AccueilđŸ‡«đŸ‡·Chercher

Mystérianisme

Le mystĂ©rianisme (ou « nĂ©o-mystĂ©rianisme ») est une thĂšse mĂ©taphysique et Ă©pistĂ©mologique dĂ©fendue aujourd’hui principalement par le philosophe Colin McGinn et qui affirme qu'une partie de la rĂ©alitĂ© Ă©chappe nĂ©cessairement Ă  notre comprĂ©hension, car les capacitĂ©s cognitives de notre espĂšce sont naturellement limitĂ©es. La nature de la conscience appartiendrait Ă  cette dimension de la rĂ©alitĂ© inaccessible Ă  notre intelligence et le problĂšme difficile de la conscience serait donc pour nous impossible Ă  rĂ©soudre.

Emil du Bois-Reymond a listé sept énigmes, auxquelles la science ne peut selon lui répondre, comme la question de l'origine de la vie ou celle de la nature des sensations subjectives.

Mystérianisme et néo-mystérianisme

Le terme de « nĂ©o-mystĂ©rianisme Â» (New mysterianism en anglais) a Ă©tĂ© forgĂ© par Owen Flanagan en 1991[1]. On distingue depuis deux versions du mystĂ©rianisme qui s’inscrivent dans deux traditions bien diffĂ©rentes : l’une est ontologique (tradition idĂ©aliste), l’autre, plus rĂ©cente, est Ă©pistĂ©mologique (tradition naturaliste).

La premiĂšre version – le mystĂ©rianisme classique – implique que la conscience est une rĂ©alitĂ© absolument inintelligible, Ă©chappant Ă  toute rationalitĂ©, parce qu’elle diffĂšre ontologiquement de tout ce qui est rationalisable. Cette version du mystĂ©rianisme est reprĂ©sentĂ©e Ă  partir du XIXe siĂšcle par des scientifiques comme T. H. Huxley[2], John Tyndall et Emil du Bois-Reymond[3], mais elle a des racines historiques plus profondes[4]. Elle tend Ă  faire de la conscience un phĂ©nomĂšne surnaturel.

La seconde version – le « nĂ©o-mystĂ©rianisme Â» – correspond Ă  la thĂšse moins radicale selon laquelle le mystĂšre de la conscience ne rĂ©side pas dans la nature mĂȘme de la conscience, considĂ©rĂ©e comme un phĂ©nomĂšne naturel parmi les autres, mais est une consĂ©quence de la limitation constitutive de l’esprit humain. Colin McGinn et Noam Chomsky sont en ce sens des nĂ©o-mystĂ©rianistes, autrement dit, des mystĂ©rianistes au sens Ă©pistĂ©mologique. Selon eux, il n’y a rien dans la conscience elle-mĂȘme qui la rende inaccessible en principe Ă  toute comprĂ©hension ; le mystĂšre de la conscience rĂ©side juste dans le fait que nous sommes incapables, en tant qu’humains, d’en saisir clairement le concept.

Au cƓur de ce point de vue, il y a l’idĂ©e dĂ©fendue d’abord par Chomsky puis dĂ©veloppĂ©e par McGinn de « clĂŽture cognitive » : l’accĂšs Ă  toute une partie du monde serait dĂ©finitivement fermĂ© Ă  certains systĂšmes cognitifs. Ainsi, l’univers visuel du chat, qui ne peut percevoir les couleurs, est-il dĂ©finitivement fermĂ© sur le plan perceptif Ă  certains aspects du monde visible (« clĂŽture perceptive »), et son esprit, dĂ©finitivement fermĂ© sur le plan cognitif Ă  certains aspects du monde intelligible, Ă  l’algĂšbre ou Ă  la thĂ©orie de l'esprit, par exemple. Cette fermeture cognitive, qui commence au niveau mĂȘme de la perception, fait partie de la condition fĂ©line du chat qui ne peut s’en affranchir en tant que chat. De la mĂȘme façon, l'ĂȘtre humain, qui ne se situe pas en dehors de la nature, est limitĂ© dans ses capacitĂ©s par les conditions biologiques de son existence.

