Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté de l'Immigration)
Suresh c. Canada (Ministre de la CitoyennetĂ© de l'Immigration)[1] est un arrĂȘt de principe de la Cour suprĂȘme du Canada rendu en 2002 dans les domaines du droit constitutionnel et du droit administratif.
Les faits
Manickavasagam Suresh est arrivé au Canada de son Sri Lanka natal en 1990. Il avait été accepté comme réfugié en vertu de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés au motif que sa vie était en danger au Sri Lanka en raison de son implication dans le lutte pour l'indépendance tamoule[2].
En 1995, le gouvernement a rejeté sa demande de statut de résident permanent au motif qu'il représentait un risque pour la sécurité et a ordonné son expulsion[2]. Le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) avait affirmé qu'il était un partisan et un collecteur de fonds pour les Tigres de libération de l'Eelam tamoul, un groupe terroriste au Sri Lanka. La Cour fédérale du Canada a confirmé l'ordonnance d'expulsion.
Ă la suite de cela, le ministre de la CitoyennetĂ© et de l'Immigration a Ă©mis un avis dĂ©clarant qu'il constituait un danger pour la sĂ©curitĂ© du Canada en vertu de l'article 53 (1) (b) de la Loi sur l'immigration[3] et qu'il devait par consĂ©quent ĂȘtre expulsĂ©.
Suresh avait eu la possibilité de présenter des preuves écrites et documentaires au ministre, cependant, il n'a pas reçu de copie de la note de service de l'agent d'immigration et, par conséquent, il n'a pas eu la possibilité de répondre à la note de service.
Cour fédérale
En raison de cette incapacité à répondre, Suresh a demandé le contrÎle judiciaire de la décision. Il soutenu que :
- la décision du ministre était déraisonnable;
- les procédures de la loi sur l'immigration étaient inéquitables;
- la Loi sur l'immigration enfreint les articles 7, 2 (b) et 2 (d) de la Charte canadienne des droits et libertés.
La demande a été rejetée par la Cour fédérale.
Cour d'appel fédérale
En appel, la Cour d'appel fédérale a confirmé la décision de la Section de premiÚre instance de la Cour fédérale[4].
La dĂ©cision a ensuite Ă©tĂ© portĂ©e en appel devant la Cour suprĂȘme.
Jugement de la Cour suprĂȘme
Le pourvoi de Suresh est accueilli. L'appelant a droit à une nouvelle audience, mais les dispositions législatives contestées sont constitutionnelles.
La dĂ©cision unanime de la Cour suprĂȘme a Ă©tĂ© rĂ©digĂ©e au nom de la Cour.
Motifs du jugement
Article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés
La Cour a d'abord examinĂ© la demande concernant la violation de l'article 7 de la Charte[5]. La Cour a convenu que le mot « chacun » dans la disposition inclut les rĂ©fugiĂ©s. Il a en outre Ă©tĂ© jugĂ© que l'expulsion vers un pays oĂč il existe un risque de torture prive le rĂ©fugiĂ© de son droit Ă la libertĂ© et Ă la sĂ©curitĂ© de sa personne. La principale question Ă©tait de savoir si la privation Ă©tait conforme aux principes de justice fondamentale.
La Cour a conclu que l'article 53(1) L.I. est constitutionnel mais qu'il peut ĂȘtre inconstitutionnel dans son application. La constitutionnalitĂ© de l'expulsion dĂ©pend d'un Ă©quilibre entre la probabilitĂ© de torture et l'objectif de lutte contre le terrorisme. La Cour a affirmĂ© que les principes de la justice fondamentale se trouvent dans « les prĂ©ceptes fondamentaux de notre systĂšme juridique »[6] sont dĂ©terminĂ©s par une approche contextuelle qui tient compte de la « nature de la dĂ©cision qui doit ĂȘtre rendue »[6].
En l'espĂšce, la Cour devait trouver un Ă©quilibre entre les intĂ©rĂȘts du gouvernement dans la lutte contre le terrorisme et l'intĂ©rĂȘt du rĂ©fugiĂ© Ă ne pas ĂȘtre expulsĂ© vers la torture. Le critĂšre proposĂ© par la Cour Ă©tait de savoir si la privation « choquerait la conscience des Canadiens »[7]. Cela revient Ă se demander si « fondamentalement inacceptable au regard de notre conception de la justice et dâune pratique Ă©quitable »[7] (ce critĂšre a Ă©tĂ© Ă©laborĂ© pour la premiĂšre fois dans l'arrĂȘt Canada c. Schmidt)[8].
La Cour a conclu que le ministre devrait gĂ©nĂ©ralement refuser d'expulser des rĂ©fugiĂ©s s'il existe un risque important de torture, mais que cela peut ĂȘtre constitutionnel dans des cas exceptionnels. La loi est constitutionnelle, mais les dĂ©cideurs administratifs devraient exercer leur pouvoir discrĂ©tionnaire et peser gĂ©nĂ©ralement en faveur du demandeur.
La Cour considÚre également le « contexte international » et constate qu'il est également incompatible avec la pratique de l'expulsion lorsqu'il existe un risque de torture[9].
En conclusion, la Cour conclut que l'arrĂȘtĂ© d'expulsion donnĂ© par le ministre est inconstitutionnel mais que les dispositions de la Loi sur l'immigration sont constitutionnelles.
