La Petite Tonkinoise
La Petite Tonkinoise est une chanson française populaire, dont les paroles d'Henri Christiné furent écrites sur une musique composée par Vincent Scotto.
La Petite Tonkinoise a été interprétée par Polin, Joséphine Baker et bien d'autres, et a connu un immense succÚs.
La Petite Tonkinoise est Ă©galement le nom dâune opĂ©rette dâAlbert Willemetz et AndrĂ© MouĂ«zy-Ăon crĂ©Ă©e en 1961, avec des chansons de Vincent Scotto.
En 1986, Suzanne Prou Ă©crit un roman avec le mĂȘme titre, mais sans relation directe avec la chanson.
Histoire
Vers 1905, Georges Villard écrit une chanson intitulée Le Navigatore. Vincent Scotto, jeune compositeur marseillais quasiment inconnu à l'époque, en compose la musique et la propose à Pierre-Paul Marsalés, plus connu comme « comique troupier » sous le nom de scÚne Polin. Celui-ci, de passage à l'Alcazar de Marseille, apprécie la musique, mais pas les paroles[1] :
- Je ne suis pas un grand actore
- Je suis navi, navi, navi, navigatore
- Je connais bien l'Amérique
- Aussi bien que l'Afrique
- J'en connais bien d'autres encore
- Mais de ces pays joyeux
- C'est la France que j'aime le mieux.
Polin met alors Scotto en relation avec Henri Christiné, qui en réécrit le texte[1]. Le navigateur devient alors un militaire finissant son service au Tonkin. Polin intÚgre La Petite Tonkinoise à son répertoire dÚs 1906[2], et la chanson a un succÚs fulgurant.
DĂšs 1906, Fragson en chante une version anglaise sous le nom de Chin-Chin.
La chanson est reprise par de nombreux interprÚtes, dont Karl Ditan, Jack Lantier, Mansuelle, Victor Lejal, Lina Margy, Raoul de Godewarsvelde, Fréjol, Bourvil et Maurice Chevalier. Esther Lekain en interprÚte une version « féminine » dÚs 1907[3], suivie d'autres chanteuses comme Mistinguett. Mais c'est l'interprétation de Joséphine Baker en 1930[4] qui rencontra le plus de succÚs.
Anna Held adapte également la chanson en anglais, sous le titre It's delightful to be married. La chanson sera partiellement interprétée par Luise Rainer dans une scÚne du film Le Grand Ziegfeld (1936).
Conservant la musique, Théodore Botrel réécrit les paroles et en fait une « chanson d'amour militaire » :
- Quand ell' chante Ă sa maniĂšre
- Taratata, taratata, taratatĂšre
- Ah que son refrain m'enchante !
- C'est comme un z-oiseau qui chante
- Je l'appell' la Glorieuse
- Ma p'tit' Mimi, ma p'tit' Mimi, ma mitrailleuse
- Rosalie m'fait les doux yeux
- Mais c'est elle que j'aime le mieux.
La musique est utilisée dans le film d'animation En plein boulot (1931) de Burton Gillett (Walt Disney Productions).
La Petite Tonkinoise est chantée par Jacques François dans le film de Jean Yanne Les Chinois à Paris (1974) mais aussi par Jean-Yves Chatelais dans le téléfilm Désiré Landru (2005) réalisé par Pierre Boutron.
Paroles
Il existe deux versions, une pour chanteur homme, une pour chanteuse, avec des variantes propres Ă chaque interprĂšte.
Analyse
Si la musique de La Petite Tonkinoise, au carrefour de la polka, du tango et de la musique militaire, est une incontestable réussite, les paroles de la chanson ont été l'objet de nombreuses analyses politico-historiques, souvent trÚs critiques.
