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Outsiders (sociologie)

Outsiders : Studies in the Sociology of Deviance est un ouvrage Ă©crit par Howard Becker et paru en 1963 aux Ă©ditions Free Press of Glencoe. Sa premiĂšre version a Ă©tĂ© Ă©crite en 1954-55 mais ce n’est qu’aprĂšs qu’il prit sa version dĂ©finitive avec l’ajout de deux articles supplĂ©mentaires. Il a ensuite Ă©tĂ© traduit de l'anglais vers le français par J.-P. Briand et J.-M. Chapoulie et Ă©ditĂ© par les Editions MĂ©tailiĂ© en 1985.

Par cet ouvrage, H. Becker contribue Ă  renouveler les recherches sur la dĂ©linquance en s’appuyant sur un terme arborant un sens plus large dans la sociologie amĂ©ricaine : la dĂ©viance. Ainsi, « sont qualifiĂ©s de "dĂ©viants" les comportements qui transgressent des normes acceptĂ©es par tel groupe social ou par telle institution » et sont donc Ă©trangers Ă  la collectivitĂ© : « Outsiders » en anglais. Becker s’oppose Ă  l’idĂ©e de dĂ©viance selon laquelle il s'agit d'une propriĂ©tĂ© inhĂ©rente Ă  certains individus ou Ă  certains actes. En effet, il propose l’idĂ©e que la dĂ©viance soit considĂ©rĂ©e comme le produit d’interactions entre un ensemble complexe d’agents : ceux qui seront qualifiĂ©s de dĂ©viants mais aussi ceux qui crĂ©ent les normes, ceux qui font respecter les normes, l’entourage du dĂ©viant, etc.

La dĂ©marche qu’utilise Becker pour Outsiders est clairement caractĂ©risĂ©e par l’un des principaux courants de la sociologie amĂ©ricaine : l’« École de Chicago » ou « Interactionnisme symbolique ». Ainsi, Becker analyse l’ Â« ensemble des relations qu’entretiennent toutes les parties impliquĂ©es de prĂšs ou de loin dans les faits de dĂ©viance ». Dans Outsiders, l’auteur mobilise nombre de ses mentors ou comme il les appelle ses « sociological heroes ». En plus de nombreuses rĂ©fĂ©rences Ă  d’autres auteurs de l’École de Chicago, il emprunte Ă  G. H. Mead son analyse thĂ©matique ; Ă  G. Simmel sa mĂ©thode comparative et Ă  R. Park et E. Hughes leur goĂ»t pour le travail de terrain via l’observation directe et les entretiens.

Pour illustrer la dĂ©viance, Becker prend notamment l’exemple des fumeurs de marijuana et des musiciens de danse. En effet, il fut trĂšs tĂŽt exposĂ© au monde musical en jouant comme pianiste dans les bars de nuit de la ville de Chicago.

La dĂ©viance et les initiatives d’autrui

Le caractĂšre dĂ©viant ou non d’un individu ou d’un acte dĂ©pend de deux choses : de la nature de l’acte (ici il est question de savoir si cet acte transgresse ou non une norme) et de ce que les autres font face Ă  cela. Ainsi, si un type particulier de comportement est effectuĂ© par un certain individu et que ce comportement transgresse une norme aux yeux des autres alors la dĂ©viance sera crĂ©Ă©e. Il faut donc qu’une norme soit crĂ©Ă©e et conservĂ©e pour qu’un individu puisse la transgresser. En outre, ces normes relĂšvent d’un processus de type politique Ă  l’intĂ©rieur de la sociĂ©tĂ©.

Créer les normes

Ce qui fait l’originalitĂ© de l’étude de la dĂ©viance de Becker, c’est qu’il va non seulement s’intĂ©resser aux dĂ©viants mais aussi Ă  ceux qui crĂ©ent la dĂ©viance c'est-Ă -dire ceux qui crĂ©ent et font appliquer les normes c'est-Ă -dire les « entrepreneurs de morale ». Ces derniers sont donc ceux qui enclenchent le processus d'Ă©tablissement et d’imposition des normes.

