Photographies du Sonderkommando
Les photographies du Sonderkommando sont quatre photos prises clandestinement par un dĂ©tenu, membre du Sonderkommando, en aoĂ»t 1944 dans le camp de concentration et d'extermination dâAuschwitz II-Birkenau.
Contexte
Prise de vue
Hormis les photos des dĂ©portĂ©s prises Ă lâentrĂ©e du camp Ă des fins de propagande par les SS Ernst Hoffmann et Bernhard Walter, qui dirigent le service d'identification du dĂ©partement politique, il Ă©tait strictement interdit de prendre des photos dans lâenceinte du camp, y compris pour les SS[1].
DĂ©but , les dĂ©tenus Erich Kulka et Ota Kraus trouvent un petit appareil photo dans un landau, parmi les biens confisquĂ©s aux dĂ©portĂ©s et triĂ©s dans lâentrepĂŽt du Kanada. Une autre version[2] dĂ©signe un travailleur civil polonais, Mordarski, qui aurait introduit lâappareil en fraude.
Les hommes du Sonderkommando ont intentionnellement endommagĂ© le toit bitumĂ© du Krematorium V : David Szmulewski[3], qui fait partie du Kommando volant, chargĂ© de le rĂ©parer et qui est membre de la rĂ©sistance, cache lâappareil photo dans une gamelle Ă double-fond. Une fois sur le toit, il le fait parvenir Ă un Juif grec, surnommĂ© Alex, postĂ© contre le mur Nord sous la saillie du toit. Pendant que trois autres membres du Sonderkommando, Shlomo Dragon, son frĂšre et Alter Fajnzylberg, font le guet, Alex, depuis lâintĂ©rieur du bĂątiment, fait des photos du bois de bouleaux et des fosses dâincinĂ©ration. Selon le rĂ©alisateur Christophe Cognet, les ombres plus courtes des dĂ©portĂ©es dans le bois de bouleaux situĂ©es au Sud-Est par rapport Ă la prise de vue, et la lumiĂšre du mois d'aoĂ»t, indiquent que les photos 283 et 282 ont Ă©tĂ© prises entre 10 heures et 11h30. La direction des ombres dans les clichĂ©s 280 et 281 des fosses de crĂ©mation, pris Ă l'Ouest-Sud-Ouest par rapport Ă la prise de vue, et la lumiĂšre du mois d'aoĂ»t, indiquent que ces photos ont Ă©tĂ© prises entre 15 et 16 heures[4]. Tout porte Ă croire qu'il s'agit d'un mĂȘme transport photographiĂ© avant et aprĂšs un mĂȘme gazage[5].
DĂ©veloppement
Lâappareil est ramenĂ© au camp par Fajnzylberg qui le transmet ensuite Ă Szmulewski. Le bout de pellicule est extrait de lâappareil, ramenĂ© au camp central et sorti dâAuschwitz dans un tube de dentifrice oĂč lâa cachĂ© Helena DantĂłn, employĂ©e Ă la cantine SS[6]. Il parvient le Ă la rĂ©sistance polonaise de Cracovie, accompagnĂ© dâune note Ă©crite par deux dĂ©tenus politiques, JĂłzef Cyrankiewicz et StanisĆaw KĆodziĆski (de). Cette note dĂ©crit le contenu des photos et enjoint dâenvoyer les photos Ă Tell, Ă savoir Teresa Lasocka-Estreicher, membre de la rĂ©sistance Ă Cracovie. Cette derniĂšre confie le dĂ©veloppement des photos Ă StanisĆaw Mucha (de) qui prend lâinitiative de recadrer les images[7]. Alex enterre lâappareil photo dans le sol du camp, de mĂȘme quâAlter Fajnzylberg enterre des restes de Zyklon B dans une boĂźte en mĂ©tal et des notes en yiddish sur le nombre de personnes destinĂ©es au gazage.