Noam Chomsky (ici en 1977) a défendu l'idée de limitation cognitive : nos structures mentales issues de l'évolution ont été sélectionnées pour résoudre les problÚmes techniques du quotidien, et non pour répondre aux grands problÚmes métaphysiques.

Les thÚses du mystérianisme contemporain

Une solution thérapeutique au problÚme de la conscience

Le mystérianisme représente aujourd'hui une approche originale du problÚme intellectuel soulevé par le phénomÚne de la conscience. PlutÎt que de prétendre fournir une solution théorique au problÚme de la conscience, il propose une solution thérapeutique : nous soulager de l'inconfort intellectuel dans lequel nous nous trouvons face à un phénomÚne dont la nature nous échappe en expliquant la raison de cette situation. En ce sens, il s'agit d'une réponse au problÚme qui est à la fois pessimiste à un premier niveau, et optimiste à un second niveau : si nous nous trouvons dans l'impossibilité de donner une explication du phénomÚne de la conscience (constat pessimiste), nous pouvons en revanche facilement comprendre pourquoi nous nous trouvons dans cette impossibilité là, et ainsi sortir de cette situation d'impasse intellectuellement frustrante (attitude optimiste).

Les apories de la philosophie de l'esprit

Le mystĂ©rianisme se prĂ©sente comme une solution au constat d’échec concernant les multiples tentatives d’explication du phĂ©nomĂšne de la conscience. Selon cette thĂšse, c’est justement l’échec de ces thĂ©ories qui doit ĂȘtre expliquĂ© pour adopter enfin la bonne attitude vis-Ă -vis des problĂšmes de philosophie de l’esprit. Ce qui est habituellement perçu comme un problĂšme difficile, celui de la nature de la conscience et de sa relation avec le monde physique, est alors compris comme un problĂšme dont la rĂ©solution est humainement impossible, non pas seulement Ă  cause des limites actuelles de nos connaissances et de nos concepts, mais du fait de la nature mĂȘme de l’esprit de ceux qui cherchent Ă  le rĂ©soudre. En effet, pour les tenants du « nĂ©o-mystĂ©rianisme », l’esprit humain est limitĂ© dans ses capacitĂ©s par sa nature mĂȘme, comme l‘est celui de tous les autres animaux. Notre appareil cognitif, aussi performant soit-il, est ainsi constituĂ© que toute connaissance de la rĂ©alitĂ© est nĂ©cessairement limitĂ©e, et une comprĂ©hension intĂ©grale ou profonde de cette rĂ©alitĂ© n‘est donc pas Ă  notre portĂ©e.

Notre conscience, dont nous ne saisissons par l’introspection que l'aspect phĂ©nomĂ©nal, s’inscrit au moins en partie dans cette dimension « noumĂ©nale » du monde, par dĂ©finition inaccessible. Il en va bien sĂ»r de mĂȘme de la conscience d'autrui, dont nous ne saisissons que les manifestations physiques et comportementales. Notre comprĂ©hension de la conscience est donc limitĂ©e Ă  certains aspects qui ne nous permettent pas d'en saisir l'essence. MĂȘme si nous pouvons encore raisonnablement espĂ©rer une explication de l'esprit en termes de relations entre les diffĂ©rents Ă©tats mentaux conscients ou non-conscients, entre les croyances et les dĂ©sirs par exemple, il ne parait pas raisonnable, en revanche, d’espĂ©rer une explication satisfaisante de l’aspect proprement phĂ©nomĂ©nal de la conscience, aspect qui consiste en certaines expĂ©riences qualitatives, en un certain « effet que cela fait » de percevoir des couleurs ou de ressentir une douleur, par exemple. Or, expliquer la conscience, c'est d'abord en expliquer cet aspect essentiel, Ă  partir d'Ă©lĂ©ments qui ne sont pas eux-mĂȘmes donnĂ©s Ă  l'introspection.