Dans un premier temps, les normes ont gĂ©nĂ©ralement pour origine des valeurs c'est-Ă -dire Â« un Ă©lĂ©ment d’un systĂšme symbolique qui sert de critĂšre pour choisir une orientation » (T. Parsons[1]). Cependant, les valeurs sont « vagues et gĂ©nĂ©rales » ce qui fait qu’elles sont « inadaptĂ©e pour orienter l’action dans les situations concrĂštes ». Ainsi, les diffĂ©rents groupes sociaux vont Ă©laborer des normes spĂ©cifiques qui dĂ©finissent « avec une relative prĂ©cision les actions autorisĂ©es, les actions interdites, les situations auxquelles s’appliquent les normes et les sanctions frappant les transgressions ». Ces normes peuvent prendre plusieurs formes dont le type-idĂ©al est celui d’une lĂ©gislation mais qui peuvent Ă©galement ĂȘtre des normes beaucoup plus informelles.

L’entrepreneur de morale est celui qui veille Ă  ce que la dĂ©duction de la valeur vers la norme soit faite. Par cela, il cherche Ă  imposer sa propre morale aux autres mais est Ă©galement guidĂ©e par des intentions humanitaires puisqu’il considĂšre qu’ Â« il est bon pour les autres de ‘bien’ se conduire ». Il croit donc avoir une sorte mission sacrĂ©e. Cependant, il s’occupe moins des moyens que des fins ce qui l’amĂšne Ă  faire appel Ă  des spĂ©cialistes (souvent des juristes) pour l’aider Ă  la rĂ©daction des normes qu’il souhaite voir imposer. Pour mener Ă  bien sa mission, il doit veiller Ă  s’assurer le concours d’autres individus, groupes ou organisations intĂ©ressĂ©s mais aussi Ă  gagner l’opinion publique par la presse et autres mĂ©dias.

« L’entreprise de morale crĂ©er une nouvelle piĂšce dans l’organisation morale de la sociĂ©tĂ©, dans son code du bien et du mal. ». Cela va donc crĂ©er une nouvelle catĂ©gorie de dĂ©viants.

Cependant, « Une sociĂ©tĂ© comporte plusieurs groupes, chacun avec son propre systĂšme de normes, et les individus appartiennent simultanĂ©ment Ă  plusieurs groupes ». Ainsi, les normes ne sont pas acceptĂ©es unanimement notamment parce qu’elles sont crĂ©Ă©es  par des groupes sociaux spĂ©cifiques : dans les sociĂ©tĂ©s modernes, les groupes sont diffĂ©renciĂ©s « selon les critĂšres de la classe sociale, du groupe ethnique, de la profession et de la culture ». Ainsi, l’entreprise de morale est Ă©troitement liĂ©e Ă  la question du pouvoir. Cela va donc avoir pour consĂ©quence que tous les individus ne vont pas forcĂ©ment accepter des normes auxquelles ils n’adhĂšrent pas mais qui lui sont imposĂ©es. Par consĂ©quent, les individus rĂ©fractaires vont ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme « Ă©trangers » Ă  la collectivitĂ© mais ces derniers peuvent Ă  leur tour considĂ©rer les autres comme « Ă©trangers » Ă  leur univers.

Faire appliquer les normes

« La norme doit ĂȘtre appliquĂ©e dans des cas dĂ©finis et Ă  des individus particuliers ».

Avec la crĂ©ation d’un nouvel ensemble de lois, il y a souvent crĂ©ation d’un nouveau dispositif d’institutions et de catĂ©gories d’agents spĂ©cialisĂ©s chargĂ© de le faire faire appliquer. Ce nouveau dispositif est gĂ©nĂ©ralement une force de police qui a ses propres intĂ©rĂȘts et ses propres intentions : ces agents sont moins concernĂ©s par le contenu de la loi que par le fait qu’elle leur donne du travail. Ils poursuivent donc deux intĂ©rĂȘts : justifier l’existence de leur emploi et gagner le respect de ceux dont ils s’occupent. Dans le cas du premier intĂ©rĂȘt Ă©voquĂ©, il leur faut dĂ©montrer que le problĂšme ne cesse pas d’exister mais aussi prouver que leurs efforts pour faire appliquer les lois sont efficaces et valables. Dans le deuxiĂšme cas, ils considĂšrent que se faire respecter peut faciliter leur travail et leur permettre de conserver un sentiment de sĂ©curitĂ© dans leur travail.

