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Objectivité (sciences historiques)

L'objectivitĂ© en Histoire est un sujet sur lequel beaucoup d'auteurs ont Ă©crit mais dont il est pourtant difficile de donner une dĂ©finition. Au sens large du terme, l'objectivitĂ© peut ĂȘtre dĂ©finie de diverses maniĂšres. Le Larousse par exemple la dĂ©finit comme la « qualitĂ© de quelqu'un, d'un esprit, d'un groupe qui porte un jugement sans faire intervenir des prĂ©fĂ©rences personnelles »[1]. Yvon Provençal rajoute qu'« on peut caractĂ©riser l'objectivitĂ© avec des termes qui expriment la constance de ce qui subsiste, de ce qui se rĂ©pĂšte, de ce qui est reconnaissable par tous. On parle alors d'invariance ou de fidĂ©litĂ© au rĂ©el »[2]. D'aprĂšs ce premier essai de dĂ©finition, Il s'agirait donc, concernant l'histoire, d'essayer de retracer les Ă©vĂšnements du passĂ© sans y faire intervenir des jugements personnels ; autrement dit, de ne pas laisser place Ă  la subjectivitĂ©Ì dans le discours. Mais est-ce que ces dĂ©finitions thĂ©oriques peuvent s'appliquer Ă  l’histoire ?

L’évolution de la conception de l’objectivitĂ© en Histoire

La rĂ©flexion autour de l’objectivitĂ© en Histoire a Ă©voluĂ© au fil du temps, elle correspond ainsi Ă  une succession de points de vue divers. Mais ce n’est vĂ©ritablement qu’au XIXe siĂšcle que les historiens et les chercheurs en sciences sociales se sont intĂ©ressĂ©s Ă  la notion de l’objectivitĂ© en Histoire.

La dĂ©finition de l’objectivitĂ© a cependant Ă©tĂ© contestĂ©e par la pensĂ©e moderne dĂ©veloppĂ©e Ă  la fin du XVIIIe siĂšcle et en particulier par Henri PoincarĂ© dans la seconde moitiĂ© du XIXe siĂšcle. Ce dernier affirme qu’« une rĂ©alitĂ© complĂštement indĂ©pendante de l’esprit qui la conçoit, la voit ou la sent, c’est une impossibilitĂ© ». À l’origine de cette remise en cause, se trouve la prise de conscience de l’historicitĂ© des points de vue de l’historien par la pensĂ©e moderne historique[3].

Dans les annĂ©es 1860-1870, a lieu la crĂ©ation de l'Ă©cole mĂ©thodique en France. Cette Ă©cole base son fonctionnement sur la critique historique dĂ©veloppĂ©e par LĂ©opold von Ranke en Allemagne[4]ainsi qu’une mĂ©thode dans le but d’hisser l'histoire au rang de science. Les historiens membres de ce mouvement parlent d'historicitĂ© de l'Ă©crit, c’est-Ă -dire que seuls les documents Ă©crits permettent d'attester des faits du passĂ©. Ils essayent de modeler la « science historique » sur le modĂšle des sciences positives, et donc prĂŽnent l'objectivitĂ© qui pour eux n'est atteignable que lorsqu'il y a un recul du temps. Toutefois, au tournant des XIXeet XXesiĂšcles, certains historiens et sociologues remettent ce point de vue en cause. C'est notamment le cas de François Simiand qui , en 1903, explique que croire que seul le recul du temps permet de garantir l'objectivitĂ© n'est qu'un leurre car l'historien est toujours tributaire de son temps.

De plus, Paul Lacombe, dans son ouvrage "De l'histoire considérée comme une science" parut en 1894, reproche aux méthodistes leur vision bornée de l'histoire se basant uniquement sur les sources écrites[5].

Ce n’est qu’au XXesiĂšcle, que le dĂ©sir d’atteindre l’objectivitĂ© est rĂ©ellement apparu. En effet, les historiens voulaient faire de l’histoire une vĂ©ritable science, semblable aux sciences empiriques. Selon le point de vue de Jean Stengers : « c’est au nom de la science que l’on a donnĂ© son congĂ© au jugement de valeur »[6]. Il est nĂ©cessaire de complĂ©ter cet avis en disant que ce n’est pas simplement au jugement de valeur que l’on a donnĂ© son congĂ©, mais qu’on a tentĂ© de chasser la subjectivitĂ© elle-mĂȘme.

