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Jalons (essai)

Jalons (en russe : ВДхО, Vekhi) est le titre d'un recueil de sept articles rĂ©unis par l'historien de la littĂ©rature et critique littĂ©raire MikhaĂŻl Guershenzon, publiĂ© en en Russie. ComposĂ© par plusieurs penseurs, l'ouvrage critique trĂšs sĂ©vĂšrement l'intelligentsia russe, sa conception du « populisme » et son rĂŽle dans l'Ă©chec de la RĂ©volution de 1905.

Composition

L'ouvrage est composé de sept articles séparés. L'éditeur Mikhaïl Guershenzon n'avait d'ailleurs pas communiqué aux contributeurs l'identité des six autres auteurs.

Accueil

La publication de l'ouvrage en 1909 « fit l'effet d'une bombe[1] » et déclencha une violente polémique d'au moins deux ans dans l'Empire russe[2]. Le public était surpris voire choqué parce que les signataires des articles avaient été des personnalités en vue de cette intelligentsia qu'ils critiquaient maintenant sans ménagement : Serge Boulgakov qui avait été un marxiste militant, Piotr Struve, une personnalité socialiste avant de fonder le parti cadet ; quant à Nicolas Berdiaev, il avait déjà été emprisonné en raison de ses idées socialistes[1].

Les plupart des auteurs – ainsi que bien d'autres personnalitĂ©s intellectuelles - furent expulsĂ©s d'URSS en [3]. Le tour de Serge Boulgakov vint en 1923[4].

À l'Ă©poque, la polĂ©mique eut cependant peu d'Ă©chos en Occident. L'ouvrage a connu rĂ©cemment un regain d'intĂ©rĂȘt. Une Ă©tude de 850 pages lui a Ă©tĂ© consacrĂ©e dans une Ă©dition critique russe[2], et les Ă©ditions du Cerf en ont publiĂ© une premiĂšre traduction en français en .

Les auteurs

  • Nicolas Berdiaev : « VĂ©ritĂ© de philosophie et vĂ©ritĂ©-justice d'intelligentsia »
  • Serge Boulgakov : « HĂ©roĂŻsme et exploit ascĂ©tique »
  • MikhaĂŻl Guershenzon : « La prise de conscience crĂ©atrice »
  • Alexandre Izgoev : « Sur la jeunesse intellectuelle »
  • Bohdan Kistiakovski : « En dĂ©fense du droit »
  • Piotr Struve : « Intelligentsia et rĂ©volution »
  • Simon Frank : « L'Ă©thique du nihilisme »

Les articles

Nicolas Berdiaev

La contribution de Nicolas Berdiaev (1874-1948) s’intitule « VĂ©ritĂ© de philosophie et vĂ©ritĂ©-justice d'intelligentsia ».

Berdiaev s’interroge sur le rapport complexe de l’intelligentsia russe Ă  la philosophie[5] et construit son raisonnement sur la distinction sĂ©mantique existant en russe entre ĐžŃŃ‚ĐžĐœĐ° (istina, « vĂ©ritĂ© de philosophie », pure vĂ©ritĂ©) et праĐČĐŽĐ° (pravda, « vĂ©ritĂ©-justice »).

Selon Berdiaev, la philosophie – comme les autres nouveautĂ©s importĂ©es d'Europe – a Ă©tĂ© comprise trĂšs superficiellement en Russie, soumise qu’elle Ă©tait « Ă  des fins socio-utilitaires[6] ».

« Le rĂšgne exclusif, despotique, du critĂšre moralo-utilitaire, et le rĂšgne tout aussi Ă©crasant de l’amour du peuple et de l’amour du prolĂ©tariat, le culte du « peuple », de son avantage et de ses intĂ©rĂȘts, l’accablement spirituel engendrĂ© par le despotisme politique, tout cela fait que notre niveau de culture politique s’est rĂ©vĂ©lĂ© trĂšs bas[7]. »

L’étude de la philosophie ne s’est pratiquement dĂ©veloppĂ©e que dans des milieux extĂ©rieurs Ă  l’intelligentsia stricto sensu.

« Pendant longtemps, on a considĂ©rĂ© chez nous comme presque immoral de s’adonner Ă  la crĂ©ation philosophique : on voyait dans ce genre d’occupation une trahison du peuple et de la cause du peuple. Quelqu’un de trop plongĂ© dans les problĂšmes philosophiques Ă©tait soupçonnĂ© d’indiffĂ©rence Ă  l’égard des intĂ©rĂȘts des paysans et des ouvriers[7]. »

MĂȘme si cette attitude a quelque peu changĂ©, elle demeure inscrite dans le subconscient de l’intelligentsia. L’intelligentsia russe a toujours relĂ©guĂ© les questions de crĂ©ation et de production dans le domaine Ă©conomique aussi bien qu’intellectuel aprĂšs les questions de rĂ©partition.