Ils Ă©tablissent des prioritĂ©s dans les problĂšmes puisqu’ils n’ont pas la « ferveur naĂŻve » des crĂ©ateurs de normes. En effet, ils ont « une Ă©valuation personnelle de l’importance des diverses sortes de lois et de rĂšglementations et des diverses formes d’infractions ». Leur systĂšme de prioritĂ© peut ĂȘtre diffĂ©rent de celui qui court dans l’ensemble de la collectivitĂ©.

« Le classement effectif dans la catĂ©gorie de dĂ©viant dĂ©pend de plusieurs facteurs extĂ©rieurs Ă  son comportement rĂ©el : sentiment des reprĂ©sentants de la loi, la place qu’ils accordent au genre d’acte commis dans la liste des prioritĂ©s, le degrĂ© de dĂ©fĂ©rence envers eux et l’intervention de l’intermĂ©diaire dans le processus judiciaire ». Ce « manque de ferveur et [cette] dĂ©marche routiniĂšre » de la part du reprĂ©sentant de la loi lui est notamment reprochĂ© par le crĂ©ateur de normes.

Ainsi, le respect des normes est imposé sélectivement en fonction du type de personne, du moment et de la situation.

Les interactions au cƓur de la dĂ©viance

Obéissant à la norme Transgressant la norme
Perçu comme déviant Accusé à tort Pleinement déviant
Non perçu comme déviant Conforme SecrÚtement déviant

Par cette classification des types de dĂ©viance, on peut avoir que seront « dĂ©viants » ceux qui sont perçus comme tels par les autres mĂȘme s’ils ne transgressent aucune norme. Cependant, aprĂšs avoir fait cette remarque, Becker s’intĂ©resse majoritairement au comportement pleinement dĂ©viant. Il tente donc d’en saisir la genĂšse en se basant sur un modĂšle sĂ©quentiel qui prend en compte les changements dans le temps. En effet, les modes de comportements dĂ©viants se dĂ©veloppent selon diffĂ©rents phases successives qui auront toutes une importance sur le comportement final de l’individu. C’est donc ici que Becker mobilise la notion de « carriĂšre » thĂ©orisĂ©e par E. Hughes[2]. Les carriĂšres dĂ©viantes renvoient Ă  un processus en plusieurs phases. La premiĂšre est de commettre une transgression que ce soit intentionnel (ou non s’il y a ignorance de la norme). Cette Ă©tape relĂšve de l’ Â« engagement ». Pour que l’individu se livre pour la premiĂšre fois Ă  un acte dĂ©viant, il faudra qu’il dĂ©veloppe des « techniques de neutralisation » face Ă  sa sensibilitĂ© aux codes conventionnels de la conduite (Sykes et Mazta[3]). Il doit donc dĂ©velopper de nouvelles « justifications » de la dĂ©viance. « Les contrĂŽles sociaux internes et externes peuvent ĂȘtre neutralisĂ©s en sacrifiant les exigences de la sociĂ©tĂ© dans son ensemble aux exigences des groupes sociaux plus restreints ». La deuxiĂšme Ă©tape consiste Ă  « ĂȘtre pris et publiquement dĂ©signĂ© comme dĂ©viant ». Il faut quand mĂȘme noter que cela dĂ©pend si les autres dĂ©cident ou non de faire respecter la norme. Si c’est le cas, l’individu dĂ©signĂ© comme dĂ©viant acquiert un nouveau statut aux yeux des autres. Il sera donc Ă©tiquetĂ© et traitĂ© en consĂ©quence selon sa caractĂ©ristique principale de dĂ©viant mais aussi selon d’autres caractĂ©ristiques accessoires qui seront associĂ©es Ă  la premiĂšre. L’identitĂ© dĂ©viante deviendra pour l’individu son statut principal (E. Hughes[4]) et commandera toutes les autres identifications. Enfin, la troisiĂšme Ă©tape est celle de l’entrĂ©e dans un groupe dĂ©viant organisĂ©. Au sein de ce groupe, il existe un sentiment d’avoir un destin commun et se dĂ©veloppe parallĂšlement une sous-culture dĂ©viante c'est-Ă -dire « un ensemble d’idĂ©es et de points de vue sur le monde social et sur la maniĂšre de s’y adapter, ainsi qu’un ensemble d’activitĂ©s routiniĂšres fondĂ©es sur ces points de vue. L’appartenance Ă  un tel groupe cristallise une identitĂ© dĂ©viante ». Becker fait Ă©galement remarquer que la majoritĂ© des groupes dĂ©viants possĂšdent un « systĂšme d’autojustifications » afin de neutraliser ce qui reste d’attitudes conformistes que peuvent Ă©prouver les dĂ©viants. De plus, ce systĂšme permet de fournir au dĂ©viant des « raisons solides, Ă  ses yeux, de maintenir la ligne de conduite dans laquelle il s’est engagĂ© ». L’entrĂ©e dans un groupe dĂ©viant institutionnalisĂ© apprend Ă©galement au dĂ©viant Ă  mener Ă  bien ses activitĂ©s dĂ©viantes sans s’attirer trop d’ennuis. Ainsi, toutes les conditions sont rĂ©unies pour que le dĂ©viant poursuive sa carriĂšre de dĂ©viant sur une longue durĂ©e s’il continue Ă  organiser son identitĂ© sur la base de son comportement dĂ©viant, Ă  participer activement Ă  sa nouvelle sous-culture et Ă  rĂ©ussir Ă  adhĂ©rer au systĂšme d’autojustifications du groupe.