Pour Maryse Bray et AgnĂšs Catalyud, La Petite Tonkinoise fait partie de ces chansons coloniales dans lesquelles « les femmes indigĂšnes au contact desquelles lâEuropĂ©en sâavilit, sont lascives, dĂ©vergondĂ©es, expertes dans les choses de lâamour » et qui « abondent en sous-entendus paillards oĂč un mot en suggĂšre un autre plus osĂ©, ce qui est trĂšs Ă la mode Ă lâĂ©poque ». « La moukĂšre, la fatma, la houri, la bĂ©douine et sous dâautres cieux la mousso, la congaĂŻ, sont soumises au plaisir des hommes. Ces âcannibalesâ, toujours prĂȘtes Ă sâenflammer au premier regard que leur lance un bel officier de passage, vivent des amours sans joie et finissent Ă©plorĂ©es au dĂ©part dâun bateau ou de la troupe qui sâĂ©loigne dans le dĂ©sert, emportant leur amant dâune nuit. Avec une nuance cependant : la Chinoise serait plus âfaroucheâ, elle ârefuse sa boucheâ, elle est âprudenteâ, charmante, mutine, et sait dĂ©fendre son cĆur quâelle nâaccorde pas au premier venu. La Tonkinoise quant Ă elle serait âbelle et fidĂšleâ ».
Alain Ruscio est plus critique encore. Pour lui, la chanson aurait pour premier objectif « de faire sâesclaffer nos aĂŻeux aux dĂ©pens des âindigĂšnesâ » ; « le Français quitte sans regret sa âtonkikiâ aprĂšs en avoir abondamment profitĂ© »[5], ce qui peut ĂȘtre contestĂ©[6]. « Dans beaucoup de chansons, la femme tient une place prĂ©pondĂ©rante. La jeune femme colonisĂ©e est souvent ridiculisĂ©e et « rarement les fantasmes de lâhomme blanc auront Ă©tĂ© Ă©talĂ©s avec autant de complaisance »[7]. Dans cette thĂ©matique, câest sans doute la chanson La petite Tonkinoise qui a remportĂ© le plus grand succĂšs[8] La critique a Ă©tĂ© reprise par Marie-Lise Tráș§n ÄĂŹnh HĂČe dans l'ouvrage Dragon en Ă©veil : La petite Tonkinoise [...] est assez rĂ©vĂ©latrice de la reprĂ©sentation française des femmes indochinoises. Ainsi, dans la premiĂšre phase de la colonisation, la plupart des hommes Ă©taient cĂ©libataires et succombĂšrent vite aux charmes de lâIndochine. Mais souvent ce nâĂ©taient que des aventures Ă©phĂ©mĂšres, qui ne dĂ©bouchaient que trĂšs rarement sur un mariage. En effet, la femme Ă©tait alors considĂ©rĂ©e comme une indigĂšne et devait se soumettre au colon. »[9]
Emmanuelle Radar fournit l'analyse la plus dĂ©taillĂ©e de La Petite Tonkinoise comme « modĂšle dâobjet culturel qui sous-tend lâaction de la conquĂȘte coloniale »[10] pour « Ă©clairer Ă la fois le discours populaire que la chanson met en avant et en mĂȘme temps les contextes dans lesquels et par lesquels ce discours prend son sens »[11].
TrÚs belle chanson ou « expression de la sentimentalité colonialiste la plus ridicule »[12], la Petite Tonkinoise est un témoignage historique, et fait partie intégrante de la culture populaire française.
Notes et références
- Paul Dubé et Jacques Marchioro, « La Chanson française en 50 chansons », sur dutempsdescerisesauxfeuillesmortes.net, 222 rue Dominion, Bureau 45, Montréal, Canada, 2001-2016 (consulté le ).
- C. Brunschwig, L.-J. Calvet, J.-C. Klein (1981) p. 304-305 ; J.-C. Klein (1990) p. 149 ; Fournier (2008) p. 1 ; Frappé (2008) ; Radar (2008) ; Santacroce (2007) p. 3 ; Scotto (1947) ; Souvais (2008) p. 143 ; Frappé (2008), qui donne pour date 1905.
- Sicard (2008).
- Pour la revue Paris qui remue au Casino de Paris, sur le thÚme des colonies, destinée à attirer les visiteurs de l'Exposition coloniale de 1931. (Santacroce (2007) p. 3). Le succÚs d'une « noire » se présentant dans la peau d'une Tonkinoise devant un public majoritairement « blanc » sera un thÚme inépuisable pour les journalistes, sociologues, anthropologues, ethnopsychologues, sexologues et autres psychanalystes.