Le mystĂšre de la conscience

A l’instar du chat et de tous les animaux, l’homme est un produit naturel de l’évolution et son systĂšme cognitif, bien qu’il ait Ă©voluĂ© jusqu’au plus haut niveau de performance dans le rĂšgne animal, a nĂ©cessairement sa propre limitation. Il est donc bien illĂ©gitime et prĂ©somptueux, selon le mystĂ©rianisme, de croire que les ĂȘtres humains n’auraient comme tels aucune limite cognitive et que rien dans le monde ne pourrait faire obstacle Ă  leur pouvoir de comprĂ©hension. Le mystĂ©rianisme se prĂ©sente alors comme une position raisonnable qui inscrit la condition humaine dans la nature : de la mĂȘme façon que l’impossibilitĂ© de comprendre l’algĂšbre fait partie de la condition fĂ©line du chat, l’impossibilitĂ© de comprendre certains aspects du monde fait partie de la condition humaine. La conscience semble bien ĂȘtre l‘une de ces choses Ă  jamais mystĂ©rieuses pour l‘homme, car nous avons le sentiment que le gouffre qui existe entre les donnĂ©es introspectives que nous avons de nous-mĂȘmes et les faits Ă©tablis par les sciences naturelles ne pourra jamais ĂȘtre comblĂ© par de nouvelles dĂ©couvertes scientifiques. L’idĂ©e, par exemple, qu’une Ă©quipe de biologistes, Ă  la suite d’un long travail en laboratoire, dĂ©couvre enfin la solution du problĂšme de la conscience, nous parait absurde. Pour le mystĂ©rianiste, le sentiment d’absurditĂ© d’une telle situation nous vient du fait qu’aucune donnĂ©e scientifique n’est pour nous susceptible d'expliquer la conscience. Il faut alors comprendre les raisons de ce sentiment et adopter un point de vue sur la question de la conscience qui sorte du paradigme dans lequel elle se pose habituellement.

Selon McGinn, aussi complÚte que soit notre investigation du cerveau, nous ne pourrons jamais y observer que des processus physiques. Une expérience subjective n'est, comme telle, jamais « visible » sur un scanner.

L'argument de McGinn

La premiĂšre justification du mystĂ©rianisme rĂ©side dans le constat de l'inadĂ©quation Ă©vidente de toutes les thĂ©ories qui ont Ă©tĂ© Ă©laborĂ©es jusqu'ici sur la conscience, constat couplĂ© avec le sentiment que cette inadĂ©quation a des raisons profondes. Mais cette premiĂšre justification n'est qu'inductive, car elle gĂ©nĂ©ralise, peut-ĂȘtre abusivement, un constat d'Ă©chec. McGinn ajoute alors un argument dĂ©ductif en faveur du mystĂ©rianisme.

L'argument de McGinn peut se rĂ©sumer ainsi[5]. L'introspection est notre seule voie d'accĂšs aux Ă©tats de la conscience, mais elle ne nous donne aucun accĂšs aux Ă©tats cĂ©rĂ©braux. La perception est notre seule voie d'accĂšs au cerveau, mais elle ne nous donne aucun accĂšs Ă  la conscience. Il n'y a pas de troisiĂšme voie qui nous permette d'accĂ©der Ă  la fois Ă  la conscience et au cerveau. Notre systĂšme cognitif ne peut donc pas produire un concept permettant de relier conceptuellement les aspects Ă  la fois subjectifs et objectifs de l'esprit, aspects correspondant respectivement aux Ă©tats de la conscience et aux Ă©tats du cerveau. Par consĂ©quent, notre comprĂ©hension de la conscience et notre connaissance du cerveau sont destinĂ©es Ă  se dĂ©velopper indĂ©pendamment l'une de l'autre, de façon absolument sĂ©parĂ©e. C'est ce fossĂ© Ă©pistĂ©mologique qui empĂȘcherait notamment toute comprĂ©hension de la façon dont le cerveau serait reliĂ© Ă  la conscience. Aussi, est-il dĂ©raisonnable, selon McGinn, d'espĂ©rer trouver un jour une solution satisfaisante au problĂšme de la conscience qui nous permettrait de l'intĂ©grer au monde physique.

Les tentatives de comprendre la conscience d’un point de vue objectif (naturalisme, rĂ©alisme), en faisant abstraction de son aspect phĂ©nomĂ©nal, ou au contraire d'un point de vue subjectif (idĂ©alisme, phĂ©nomĂ©nologie), en faisant abstraction de son fondement physique, seraient vouĂ©es Ă  l'Ă©chec.