Actuellement, il est reconnu que l’objectivitĂ© est un idĂ©al inatteignable. En revanche, les historiens s’entendent sur le fait que l’impartialitĂ© est toujours de mise[7]. De fait, l’Histoire ne peut prĂ©tendre Ă  l’objectivitĂ© des sciences expĂ©rimentales puisqu’elle est une « connaissance de l’homme par l’homme »[8]. Ainsi, pour Marrou, « c’est se fourvoyer que d’aligner l’Histoire sur les critĂšres des sciences de la nature ». Il ajoute Ă©galement que « l’objectivitĂ© n’est pas le critĂšre suprĂȘme pour atteindre un sens unique de vĂ©ritĂ© »[9]. Cependant, il ne faut pas penser que les sciences exactes sont objectives par nature. Car comme le souligne Feldman, dans celles-ci, « l’objectivitĂ© se construit difficilement, avec lenteur, dans les "essais et erreurs" »[10]. Elle rappelle Ă©galement que derriĂšre toute dĂ©couverte, se trouvent des scientifiques qui ont « construit » ces rĂ©sultats dans des contextes prĂ©cis[10].

L’Histoire, une science de l’Homme

Pourquoi l’objectivitĂ© est-elle inaccessible ?

L’inaccessibilitĂ© de l’objectivitĂ© pour l’historien s’explique de par la nature et l’objet de l’Histoire ainsi que par la dĂ©marche de l’historien.

Un problùme d’outils : les sources et le langage

Tout d’abord, il convient de s’intĂ©resser Ă  la façon d’écrire l’histoire. L’historien, lorsqu’il tente de proposer une reconstruction du passĂ© doit obligatoirement se baser sur des sources. Or, ces mĂȘmes sources sont issues d’hommes qui, bien qu’ils soient contemporains des faits et qu’ils les aient vĂ©cus eux-mĂȘmes, n’ont jamais en leur possession la totalitĂ©Ì de ce qui est advenu[11]. En effet, la personne qui est Ă  l’origine de la source qu’étudie l’historien, n’a Ă  sa disposition qu’une perspective de l’évĂ©nement. Par consĂ©quent, un fait relatĂ© n’est jamais identique Ă  la source qui en tĂ©moigne[12]. De plus, les auteurs de ces sources sont — dans la plupart des cas — partiaux et prennent position lors de leur rĂ©cit. L’historien ne peut recourir qu’à l’observation des tĂ©moins du passĂ©s qui eux-mĂȘmes ne sont pas objectifs. DĂšs lors, le point de dĂ©part de l’histoire est incomplet et subjectif[13]. Par consĂ©quent, la trace, quand l’historien tente de reconstituer les faits du passĂ©, peut ĂȘtre perçue comme un « obstacle autant qu’un intermĂ©diaire »[14]. Cela amĂšne Paul Veyne Ă  qualifier l’histoire comme Ă©tant une « connaissance mutilĂ©e »[15].

Finalement, le choix des mots au moment de la rĂ©daction empĂȘche dĂ©finitivement toute possibilitĂ© d’objectivitĂ© dans le travail de l’historien. Celui-ci est contraint d’utiliser le langage commun pour rendre compte des rĂ©sultats obtenus[16]. Ce problĂšme ne concerne pas uniquement l’Histoire, ou mĂȘme les sciences humaines, mais l’ensemble des sciences[16]. Le physicien ou le chimiste sont Ă©galement obligĂ©s d’interprĂ©ter leurs rĂ©sultats, ce qui les Ă©loigne de l’objectivitĂ© absolue, cependant dans une moindre mesure que l’historien. Tout sujet racontant ou Ă©crivant a une influence sur la forme de son rĂ©cit, comme le rappelle Koselleck[17].

L’historien tributaire de son temps

Il est nĂ©cessaire de vĂ©rifier si l’historien, de par sa rigueur scientifique, peut se protĂ©ger contre la subjectivitĂ©Ì. Celui-ci ne peut pas ĂȘtre un « ĂȘtre objectif ». En effet, l’objectivitĂ©Ì complĂšte ne lui est pas accessible, car mĂȘme s’il pense que ses productions sont basĂ©es sur des arguments inĂ©branlables, une part de son travail et de son analyse est influencĂ©e par des croyances collectives fonciĂšrement ancrĂ©es en lui[18]. En effet, chaque historien, et mĂȘme chaque personne, prend place dans une sociĂ©tĂ©Ì et est influencĂ© par celle-ci. Elle lui inculque des idĂ©es, des croyances et des mƓurs, ainsi qu’une façon de penser et de juger qui sont propres Ă  son Ă©poque[19], ce qu’Aron appelle l’« esprit objectif »[20]. Ce qu’appuie Marrou qui recommande Ă  tout historien d’avoir conscience de son « Ă©quation personnelle », c’est-Ă -dire de sa culture, de sa sociĂ©tĂ©, de ses dispositions mentales, etc.[21] Pierre Briant insiste sur le fait que l’historien est ancrĂ© dans le Zeitgeist[22], c'est-Ă -dire le contexte socioculturel et politique dans lequel il travaille, et ne peut y Ă©chapper.

