Ăcrits sur l'art
Les Ăcrits sur l'art sont un recueil posthume de tous les textes de Michel Leiris, articles et poĂšmes confondus, portant sur l'art. Ces Ă©crits sont consacrĂ©s essentiellement Ă six artistes contemporains : AndrĂ© Masson, Juan MirĂł, Alberto Giacometti, Pablo Picasso, Wilfredo Lam et Francis Bacon. Michel Leiris n'est pas un critique d'art de profession, mais un Ă©crivain, un ethnologue et un critique littĂ©raire. Il vient Ă la critique d'art Ă la suite de rencontres avec des artistes, et c'est une façon pour lui d'envisager sa propre littĂ©rature.
Description du recueil
Ce recueil, dans l'Ă©dition de 2011, ordonne les Ă©crits de Michel Leiris en fonction du peintre qui en est l'objet. Le nombre d'artistes concernĂ©s est somme tout limitĂ© mais ils sont choisis avec un « goĂ»t sĂ»r »[1]. Se suivent ainsi des Ă©crits sur AndrĂ© Masson, Juan MirĂł, Alberto Giacometti, Pablo Picasso, Wilfredo Lam et Francis Bacon, auquel s'ajoute un petit groupe d'articles plus brefs, dominĂ©s par ses Ă©crits sur lâĆuvre de Marcel Duchamp[2]. Goya est un des rares artistes citĂ©s qui ne soit pas du XXe siĂšcle[3]. Comme l'indique Pierre Vilar : « Ces Ă©crits rassemblĂ©s ici pour la premiĂšre fois et prĂ©sentĂ©s dans lâordre chronologique des rencontres et des publications, offrent au lecteur de suivre Michel Leiris au cĆur de son vivant musĂ©e, au grĂ© de ses amitiĂ©s et de lâhistoire exceptionnelle de lâart moderne, du surrĂ©alisme aux annĂ©es 1980 »[4].
Les Ă©crits de Michel Leiris sont ensuite suivis des commentaires, analyses et mises en contexte de Pierre Vilar[1].
Les rencontres artistiques de Michel Leiris
Une critique dâart mue par lâamitiĂ©
Des annĂ©es 1922 Ă 1928, le 45, rue Blomet Ă Paris â qui nâest autre que lâadresse oĂč AndrĂ© Masson avait Ă©lu domicile â prend lâallure dâun vĂ©ritable carrefour dans lequel se croisent de grands intellectuels de lâĂ©poque. Lieu de passage donc, oĂč Michel Leiris, notamment, fait la rencontre de ceux qui ont eu un impact dĂ©terminant sur sa vocation de littĂ©rateur. Câest Roland Tual qui introduit pour la premiĂšre fois le jeune Leiris au cĂ©lĂšbre peintre. DâemblĂ©e, Michel Leiris trouve en la personne dâAndrĂ© Masson un aĂźnĂ© et un ami. Lâatelier devient rapidement pour lui un lieu de travail oĂč ses Ă©crits sont reçus avec enthousiasme. Câest par lâentremise dâAndrĂ© Masson qu'il y fait la rencontre de Juan MirĂł dâabord â parce quâil est voisin du 45, rue Blomet â puis dâĂ©crivains ensuite, comme Antonin Artaud, Georges Limbour ou encore Armand Salacrou. Câest lui, en revanche, qui introduit son ami Georges Bataille au reste du groupe[5].
On voit en effet un groupe se former dans le calme de la rue Blomet, ce « lieu initiatique ». La rencontre avec AndrĂ© Breton y est inĂ©vitable. MalgrĂ© les rĂ©serves de Georges Limbour[note 1], Artaud, Masson, Miro, Tual et Leiris se joignent au mouvement surrĂ©aliste, laissant quelque peu de cĂŽtĂ© la libertĂ© si apprĂ©ciĂ©e du 45, rue Blomet. Cependant, Leiris conserve une proximitĂ© privilĂ©giĂ©e avec Masson et MirĂł, avec qui sâorganisent des jeux de correspondances : les Ćuvres de lâun rĂ©pondant aux Ćuvres de lâautre comme les portraits que Masson fait de Leiris ou comme les poĂšmes que Leiris consacre Ă MirĂł. Dâautre part, lâamitiĂ© laisse place Ă des collaborations artistiques : ainsi, Glossaire jây serre mes gloses (1925-1986) devient aussi insĂ©parable des illustrations de Masson que les Bagatelles vĂ©gĂ©tales (1944-1956) le sont de celles de MirĂł. Câest donc sous lâĂ©clairage de ce contexte dâĂ©change et dâamitiĂ© quâil faut envisager les articles et poĂšmes de Leiris que Pierre Vilar a rassemblĂ©s en 2011 dans cette Ă©dition posthume portant le nom dâĂcrits sur lâArt[4].
