Kanun (Albanie)
Kanun est le nom de codes de droit coutumier médiéval auxquels se réfÚrent encore certains clans des territoires albanais du nord et du Kosovo, du Monténégro oriental et de la Macédoine occidentale.
Le Kanun, une coutume ancestrale
Traduit en albanais par le turc. Il sâagit dâun code coutumier remontant au XVe siĂšcle. Il ne se rĂ©duit pas Ă la gjakmarrja, littĂ©ralement « reprise du sang », mais est un corpus de rĂšgles en douze livres rĂ©gissant tous les aspects de la vie quotidienne, de lâorganisation de lâĂ©conomie Ă lâhospitalitĂ© en passant par la famille, la place de lâhomme et de la femme dans la sociĂ©tĂ©, le mariage, la gestion des bien communs⊠et surtout lâhonneur personnel, pierre angulaire de ce systĂšme sophistiquĂ©. Le livre huit lui est en effet consacrĂ©.
Les rĂšgles du Kanun
Il existe plusieurs variantes du Kanun, le plus connu Ă©tant celui de Dukagjin qui est surtout appliquĂ© dans les montagnes du nord de LezhĂ« et de ShkodĂ«r et mĂȘme au Kosovo dans les rĂ©gions de PejĂ«, GjakovĂ«. Initialement, le but du Kanun, codifiĂ© par le prince LekĂ« Dukagjin Ă©tait de mettre un terme aux querelles intestines entre clans et familles, en introduisant des rĂšgles qui encadrent les rĂšglements de compte Ă dĂ©faut de pouvoir les supprimer. Le Kanun rĂ©git donc les modalitĂ©s de la vendetta en prĂ©cisant, entre autres, que lâhomme ne peut ĂȘtre tuĂ© devant sa femme, que lâassassin doit ĂȘtre prĂ©sent Ă lâenterrement de sa victime, etc. Chaque vie humaine se rachĂšte par une autre, choisie dans la famille de lâagresseur. DâoĂč les nombreuses familles qui, en Albanie ou au Kosovo, recluses dans leur maison en attendant lâinĂ©vitable car le Kanun veut que la vengeance ne puisse se produire Ă l'intĂ©rieur de la maison du meurtrier. Une attente dâautant plus terrible que lâhomme qui paiera la dette de sang nâest pas nommĂ©ment dĂ©signĂ© ; tout homme de la famille de lâagresseur ayant lâĂąge de manier une arme est, en effet, susceptible de subir la vengeance de la famille de lâagressĂ©, et ce pendant sept annĂ©es. Il nâa plus quâĂ se cacher ou sâil « manque dâhonneur », Ă fuir Ă lâĂ©tranger oĂč il est parfois traquĂ© et assassinĂ©. Celui de la famille lĂ©sĂ©e, qui a Ă©tĂ© dĂ©signĂ© pour lâabattre reste inconnu et a tout son temps, des mois, des annĂ©es pour exercer la « reprise de sang ». Ăvidemment selon les lois modernes, il est un criminel, mais pour ceux qui croient en le Kanun, il ne fait que sauver lâhonneur de sa famille.
Seule une autre rĂšgle du Kanun peut aider la famille de celui qui a tuĂ©. On la nomme la besa. Cette parole dâhonneur protĂšge certains membres de la famille visĂ©e par la vendetta ou permet Ă la famille de la victime dâoffrir une trĂȘve plus ou moins longue Ă la famille du meurtrier. Mais la famille de la victime ne lâaccorde que rarement.
Ătymologie
Ce mot dâorigine arabe â « ÙۧÙÙ٠» (« Kanoun ») â passĂ© en albanais signifie « loi » dans les deux langues. Il est, sans doute, apparentĂ© au mot grec "ÎșαΜÏÎœ" signifiant « rĂšgle », lui mĂȘme ayant donnĂ© avec les circonstances Ă©volutives linguistiques et les mutations orthographiques et consonantiques qui vont avec, le mot chanoine en français, via le latin « canonicus ».
Historique
Il existe plusieurs variantes du Kanun, le plus connu étant celui censé avoir été élaboré au XVe siÚcle par Lekë Dukagjini. On doit au PÚre Shtjefën Gjeçov la mise en forme de l'édition standard du Kanun, publiée en 1933 à Shkodra, en dialecte guÚgue.