De plus, l’historien est subjectif dans sa façon de travailler. Pour montrer cela, prenons le cas hypothĂ©tique dans lequel un historien serait objectif dans sa façon d’analyser les faits. MĂȘme si cela serait vrai – ce qui ne l’est pas du tout –, l’historien quand il organise son rĂ©cit, choisit les Ă©lĂ©ments qu’il juge important. DĂšs lors, il n’est pas objectif, car il dĂ©termine que certains Ă©lĂ©ments sont plus intĂ©ressants que d’autres :il sĂ©lectionne, organise, donne forme et sens Ă  ce sur quoi il travaille[23] sur la base de ce que Stengers qualifie d’« ordre d’importance »[24]. Ce dernier appuie le fait que « cette notion d’importance, chez l’historien, est toujours chargĂ©e, nĂ©cessairement, de jugements de valeur »[24]. De plus, le choix mĂȘme de l’objet ou des objets d’analyse est empreint de subjectivitĂ©[25]. Il est conditionnĂ© par les intĂ©rĂȘts actuels de l’historien, comme l’explique Passmore[26]. « Toute question historique est posĂ©e hic et nunc par un homme situĂ© dans une sociĂ©tĂ© »[27]. Les schĂ©mas interprĂ©tatifs, conçus pour servir de grille d’analyse, sont Ă©galement influencĂ©s par le systĂšme de rĂ©fĂ©rence de l’historien. « Le sujet joue dans la connaissance historique un rĂŽle actif, et l’objectivitĂ© de cette connaissance contient toujours en elle une dose de subjectivitĂ©. »[28] Ainsi, les liens de causalitĂ©, mis en Ă©vidence dans toute interprĂ©tation historique, contiennent inĂ©vitablement une part de subjectivitĂ©.L’historien doit Ă©galement accompagner son texte de notes de bas de pages – renvoi aux sources et citations – pour permettre au lecteur de vĂ©rifier les faits avancĂ©s[29]. Ce que confirme Marrou lorsqu’il recommande aux lecteurs d’ouvrages historiques de poser eux aussi un regard critique afin de poursuivre ce que l’historien a commencĂ© en termes d’objectivitĂ©[30].

Il n’est pas dĂšs lors pas abusif de dire que l’Histoire est insĂ©parable de l’historien : elle est « une aventure spirituelle oĂč la personnalitĂ© de l’historien s’engage tout entiĂšre»[31]. Il est donc essentiel de prendre en compte la part de crĂ©ation propre Ă  l’auteur[17], car malgrĂ©Ì tous ses efforts, ce-dernier ne peut pas totalement se dĂ©pouiller de ses conceptions, de ses valeurs, etc[32]. Lorsqu’il travaille, sa subjectivitĂ©Ì se glissera toujours – mĂȘme insidieusement, dans ses Ă©crits. Paul Veyne estime que le fait de considĂ©rer l’histoire comme subjective, doit ĂȘtre tenu comme un ktĂ©ma es aeide l'Ă©pistĂ©mologie historique[33].

Aujourd’hui, les historiens sont conscients que l’Histoire est Ă  envisager selon des perspectives diverses. Tout Ă©noncĂ© historique est fonction d’un point de vue et l’Ɠuvre de tout historien est marquĂ©e par la trinitĂ© lieu-temps-personne[17]. En Histoire, mieux vaut-il donc parler d’impartialitĂ©, c’est-Ă -dire d’absence de parti pris, plutĂŽt que d’objectivitĂ©[29].

L’impartialitĂ©, une attitude dĂ©ontologique incontournable

À dĂ©faut de pouvoir atteindre l’objectivitĂ©, l’historien se doit d’ĂȘtre impartial tout au long de l’élaboration de son travail, tant dans ses interprĂ©tations que dans ses explications[34]. La dĂ©marche de l’historien est donc fondamentale : plusieurs rĂšgles, attitudes et mĂ©thodes spĂ©cifiques ne peuvent ĂȘtre ignorĂ©es. Notamment la critique historique, qui n’est toutefois pas une « mĂ©thode miracle », qui permet Ă  l’historien d’avoir une connaissance exacte ; elle n’est lĂ  que pour le protĂ©ger des erreurs qu’il pourrait commettre sans elle.

