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L'Époque des conceptions du monde

Le texte intitulé L'Époque des conceptions du monde, de l'allemand Die Zeit des Weltbildes, inséré dans l'ouvrage général des Holzwege, traduit par Chemins qui ne mènent nulle part, correspond à la retranscription d'une conférence prononcée par Martin Heidegger, à Fribourg le , qui avait pour sujet général « les fondements de la conception moderne du monde » indique le traducteur Wolfgang Brokmeier[1]. Heidegger a à cœur de distinguer la philosophie de toute vision du monde (Weltanschauung) [2].

Chemins qui ne mènent nulle part
Auteur Martin Heidegger
Pays Drapeau de l'Allemagne Allemagne
Genre Essai philosophique
Version originale
Langue Allemand
Titre HOLZWEGE
Éditeur Vittorio Klostermann
Lieu de parution Francfort sur Main
Date de parution 1949
Version française
Traducteur Wolfgang Brokmeier
Éditeur Gallimard
Collection Bibliothèque de philosophie
Lieu de parution Paris
Date de parution 1987
Nombre de pages 461
ISBN 2-07-070562-5

Objet

Selon l'auteur, la métaphysique cherche à dégager le principe qui régit « de fond en comble » tous les phénomènes caractéristiques d'une ère historique, en ce sens souligne Guillaume Faniez[3] métaphysique et Weltanschauung coïncident largement. Ce principe directeur, de nature métaphysique Heidegger pose a priori qu’il en existe un pour chaque ère historique, rendant compte de la totalité des manifestations de la vie sociale[N 1]. Dans ce texte ci, la science constitue l'un des traits essentiels de l'époque, science accompagnée de quatre autres caractéristiques : la technique mécanisée, l'entrée de l'art dans l'horizon de l'esthétique, l'interprétation culturelle de tous les apports de l’histoire humaine, et ce qu’il nomme « le dépouillement des dieux[4]. Alain Boutot[5] rappelle que plus tard ( voir Heidegger et la question de la technique) , « le phénomène fondamental des temps Modernes ne sera plus, pour Heidegger, la science mais la technique dont la science elle-même n'est plus alors qu'une de ses multiples facettes » . « La science moderne à travers le projet mathématique de la nature, met la nature matérielle en demeure de se montrer comme un complexe calculable de forces, et est de ce point de vue, régie par l'essence de la technique », écrit Alain Boutot[6]. Heidegger[7] s'interroge « quelle acception de l'étant et quelle explication de la vérité se trouvent à l'origine de ces phénomènes? ». La première clarification va consister à s'interroger sur l'essence de la Science.

Thèses

Carl Grossberg Komposition mit Turbine 1929

Entre la science moderne et la science grecque il existerait une différence ontologique : « la science grecque n’a jamais été une science exacte. Cette différence renvoie à une différence plus profonde de nature ontologique : les sciences, grecque et moderne, n’interprètent pas l’« étant » de la même façon. C'est pourquoi il faut cesser de « distinguer la science moderne de l'ancienne selon une différence de degré d'après le point de vue du progrès »[8] - [N 2]. Les Grecs ne visent pas l’étant comme être exact alors que les Modernes le visent comme exact. Il semble que par exactitude, du moins dans cette conférence, il faille entendre la précision du calculable [9].

Pour Heidegger l'essence de ce qu'on nomme aujourd'hui « Science », c'est la recherche[8], à la suite de quoi le philosophe s'interroge « quelle acception de l'étant et quel concept de la vérité font que la science puisse devenir recherche »[7]. Il faut que l'étant soit disponible et cette disponibilité de l'étant pour la recherche implique son objectivation qui s'accomplit dans la « représentation »[10] - [N 3]. « Ce qui distingue ainsi l’époque moderne de l’époque antique et médiévale, c’est « que l’-étant- devienne -étant- dans et par la représentation, ce qui n’est le cas ni au Moyen-Âge, où l’étant, en tant qu’ens creatum, est compris par référence à la cause créatrice, ni dans le monde grec, où l’étant […] est bien plutôt ce qui regarde l’homme »[11].

Parallèlement, avec Descartes, l'homme devenu sujet, apparaît comme « le centre de référence de l'étant en tant que tel », ce qui implique, selon Heidegger que l'« acception » de l'étant « change de fond en comble », par rapport à la période précédente[12]. Heidegger fait le constat que la « conception moderne » du monde diffère tant sur l'étant en général que par rapport à l'homme, à la fois, de la « conception médiévale » et de la « conception antique », ce qui l'autorise à avancer l'hypothèse que chaque époque de l'histoire possède sa propre « conception du monde », son « image » à quoi correspond l'expression Weltbild[N 4].