Publication
Certaines de ces images recadrĂ©es sont publiĂ©es en 1945 et alors attribuĂ©es Ă David Szmulewski, dans un rapport sur Auschwitz-Birkenau rĂ©digĂ© par juge polonais Jan Sehn[8]. Lâune dâentre elles est exposĂ©e Ă Auschwitz en 1947, et d'autres sont publiĂ©es en 1958 Ă Varsovie dans un livre de Stanislaw Wrzos-Glinka, Tadeusz Mazur et Jerzy Tomaszewski, Cierpienie i walka narodu polskiego. Dans cette Ă©dition, certains personnages ont Ă©tĂ© retouchĂ©s pour les rendre plus Ă©vidents. En 1960, Wladyslaw Pytlik du mouvement de rĂ©sistance de Brzeszcze offre un tĂ©moignage de ses propres expĂ©riences de guerre au musĂ©e national d'Auschwitz-Birkenau, et apporte trois exemplaires des photographies recadrĂ©es[9]. Ce nâest quâen 1985, aprĂšs le dĂ©cĂšs de Pytlik, que sa femme fait don au musĂ©e des photos, et que le musĂ©e dĂ©couvre les versions non recadrĂ©es. Les exĂ©gĂštes font valoir que ces recadrages offrent une version biaisĂ©e des Ă©vĂ©nements, oblitĂ©rant le danger auquel sâexposaient les cinq dĂ©tenus, ainsi que lâacte de rĂ©sistance quâils accomplissaient, comme le souligne le philosophe Georges Didi-Huberman :
« La masse noire qui entoure la vision des cadavres et des fosses, cette masse oĂč rien nâest visible donne, en rĂ©alitĂ©, une marque visuelle aussi prĂ©cieuse que tout le reste de la surface imprimĂ©e. Cette masse oĂč rien nâest visible, câest lâespace de la chambre Ă gaz : la chambre obscure oĂč il a fallu se retirer pour mettre en lumiĂšre le travail du Sonderkommando, dehors, au-dessus des fosses dâincinĂ©ration. Cette masse noire nous donne donc la situation mĂȘme, lâespace de possibilitĂ©, la condition dâexistence des photographies mĂȘmes. Supprimer une « zone dâombre » (la masse visuelle) au profit dâune lumineuse « information » (lâattestation visible) câest, de plus, faire comme si Alex avait pu tranquillement prendre des photos Ă lâair libre. Câest presque insulter le danger quâil courait et sa ruse de rĂ©sistant[10]. »
Attribution des photographies
Pendant longtemps, lâauteur de ces photos nâest pas identifiĂ©. Elles sont alors crĂ©ditĂ©es comme anonymes ou, par dĂ©faut, attribuĂ©es Ă Dawid Szmulewski, mĂȘme si ce dernier mentionne un certain Juif grec nommĂ© Alex[11] - [12]. Le rĂ©cit de ces photos est consignĂ© par Alter Fajnzylberg dans ses Ă©crits oĂč il Ă©voque la figure de ce Juif grec prĂ©nommĂ© Alex, dont il a oubliĂ© le nom[13]. En , Fajnzylberg rĂ©pond Ă un courrier du musĂ©e national dâAuschwitz-Birkenau :
« Câest Alex de GrĂšce, mais je ne me souviens pas de son nom, qui a pris les photographies. Il est mort au cours dâune Ă©vasion quâil avait organisĂ©e pendant le transport des cendres des personnes incinĂ©rĂ©es. Ces cendres Ă©taient dĂ©versĂ©es rĂ©guliĂšrement dans la Sole ou dans la Vistule. Alex a dĂ©sarmĂ© les deux SS de lâescorte et a jetĂ© leurs carabines dans la Vistule. Il est mort pendant la poursuite. Je ne me souviens pas oĂč lâappareil photographique et dâautres documents ont Ă©tĂ© enterrĂ©s parce que câest Alex qui a effectuĂ© ce travail[14]. »
Or, dans ses carnets Ă©crits immĂ©diatement aprĂšs la guerre[13], il mentionne la tentative dâĂ©vasion dâun Juif grec, nommĂ© Aleko Errera. Son vĂ©ritable nom est en fait Alberto Errera. Sa tentative dâĂ©vasion est racontĂ©e par plusieurs tĂ©moins survivants : Errikos Sevillias[15], Schlomo Venezia[16], Leon Cohen (en)[17], Marcel Nadjari[18], le dr. Miklos Nyiszli[19], Alter Fajnzylberg[20], Henryk Mandelbaum[21], Albert Menasche[22] et Daniel Bennahmias[23].