L'imprécision
Le deuxiÚme motif d'appel était de savoir si les termes « danger pour la sécurité du Canada »[10] et « terrorisme »[11] étaient visés par la rÚgle de l'imprécision inconstitutionnelle. La Cour a jugé qu'ils ne l'étaient pas.
Citant l'arrĂȘt R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society[12], la Cour observe qu'une loi imprĂ©cise sera inconstitutionnelle lorsqu'« elle ne prĂ©vient pas raisonnablement les personnes auxquelles elle pourrait sâappliquer des consĂ©quences de leur conduite » ou lorsqu'« elle ne limite pas convenablement le pouvoir discrĂ©tionnaire en matiĂšre dâapplication de la loi »[13]. L'expression « danger pour la sĂ©curitĂ© du Canada » a Ă©tĂ© jugĂ©e non imprĂ©cise. La nature politique du terme signifie que les tribunaux doivent veiller Ă ne pas s'ingĂ©rer. La Cour conclut que « danger pour la sĂ©curitĂ© du Canada » signifie[14] :
« Une personne constitue un « danger pour la sĂ©curitĂ© du Canada » si elle reprĂ©sente, directement ou indirectement, une grave menace pour la sĂ©curitĂ© du Canada, et il ne faut pas oublier que la sĂ©curitĂ© dâun pays est souvent tributaire de la sĂ©curitĂ© dâautres pays. La menace doit ĂȘtre « grave », en ce sens quâelle doit reposer sur des soupçons objectivement raisonnables et Ă©tayĂ©s par la preuve, et en ce sens que le danger apprĂ©hendĂ© doit ĂȘtre sĂ©rieux, et non pas nĂ©gligeable. »
De plus, la Cour conclut que le mot « terrorisme » n'est pas inconstitutionnellement imprécis. Bien que le mot n'ait pas de définition claire, il est possible de fixer des limites au sens. La Cour adopte la définition de la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme, qui la définit comme[15] :
« Tout acte destinĂ© Ă tuer ou blesser griĂšvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilitĂ©s dans une situation de conflit armĂ©, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise Ă intimider une population ou Ă contraindre un gouvernement ou une organisation internationale Ă accomplir ou Ă sâabstenir dâaccomplir un acte quelconque. »
L'équité procédurale
La cour a appliquĂ© le critĂšre Ă cinq facteurs de l'arrĂȘt Baker c. Canada (Ministre de la CitoyennetĂ© et de l'Immigration)[16] pour dĂ©terminer le niveau de protection procĂ©durale requis par l'art. 7 de la Charte des droits et libertĂ©s en l'espĂšce. Le tribunal conclut que Suresh ne devait pas recevoir une « audience ou une instance judiciaire complĂšte »[17].
Cependant, le tribunal conclut que Suresh doit recevoir un niveau de protection procĂ©durale supĂ©rieur Ă celui requis par la loi (aucune protection que ce soit) et supĂ©rieur Ă celui que Suresh a reçu. Plus prĂ©cisĂ©ment, la cour a conclu qu'une personne qui risque d'ĂȘtre dĂ©portĂ© vers un endroit qui pratique torture en raison de l'art. 53(1)(b) de la Loi sur l'immigration devrait recevoir une copie des documents sur lesquels le ministre fonde sa dĂ©cision, sous rĂ©serve de motifs valables pour en restreindre la communication (tels que la protection des documents de sĂ©curitĂ© publique) et qu'il faut donner la possibilitĂ© Ă la personne de rĂ©pondre au dossier prĂ©sentĂ© au ministre. En outre, le rĂ©fugiĂ© qui est expulsĂ© a le droit de contester les informations fournies par le ministre, ce qui inclut la possibilitĂ© de prĂ©senter des Ă©lĂ©ments de preuve[18].
Mesure de redressement
La cour conclut que parce que Suresh a fait la preuve prima facie qu'il serait soumis Ă la torture s'il Ă©tait renvoyĂ© au Sri Lanka et parce qu'il s'est vu refuser l'Ă©quitĂ© procĂ©durale qui lui est due par la Charte canadienne des droits et libertĂ©s, l'affaire devrait ĂȘtre renvoyĂ©e Ă le ministre pour rĂ©examen conformĂ©ment Ă la procĂ©dure appropriĂ©e[19].
Notes et références
- 2002 CSC 1
- « A sanctuary for refugees or a haven for terrorists? », The Globe and Mail,â (lire en ligne, consultĂ© le ).
- L.R.C. 1985, c. Iâ2, art. 53(1)b
- [2000] 2 CF 592
- Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11, art 7, <https://canlii.ca/t/dfbx#art7>, consulté le 2021-12-27
- par. 45 de la décision
- par. 49 la décision
- [1987] 1 R.C.S. 50
- par. 59 de la décision
- paré 92 de la décision
- par. 93 de la décision
- [1992] 2 RCS 606
- par. 81 de la décision
- par. 90 de la décision
- art. 19 de la Convention ; par. 98 de l'arrĂȘt Suresh
- [1999] 2 RCS 817
- par. 121 de la décision
- par. 123 de la décision
- par. 130 de la décision