« Monde » est ici pris au sens de l'« étant en-totalité » et non pas seulement, la nature, ni même le Cosmos, il y a tout cela mais aussi les choses de l'esprit. En ce sens élargi, l'histoire appartient aussi au Bild. Quant à l'image de l'expression WeltBild, est-ce seulement un tableau ? La tournure allemande exprime mieux le sens qu'a voulu lui donner Heidegger, Wir sind über erwas im Bilde nous sommes quelque chose dans l'image , nous savons de quoi il retourne. L'attitude consiste à placer l'étant devant soi et à le maintenir dans un sens décisif en une « représentation ». La totalité de l'étant, ainsi fixée, l'homme peut s'orienter, le WeltBild n'est plus une image mais le monde lui-même saisi comme ce dont on peut avoir-idée relève Guillaume Faniez[3]. « L'étant dans sa totalité est donc pris maintenant de telle manière qu'il n'est vraiment et seulement étant que dans la mesure où il est arrêté et fixé par l'homme dans la représentation et la production »[13]. Heidegger écrit « Le processus fondamental des Temps Modernes, c'est la conquête du monde en tant qu'image conçue. Le mot image signifie maintenant la configuration [...] En celle-ci l'homme lutte pour la situation lui permettant d'être l'étant qui donne la mesure à tout étant et arrête toutes les normes »[14] - [N 5].

Ă€ l'inverse pour les Grecs, affirme Heidegger, c'est Ă  l'ĂŠtre qu'appartient l'entente de l'Ă©tant en tant qu'il s'ouvre et se rassemble[15] - [N 6].

Critiques

D'un point de vue général, remarque Jean-Paul Leroux[9] souscrire à la vision d'Heidegger qui consiste unifier l’ensemble des caractéristiques d’une époque comme réalisation d’une manifestation de l’Être aboutirait à aligner la science sur la poésie et par là à nier la notion de progrès.

Du point de vue de la science

Les critiques adressées à ce texte, s'attachent (le plus souvent) à montrer qu'il n'y a pas de différence de nature entre la science moderne et les sciences médiévales ou antiques. Jean-Paul Leroux critique la position affirmant qu'il y aurait une différence d’essence entre la science des Temps Modernes et celles du Moyen Âge et de la Grèce. Il rejette l'opinion d'Heidegger comme quoi « la science grecque n’a jamais été une science exacte »[16], et s'attache à démontrer que le science moderne réalise, en fait, l’idéal de la science grecque[17].

« La science grecque a créé un univers d’êtres nouveaux, celui des êtres mathématiques. La définition d’un cercle est sans variation, il en va ainsi de tous les êtres mathématiques car la langue mathématique est construite pour éviter toutes les ambiguïtés secondaires dont parle Aristote. Les êtres sont exacts, les opérateurs sont exacts, les règles de raisonnement sont exactes, les mathématiques sont exactes qu’elles soient grecques ou modernes » [18]. La nature de ces êtres a été l’objet de débats intenses en Grèce et ce débat est loin d’être clos, mais ce n’est pas là l’essentiel. L’essentiel serait que les Grecs ont créé le champ du démonstratif et que nous vivons désormais dans un monde qui est la conséquence de l’existence de ce champ [16].

Du point de vue de l'ontologie

Les Ă©poques antĂ©rieures n’auraient aucune conception du monde parce qu’elles ne rĂ©duisent pas, contrairement aux Temps modernes, le monde Ă  une image conçue. Selon Heidegger, dans l'esprit des Grecs c'est Ă  l'ĂŠtre qu'appartient l'entente de l'Ă©tant en tant qu'il s'ouvre et s'Ă©panouit. L'homme est compris, contenu et ainsi portĂ© par l'ouvert de l'Ă©tant. C'est lui qui rassemble ce qui s'ouvre, sauve et maintient, voilĂ  pourquoi le monde ne saurait se prĂ©senter comme une « image conçue Â» mais comme une « image reçue Â». Or il faut se souvenir « que la catĂ©gorie fondamentale de la reprĂ©sentation scientifique Ă  l’œuvre chez Descartes et chez tous les Modernes celle de la « dĂ©terminitĂ© Â», est prĂ©sente de façon massive dans la pensĂ©e grecque, (par exemple) l’idĂ©e de la transformation des Ă©lĂ©ments les uns dans les autres est prĂ©sente en Grèce au moins depuis Thalès »[19]. Heidegger passerait donc arbitrairement, pour en faire une coupure ontologique, de l'idĂ©e d'une simple image du monde prĂ©sente dans l'antiquitĂ© Ă  l'image conçue des temps Modernes.

