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Le Paysan du Danube (La Fontaine)

Le Paysan du Danube est la 7e fable du livre XI de Jean de La Fontaine situé dans le second recueil des Fables de La Fontaine, édité pour la première fois en 1678. Celle ci a fait l'objet de nombreuses critiques et se démarque des autres Fables. On y entend une critique de l'impérialisme qui a souvent été vue comme une dénonciation déguisée des abus de la monarchie au temps de Louis XIV.

Le Paysan du Danube
Image illustrative de l’article Le Paysan du Danube (La Fontaine)
illustration de Gustave Doré

Auteur Jean de La Fontaine
Pays Drapeau de la France France
Genre Fable
Éditeur Claude Barbin
Lieu de parution Paris
Date de parution 1678
Chronologie

Texte de la fable

Illustration de Benjamin Rabier
Illustration de Benjamin Rabier
Illustration de Grandville

Il ne faut point juger des gens sur l’apparence.
Le conseil en est bon ; mais il n’est pas nouveau :
Jadis l’erreur du Souriceau[N 1]
Me servit à prouver le discours que j’avance.
J’ai pour le fonder à présent
Le bon Socrate, Ésope[N 2], et certain Paysan
Des rives du Danube, homme dont Marc Aurèle
Nous fait un portrait fort fidèle.
On connaît les premiers ; quant à l’autre, voici
Le personnage en raccourci.
Son menton nourrissait une barbe touffue,
Toute sa personne velue
Représentait un Ours, mais un Ours mal léché.
Sous un sourcil épais il avait l’œil caché,
Le regard de travers, nez tortu, grosse lèvre,
Portait sayon[N 3] de poil de chèvre,
Et ceinture de joncs marins.
Cet homme ainsi bâti fut député des Villes
Que lave le Danube : il n’était point d’asiles,
Où l’avarice[N 4] des Romains
Ne pénétrât alors, et ne portât les mains.
Le député vint donc, et fit cette harangue,
Romains, et vous Sénat assis pour m’écouter,
Je supplie avant tout les Dieux de m’assister :
Veuillent les immortels conducteurs de ma langue
Que je ne dise rien qui doive ĂŞtre repris.
Sans leur aide il ne peut entrer dans les esprits,
Que tout mal et toute injustice :
Faute d’y recourir on viole leurs lois.
TĂ©moin nous que punit la romaine avarice :
Rome est par nos forfaits, plus que par ses exploits,
L’instrument de notre supplice.
Craignez Romains, craignez, que le Ciel quelque jour
Ne transporte chez vous les pleurs et la misère,
Et mettant en nos mains par un juste retour
Les armes dont se sert sa vengeance sévère,
Il ne vous fasse en sa colère
Nos esclaves Ă  votre tour.
Et pourquoi sommes nous les vôtres ? Qu’on me die
En quoi vous valez mieux que cent peuples divers ?
Quel droit vous a rendus maîtres de l’Univers ?
Pourquoi venir troubler une innocente vie ?
Nous cultivions en paix d’heureux champs, et nos mains
Étaient propres aux arts[N 5], ainsi qu’au labourage :
Qu’avez-vous appris aux Germains ?
Ils ont l’adresse et le courage :
S’ils avaient eu l’avidité,
Comme vous, et la violence,
Peut-ĂŞtre en votre place ils auraient la puissance,
Et sauraient en user sans inhumanité.
Celle que vos Préteurs[N 6] ont sur nous exercée
N’entre qu’à peine en la pensée.
La majesté de vos Autels
Elle-même en est offensée :
Car sachez que les immortels
Ont les regards sur nous. Grâces à vos exemples ;
Ils n’ont devant les yeux que des objets d’horreur,
De mépris d’eux, et de leurs temples,
D’avarice qui va jusques à la fureur.
Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome ;
La terre, et le travail de l’homme
Font pour les assouvir des efforts superflus.
Retirez les ; on ne veut plus
Cultiver pour eux les campagnes ;
Nous quittons les Cités, nous fuyons aux montagnes
Nous laissons nos chères compagnes.
Nous ne conversons[N 7] plus qu’avec des Ours affreux,
Découragés de mettre au jour des malheureux ;
Et de peupler pour Rome un pays qu’elle opprime.
Quant à nos enfants déjà nés
Nous souhaitons de voir leurs jours bientôt bornés :
Vos Préteurs au malheur nous font joindre le crime.
Retirez-les, ils ne nous apprendront
Que la mollesse, et que le vice.
Les Germains comme eux deviendront
Gens de rapine et d’avarice.
C’est tout ce que j’ai vu dans Rome à mon abord :
N’a-t-on point de présent à faire ?
Point de pourpre[N 8] à donner ? c’est en vain qu’on espère
Quelque refuge aux lois : encor leur ministère
A-t-il mille longueurs. Ce discours, un peu fort
Doit commencer à vous déplaire.
Je finis. Punissez de mort
Une plainte un peu trop sincère.
À ces mots il se couche[N 9] et chacun étonné
Admire le grand cœur, le bon sens, l’éloquence
Du sauvage ainsi prosterné.
On le créa Patrice[N 10] ; et ce fut la vengeance,
Qu’on crut qu’un tel discours méritait. On choisit
D’autres Préteurs, et par écrit
Le Senat demanda ce qu’avait dit cet homme,
Pour servir de modèle aux parleurs à venir.
On ne sut pas longtemps Ă  Rome
Cette Ă©loquence entretenir.

— Jean de La Fontaine, Fables de La Fontaine, Le Paysan du Danube (La Fontaine), texte Ă©tabli par Jean-Pierre Collinet, Fables, contes et nouvelles, Gallimard, « Bibliothèque de la PlĂ©iade Â», 1991, p. 438

Notes

  1. Voir la fable 5 du Livre VI Le Cochet, le Chat et le Souriceau
  2. Ésope et Socrate étaient aussi connus pour leur laideur
  3. Espèce de casaque ouverte portée autrefois par les gens de guerre et les paysans (Littré)
  4. Au sens du mot latin avaritia : avidité
  5. aux arts mécaniques, à l'industrie
  6. Magistrats qui gouvernent les provinces
  7. vivre avec (Littré)
  8. Pourpre ne désigne pas ici la haute charge de consul, mais simplement une étoffe de pourpre.
  9. il se prosterne
  10. Titre d'une dignité instituée dans l'empire romain par Constantin. Cette distinction n'existait pas sous Marc-Aurèle

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