- Ruscio (2001) p. 78. Radar (2008) orthographie par erreur "tonkinki".
- Radar (2008) p. 165-166.
- Ruscio (2001), p. 351
- Wolfs (2003).
- TRĂN-DINH-HOĂ, Marie-Lise. Dragon en Ă©veil. Paris : Ăditions LC., 2019. (ISBN 978-2-37696-279-3).p.92
- Radar (2008) p. 29.
- Radar (2008) p. 161, 163.
- "âLa Petite Tonkinoiseâ, first sung in 1906 and performed by (JosĂ©phine) Baker in 1930, is a piece of the silliest colonialist sentimentality that recounts the delight and pride of a young Indochinese girl whose French lover has elevated her to legitimate companionshipâ "Non-stop at Le Jockey. Americans and Jazz in Paris".
Voir aussi
Article connexe
- La Fille du bédouin, chanson de 1927
Sources et bibliographie
- Bray, Maryse J. et Calatayud, Agnes (2002) La chanson populaire en France au temps des colonies : de l'insouciance Ă la contestation. Remembering Empire, No. 1, 2002, p. 81-98. Westminster Research, University of Westminster, Royaume-Uni, 2002, 9 pp.
- Brunschwig Chantal, Calvet Louis-Jean, Klein Jean-Claude (1981), Cent ans de chanson française, Paris, Ăditions du Seuil (collection Points)
- Fournier, Jean-Claude (2008) Vincent Scotto (1874-1952) ou , 3 pp.
- Klein Jean-Claude (1990), FlorilÚge de la chanson française, France-Loisirs (1re éd. 1989, Bordas)
- Mansutti, Emmanuel (2004) Lâimmigration des Indochinois Ă Mulhouse au XXe siĂšcle : La confrontation de Mulhouse avec les peuples dâIndochine. MĂ©moire de maĂźtrise dâhistoire contemporaine, UniversitĂ© de Haute Alsace, FacultĂ© des Lettres Langues et Sciences Humaines, DĂ©partement dâHistoire, , ii + 158 pp.
- Prou, Suzanne (1994) La petite Tonkinoise Calmann-Levy, 1994, 171 pp.
- Radar, Emmanuelle Marie Anne Françoise Marguerite (2008) « Putain de colonie ! » : anticolonialisme et modernisme dans la littĂ©rature du voyage en Indochine (1919-1939). ThĂšse de doctorat soutenue Ă lâUniversitĂ© dâAmsterdam le , 827 pp. Voir, notamment, Ch.7 La conquĂȘte des 'Tonkinoises' : variations de 1906 et Lâeffet de La Petite tonkinoise en 1930 in Ch.9 La place spĂ©cifique du colonisĂ© ; la preuve de gratitude, p. 256-257.
- Ruscio, Alain (2001) Que la France était belle au temps des colonies⊠Anthologie de chansons coloniales et exotiques françaises. Maisonneuve et Larose, Paris, 2001, 517 pp. + 1 CD
- Ruscio, Alain (2003) Littérature, chansons et colonies dans Blanchard, Pascal et Lemaire, Sandrine (dir.), Culture coloniale. La France conquise par son Empire. 1871-1931, Ed. Autrement, Paris, 2003, p. 67-80.
- Santacroce, Michel (2007) PrĂ©sentation dâextraits de chansons. La pĂ©riode 1900 Scefee â La Chanson Française â Niveau 2 IntermĂ©diaire, Enseignement La chanson française et français langue Ă©trangĂšre, FacultĂ© des Lettres et Sciences humaines d'Aix-en-Provence, , 4 pp.
- Scotto, Vincent (1947) Souvenirs de Paris Ăditions S.T.A.E.L, Toulouse, 1947, 216 pp.
- Sicard, Lucien (2008) Lâhistoire des cabarets avant la guerre de 14 (DeuxiĂšme partie : de 1907 Ă 1910). LâHeure aux Mordus, no 33, janvier-, p. 6.
- Souvais, Michel (2008) Moi, La Goulue de Toulouse-Lautrec. Les mĂ©moires de mon aĂŻeule Ăditions Publibook, 2008, 202 pp.