Description
Ces images sont, avec quelques photos de lâAlbum d'Auschwitz, de rares documents photographiques documentant les chambres Ă gaz. Elles sont numĂ©rotĂ©es de 280 Ă 283 par le musĂ©e national Auschwitz-Birkenau[24].
Les photos 280 et 281 montrent la crĂ©mation de cadavres dans une fosse dâincinĂ©ration, vue Ă travers le cadre noir de la porte de la chambre Ă gaz. La photo 282 montre des groupes de femmes, dont certaines, nues, se dirigent vraisemblablement vers la chambre Ă gaz du Krematorium V. On aperçoit en arriĂšre-plan, l'une des cheminĂ©es du Krematorium IV. Dans le haut du clichĂ© 283, on ne voit que la cime des bouleaux en silhouette et le bas de lâimage est bouchĂ© par le contre-jour. Dans le clichĂ© 281, on aperçoit, Ă gauche, un fragment du clichĂ© 282, ce qui signifie que l'ordre dans lequel ont Ă©tĂ© prises les images contredit la numĂ©rotation du MusĂ©e d'Ătat : les images de dĂ©shabillage dans le bois de bouleaux prĂ©cĂšdent les images des fosses d'incinĂ©ration[24].
Postérité
En 2001 se tient à l'HÎtel de Sully, à Paris, l'exposition Photographies des camps de concentration et d'extermination nazis[25]. Les images du Sonderkommando, « quatre bouts de pellicule arrachés à l'enfer »[26], donnent alors lieu à une controverse[27], sur la question de la représentation de la Shoah, entre Claude Lanzmann et Georges Didi-Huberman[28] - [29].
Le film Le Fils de Saul , réalisé en 2015, fait allusion aux photographies du Sonderkommando[30].
Plusieurs photographies du Sonderkommando sont analysées par Christophe Cognet, en 2021, dans son documentaire à pas aveugles[31].
Notes et références
- Cet article est partiellement ou en totalité issu de l'article intitulé « Sonderkommando (centres d'extermination) » (voir la liste des auteurs).
- Circulaire de Rudolf Höss du 2 fĂ©vrier 1943 : « Jâindique une fois encore quâil est interdit de photographier dans les environs du camp. Je punirai trĂšs sĂ©vĂšrement ceux qui ne se conforment pas Ă cette ordonnance » in R. Boguslawska-Swiebocka et T. Ceglowska, « KL Auschwitz Fotografie dokumentalne », p. 17
- TĂ©moignage de Stanislaw Klodzinski in Hermann Langbein, Hommes et femmes Ă Auschwitz, p. 253.
- TĂ©moignage de Szmulewski in Jean-Claude Pressac, Technique and operation of the gas chambers, Beate Klarfeld Foundation, 1989. En ligne ici : http://phdn.org/archives/holocaust-history.org/auschwitz/pressac/technique-and-operation/pressac0424.shtml
- Christophe Cognet, Ăclats : prises de vue clandestines des camps nazis, Paris, Seuil, , 423 p. (ISBN 978-2-02-137792-7), p. 313-314
- En ce début du mois d'août, deux convois arrivent à Birkenau : le convoi 26 parti de Malines le 31 juillet 1944 (28Úme et dernier convoi venu de Belgique) arrive le 2 août; le convoi 77 parti de Drancy le 31 juillet (dernier grand convoi venu de France) arrive le 3 août (Auschwitz Chronicles 1939-1945, Danuta Czech, p. 678-679).
- Hermann Langbein, Hommes et femmes Ă Auschwitz, p. 263. Ainsi que Hermann Langbein, La RĂ©sistance dans les camps de concentration nationaux-socialistes : 1938-1945, Fayard, 1981.
- Janina Struk, Photographing the Holocaust: Interpretations of the Evidence, I. B. Tauris, 2004, p. 118.
