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Noms de famille donnés aux anciens esclaves des colonies françaises

Les noms de famille donnés aux anciens esclaves des colonies françaises ont été essentiellement choisis après la seconde abolition de l'esclavage de 1848. Ces patronymes et matronymes ont été attribués aux anciens esclaves des colonies françaises de Guadeloupe, Guyane, Martinique et Réunion lorsqu'ils ont été affranchis ou après l’abolition définitive de l'esclavage en France.

Relevé de la population dans les colonies françaises en 1789. Musée national des douanes à Bordeaux.

Les noms donnés aux enfants étaient souvent les noms de famille de leur mère. C’est pourquoi les termes « matronyme » et « patronyme » peuvent être utilisés ensemble pour désigner les noms de famille donnés après 1848, plutôt que le seul terme « patronyme »[1].

Historique

Avant 1848

Si le Code noir exige des maîtres qu'ils baptisent leurs esclaves, ceux-ci sont considérés comme des biens meubles. Ils portent le « nom » que leurs propriétaires leur attribuent après l'achat, et sont marqués au fer des initiales de l'acquéreur à l'aide d'une estampille[2]. Les esclaves n'ont pas d'état civil[3]. Les appellations attribuées ne sont pas des noms de famille : elles ne se transmettent pas aux descendants[4].

C’est le que l’Assemblée nationale législative créa en France métropolitaine, les registres d’état civil. Le décret du 6 fructidor an II () décida (article I) qu’« aucun citoyen ne pourra[it] porter de noms ni de prénoms autres que ceux exprimés dans son acte de naissance ». Ces registres consignaient les trois événements les plus remarquables de l’existence d’un individu : sa naissance, son mariage et sa mort. Dans les colonies avant 1848, seuls les libres étaient inscrits dans les registres d’état civil. Après son affranchissement, le nouveau libre était inscrit dans la partie « naissance » de l’état civil à l’âge de son émancipation : il naissait donc le jour de son émancipation.

Une ordonnance du impose que les esclaves portent un numéro matricule, et soient déclarés et enregistrés par leurs propriétaires sur des registres matricules d’esclaves, qui sont établis dans chaque commune. Un numéro ou un surnom peut être attribué aux esclaves dans des cas d'homonymie. Cette ordonnance précise également que les affranchis devront se voir attribuer un nom de famille et un prénom, excluant « des noms patronymiques connus pour appartenir à une famille existante, à moins du consentement exprès et par écrit de tous les membres de cette famille », et disposant que « seront seuls reçus comme prénoms, sur les registres de l’état civil, les noms en usage dans le calendrier grégorien et ceux des personnages connus dans l'histoire ancienne »[3].

Après 1848

Le est promulgué le décret d’abolition de l’esclavage dont l’article 1er dispose que « l’esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises, deux mois après la promulgation du présent décret dans chacune d’elles ».

Conformément aux instructions de la Commission pour l'abolition de l'esclavage, présidée par Victor Schœlcher, sont établis des « registres des nouveaux libres », pour recenser les noms de famille attribués aux nouveaux affranchis, selon « un système de noms variés à l’infini par interversion des lettres de certains mots pris au hasard », mais surtout pas à partir de noms de familles existant dans la colonie (sous-entendu des familles béké) ni en usage dans la France métropolitaine[5] - [6]. Dans la pratique, le choix du patronyme est à l'initiative de l'officier d'état civil, et des noms « saugrenus ou dégradants » sont choisis pour certains anciens esclaves tels Crétinoir, Satan, Malcousu, Trouabal, Négrobar, Macabre, Passavoir, Coucoune, Dément, Gros-Désir, Bonnarien, Comestible, Zéro[4] - [6]...

Pour le théologien et anthropologue suisse Philippe Chanson, « la dotation de noms honteux est un phénomène qui a certes toujours existé, mais ici, le phénomène est indéniablement lié pour une bonne part à la stigmatisation raciale systématique stratégiquement mise en place en régime d’exploitation d’êtres humains : l’esclavage ». Probablement, « dès l’Abolition (...) le défi colossal de redonner à chaque ancien esclave nouveau libre un nom qui le “civilise” et le proclame citoyen a connu des débordements impitoyables »[7]. « Le chercheur estime que la proportion de la population actuelle des Antilles et de la Guyane portant des noms «problématiques» se situe entre 5 et 10% »[6].

