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Photographies du Sonderkommando

Les photographies du Sonderkommando sont quatre photos prises clandestinement par un dĂ©tenu, membre du Sonderkommando, en aoĂ»t 1944 dans le camp de concentration et d'extermination d’Auschwitz II-Birkenau.

280
Cliché 280 (détail). Pris depuis l'intérieur de la chambre à gaz du Krematorium V.
281
Cliché 281 (détail)
282
Cliché 282 (détail) dans le bois de bouleaux entre le Krematorium V et le Krematorium IV.

Contexte

Prise de vue

Hormis les photos des dĂ©portĂ©s prises Ă  l’entrĂ©e du camp Ă  des fins de propagande par les SS Ernst Hoffmann et Bernhard Walter, qui dirigent le service d'identification du dĂ©partement politique, il Ă©tait strictement interdit de prendre des photos dans l’enceinte du camp, y compris pour les SS[1].

DĂ©but , les dĂ©tenus Erich Kulka et Ota Kraus trouvent un petit appareil photo dans un landau, parmi les biens confisquĂ©s aux dĂ©portĂ©s et triĂ©s dans l’entrepĂŽt du Kanada. Une autre version[2] dĂ©signe un travailleur civil polonais, Mordarski, qui aurait introduit l’appareil en fraude.

Les hommes du Sonderkommando ont intentionnellement endommagĂ© le toit bitumĂ© du Krematorium V : David Szmulewski[3], qui fait partie du Kommando volant, chargĂ© de le rĂ©parer et qui est membre de la rĂ©sistance, cache l’appareil photo dans une gamelle Ă  double-fond. Une fois sur le toit, il le fait parvenir Ă  un Juif grec, surnommĂ© Alex, postĂ© contre le mur Nord sous la saillie du toit. Pendant que trois autres membres du Sonderkommando, Shlomo Dragon, son frĂšre et Alter Fajnzylberg, font le guet, Alex, depuis l’intĂ©rieur du bĂątiment, fait des photos du bois de bouleaux et des fosses d’incinĂ©ration. Selon le rĂ©alisateur Christophe Cognet, les ombres plus courtes des dĂ©portĂ©es dans le bois de bouleaux situĂ©es au Sud-Est par rapport Ă  la prise de vue, et la lumiĂšre du mois d'aoĂ»t, indiquent que les photos 283 et 282 ont Ă©tĂ© prises entre 10 heures et 11h30. La direction des ombres dans les clichĂ©s 280 et 281 des fosses de crĂ©mation, pris Ă  l'Ouest-Sud-Ouest par rapport Ă  la prise de vue, et la lumiĂšre du mois d'aoĂ»t, indiquent que ces photos ont Ă©tĂ© prises entre 15 et 16 heures[4]. Tout porte Ă  croire qu'il s'agit d'un mĂȘme transport photographiĂ© avant et aprĂšs un mĂȘme gazage[5].

DĂ©veloppement

L’appareil est ramenĂ© au camp par Fajnzylberg qui le transmet ensuite Ă  Szmulewski. Le bout de pellicule est extrait de l’appareil, ramenĂ© au camp central et sorti d’Auschwitz dans un tube de dentifrice oĂč l’a cachĂ© Helena DantĂłn, employĂ©e Ă  la cantine SS[6]. Il parvient le Ă  la rĂ©sistance polonaise de Cracovie, accompagnĂ© d’une note Ă©crite par deux dĂ©tenus politiques, JĂłzef Cyrankiewicz et StanisƂaw KƂodziƄski (de). Cette note dĂ©crit le contenu des photos et enjoint d’envoyer les photos Ă  Tell, Ă  savoir Teresa Lasocka-Estreicher, membre de la rĂ©sistance Ă  Cracovie. Cette derniĂšre confie le dĂ©veloppement des photos Ă  StanisƂaw Mucha (de) qui prend l’initiative de recadrer les images[7]. Alex enterre l’appareil photo dans le sol du camp, de mĂȘme qu’Alter Fajnzylberg enterre des restes de Zyklon B dans une boĂźte en mĂ©tal et des notes en yiddish sur le nombre de personnes destinĂ©es au gazage.