L'identification traditionnelle du fameux LekĂ« (= "Alexandre", pron. "LyĂ©Ă©k", forme dĂ©finie Leka) Dukagjini (= "Le Duc Jean") est celle de LekĂ« III (1410-1481), mĂȘme si Mgr Fan Noli lui prĂ©fĂ©rait Pal Dukagjin, et l'albanologue britannique Edith Durham, LekĂ« II qui rĂ©gna de 1444 Ă 1459. En fait, nombre de passages laissent entrevoir une genĂšse Ă la fois plus ancienne â certaines dispositions du Code de DuĆĄan au XIVe siĂšcle semblaient destinĂ©es Ă combattre l'influence de ce droit coutumier â et plus progressive, de sorte que certains prĂ©fĂšrent associer le code Ă la rĂ©gion de Dukagjin, le haut plateau formĂ© par le bassin supĂ©rieur du Drin blanc Ă l'ouest du Kosovo, et que les Serbes appellent MĂ©tochie.
Les piliers du Kanun
Le Kanun est fondé sur quatre piliers :
Composition
Le Kanun de LekĂ« Dukagjini est un corpus de rĂšgles en douze « Livres » rĂ©gissant tous les aspects de la vie quotidienne, de lâorganisation de lâĂ©conomie Ă lâhospitalitĂ© en passant par la famille, la place de lâhomme et de la femme dans la sociĂ©tĂ©, le mariage, la gestion des bien communs⊠et surtout lâhonneur personnel, pierre angulaire de ce systĂšme[1] :
- l'Ăglise,
- la Famille,
- le Mariage,
- la Maison, le Gros bétail et la Propriété,
- le Travail,
- les Transferts de propriété ,
- le Discours oral,
- l'Honneur,
- les Dommages,
- le Droit pénal,
- la Procédure judiciaire,
- les Exemptions et exceptions.
Persistance contemporaine du Kanun de Lekë Dukagjini
L'application exclusive du Kanun par des tribunaux propres aux Albanais était une des revendications autonomistes vis-à -vis de l'empire ottoman, formulée par la Ligue de Prizren, premiÚre manifestation d'un mouvement national albanais à partir de 1878.
De mĂȘme, des 500 dĂ©lĂ©guĂ©s autonomistes albanais qui se rĂ©unirent Ă Peja/Pec fin janvier 1899 dans ce qu'on a appelĂ© la Ligue de Peja.
Des Ă©lĂ©ments du Kanun furent aussi introduits en mĂȘme temps que des Ă©lĂ©ments de la Charia par l'occupant allemand, soucieux de flatter le conservatisme des chefs traditionnels, dans la rĂ©gion nord du Kosovo (Mitrovica, NovobĂ«rda/Novo Brdo, Vushtrri/VuÄitrn) entre 1941 et 1944.
AprĂšs la chute du rĂ©gime communiste d'Enver Hoxha qui avait tentĂ© d'Ă©touffer la pratique du Kanun en liquidant les chefs de clan, sa pratique a quelque peu repris, non sans incertitudes sur son interprĂ©tation. On l'a invoquĂ© Ă l'occasion des litiges sur la propriĂ©tĂ© des terres, volĂ©es par lâĂtat sous le rĂ©gime communiste, qui avait dĂ©truit le cadastre pour rendre la collectivisation "dĂ©finitive".
La gjakmarrje
Un des usages controversĂ©s du Kanun est la gjakmarrje (pron. « djiakmarryĂ© », forme dĂ©finie gjakmarrja = "la" gjakmarrje), la « reprise du sang », forme ritualisĂ©e de la vendetta : un meurtre doit ĂȘtre vengĂ© par la mort d'un homme de la famille du coupable[2]. Ce code interdit toutefois la mort des enfants en dessous de 15 ans, des femmes, des personnes ĂągĂ©es, des malades mentaux, ou de quiconque se trouve dans le voisinage d'une mosquĂ©e ou d'une Ă©glise.
Une garantie de sĂ©curitĂ©, la besa (« parole donnĂ©e »), peut ĂȘtre accordĂ©e par la famille de la victime. Elle est souvent le produit d'un rĂšglement nĂ©gociĂ©, temporaire ou dĂ©finitif, qui interrompt la gjakmarrje. Certains anthropologues interprĂštent aussi la gjakmarrje comme l'apogĂ©e de la logique des prestations totales (potlatch) dans l'ancien droit illyro-albanais, suivant le schĂ©ma triangulaire fonctionnel : potlatch de service, potlatch de compensation, potlatch de liquidation, comme l'avait en partie dĂ©voilĂ© Marcel Mauss, dans son Essai sur le don. La survivance d'un potlatch aussi pur en droit coutumier albanais tĂ©moignerait d'une antiquitĂ© remarquable et indiquerait le caractĂšre-clĂ© du Kanun pour la comprĂ©hension de nos droits modernes.
L'Ăglise catholique et les confrĂ©ries soufies lancent pĂ©riodiquement des campagnes pour obtenir des besa en grand nombre. L'un des premiers buts de la Ligue de Peja en 1899 Ă©tait de conclure une besĂ« gĂ©nĂ©rale pour favoriser ses objectifs d'autonomie pour les quatre vilayets ottomans oĂč vivaient les Albanais â d'oĂč son autre nom de Besa ou encore Besa-besĂ«; de mĂȘme, la lutte contre Belgrade au Kosovo a Ă©tĂ© l'occasion de besa de masse.