Les objections au mystérianisme

L'une des principales objections formulées contre le mystérianisme de McGinn est celle de Daniel Dennett[6]. Selon lui, cette thÚse excessivement pessimiste est fondée sur une conception erronée de la relation entre un problÚme théorique et sa solution correspondante.

Nous pouvons cerner parfaitement un problĂšme mais ne pas pour autant en connaitre la solution ; ou ĂȘtre dans l'impossibilitĂ© de connaitre la solution Ă  un problĂšme que nous n'avons pas bien cernĂ©. Mais il ne serait pas cohĂ©rent de soutenir qu'il nous est impossible de connaitre la solution Ă  un problĂšme que nous cernons bien, du seul fait que nous ne pourrions pas comprendre cette solution. Bien cerner un problĂšme, en effet, implique de savoir quels types de rĂ©ponses pourraient convenir Ă  sa rĂ©solution, car il y a une certaine continuitĂ© Ă©pistĂ©mologique entre les phĂ©nomĂšnes que l'on questionne et ceux qui nous servent d'explications. Si nous n'avions pas la possibilitĂ© de comprendre en quoi peut consister la solution Ă  un problĂšme, nous n'aurions pas non plus la possibilitĂ© de dire en quoi il consiste. Et ne pas avoir accĂšs sur le plan cognitif Ă  certaines explications, c'est aussi ne pas avoir accĂšs aux phĂ©nomĂšnes dont on recherche l'explication, Ă  l'instar du chat qui ne peut pas comprendre l'algĂšbre mais qui ne peut pas non plus se poser des problĂšmes d'algĂšbre. Être fermĂ© cognitivement Ă  la solution d'un problĂšme, ce serait donc ĂȘtre fermĂ© aux donnĂ©es mĂȘmes du problĂšme et se trouver dans l'impossibilitĂ© de le formuler.

Notes et références

  1. Flanagan, Owen, The Science of the Mind (1984), Cambridge (Massachussetts), MIT press, 1991 (2e Ă©dition), p. 313-314.
  2. Huxley, Thomas, « On the Hypothesis that Animals are Automata, and its History » (1874), Method and Results: Essays by Thomas H. Huxley, New York: D. Appleton and Company, 1898.
  3. Voir le thĂšme de l'Ignorabimus.
  4. L'idée chrétienne de MystÚre et la notion d'Abßme, par exemple, inscrivent le mystÚre au fondement de toute chose.
  5. McGinn, Colin, « Can We Solve the Mind-Body Problem », Mind, 1989.
  6. Dennett, Daniel, Darwin’s Dangerous Idea (1995), tr. fr. Darwin est-il dangereux ?, Odile Jacob, 2000.

Bibliographie

  • McGinn, Colin. 1999, The Mysterious Flame: Conscious Minds In A Material World. Basic Books.
  • McGinn, Colin. 1989, "Can We Solve the Mind-Body Problem?", Mind 98, p. 349-366.
  • Chomsky, Noam. 1994, "Naturalism and Dualism in the Study of Mind and Langage.", International Journal of Philosophical Studies 2, p. 181-209
  • Nagel, Thomas. 1979, Questions mortelles, PUF, 1983
  • Nagel, Thomas. 1987, Qu'est ce que tout cela veut dire ? : Une trĂšs brĂšve introduction Ă  la philosophie, L'Eclat, 1993
  • Dennett, Daniel. 1995, Darwin’s Dangerous Idea, New York: Simon and Schuster, tr. fr. Pascal Engel, Darwin est-il dangereux ?, Odile Jacob, 2000
  • Flanagan, Owen. 1992, Consciousness Reconsidered, The MIT Press
  • Kriegel, Uriah. 2009, “Mysterianism” in Tim Bayne, Axel Cleeremans and Patrick Wilken (eds.), The Oxford Companion to Consciousness, Oxford University Press, p. 461-462
  • Horgan, John. 1996, The End of Science: Facing the Limits of Knowledge in the Twilight of the Scientific Age, ed. Addison-Wesley

Voir aussi

Liens externes

Cet article est issu de wikipedia. Text licence: CC BY-SA 4.0, Des conditions supplĂ©mentaires peuvent s’appliquer aux fichiers multimĂ©dias.