Le portrait analogique
Câest peut-ĂȘtre lâascendant quâont sur Leiris les peintres dont il parle qui font de lui un critique dâart si singulier. Loin de la traditionnelle ekphrasis, le style critique de Leiris semble ĂȘtre plus guidĂ© par le geste crĂ©ateur qui lâinspire que par une Ćuvre prĂ©cise quâil aurait dĂ©cidĂ© dâanalyser. Ainsi, les Ă©crits sur lâart de Leiris revĂȘtent moins la forme dâarticles que celle de prises de notes ou de poĂšmes. On le voit notamment dans ses Ă©crits sur Masson et sur MirĂł, oĂč la plume de lâauteur ne se pose pas sur lâĆuvre mais sur lâartiste en train dâĆuvrer. Sans doute parce quâil les a vus Ă lâaction au 45, rue Blomet, Leiris cherche Ă rendre dans ses textes le geste crĂ©ateur des peintres qui lâintĂ©ressent. Le critique se place alors en portraitiste et tente de mimer dans son style le geste quâil dĂ©crit, produisant ainsi des portraits analogiques : « Ces textes se prĂ©sentent donc, par un curieux mimĂ©tisme, comme des portraits analogiques, terme empruntĂ© en 1947 directement Ă Masson par Leiris, quâil redĂ©finit pro domo en ces termes : ââ (...) convergence parfaite de lâinvention picturale (...) et du mĂ©canisme analytique nĂ©cessaire Ă la saisie de la ressemblance individuelle (...) consistant en une compĂ©nĂ©tration du personnage et de ses attributs idĂ©aux ou matĂ©rielsââ »[6]. La prise de note se veut mode dâemploi visant Ă frĂŽler lâessence de la peinture de lâartiste, dans La ligne sans bride (1971), elle est mimĂ©tique du geste crĂ©ateur et participe de lâisotopie de la ligne mise en place tout au long du texte. En effet, les lignes de Leiris, comme le geste automatique du peintre, ignorent tout programme ; elles ne sâalignent pas mais se tressent, suivant ainsi les Ă©lans spontanĂ©s du poĂšte-critique :
Il faut y insister, les lignes se comportent ici Ă leur guise. Sans reprise ni repentir et jamais « dĂ©menties » (...). AbandonnĂ©es Ă leurs Ă©lans, Ă leurs dĂ©tours, Ă leurs caprices, Ă leurs contradictions, librement les lignes sâen vont et mĂšnent ainsi lâartiste jusquâau plus intime de lui-mĂȘme.
Au lieu de délimiter, elles illimitent. Lignes qui créent et non lignes qui décrivent. Lignes qui attisent et non lignes qui attestent.
Lignes chercheuses, questionneuses, qui vont pour dĂ©couvrir oĂč, toutes ensemble, elles seront allĂ©es[7].
Câest Ă se demander si les lignes dont il parle ne sont pas les siennes. Les notes de Leiris se dĂ©coupent ainsi en poĂšme avant de redevenir prose, comme si Ă©voquer la ligne de Masson rendait naturellement poĂ©tique le discours. La ligne est omniprĂ©sente dans le texte, « sans bride », elle devient le mot-entrĂ©e de multiples gloses qui viennent enrichir lâanaphore rhĂ©torique. Ces gloses, qui se prĂ©sentent sous la forme dâĂ©pithĂštes, ne sont pas sans rappeler Glossaire jây serre mes gloses (1925-1986), que Masson a lui-mĂȘme illustrĂ©. Occasions pour des jeux de langage, les gloses ne se veulent en aucun cas dĂ©finitions mais illustrent plutĂŽt lâaspect changeant de la ligne du peintre.