Fumeur de marijuana : Comment le devient-on ? Comment le reste-t-on?

« La consommation de marijuana est fonction de la conception que l’individu se fait des utilisations possibles de celle-ci et cette conception Ă©volue en fonction de son expĂ©rience de la drogue ». Ainsi, pour que l’individu commence et continue Ă  fumer, il faut qu’il passe par les diffĂ©rentes phases de la carriĂšre de fumeur de marijuana tout en composant avec son expĂ©rience physique et les contrĂŽles sociaux qui s’exercent sur lui.

Becker nous expose quelques caractĂ©ristiques principales de l’usage de la marijuana. PremiĂšrement, l’usage de cette drogue est condamnĂ© Ă  la fois par la loi et l’opinion publique. Ensuite, cette drogue n’entraĂźne pas de dĂ©pendance. Enfin, le mode d’utilisation le plus frĂ©quent de la marijuana est le divertissement ce qui conduit Ă  n’utiliser la drogue qu’à l’occasion.

Cependant, ce qui constitue le point essentiel de la poursuite d’une carriĂšre dĂ©viante de fumeur de marijuana est que l’individu doit continuer Ă  utiliser cette drogue pour le plaisir.

 Â« L’apprentissage de la technique »

La personne qui fume de la marijuana pour la premiĂšre fois ne « plane » pas. Ainsi, s’il ne se passe rien, « le fumeur ne peut pas Ă©laborer une conception de la drogue comme source potentielle de plaisir ». Cependant, s’il ne se passe rien c’est que le novice ne fume pas comme il faut. Il faut donc qu’il apprenne la technique qui permet de produire des effets qui vont, par consĂ©quent, entraĂźner une modification de la conception de la drogue.

Cet apprentissage va se faire par la frĂ©quentation de groupes fumant de la marijuana. Il peut ainsi se faire de maniĂšre explicite mais il se fait surtout de maniĂšre indirecte. En effet, le novice va observer les fumeurs plus expĂ©rimentĂ©s et va les imiter jusqu’à ĂȘtre capable de fumer comme il faut.