Publication

Certaines de ces images recadrĂ©es sont publiĂ©es en 1945 et alors attribuĂ©es Ă  David Szmulewski, dans un rapport sur Auschwitz-Birkenau rĂ©digĂ© par juge polonais Jan Sehn[8]. L’une d’entre elles est exposĂ©e Ă  Auschwitz en 1947, et d'autres sont publiĂ©es en 1958 Ă  Varsovie dans un livre de Stanislaw Wrzos-Glinka, Tadeusz Mazur et Jerzy Tomaszewski, Cierpienie i walka narodu polskiego. Dans cette Ă©dition, certains personnages ont Ă©tĂ© retouchĂ©s pour les rendre plus Ă©vidents. En 1960, Wladyslaw Pytlik du mouvement de rĂ©sistance de Brzeszcze offre un tĂ©moignage de ses propres expĂ©riences de guerre au musĂ©e national d'Auschwitz-Birkenau, et apporte trois exemplaires des photographies recadrĂ©es[9]. Ce n’est qu’en 1985, aprĂšs le dĂ©cĂšs de Pytlik, que sa femme fait don au musĂ©e des photos, et que le musĂ©e dĂ©couvre les versions non recadrĂ©es. Les exĂ©gĂštes font valoir que ces recadrages offrent une version biaisĂ©e des Ă©vĂ©nements, oblitĂ©rant le danger auquel s’exposaient les cinq dĂ©tenus, ainsi que l’acte de rĂ©sistance qu’ils accomplissaient, comme le souligne le philosophe Georges Didi-Huberman :

« La masse noire qui entoure la vision des cadavres et des fosses, cette masse oĂč rien n’est visible donne, en rĂ©alitĂ©, une marque visuelle aussi prĂ©cieuse que tout le reste de la surface imprimĂ©e. Cette masse oĂč rien n’est visible, c’est l’espace de la chambre Ă  gaz : la chambre obscure oĂč il a fallu se retirer pour mettre en lumiĂšre le travail du Sonderkommando, dehors, au-dessus des fosses d’incinĂ©ration. Cette masse noire nous donne donc la situation mĂȘme, l’espace de possibilitĂ©, la condition d’existence des photographies mĂȘmes. Supprimer une « zone d’ombre » (la masse visuelle) au profit d’une lumineuse « information » (l’attestation visible) c’est, de plus, faire comme si Alex avait pu tranquillement prendre des photos Ă  l’air libre. C’est presque insulter le danger qu’il courait et sa ruse de rĂ©sistant[10]. »

Attribution des photographies

Pendant longtemps, l’auteur de ces photos n’est pas identifiĂ©. Elles sont alors crĂ©ditĂ©es comme anonymes ou, par dĂ©faut, attribuĂ©es Ă  Dawid Szmulewski, mĂȘme si ce dernier mentionne un certain Juif grec nommĂ© Alex[11] - [12]. Le rĂ©cit de ces photos est consignĂ© par Alter Fajnzylberg dans ses Ă©crits oĂč il Ă©voque la figure de ce Juif grec prĂ©nommĂ© Alex, dont il a oubliĂ© le nom[13]. En , Fajnzylberg rĂ©pond Ă  un courrier du musĂ©e national d’Auschwitz-Birkenau :

« C’est Alex de GrĂšce, mais je ne me souviens pas de son nom, qui a pris les photographies. Il est mort au cours d’une Ă©vasion qu’il avait organisĂ©e pendant le transport des cendres des personnes incinĂ©rĂ©es. Ces cendres Ă©taient dĂ©versĂ©es rĂ©guliĂšrement dans la Sole ou dans la Vistule. Alex a dĂ©sarmĂ© les deux SS de l’escorte et a jetĂ© leurs carabines dans la Vistule. Il est mort pendant la poursuite. Je ne me souviens pas oĂč l’appareil photographique et d’autres documents ont Ă©tĂ© enterrĂ©s parce que c’est Alex qui a effectuĂ© ce travail[14]. »

Or, dans ses carnets Ă©crits immĂ©diatement aprĂšs la guerre[13], il mentionne la tentative d’évasion d’un Juif grec, nommĂ© Aleko Errera. Son vĂ©ritable nom est en fait Alberto Errera. Sa tentative d’évasion est racontĂ©e par plusieurs tĂ©moins survivants : Errikos Sevillias[15], Schlomo Venezia[16], Leon Cohen (en)[17], Marcel Nadjari[18], le dr. Miklos Nyiszli[19], Alter Fajnzylberg[20], Henryk Mandelbaum[21], Albert Menasche[22] et Daniel Bennahmias[23].