Le commentaire métatextuel
Loin de cacher cette tentative de mimĂ©tisme, lâauteur la dĂ©voile pour en dire lâĂ©chec. LâĂ©criture se retourne alors sur elle-mĂȘme : « Plus ressemblantes (malgrĂ© leur insuffisance) me paraissent ĂȘtre ces notes (...) »[8] ; sâil y a commentaire mĂ©tatextuel, câest pour dire le manque, lâimpossibilitĂ© dâĂ©galer la main du maĂźtre : « Ce qui leur manque le plus, je ne le sais que trop ! »[9] . En exposant son Ă©chec, Leiris dit ce quâil y a dâinsaisissable dans lâart de Masson qui, comme le rĂȘve, se veut Ă la fois rĂ©vĂ©lateur et impalpable:« (...) la pratique constante de lâauto-dĂ©nigrement ne cesse de pointer, par dĂ©faut, lâau-delĂ que Leiris ne dĂ©sespĂšre pas dâatteindre »[10]. Cette manie quâa Leiris de revenir sur son propos sâillustre aussi dans Repentirs et ajouts, oĂč lâauteur revient sĂ©vĂšrement sur son article Autour de Juan MirĂł. Il y rejette la possibilitĂ© de toute critique : toute description de la peinture du catalan serait vaine, on ne peut parler de lâĆuvre de MirĂł quâen faisant Ćuvre soi-mĂȘme.
Parler dâart : une façon pour Leiris dâenvisager sa propre littĂ©rature
Lâobservation constante que Leiris entretient dans sa propre Ă©criture est une marque du fait quâil envisage sa crĂ©ation littĂ©raire Ă travers la critique dâart. Plus quâune enquĂȘte, la critique dâart est pour Leiris une quĂȘte. Ainsi, le « je » du critique dâart se confond avec le « je » du poĂšte : dans un sens concret dâabord, puisque Leiris sâest notamment exprimĂ© sur MirĂł par poĂšmes, et dans un second temps, par un recours systĂ©matique Ă lâĂ©vocation[11], ce que suggĂšre le titre dâun de ses articles : Ce que mâont dit les peintures de Francis Bacon (1966). La peinture, comme le langage, parle et fait Ă©cho Ă des sensations si vives quâil est plus intĂ©ressant pour lui de dĂ©crire ses effets cognitifs que de dĂ©crire lâĆuvre en soi. Câest sans doute cette conception de lâĆuvre dâart qui le pousse Ă se diriger vers le portrait analogique plutĂŽt que lâekphrasis. Tous les attributs du peintre y passent : son geste crĂ©ateur, certes, mais aussi son nom ; tout lâart de MirĂł se rĂ©sume dans lâaccent posĂ© sur lâo : « Lâaccent grave [sic] placĂ© sur lâo du nom de â MirĂłâ ne semble-t-il pas ĂȘtre lĂ pour rappeler le rĂŽle des animalcules ou simples corpuscules de couleur vives dont il arrive que soient ponctuĂ©s ses tableaux ? »[12], et parce quâon lâa surnommĂ© lâ« oiseau », Masson « dessine (...) comme lâon pratique le vol Ă voile »[13]. Cette conception cratylĂ©enne[14] du nom est tout Ă fait emblĂ©matique des Ă©crits leirisiens : « Voici sans aucun doute un des acquis de la diĂ©tĂ©tique leirisienne de la peinture : le nom nâest pas hors-dâĆuvre, câest le plat principal. Le nom fait Ćuvre dans lâĆuvre»[15].
La critique dâart nâest pas la premiĂšre vocation de Michel Leiris. Mais elle lui permet non seulement de dire la proximitĂ© quâil entretient avec des artistes tels que AndrĂ© Masson, Francis Bacon ou Juan MirĂł mais aussi dâenvisager ses propres Ă©crits sous lâangle dâune « prĂ©sence » quâil reconnaĂźt en eux : « LiĂ©e essentiellement Ă la rupture du continuum, la âprĂ©senceâ telle que Leiris la pointe chez ceux quâil a Ă©lus âsesâ peintres, apparaĂźt, sous des dĂ©nominations diverses, comme le mirage vers lequel il nâaura, quant Ă lui, cessĂ© de tendre »[16]. L'Ă©crit le plus ancien est celui consacrĂ© Ă AndrĂ© Masson. C'est un poĂšme de 1923. Leiris a 21 ans, et Masson 27 ans[2].