Bibliographie
Ătudes
- (de) Johann Georg von Hahn, Albanesische Studien ("Ătudes albanaises"), 3 t., IĂ©na, 1854.
- (de) Ludwig von Thallóczy, "Kanun i Lekës: ein Beitrag zum albanischen Gewohnheitsrecht" ("Kanun i Lekës : une contribution au droit coutumier albanais"), Illyrisch-albanische Forschungen, t. 1, p. 409-460.
- (en) Mary Edith Durham, Some Tribal Origins, Laws, and Customs of the Balkans ("Quelques origines, lois et coutumes tribales des Balkans"), Londres, 1928.
- (it) Giuseppe Castelletti, "Consuetudini e vita sociale nelle montagne albanesi secondo il Kanun i Lek Dukagjinit" ("Habitudes et vie sociale dans les montagnes albanaises selon le Kanun i Lek Dukagjinit"), Studi albanesi, t. 3-4, 1933-1934, p. 61-163.
- (it) Camillo Libardi, I primi moti patriottici albanesi nel 1910-1911-1912, specie nei Dukagjini ("Les premiers mouvements patriotiques en 1910-1911-1912, particuliĂšrement dans le Dukagjin"), Trente, 1935, p. 2.
- (en) Margaret M. Hasluck, The Unwritten Law in Albania ("La loi non Ă©crite en Albanie"), Cambridge, J. H. Hutton, 1954.
- (de) Hasan Kaleshi, "TĂŒrkische Angaben ĂŒber den Kanun des Leka Dukadjini" ("Indications turques sur le Kanun de LekĂ« Dukadjini"), in G. Reichenkron & A. Schmaus, eds., Die Kultur SĂŒdosteuropas: ihre Geschichte und ihre Ausdrucksformen, Wiesbaden, 1964, p. 103-112.
- (sr) Syrja Pupovci, GraÄanskopravni odnosi u zakoniku Leke DukaÄina ("Relations de citoyennetĂ© dans le Kanun de LekĂ« Dukagjini"), Prishtina, 1968.
- (sr) Syrja Pupovci, "Burimet për studimin e Kanunit të Lekë Dukagjinit" ("Les sources pour l'étude du Kanun de Lekë Dukagjin"), Studime historike, 2, 1971, p. 75-98.
- (sr) Syrja Pupovci, "Origjina dhe emri i Kanunit të Lekë Dukagjinit" ("L'origine et le nom du Kanun de Lekë Dukagjini"), Studime historike, 1, 1972, p. 103-128.
- (en) Shtjefën Gjeçov, ed., Kanuni i Lekë Dukagjinit: The Code of Lek Dukagjin, traduction de Leonard Fox, Bakersfield, Californie, 1989.
- (de) ShtjefĂ«n Gjeçov, ed. Der Kanun â Das albanische Gewohnheitsrecht nach dem sogenannten Kanun des LekĂ« Dukagjini ("Le Kanun â Le Droit coutumier albanais selon le Kanun de LekĂ« Dukagjini"), traduit en allemand par Marie Amelie baronne von Godin, avec une introduction de Michael Schmidt-Neke. PubliĂ© et prĂ©facĂ© par Robert Elsie, avec une bibliographie, Dukagjini Balkan Books, Peja/PeÄ, 2001, 283 pp.
Romans
- Ismaïl Kadaré, Avril brisé, Fayard 1982
- Ismaïl Kadaré, Froides fleurs d'avril
- Ismaïl Kadaré, Concours de beauté
- Jef Geeraerts, Dossier K.
Bande dessinée
- La loi du Kanun, scénario Jack Manini, dessin Michel Chevereau, couleurs Jack Manini.
Films
- Dossier K.
- Kanun film documentaire réalisé par Cizia Zykë
- "Albanie la Dette du sang "2008 reportage Envoyé spécial Angélique Kourounis Franck Dérens
- Sons of Cain / I Figli di Caino Written & directed by Keti Stamo
Source
- Cet article est partiellement ou en totalité issu de l'article intitulé « Kanun (droit) » (voir la liste des auteurs).
Notes et références
- Loi du Kanun du mythe à la réalité, op. cité.
- AngĂ©lique Kourounis, Thomas Iacobi, Jean Christophe Georgoustsos et Nikos Arapoglou, « Reportage : Albanie, la Bible contre la vendetta », Faut pas croire, Radio tĂ©lĂ©vision suisse,â (lire en ligne [vidĂ©o]) Des jeunes catholiques, soutenus par une religieuse, ont brisĂ© la loi du silence pour combattre le « kanun », un code d'honneur ancestral qui justifie la vengeance et le meurtre.