Description

Ces images sont, avec quelques photos de l’Album d'Auschwitz, de rares documents photographiques documentant les chambres Ă  gaz. Elles sont numĂ©rotĂ©es de 280 Ă  283 par le musĂ©e national Auschwitz-Birkenau[24].

Les quatre photos originales, disposées de gauche à droite selon l'ordre de la prise de vues.

Les photos 280 et 281 montrent la crĂ©mation de cadavres dans une fosse d’incinĂ©ration, vue Ă  travers le cadre noir de la porte de la chambre Ă  gaz. La photo 282 montre des groupes de femmes, dont certaines, nues, se dirigent vraisemblablement vers la chambre Ă  gaz du Krematorium V. On aperçoit en arriĂšre-plan, l'une des cheminĂ©es du Krematorium IV. Dans le haut du clichĂ© 283, on ne voit que la cime des bouleaux en silhouette et le bas de l’image est bouchĂ© par le contre-jour. Dans le clichĂ© 281, on aperçoit, Ă  gauche, un fragment du clichĂ© 282, ce qui signifie que l'ordre dans lequel ont Ă©tĂ© prises les images contredit la numĂ©rotation du MusĂ©e d'État : les images de dĂ©shabillage dans le bois de bouleaux prĂ©cĂšdent les images des fosses d'incinĂ©ration[24].

Postérité

En 2001 se tient à l'HÎtel de Sully, à Paris, l'exposition Photographies des camps de concentration et d'extermination nazis[25]. Les images du Sonderkommando, « quatre bouts de pellicule arrachés à l'enfer »[26], donnent alors lieu à une controverse[27], sur la question de la représentation de la Shoah, entre Claude Lanzmann et Georges Didi-Huberman[28] - [29].

Le film Le Fils de Saul , réalisé en 2015, fait allusion aux photographies du Sonderkommando[30].

Plusieurs photographies du Sonderkommando sont analysĂ©es par Christophe Cognet, en 2021, dans son documentaire À pas aveugles[31].