« L’apprentissage de la perception des effets »

GrĂące Ă  la bonne technique, l’usage de la marijuana peut enfin provoquer des symptĂŽmes. Cependant, il faut que le fumeur reconnaisse ces symptĂŽmes et les identifie comme la consĂ©quence du fait de fumer. Puisque le novice voit que les autres planent, il va vouloir reproduire leur comportement et va donc continuer Ă  fumer jusqu’à ce qu’il puisse ressentir les effets de la drogue. Il va donc tenter de repĂ©rer quelques « rĂ©fĂ©rents concrets du terme ‘planer’ et il applique ces notions Ă  ses propres impressions ». Cet apprentissage peut Ă©galement se faire de maniĂšre plus directe en en discutant avec les fumeurs expĂ©rimentĂ©s. Ces derniers vont donc essayer de faire prendre conscience au novice de « certains dĂ©tails dans ses sensations ».

Quand le fumeur devient capable de « planer », il va analyser ses expĂ©riences « en guettant de nouveaux effets tout en s’assurant que les anciens se produisent toujours ». C’est donc comme ça que se produit un « systĂšme stable de catĂ©gories qui structurent la perception des effets de la drogue et permettent au fumeur d’atteindre facilement un Ă©tat d’euphorie ». Cependant, ce systĂšme doit ĂȘtre entretenu pour que le fumeur persiste dans sa ligne de conduite dĂ©viante.

« L’apprentissage du goĂ»t pour les effets »

Le goĂ»t pour les effets de la marijuana s’avĂšre ĂȘtre socialement acquis. En effet, ces effets peuvent ĂȘtre « dĂ©sagrĂ©ables ou du moins ambigus ». Il faut donc que le fumeur apprenne Ă  redĂ©finir ces sensations comme agrĂ©ables. Cela se fait souvent par l’interaction avec d’autres utilisateurs davantage expĂ©rimentĂ©s. Ainsi, ce qui Ă©tait dĂ©sagrĂ©able voire paniquant devient dĂ©sirĂ© et recherchĂ©. C’est donc par cette nouvelle dĂ©finition des effets de la drogue que le fumeur dĂ©couvre et cultive le plaisir de fumeur.

« C’est le comportement dĂ©viant qui produit, au fil du temps, la motivation dĂ©viante » nous dit Becker. Cependant, pour continuer Ă  fumer, l’individu doit continuer Ă  rĂ©pondre par l’affirmative aux questions suivantes : « Est-ce agrĂ©able ? Est-ce prudent ? Est-ce moral ? »

MaĂźtriser les contrĂŽles sociaux

« Il faut une dĂ©faillance des contrĂŽles sociaux pour qu’apparaissent un comportement dĂ©viant ». Ces dĂ©faillances sont gĂ©nĂ©ralement la consĂ©quence de l’entrĂ©e des individus dans un « groupe dont la culture et les contrĂŽles sociaux s’opposent Ă  ceux de la sociĂ©tĂ© globale ». Ainsi, pour qu’un individu commette un acte dĂ©viant, il faut qu’il se libĂšre de l’influence d’un pouvoir exercĂ© par « ceux dont il se prĂ©occupe de leur estime et de leur approbation » ou par ceux dont il redoute les sanctions. Les contrĂŽles sociaux influencent dans un premier temps le comportement individuel « par l’exercice d’un pouvoir » que ce soit dans la contrainte ou non.

Au fur et Ă  mesure qu’avance la carriĂšre dĂ©viante, des modifications s’opĂšrent quant au rapport qu’entretiennent les individus avec les contrĂŽles sociaux de la sociĂ©tĂ© globale et du milieu dans lequel il utilise la marijuana. Trois phases se distinguent : la phase du dĂ©butant, la phase de l’utilisateur occasionnel et la phase de l’utilisateur rĂ©gulier. Ainsi, pour passer d’une phase Ă  une autre, le fumeur de marijuana doit prendre de plus en plus de distance avec les contrĂŽles de la sociĂ©tĂ© globale. Becker distingue en 3 types dans le cas des fumeurs de marijuana : « a) la limitation de l’offre et des moyens d’obtention de la drogue ; b) la nĂ©cessitĂ© d’éviter la dĂ©couverte de la pratique par ceux qui ne la partagent pas ; c) la dĂ©finition de la pratique comme immorale ».

