaine et sa rencontre avec Kurtz – la quĂŞte au-delĂ  des tĂ©nèbres – lui ont permis d'accĂ©der Ă  un autre degrĂ© de conscience et une certaine forme d'omniscience.

De fait, dans le reste du rĂ©cit, qui constitue un flashback, Marlow apparaĂ®t bien moins Ă©nigmatique. Il adopte gĂ©nĂ©ralement un air dĂ©tachĂ©, fortement teintĂ© d'ironie Ă  l'Ă©gard des individus et des situations auxquels il se trouve confrontĂ©. Ainsi ne manque-t-il pas une occasion pour critiquer la « grande Ĺ“uvre Â» des colons : « La conquĂŞte de la terre, qui signifie principalement la prendre Ă  des hommes d'une autre couleur que nous, ou dont le nez est un peu plus plat, n'est pas une jolie chose quand on le regarde de trop près[5] Â». « Le quinzième jour [...] je fis une entrĂ©e boiteuse dans le Poste Central. Il Ă©tait situĂ© sur un bras mort entourĂ© de brousse et de forĂŞt, avec une jolie bordure de vase puante d'un cĂ´tĂ©, tandis que sur les trois autres il Ă©tait clos d'une palissade croulante de roseaux[6] Â». Toutefois, s'il est critique vis-Ă -vis des colonisateurs belges (le rĂ©cit se dĂ©roule au Congo belge), Marlow ne se gĂŞne pas pour mettre en avant une certaine supĂ©rioritĂ© de ses concitoyens britanniques. MalgrĂ© tout, le personnage reste un homme lucide, capable de discerner l'injustice oĂą il la voit et de la dĂ©noncer, toujours avec le mĂŞme ton sarcastique : « un Blanc [...] surveillait la route, l'entretien de la route [...] Peux pas dire que j'ai vu ni route ni entretien, Ă  moins que le corps d'un Noir d'âge mĂ»r, le front trouĂ© d'une balle [...] ne puisse ĂŞtre considĂ©rĂ© comme une amĂ©lioration durable[7] Â». Ainsi, l'une des principales qualitĂ©s de Marlow semble rĂ©sider dans « sa profonde connaissance des normes et des conventions de sa propre sociĂ©tĂ© [...] Sachant ce qu'il est, il peut mesurer avec prĂ©cision le fossĂ© qui sĂ©pare les EuropĂ©ens sur leur vapeur des Noirs dans leur canot. [...] Parce qu'il accepte la dissemblance, il est Ă  mĂŞme d'affirmer une humanitĂ© commune[8] Â».

Ce sont certainement ces dispositions qui lui permettent d'envisager l'anthropophagie de son Ă©quipage comme une rĂ©alitĂ© acceptable. Ainsi, au lieu de dĂ©noncer, selon une perspective occidentale, l'immoralitĂ© d'une telle pratique, Marlow parvient Ă  la replacer dans son contexte africain. Il se contente alors d'apprĂ©cier la « retenue Â» de ses hommes qui – en dĂ©pit de leur fringale et de leur supĂ©rioritĂ© numĂ©rique – ne se jettent pas sur les pèlerins blancs pour se sustenter. La mort du timonier, transpercĂ© par une lance, suscite Ă©galement chez lui un sentiment assimilable Ă  de la tristesse, qu'il se sent obligĂ© de justifier auprès de son auditoire : Â« Mon timonier mort me manqua terriblement [...] Peut-ĂŞtre trouverez-vous cela bizarre Ă  l'excès, ce regret pour un sauvage qui ne comptait pas plus qu'un grain de sable dans un Sahara noir[9] Â». Certes, ce Noir n'Ă©tait-il pour lui qu'un « instrument Â» auquel il s'Ă©tait attachĂ© et avait appris Ă  piloter le vapeur, mais lorsqu'il meurt, Marlow sait lire dans son regard « ce droit de lointaine parentĂ© affirmĂ© en un moment suprĂŞme[9] Â», comme s'il prenait soudainement conscience que la mort abolit les barrières raciales et culturelles entre l'Africain et l'EuropĂ©en.

Évolution et rôle du personnage

La profondeur de caractère de Marlow et sa personnalitĂ© ne doivent pas faire perdre de vue que le personnage constitue pour Conrad un instrument de narration. Instrument qui lui permet « de nombreuses expĂ©rimentations dans le domaine des stratĂ©gies narratives [et] lui sert Ă  l'expression explicite ou implicite d'idĂ©es et de jugements sans que l'on puisse pour autant identifier personnage et auteur[10] Â».

Entre Jeunesse et Fortune, Marlow connaĂ®t une « Ă©volution sensible et rĂ©vèle certaines limitations[11] Â». Ses aventures semblent constituer un cheminement littĂ©raire particulièrement riche et novateur. Il reprĂ©senterait cette volontĂ© de Conrad, laquelle transparaĂ®t dans la plupart de ses Ĺ“uvres, de donner « un regard oblique sur le monde qui remet en cause ses propres valeurs[11] Â». Marlow apparaĂ®t Ă©galement comme le « type Â» mĂŞme de l'Anglais que Conrad, l'Ă©crivain exilĂ©, aurait peut-ĂŞtre souhaitĂ© incarner. D'une certaine manière, Marlow symbolise « un idĂ©al d'honnĂŞte homme anglo-saxon auquel s'identifie Conrad dans sa propre quĂŞte d'intĂ©gration[11] Â»

Finalement, ce qui touche le lecteur chez Marlow, c'est sa luciditĂ© et l'absence de complaisance avec laquelle il observe et commente les dĂ©fauts de la sociĂ©tĂ© occidentale : « la suprĂ©matie de la race blanche, la validitĂ© de la tâche coloniale, la relativitĂ© de notions telles que la lâchetĂ©, l'hĂ©roĂŻsme, la trahison[11] Â». Si, au fil de son Ĺ“uvre, Conrad a eu recours Ă  d'autres techniques de narration – utilisation de la troisième personne dans L'Agent secret et Nostromo ou d'un autre narrateur fictif comme dans Sous les yeux de l'Occident – il semble malgrĂ© tout que Marlow constitue l'une de ses plus marquantes et subtiles crĂ©ations dans ce domaine.

Articles connexes

Notes et références

  1. Europe, revue littéraire mensuelle, no 758-759, juin-juillet 1992, p. 79
  2. Au cœur des ténèbres (trad. J.J. Mayoux), Paris, G-F Flammarion, , p86.
  3. Au cœur des ténèbres 1989, p. 84.
  4. Au cœur des ténèbres 1989, p. 87.
  5. Au cœur des ténèbres 1989, p. 89.
  6. Au cœur des ténèbres 1989, p. 111.
  7. Au cœur des ténèbres 1989, p. 110.
  8. Joseph Conrad : Au cœur de l’œuvre, Jacques Berthoud, essai traduit par Michel Desforges, éditions Criterion, Paris 1992 p.74
  9. Au cœur des ténèbres 1989, p. 160.
  10. Gilles Menegaldo, « Marlow, le regard et la voix », Europe, nos 758-759,‎ , p.69.
  11. Menegaldo 1992, p. 82.
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