Notes et références

  1. Circulaire de Rudolf Höss du 2 fĂ©vrier 1943 : « J’indique une fois encore qu’il est interdit de photographier dans les environs du camp. Je punirai trĂšs sĂ©vĂšrement ceux qui ne se conforment pas Ă  cette ordonnance » in R. Boguslawska-Swiebocka et T. Ceglowska, « KL Auschwitz Fotografie dokumentalne », p. 17
  2. TĂ©moignage de Stanislaw Klodzinski in Hermann Langbein, Hommes et femmes Ă  Auschwitz, p. 253.
  3. TĂ©moignage de Szmulewski in Jean-Claude Pressac, Technique and operation of the gas chambers, Beate Klarfeld Foundation, 1989. En ligne ici : http://phdn.org/archives/holocaust-history.org/auschwitz/pressac/technique-and-operation/pressac0424.shtml
  4. Christophe Cognet, Éclats : prises de vue clandestines des camps nazis, Paris, Seuil, , 423 p. (ISBN 978-2-02-137792-7), p. 313-314
  5. En ce début du mois d'août, deux convois arrivent à Birkenau : le convoi 26 parti de Malines le 31 juillet 1944 (28Úme et dernier convoi venu de Belgique) arrive le 2 août; le convoi 77 parti de Drancy le 31 juillet (dernier grand convoi venu de France) arrive le 3 août (Auschwitz Chronicles 1939-1945, Danuta Czech, p. 678-679).
  6. Hermann Langbein, Hommes et femmes Ă  Auschwitz, p. 263. Ainsi que Hermann Langbein, La RĂ©sistance dans les camps de concentration nationaux-socialistes : 1938-1945, Fayard, 1981.
  7. Janina Struk, Photographing the Holocaust: Interpretations of the Evidence, I. B. Tauris, 2004, p. 118.
  8. Jean-Claude Pressac, Technique and operation of the gas chambers, Beate Klarfeld Foundation, 1989. En ligne ici : http://phdn.org/archives/holocaust-history.org/auschwitz/pressac/technique-and-operation/pressac0422.shtml
  9. Janina Struk, Photographing the Holocaust: Interpretations of the Evidence, I. B. Tauris, 2004, p. 117.
  10. Georges Didi-Huberman, Images malgrĂ© tout, Les Éditions de Minuit, 2003, p. 52.
  11. Conférence de Philippe Mesnard, Bruxelles, 2013 : https://www.youtube.com/watch?v=4zEZk8-CUYw
  12. Sur le sujet aussi : Gary Spicer, The Sonderkommando photographs : https://www.academia.edu/2552802/THE_SONDERKOMMANDO_PHOTOGRAPHS
  13. Alter Fajnzylberg, Les cahiers d'Alter Fajnzylberg : ce que j'ai vu à Auschwitz, les Éditions des Rosiers, 2014.
  14. Alban Perrin, Écrits au cƓur de la catastrophe : http://www.akadem.org/sommaire/colloques/ecrire-la-destruction-du-monde-judeo-polonais-1945-1960-/ecrits-au-coeur-de-la-catastrophe-2-2-09-07-2014-60879_4534.php
  15. Errikos Sevillias, Athens-Auschwitz, Lycabettus Press, 1983.
  16. Shlomo Venezia & BĂ©atrice Prasquier, Sonderkommando : dans l'enfer des chambres Ă  gaz, Albin Michel, 2006.
  17. Leon Cohen, From Greece to Birkenau : the crematoria workers'uprising, Salonika Jewry Research Center, 1996.
  18. Marcel Nadjary, Î§ÏÎżÎœÎčÎșό 1941–1945 [Chronicle], ΙΎρυΌα Ετσ - Αχα'Îč'ÎŒ, Thessaloniki, 1991.
  19. Miklos Nyiszli, MĂ©decin Ă  Auschwitz, J’ai lu, 1971.
  20. Alter Fajnzylberg, Les cahiers d'Alter Fajnzylberg : ce que j'ai vu à Auschwitz, Éditions Rosiers, 2014.
  21. (fr) Igor Bartosik et Adam Willma, Dans les crĂ©matoires d'Auschwitz – Entretien avec Henryk Mandelbaum, Auschwitz-Birkenau State Museum, 2012.
  22. Albert Menasche, Birkenau (Auschwitz II): Memories of an eyewitness : how 72,000 Greek Jews perished, 1947
  23. Rebecca Camhi-Frome, The Holocaust odyssey of Daniel Bennahmias, Sonderkommando, University of Alabama Press, 1993.
  24. Dan Stone, "The Sonderkommando Photographs", Jewish Social Studies, 7(3), Spring/Summer 2001, (p. 132–148), p. 143, n. 3.
  25. Christian Delage, « MĂ©moires des camps », VingtiĂšme SiĂšcle. Revue d'histoire, vol. 72, no 1,‎ , p. 143–145 (DOI 10.3406/xxs.2001.1428, lire en ligne, consultĂ© le )
  26. « « Images malgrĂ© tout », de Georges Didi-Huberman : visible inimaginable », Le Monde.fr,‎ (lire en ligne, consultĂ© le )
  27. Étienne Lalonde, « Essais - Quatre images arrachĂ©es Ă  l'enfer », sur Le Devoir, (consultĂ© le )
  28. Brice Gruet, « Des images venues du gouffre », sur Libération, (consulté le )
  29. Henriette AssĂ©o, « ClĂ©ment ChĂ©roux (dir.), MĂ©moire des camps. Photographies des camps de concentration et d'extermination nazis, 1933-1999, Paris, Marval, 2001, 246 p.,269 ill. NB et coul., bibl., index, 44,21 E. », Études photographiques, no 11,‎ (ISSN 1270-9050, lire en ligne, consultĂ© le )
  30. (en) « Son of Saul, Auschwitz, and Yom HaShoah », sur HuffPost, (consulté le )
  31. Alain LorfĂšvre, « “À pas aveugles” : Ă  travers les yeux des tĂ©moins de la Shoah », sur La Libre.be (consultĂ© le )
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