Action mémorielle

Le , à la veille de la commémoration de la fin de l'esclavage, le conseil régional de la Guadeloupe et le Comité marche du publient un site web, anchoukaj.org, « premier site qui répertorie les patronymes attribués aux esclaves de Guadeloupe et Martinique au moment de l'abolition »[8].

Le , une stèle d'hommage aux esclaves est installée à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), en présence des ministres Victorin Lurel et George Pau-Langevin. Elle comporte « 213 prénoms, matricules d’esclaves et patronymes attribués aux nouveaux libres de la Guadeloupe et de la Martinique après l’abolition de 1848 »[9].

Guadeloupe

Le est définitivement aboli l'esclavage en Guadeloupe par le gouverneur Marie Jean-François Layrle. Supervisée par des officiers d'état civil, l'attribution des noms de famille commence en aux Abymes et se termine en à Sainte-Rose. Elle aura concerné près de 90 000 Guadeloupéens sur une population totale d’environ 130 000 habitants[4].

Martinique

Le gouverneur de la colonie, le général Rostoland abolit l’esclavage sur l’île le . La nomination des nouveaux libres débuta en pour durer officiellement jusqu’au , elle concerne plus de 67 000 Martiniquais soit environ 60% de la population de l’île.

Une étude publiée en 2011[10] - [11]recense environ 20 000 noms de famille attribués et propose une classification en treize catégories : noms français (environ 30%), surnoms (groupe nominal ou adjectival, nom inventé, nom injurieux : environ 27%), anagramme du nom du maître, anagramme ou modification du prénom (environ 12%), patronyme-prénom, nom tiré de l’histoire ancienne, nom historique, littéraire ou artistique, nom tiré de l’environnement naturel, nom tiré de l’environnement humain, nom africain (environ 13%), nom britannique, nom espagnol ou portugais, nom d’une autre origine (caraïbe, flamand, néerlandais, allemand, italien, polonais). 60% des noms africains ont été attribués à des personnes nées en Afrique et 40% à des personnes nées en Martinique.
Exemples de noms attribués :

  • noms bibliques ou de l’histoire ancienne : Barabas, Bazabas, Gordien, Hippocrate, Venus, Sobesky ;
  • noms africains : Anelka, Angloma, Baguio, Zuma ;
  • anagrammes ou des noms créés de toutes pièces, « par interversion des lettres ou de mots pris au hasard » : Decilap (placide), Neotic (citoyen), Nitellub (bulletin), Nitram (Martin), Belloiseaux, Fleriag (fragile), Emal (lame), Keclard (Clarke), Naimro (romain), Seminor (rosemain), Siger (Régis), Eriacl (Claire), Mirsa (Samir), Risal (salir), Nilor (rolin), Erepmoc (compère), Nerovique (Véronique), Esor (rose);
  • autres noms (fleurs, de plantes ou d’animaux, de métiers, d’outils, de métaux) : Acajou, Café, Ciseau, Boulanger, Lapin, Palmier, Rosier ;
  • noms péjoratifs ou injurieux : Anretard, Coucoune, Crétinoir, Macabre, Beaunoir.

L’analyse plus précise de ces registres montre que certains noms de famille sont typiques de certaines communes (on ne les retrouve que là). De plus, à la différence de la Guadeloupe, le même nom de famille pouvait être attribué dans la même commune à plusieurs personnes non apparentées (de mères différentes).

La Réunion

De à , les officiers d'État-civil ont inventé de toutes pièces des dizaines de milliers de noms attribués aux plus de 60 000 esclaves affranchis massivement. Environ la moitié sont parvenus jusqu'à nous.

Le registre des noms donnés aux anciens esclaves affranchis démarre en 1832 et témoigne de l’imagination des officiers de l’état-civil :