Si Leiris voit en AndrĂ© Masson un maĂźtre, câest peut-ĂȘtre parce quâil reconnaĂźt dans sa peinture (comme ultĂ©rieurement dans les peintures de Francis Bacon ou les sculptures ou peintures de Giacometti), la brutalitĂ© du rĂ©el qu'il cherche dans la poĂ©sie : « Mais le sentiment de la prĂ©sence, que Giacometti cherchait obstinĂ©ment dans ses figures, la brutalitĂ© du fait qui Ă©clate inopinĂ©ment dans un tableau de Francis Bacon, ne sont-elles pas les Ă©quivalents plastiques de lâinaccessible baleine blanche que Leiris poursuivait inlassablement sous le nom de PoĂ©sie ? »[17].
Notes et références
Notes
- Georges Limbour a dĂ©jĂ adhĂ©rĂ© au mouvement surrĂ©aliste mais avec quelques rĂ©serves, et regrette donc que les libres penseurs de la rue Blomet acceptent lâascendant dâAndrĂ© Breton, Georges Limbour « tenant Ă sauvegarder la paix miraculeuse de la rue Blomet » (CitĂ© par Michel Leiris dans « 45, Rue Blomet », Revue de musicologie, no 68 (1/2),â , p. 60 (lire en ligne)
Références
- Carvalho 2012, Nonfiction.
- Dagen 2011, Le Monde.
- CÎté 2012, Revue Critique d'art.
- Vilar 2011.
- Yvert 2003, p. LV - LX.
- Vilar 2011, André Masson, la ligne et le nom : Narcisse et écho.
- Leiris, Ecrits sur lâArt, p. 128.
- Leiris, Ecrits sur lâArt, p. 133.
- Id., p. 133.
- Frémon 2011, p. 27.
- Dominicy 2011.
- Leiris, Ecrits sur lâArt, p. 184.
- Id., p. 123.
- Genette 1976.
- Vilar 2011, Picasso, p. 398.
- Maubon 1990, Littérature.
- Frémon 2011, p. 38.
Voir aussi
Bibliographie
Par date de parution.
- GĂ©rard Genette, Mimologiques. Voyages en Cratylie, Paris, Ăditions du Seuil, coll. « PoĂ©tique », .
- Catherine Maubon, « Au pied du mur de la rĂ©alitĂ© : Leiris et la peinture », LittĂ©rature, no 79,â .
- Louis Yvert, « Chronologie », dans Michel Leiris. La rÚgle du jeu, Gallimard, coll. « BibliothÚque de la Pléiade », , p. LV - LX.
- Daki Aziz, « Leiris / Bacon, une amitiĂ© Ă l'Ćuvre », Revue de littĂ©rature comparĂ©e, no 306,â , p. 169-181 (lire en ligne)
- Marc Dominicy, Poétique de l'évocation, Paris, Classiques Garnier, coll. « Théorie de la littérature, 3 », .
- Jean FrĂ©mon, Michel Leiris face Ă lui-mĂȘme. De Giacometti Ă Bacon, Paris, L'Echoppe,, .
- Pierre Vilar, « PrĂ©sentations », dans Michel Leiris, Ăcrits sur lâArt, Paris, CNRS Ăditions, .
- Philippe Dagen, « Einstein et Leiris, extralucides », Le Monde,â (lire en ligne).
- Nuno Carvalho, « Michel Leiris entre les artistes », Nonfiction,â (lire en ligne).
- SĂ©bastien CĂŽtĂ©, « Michel Leiris - Carl Einstein : vus de prĂšs », Critique dâart, no 39,â (DOI 10.4000/critiquedart.2558, lire en ligne).
- Francis Marmande, « Leiris et la patte du chat », Le Portique, no 36,â (lire en ligne)
Liens externes
- « Couverture, table des matiĂšres et deux extraits de Ăcrits sur l'art », sur le site de la Fnac.