-  « L’approvisionnement » : c’est l’appartenance Ă  un groupe dĂ©viant institutionnalisĂ© qui crĂ©e les conditions de l’approvisionnement. En effet, la premiĂšre expĂ©rience se fait souvent en prĂ©sence d’autres fumeurs. Ensuite, le fumeur occasionnel va avoir tendance Ă  ne fumer qu’en fonction des conditions d’approvisionnement que lui fournit le groupe. Pour ĂȘtre un fumeur rĂ©gulier, l’individu doit se trouver une source d’approvisionnement plus stable ce qui est facilitĂ© par l’intĂ©gration dans des groupes utilisant la drogue. Cependant, il y a prĂ©caritĂ© des sources du fait de la disparition ou de l’arrestation des professionnels de la vente de drogue.

-  « Le secret » : La crainte d’ĂȘtre rejetĂ© par ses proches peut entraĂźner une limitation de l’usage de la drogue. Cependant, dĂšs lors que le fumeur se rend compte qu’il peut continuer Ă  consommer de la drogue sans se faire prendre, il dĂ©velopper un systĂšme de rationalisation qui va se poursuivre jusqu’à ce que le fumeur rompe avec les relations qui exercent un contrĂŽle sur lui. MĂȘme si « les univers des fumeurs et des non-fumeurs ne sont pas complĂštement sĂ©parĂ©s », le fumeur rĂ©gulier va apprendre Ă  contrĂŽler les effets de la drogue lors des rares contacts qu’il aura avec le monde conventionnel. « Il conclura que sa dĂ©viance peut rester secrĂšte et que sa prudence Ă©tait excessive et sans fondement ».

- « La moralitĂ© » : Selon les « impĂ©ratifs moraux fondamentaux », l’individu devrait se soucier « de sa propre santĂ©, de son propre Ă©quilibre et de se conduire raisonnablement ». Pour que le novice passe fumeur rĂ©gulier, il faut donc qu’il adopte une autre interprĂ©tation et un ensemble de rationalisation de sa pratique dĂ©viante : la marijuana n’est rien par rapport Ă  d’autres choses, les effets de la drogue ne sont pas nocifs, il domine la drogue, il a conscience de son usage, etc.

« Le niveau d’utilisation de la drogue semble ĂȘtre Ă  la mesure du recul de l’influence de ces conceptions et de leur remplacement par des rationalisations et des justifications. [Le fumeur] remplace les conceptions conventionnelles par le point de vue ‘de l’intĂ©rieur’ ».

Les musiciens de danse : « La culture d’un groupe dĂ©viant »

Par « musiciens de danse », Becker parle des individus qui jouent de la musique populaire pour gagner de l’argent. Ce qui est particulier avec ce groupe c’est que leurs actes sont lĂ©gaux mais « leur culture et leur mode de vie sont suffisamment bizarres et non conventionnels pour qu’ils soient qualifiĂ©s de marginaux par des membres plus conformistes de la communautĂ© ». En effet, les musiciens de danse ont dĂ©veloppĂ© leur propre culture puisque selon Hughes[5], « Une culture se constitue chaque fois qu’un groupe de personnes mĂšne une existence en partie commune, avec un minimum d’isolement par rapport aux autres, une mĂȘme position sociale et peut-ĂȘtre un ou deux ennemis en commun ». On peut mĂȘme parler de sous-cultures puisqu’elle se trouve ĂȘtre au sein d’une autre culture elle, plus globale.

Ici, un des ennemis en commun est le public. En effet, « le musicien se considĂšre comme un artiste avec un don mystĂ©rieux qui le met Ă  part des autres et qui devrait le mettre Ă  l’abri de leur contrĂŽle ». Cependant, ils ne sont pas Ă  l’abri des « caves » comme ils dĂ©signent leur public. En effet, c’est le client qui dirige la relation de service qui est en jeu lors qu’une prestation musicale. Il peut donc tenter de contrĂŽler le musicien en faisant planer la menace de sanctions diverses. Se dĂ©veloppe donc chez les musiciens une hostilitĂ© envers les auditoires qu’ils considĂšrent comme « ignorant et intolĂ©rant » puisqu’ils ne possĂšdent pas de vertu artistique. Le public tente donc de diriger le musicien vers de la musique « commerciale » alors que ce dernier prĂ©fĂšrerait jouer du jazz. Le musicien commercial s’écarte des normes artistiques et « sacrifie sa propre estime et celle des autres musiciens aux gratifications plus substantielles d’un travail rĂ©gulier, d’un revenu plus Ă©levĂ© et d’un prestige [social] ». Les musiciens de jazz eux, veulent Ă©galement satisfaire leur public mais ne veulent pas leur cĂ©der.

