Les Compagnons d'Ulysse
Les Compagnons d'Ulysse ou À Monseigneur le Duc de Bourgogne[1] est la première fable du livre XII de Jean de La Fontaine situé dans le troisième et dernier recueil des Fables de La Fontaine, édité pour la première fois en 1693 mais daté de 1694. Inspiré de l’Odyssée d’Homère.
Les Compagnons d'Ulysse | |
Illustration de Gustave Doré | |
Auteur | Jean de La Fontaine |
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Pays | France |
Genre | Fable |
Éditeur | Claude Barbin |
Lieu de parution | Paris |
Date de parution | 1693 |
Chronologie | |
Texte de la fable
Prince, l'unique objet du soin des Immortels,
Souffrez que mon encens parfume vos autels.
Je vous offre un peu tard ces présents de ma Muse ;
Les ans et les travaux me serviront d'excuse.
Mon esprit diminue, au lieu qu'Ă chaque instant
On aperçoit le vôtre aller en augmentant.
Il ne va pas, il court, il semble avoir des ailes.
Le Héros[N 1] dont il tient des qualités si belles
Dans le métier de Mars brûle d'en faire autant :
Il ne tient pas à lui que, forçant la Victoire,
Il ne marche à pas de géant
Dans la carrière de la Gloire.
Quelque Dieu le retient ; c'est notre Souverain,
Lui qu'un mois a rendu maître et vainqueur du Rhin ;
Cette rapidité fut alors nécessaire ;
Peut-être elle serait aujourd'hui téméraire.
Je m'en tais ; aussi bien les Ris et les Amours
Ne sont pas soupçonnés d'aimer les longs discours.
De ces sortes de Dieux votre cour se compose.
Ils ne vous quittent point. Ce n'est pas qu'après tout
D'autres Divinités n'y tiennent le haut bout :
Le sens et la raison y règlent toute chose.
Consultez ces derniers sur un fait oĂą les Grecs,
Imprudents et peu circonspects,
S'abandonnèrent à des charmes[N 2]
Qui métamorphosaient en bêtes les humains.
Les Compagnons d'Ulysse, après dix ans d'alarmes,
Erraient au gré du vent, de leurs sorts incertains.
Ils abordèrent un rivage
OĂą la fille du dieu du jour,
Circé , tenait alors sa cour.
Elle leur fit prendre un breuvage
DĂ©licieux, mais plein d'un funeste poison.
D'abord ils perdent la raison ;
Quelques moments après, leur corps et leur visage
Prennent l'air et les traits d'animaux différents :
Les voilà devenus Ours, Lions, Éléphants ;
Les uns sous une masse Ă©norme,
Les autres sous une autre forme ;
Il s'en vit de petits, exemplum ut Talpa[N 3].
Le seul Ulysse en Ă©chappa.
Il sut se défier de la liqueur traîtresse.
Comme il joignait Ă la sagesse
La mine d'un héros et le doux entretien,
Il fit tant que l'Enchanteresse
Prit un autre poison[N 4] peu différent du sien<.
Une Déesse dit tout ce qu'elle a dans l'âme :
Celle-ci déclara sa flamme.
Ulysse Ă©tait trop fin pour ne pas profiter
D'une pareille conjoncture.
Il obtint qu'on rendrait Ă ces Grecs leur figure[N 5].
Mais la voudront-ils bien, dit la Nymphe, accepter ?
Allez le proposer de ce pas Ă la troupe.
Ulysse y court et dit : L'empoisonneuse coupe
A son remède encore ; et je viens vous l'offrir :
Chers amis, voulez-vous hommes redevenir ?
On vous rend déjà la parole."
Le Lion dit, pensant rugir :
Je n'ai pas la tĂŞte si folle.
Moi renoncer aux dons que je viens d'acquérir ?
J'ai griffe et dent, et mets en pièces qui m'attaque.
Je suis roi : deviendrai-je un Citadin d'Ithaque[N 6] ?
Tu me rendras peut-ĂŞtre encor simple Soldat :
Je ne veux point changer d'Ă©tat.
Ulysse du Lion court à l'Ours : Eh, mon frère,
Comme te voilĂ fait ! Je t'ai vu si joli !
Ah vraiment nous y voici,
Reprit l'Ours à sa manière.
Comme me voilĂ fait ! comme doit ĂŞtre un Ours.
Qui t'a dit qu'une forme est plus belle qu'une autre ?
Est-ce Ă la tienne Ă juger de la nĂ´tre ?
Je me rapporte aux yeux d'une Ourse mes amours.
Te déplais-je ? va-t’en, suis ta route et me laisse :
Je vis libre, content, sans nul soin qui me presse ;
Et te dis tout net et tout plat[N 7] :
Je ne veux point changer d'Ă©tat.
Le Prince grec au Loup va proposer l'affaire ;
Il lui dit, au hasard[N 8] d'un semblable refus :
Camarade, je suis confus
Qu'une jeune et belle Bergère
Conte aux échos les appétits gloutons
Qui t'ont fait manger ses moutons.
Autrefois on t'eût vu sauver la bergerie :
Tu menais une honnĂŞte vie.
Quitte ces bois et redevien[N 9],
Au lieu de Loup, Homme de bien.
En est-il ? dit le Loup : Pour moi, je n'en vois guère.
Tu t'en viens me traiter de bête carnassière :
Toi qui parles, qu'es-tu ? N'auriez-vous pas, sans moi,
Mangé ces animaux que plaint tout le village ?
Si j'Ă©tais Homme, par ta foi,
Aimerais-je moins le carnage ?
Pour un mot quelquefois vous vous Ă©tranglez tous :
Ne vous ĂŞtes-vous pas l'un Ă l'autre des Loups ?
Tout bien considéré, je te soutiens en somme
Que scélérat pour scélérat,
Il vaut mieux ĂŞtre un Loup qu'un Homme :
Je ne veux point changer d'Ă©tat.
Ulysse fit Ă tous une mĂŞme semonce[N 10] ;
Chacun d'eux fit même réponse,
Autant le grand que le petit.
La liberté, les bois, suivre leur appétit,
C'était leurs délices suprêmes ;
Tous renonçaient au los[N 11] des belles actions.
Ils croyaient s'affranchir selon leurs passions,
Ils Ă©taient esclaves d'eux-mĂŞmes.
Prince, j'aurais voulu vous choisir un sujet
OĂą je pusse mĂŞler le plaisant Ă l'utile :
C'Ă©tait sans doute un beau projet
Si ce choix eût été facile.
Les compagnons d'Ulysse enfin se sont offerts,
Ils ont force pareils en ce bas univers :
Gens Ă qui j'impose pour peine
Votre censure et votre haine.
— Jean de La Fontaine, Fables de La Fontaine, Les Compagnons d'Ulysse, texte établi par Jean-Pierre Collinet, Fables, contes et nouvelles, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 451
Notes
- Le Grand Dauphin, vainqueur sur le Rhin en 1688
- Incantations magiques : sens du mot latin carmen.
- Tel que la Taupe
- Cet autre poison est l'amour
- Sens du mot latin figura : forme.
- Ulysse Ă©tait roi d'Ithaque
- Sans déguisement et sans détour
- Au risque de
- Graphie nécessaire pour la rime et d'ailleurs conforme à l'étymologie
- Sollicitation, invitation
- Vieux mot qui signifie louange
Références
- Il s'agit de Louis de France (1682-1712), fils de Louis de France dit Le Grand Dauphin