« Dans les annĂ©es 1870, il y eut mĂȘme chez nous une pĂ©riode oĂč lire des livres et accroĂźtre ses connaissances n’était pas une activitĂ© particuliĂšrement valorisĂ©e, et oĂč la soif d’instruction Ă©tait jugĂ©e moralement condamnable. Les temps de cet obscurantisme populiste sont rĂ©volus depuis longtemps, mais le virus en est restĂ© dans le sang. Aux jours de la rĂ©volution, les persĂ©cutions contre le savoir, la crĂ©ation et la vie supĂ©rieure de l’esprit ont recommencĂ©. »

— Nicolas Berdiaev, Jalons[8].

Berdiev reconnaĂźt toutefois que la responsabilitĂ© de cet Ă©tat ne relĂšve pas que des « intellectuels », mais aussi – il y revient Ă  plusieurs reprises - de la stratĂ©gie rĂ©actionnaire du pouvoir politique. Ainsi, il admet que le questionnement philosophique fait partie de la tradition de l’intelligentsia, mĂȘme s’il s’est plutĂŽt exprimĂ© par le journalisme[9] ou par des « penseurs » de peu d’envergure[10] que par la publication d’une littĂ©rature spĂ©cialisĂ©e, dĂ©diĂ©e Ă  la philosophie comme telle.

Il reconnaĂźt aussi que l’apparition du marxisme puis du nĂ©o-kantisme et l’empiriocriticisme de Richard Avenarius ou d’Ernst Mach dans les annĂ©es 1890 a considĂ©rablement contribuĂ© Ă  Ă©lever le niveau[11]. Le dĂ©bat, purement Ă©motionnel jusqu’alors, a fait place Ă  des rĂ©flexions plus profondes et voit l’apparition d’Alexandre Bogdanov et d’Anatoli Lounatcharski « intronisĂ©s « philosophes » de l’intelligentsia social-dĂ©mocrate[12] ».

« L’intelligentsia a toujours eu ses philosophes Ă  elle, des philosophes de cĂ©nacles, des philosophes d’intelligentsia, et sa propre philosophie engagĂ©e, coupĂ©e des traditions philosophiques universelles. Cette philosophie « faite maison » et presque sectaire satisfait Ă  l’exigence profonde des jeunes de notre intelligentsia : avoir une « vision du monde » rĂ©pondant Ă  toutes les questions fondamentales de la vie, et reliant la thĂ©orie Ă  la pratique sociale. »

— Nicolas Berdiaev, Jalons[13].

Cependant, l’attirance de l’intelligentsia pour la philosophie reste tout Ă  fait superficielle. « L’intelligentsia est prĂȘte Ă  accorder foi Ă  n’importe quelle philosophie, Ă  la seule condition qu’elle valide ses idĂ©aux sociaux, et Ă  repousser sans examen toute philosophie, serait-elle la plus profonde et la plus vraie, pour peu qu’elle soit suspecte d’entretenir un rapport dĂ©favorable, ou simplement critique, Ă  ces tendances et Ă  ces idĂ©aux traditionnels[13]. » Berdiaev voit dans cette attitude un signe de « religiositĂ© inconsciente » et parle d’une « psychologie « catholique » ».

Serge Boulgakov

La contribution de Serge Boulgakov (1871-1944), intitulée « Héroïsme et exploit ascétique » et sous-titrée « Réflexions sur la nature religieuse de l'intelligentsia russe » est la plus longue de l'ouvrage.

MikhaĂŻl Guershenzon

La contribution de MikhaĂŻl Guershenzon 1869 – 1925) est intitulĂ© « La prise de conscience crĂ©atrice »

Alexandre Izgoev

La contribution d'Alexandre Izgoev (1872-1935) est intitulée « Sur la jeunesse intellectuelle » et sous-titrée « Remarques sur son mode de vie et sa tournure d'esprit ».

Bohdan Kistiakovski

La contribution de Bohdan Kistiakovski (1869-1920) est intitulée « En défense du droit » et sous-titrée « L'intelligentsia et le sens du droit ».

Piotr Struve

La contribution de Piotr Struve (1870–1944) est intitulĂ©e « Intelligentsia et rĂ©volution »

Simon Frank

La contribution de Simon Frank (1877-1950) est intitulée « L'éthique du nihilisme » et sous-titrée « Contribution à une approche morale de la vision du monde de l'intelligentsia russe ».

Notes et références

  1. Jalons, introduction de Françoise Thom, p. 7.
  2. Georges Nivat, Vivre en Russe, p. 417.
  3. Jalons, Postface de Stéphane Courtois, p. 280.
  4. Jalons, Postface p. 281.
  5. Jalons, p. 17.
  6. Jalons, p. 18.
  7. Nicolas Berdiaev, Jalons, p. 18.
  8. Nicolas Berdiaev, Jalons, p. 19.
  9. Par exemple, Vissarion Belinski.
  10. Berdiaev cite les exemples de Nikolaï Tchernychevski et Dimitri Pissarev pour les années 1860, et de Piotr Lavrov et Nikolaï Mikhaïlovski pour les années 1870.
  11. En 1902, dans Que faire ?, Lénine souligne : « l'engouement général de la jeunesse russe cultivée pour la théorie marxiste vers 1895 ». (Que faire ?, chapitre 2, section « L'essor spontané »)
  12. Nicolas Berdiaev, Jalons, p. 23.
  13. Nicolas Berdiaev, Jalons, p. 22.

Bibliographie

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