- Jean-Claude Pressac, Technique and operation of the gas chambers, Beate Klarfeld Foundation, 1989. En ligne ici : http://phdn.org/archives/holocaust-history.org/auschwitz/pressac/technique-and-operation/pressac0422.shtml
- Janina Struk, Photographing the Holocaust: Interpretations of the Evidence, I. B. Tauris, 2004, p. 117.
- Georges Didi-Huberman, Images malgrĂ© tout, Les Ăditions de Minuit, 2003, p. 52.
- Conférence de Philippe Mesnard, Bruxelles, 2013 : https://www.youtube.com/watch?v=4zEZk8-CUYw
- Sur le sujet aussi : Gary Spicer, The Sonderkommando photographs : https://www.academia.edu/2552802/THE_SONDERKOMMANDO_PHOTOGRAPHS
- Alter Fajnzylberg, Les cahiers d'Alter Fajnzylberg : ce que j'ai vu Ă Auschwitz, les Ăditions des Rosiers, 2014.
- Alban Perrin, Ăcrits au cĆur de la catastrophe : http://www.akadem.org/sommaire/colloques/ecrire-la-destruction-du-monde-judeo-polonais-1945-1960-/ecrits-au-coeur-de-la-catastrophe-2-2-09-07-2014-60879_4534.php
- Errikos Sevillias, Athens-Auschwitz, Lycabettus Press, 1983.
- Shlomo Venezia & BĂ©atrice Prasquier, Sonderkommando : dans l'enfer des chambres Ă gaz, Albin Michel, 2006.
- Leon Cohen, From Greece to Birkenau : the crematoria workers'uprising, Salonika Jewry Research Center, 1996.
- Marcel Nadjary, ΧÏÎżÎœÎčÎșÏ 1941â1945 [Chronicle], ÎÎŽÏÏ ÎŒÎ± ÎÏÏ - ÎÏα'Îč'ÎŒ, Thessaloniki, 1991.
- Miklos Nyiszli, MĂ©decin Ă Auschwitz, Jâai lu, 1971.
- Alter Fajnzylberg, Les cahiers d'Alter Fajnzylberg : ce que j'ai vu Ă Auschwitz, Ăditions Rosiers, 2014.
- (fr) Igor Bartosik et Adam Willma, Dans les crĂ©matoires d'Auschwitz â Entretien avec Henryk Mandelbaum, Auschwitz-Birkenau State Museum, 2012.
- Albert Menasche, Birkenau (Auschwitz II): Memories of an eyewitness : how 72,000 Greek Jews perished, 1947
- Rebecca Camhi-Frome, The Holocaust odyssey of Daniel Bennahmias, Sonderkommando, University of Alabama Press, 1993.
- Dan Stone, "The Sonderkommando Photographs", Jewish Social Studies, 7(3), Spring/Summer 2001, (p. 132â148), p. 143, n. 3.
- Christian Delage, « MĂ©moires des camps », VingtiĂšme SiĂšcle. Revue d'histoire, vol. 72, no 1,â , p. 143â145 (DOI 10.3406/xxs.2001.1428, lire en ligne, consultĂ© le )
- « « Images malgrĂ© tout », de Georges Didi-Huberman : visible inimaginable », Le Monde.fr,â (lire en ligne, consultĂ© le )
- Ătienne Lalonde, « Essais - Quatre images arrachĂ©es Ă l'enfer », sur Le Devoir, (consultĂ© le )
- Brice Gruet, « Des images venues du gouffre », sur Libération, (consulté le )
- Henriette AssĂ©o, « ClĂ©ment ChĂ©roux (dir.), MĂ©moire des camps. Photographies des camps de concentration et d'extermination nazis, 1933-1999, Paris, Marval, 2001, 246 p.,269 ill. NB et coul., bibl., index, 44,21 E. », Ătudes photographiques, no 11,â (ISSN 1270-9050, lire en ligne, consultĂ© le )
- (en) « Son of Saul, Auschwitz, and Yom HaShoah », sur HuffPost, (consulté le )
- Alain LorfĂšvre, « âĂ pas aveuglesâ : Ă travers les yeux des tĂ©moins de la Shoah », sur La Libre.be (consultĂ© le )