Les musiciens de danse crĂ©ent un isolement et une auto-sĂ©grĂ©gation par rapport aux normes et aux intĂ©rĂȘts de la collectivitĂ© ordinaire et ce, pour renforcer leur « statut d’extĂ©rioritĂ© ». Ainsi, ils limitent au minimum leurs contacts avec les non-musiciens et dĂ©veloppent un systĂšme d’ Â« expressions symboliques » dont seuls les musiciens en ont la comprĂ©hension.

Dans le cas des musiciens de danse, la carriĂšre professionnelle est Ă©troitement liĂ©e Ă  la carriĂšre dĂ©viante. Becker nous dit donc que la rĂ©ussite professionnelle des musiciens de danse dĂ©pendra de la relation d’opposition entre musiciens et caves, de « la position acquise dans un ou des groupes influents qui contrĂŽlent les gratifications internes au mĂ©tier », des faits et gestes des collĂšgues et de l’influence qu’aura la famille du musicien.

En effet, pour qu’un musicien rĂ©ussisse professionnellement, il faut qu’il gravisse « les degrĂ©s successifs d’une suite d’emploi rĂ©gulier ». Cette ascension va gĂ©nĂ©ralement ĂȘtre permise par l’appartenance Ă  un ou plusieurs rĂ©seaux de coteries qui fonctionnent selon le principe de parrainage et d’obligations mutuelles entre musiciens. Selon la distinction faite entre les musiciens, il existe par ailleurs des coteries de musiciens commerciaux et des coteries de musiciens de jazz qui n’offrent pas les mĂȘmes opportunitĂ©s ni les mĂȘmes garanties.

À un moment de la carriĂšre d’un musicien de danse, celui doit faire un choix : soit quitter la profession, soit accepter les compromis ce qui aura pour consĂ©quence la modification de la conception qu’il aura de lui-mĂȘme. Becker fait donc remarquer que ce choix peut ĂȘtre prĂ©cipitĂ© par la pression exercĂ©e par la famille du musicien puisqu’elle constitue le point de contact entre la profession et la sociĂ©tĂ©.

Notes et références

  1. (en) Talcott Parsons, The Social System, New York, The Free Press of Glencoe,
  2. Everett HUGHES, Men and Their Work, New York, The Free Press of Glencoe,
  3. (en) Gresham M. Sykes, David Matza, « “Techniques of neutralization: A theory of delinquency” », American Sociological Review, no 22,‎
  4. (en) Everett Hughes, « “Dilemnas and contradictions of status” », American Sociological Review, no L,‎
  5. (en) Everett Hughes, Students’ Culture and Perspectives: Lectures on Medical and General Education, Lawrence Kansas: University of Kansas Law School,

Sources

  • Howard S. Becker, Outsiders: Studies in the Sociology of Deviance, New York, The Free Press of Glencoe, 1963
  • Howard Becker, Outsiders, Etudes de sociologie de la dĂ©viance (trad. fr. J.-P. Briand, J.-M. Chapoulie), Paris, MĂ©tailiĂ©, 1985.
  • http://howardsbecker.com/index.html
  • Everett Hughes, Men and Their Work, The Free Press of Glencoe, 1958.
  • Everett Hughes, “Dilemnas and contradictions of status”, American Sociological Review, L (March, 1945).
  • Everett Cherrington Hughes, Students’ Culture and Perspectives: Lectures on Medical and General Education, Lawrence Kansas: University of Kansas Law School, 1961.
  • Talcott Parsons, The Social System, New York, The Free Press of Glencoe, 1952.
  • Gresham M. Sykes, David Matza, “Techniques of neutralization: A theory of delinquency”, American Sociological Review, no 22 (December, 1957).

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