En effet, l’historien, conscient du caractĂšre inĂ©luctable de la subjectivitĂ©, a dĂ» trouver des moyens de s’en garder au maximum. Mais qu’est-ce au juste que cette impartialitĂ© ? Selon le Larousse, il s’agit du « caractĂšre de quelqu'un qui n’a aucun parti pris »[35].Ce que Stengers complĂšte en disant que : « Le principe que l’on enseigne presque partout aux historiens, du moins dans le monde occidental [...] est qu’ils n’ont Ă  distribuer ni l’éloge ni le blĂąme. Leur tĂąche, leur indique-t-on, est de comprendre, non de juger »[36].

Il s’agit donc, dans le cadre de la discipline historique, de ne pas prendre parti lorsque l’on travaille sur les sources. Et c’est avec raison que les historiens font cela, car comme le dit Stengers, « les sciences se sont toujours montrĂ©es d’autant plus fĂ©condes [...] qu’elles abandonnaient plus dĂ©libĂ©rĂ©ment le vieil anthropocentrisme du bien et du mal »[6]. Lorsqu’un historien voit dans les sources une action posĂ©e par un acteur quelconque, il ne doit pas juger cette action. Son rĂŽle n’est pas de dire si l’action est Ă  ses yeux, bonne ou mauvaise. À Veyne de rajouter que « l’histoire consiste Ă  dire ce qui s’est passĂ©, et non Ă  juger, trĂšs platoniquement, si ce qui s’est passĂ© est bien ou mal »[37]. L’historien n’est lĂ  que pour comprendre une action passĂ©e, l’expliquer Ă  son lecteur ou public, et pour faire avancer la connaissance historique. Il ne doit donc « plus se proposer de fins du tout, sauf celle de savoir pour savoir »[38]. Il est Ă©galement nĂ©cessaire pour l’historien de faire part d’une honnĂȘtetĂ© intellectuelle : aucun parti pris, jugement ou Ă©motion ne peuvent transparaĂźtre[39]. Prendre conscience de ses propres partis pris permet d’atteindre une meilleure rationalitĂ© dans son travail[40]. En outre, l’historien « doit rĂ©sister Ă  la tentation de faire servir l’Histoire Ă  autre chose qu’à elle-mĂȘme. Il cherche Ă  comprendre, pas Ă  faire la leçon ou la morale. »[41]

Il faut prĂ©ciser que mĂȘme ces « valves de sĂ©curitĂ© » de l'historien, ne sont pas suffisantes. En effet, comme le dit Aron, « il n’existe pas de rĂ©alitĂ© historique, toute faite avant la science, qu’il conviendrait simplement de reproduire avec fidĂ©litĂ© »[42]. L’historien, lorsqu’il travaille sur le passĂ©, doit proposer des thĂ©ories qu’il Ă©taye par une argumentation fondĂ©e. Pour ce faire, il tente de proposer une explication reposant sur des arguments qu’il livre au lecteur. De plus, un historien honnĂȘte se doit de livrer les thĂ©ories opposĂ©es aux siennes s’il en existe, ou tout du moins, penser par lui-mĂȘme Ă  ces thĂ©ories et les proposer au public. Ces explications historiques fournies par l’historien sont basĂ©es sur une vĂ©ritĂ© correspondance, c'est-Ă -dire qu’une thĂ©orie est vraie si elle dĂ©crit fidĂšlement ce qui s’est passĂ©. Toutefois, le sens de « vrai » dans la connaissance historique n’est pas le mĂȘme que celui des autres sciences, il faut plutĂŽt l’entendre comme valable en l’état actuel des connaissances de l’histoire.

La prise de distance constitue une autre rĂšgle d’or indispensable dans l’établissement des faits. Cependant, l’appliquer est une tĂąche difficile[43] car, comme le souligne Prost, « il ne suffit pas d’attendre pour qu’il [le recul] existe »[44]. Le recul ne provient pas seulement de l’éloignement dans le temps mais aussi, de la façon d’étudier l’histoire[44].

En dĂ©finitive, il semble erronĂ©Ì de parler d’objectivitĂ© en histoire, car celle-ci ne peut ĂȘtre en adĂ©quation avec la discipline historique qui est inĂ©luctablement subjective – de par les traces ou de par le travail de l’historien. Il convient donc mieux de parler d’impartialitĂ© quelle que soit la branche de l’histoire. L’historien doit ĂȘtre conscient de sa subjectivitĂ© et appliquer ce qu’on lui a enseignĂ© Ă  savoir expliquer les faits du passĂ©, sans juger les actes des personnages du passĂ©. L’historien sera toujours, mĂȘme trĂšs lĂ©gĂšrement, « prĂ©sent » dans ses Ă©crits, mais doit tendre le plus possible Ă  l’impartialitĂ©.

Bibliographie

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