« On ne peut pas passer directement de l’essence de la pensée antique à celle de la pensée moderne, sans passer par la pensée médiévale, où la découverte du présent laisse place à la révélation divine, où tous les êtres sont créés et ordonnés par un dieu « agissant en tant que cause suprême » écrit Jean-François Dion, dans son mémoire[20]. S'agissant du Moyen Âge donc, « être un étant signifie : appartenir à un degré déterminé de l'ordre du créé et correspondre en tant que causé, à la cause créatrice »[21]. Pour cette période la question qui se pose est moins le degré de scientificité que de savoir « pourquoi la science exacte et physico-mathématique des Grecs a été oubliée par les Européens pour réapparaître à partir du Moyen-Âge ? »[18].

Références

Notes

  1. « Chaque époque, l'époque grecque, médiévale, moderne, découvre sa nécessité, une manière fondamentale de dire l'être de l'étant »-Michel Haar 1994, p. 245
  2. « La coupure entre les Grecs et les Modernes dans le domaine des sciences est complète. Il s’ensuit qu’il ne saurait être question de progrès dans les sciences. De même, dit-il, que la poésie de Shakespeare ne manifeste pas de progrès sur celle d’Eschyle, de même la science des Modernes ne comporte pas de progrès sur celle des Grecs »-Jean-Paul Leroux 2013, p. 22 lire en ligne
  3. « Représenter (vorstellen) signifie ici : à partir de soi, poser quelque chose devant soi (von sich her etwas vor sich stellen), et, ce qui a été posé, le mettre en sécurité (und das Gestellte als ein solches sicherstellen) […]. La représentation n’est plus l’entente (das Vernehmen) du présent, dans le désabritement duquel l’entente elle-même a sa place, et ce en tant que mode de présence propre à ce qui se présente depuis le désabritement (und zwar als eine eigene Art von Anwesen zum unverbogenen Anwesenden). La représentation n’est plus s’ouvrir pour (Sich-entbergen für …), mais saisie et conception de … (das Ergreifen und Begreifen von …). Ne règne plus ce qui déploie son essence dans la présence; désormais seule la saisie domine (Nicht das Anwesende waltet, sondern das Angreifen herrscht). L’étant n’est plus ce qui est simplement présent, mais ce qui, dans la représentation, est tout d’abord posé là-devant (das im Vorstellen erst entgegen Gestellte) : l’ob-stand »-L'époque des..., p. 140-141
  4. Ce qui laisse en suspens la question de savoir : « chaque époque de l'histoire a-t-elle donc sa conception du monde et cela de telle sorte qu'elle s'en préoccupe [...]. Ou bien ne serait-ce pas exclusivement une façon moderne de se représenter les choses que de s'enquérir de la conception du monde »-L'époque des ... 1987, p. 116
  5. « L'ĂŞtre de l'Ă©tant, dĂ©sormais entendu comme ĂŞtre reprĂ©sentĂ©, entre dans la sphère d'attraction d'une instance subjective : « ĂŞtre-image Â» pour le monde , n'est pas un statut Ă©pistĂ©mologique , ni mĂŞme ontologique en un sens neutre, mais un concept de puissance qui signale la sujĂ©tion de l'Ă©tant »Guillaume Faniez 2017, p. 98
  6. « Nous savons que pour les Grecs il s’agit plutôt de laisser venir à nous la chose dans sa présence dans une entente qui répond à son appel et qui appartient alors à sa présentation, dans la connaissance c’est le réel qui enjoint l’homme à le penser »-Jean-François Dion 2010, p. 39 lire en ligne

Liens externes

Bibliographie

  • Martin Heidegger (trad. Wolfgang Brokmeier), « L'Ă©poque des conceptions du monde », dans Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, coll. « TEL », , 99-146 p. (ISBN 2-07-070562-5).
  • Alain Boutot, Heidegger, Paris, PUF, coll. « Que sais-je? » (no 2480), , 127 p. (ISBN 2-13-042605-0).
  • Michel Haar, La fracture de l'Histoire : Douze essais sur Heidegger, Millon, coll. « Krisis », , 298 p. (ISBN 2-84137-009-7, lire en ligne).
  • collectif (dir.), Lire les Beiträge zur Philosophie de Martin Heidegger, Paris, Hermann, , 356 p. (ISBN 978-2-7056-9346-6).
  • Philippe Arjakovsky, François FĂ©dier et Hadrien France-Lanord (dir.), Le Dictionnaire Martin Heidegger : Vocabulaire polyphonique de sa pensĂ©e, Paris, Éditions du Cerf, , 1450 p. (ISBN 978-2-204-10077-9).

Articles connexes

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