  • Anagramme du prénom en nom : Denis = Diens ; Caroline = Enilorac ; Paul = Laup ;
  • Anagramme du nom du « maître » : Techer = Cherte ; Nativel = Levitan ou Velitan ;
  • Utilisation de noms européens : Adam, Aubry, Benard, Begue, Lauret, Robert… ;
  • Le surnom devient le nom : Augustin dit Félix = Félix ;
  • Le prénom devient nom : Céline = Marie Celine, Marie-Louise, Elisabeth ;
  • Transformation du prénom : Ferdinand = Dinan ;
  • Utilisation d’une partie du nom de famille du « maître » : Geneviève, affranchie par Maureau = Geneviève Maur ;
  • Référence aux caractéristiques physiques, morales : l'Éveillé, Jovial, Charitable ;
  • Référence à des lieux géographiques : Paul Langevin, Zulimée Rennes, Basse-Terre, Niagara ;
  • Origine ethnique : Louis Malais, Gilbert Mauritius, Indiana… ;
  • Cadre de vie : Hyacinthe Cocotier, Estelle Laravine, Jean-Marie Piton… ;
  • Histoire : Jaures, Napoleon, Rousseau, Charlemagne… ;
  • Références bibliques et antiquité : Hamilcar(o), Hannibal, Melchior, Nabuchodonosor… ;
  • Nature du travail : Chambrière… ;
  • Objets : Chapeau, Tabouret…
  • Rares noms d'origines africaines et malgaches : Zoogones, Moutou (Bantou)… ;

De plus les membres d'une même famille pouvaient se voir attribuer des noms différents.

Références

  1. Site web anchoukaj du Conseil Régional de Guadeloupe consulté le 29 mars 2019. « Des matronymes plutôt que des patronymes: les termes des articles 12 et 13 du Code noir traitant de la famille dans la société esclavagiste, ainsi que la quasi-impossibilité pour l’homme de protéger ses enfants, ont fragilisé le rôle de ce dernier au sein de la famille esclave, et peuvent être considérés comme la base de la matrifocalité antillaise. Nous avons été surpris de constater, comme nous l’avons signalé ci-dessus, la référence quasi systématique, pour tous les sujets nommés, du prénom de la mère (90% des cas contre 14 % pour les noms du père) dans les registres d’individualité. Concernant ses parents, une seule question semble avoir été posée à l’individu qui allait recevoir un nom : « Ki non manman-w ? » Ainsi, les noms donnés aux enfants étaient en fait les noms de famille de leur mère. C’est pourquoi nous proposons le terme de « matronymes » plutôt que celui de « patronymes » pour désigner les noms de famille donnés aux Martiniquais nommés après 1848 ». NON NOU (Martinique) NON AN NOU (Guadeloupe)
  2. Gérard Thélier, Le Grand Livre de l'esclavage, des résistances et de l'abolition, Orphie, , 158 p. (ISBN 978-2-87763-056-6 et 2-87763-056-0), « Le débarquement et la vente », p. 47
  3. « Les patronymes attribués aux anciens esclaves des colonies françaises », http://insitu.revues.org (consulté le )
  4. « La nomination des Guadeloupéens après l’abolition de l’esclavage », anchoukaj.org (consulté le )
  5. « anchoukaj - non an nou - noms de famille guadeloupéennes et martiniquaises - Cm 98 », sur www.anchoukaj.org (consulté le )
  6. [PDF] Anton Vos, « Esclavage : les noms de la honte », Université de Genève (consulté le ), p. 32-33
  7. Baptiste Coulmont, « Philippe Chanson, La blessure du nom. Une anthropologie d’une séquelle de l’esclavage aux Antilles-Guyane », Archives de sciences sociales des religions, no 144, , p. 163–274 (ISSN 0335-5985, DOI 10.4000/assr.19013, lire en ligne, consulté le )
  8. Nathalie Calimia-Dinane, « Anchoukaj.org pour tout savoir sur les noms de nos aïeux », France-Antilles, (consulté le )
  9. « 213 noms sur une stèle à Saint-Denis », Le Parisien, (consulté le )
  10. Guillaume Durand, Les noms de famille de la population martiniquaise d’ascendance servile – Origine et signification des patronymes portés par les affranchis avant 1848 et par les « nouveaux libres » après 1848 en Martinique, L’Harmattan, (ISBN 978-2-296-54369-0) • avril 2011.
  11. Nouvelle revue d'onomastique Année 2011 53 pp. 277

Cet article est une reprise et extension aux anciennes colonies françaises de l’article Patronymes des anciens esclaves de la Guadeloupe, vous y trouverez les différents contributeurs.

Annexes

Bibliographie

  • Philippe Chanson, La blessure du nom : Une anthropologie d'une séquelle de l'esclavage aux Antilles-Guyane, Academia-Bruylant, , 154 p. (ISBN 978-2-87209-860-6, DOI https://doi.org/10.4000/assr.19013, lire en ligne)
  • Non an Nou : Le livre des noms de familles guadeloupéennes, éditions Jasor, , 352 p. (ISBN 978-2-912594-79-2)

Liens externes

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