Hellénistes
Les hellénistes sont un groupe de Judéens proches de la culture grecque du premier siècle à Jérusalem, ils sont mentionnés au moment de l'Église primitive (celle de Jérusalem selon les Actes des Apôtres) constitué de Judéens de langue grecque, mais résidant en Judée, qui lisaient donc la Torah et autres écrits bibliques dans la version de la Septante.
Origine et organisation
L'origine et les modalités de constitution de ce groupe sont inconnues. Il apparaît soudainement au chapitre 6 du Livre des Actes des Apôtres à propos d'un conflit qui opposerait ce groupe à celui des Hébreux (Chrétiens de Jérusalem de langue aramaïque lisant la Bible en hébreu). En effet les veuves hellénistes auraient eu à se plaindre d'être moins bien traitées que leurs consœurs hébraïques sur le plan diaconal (« leurs veuves étaient négligées dans la distribution qui se faisait chaque jour. » Act.6,1)
Cet épisode sert de prétexte à Luc pour raconter l'institution du diaconat et l'élection des sept premiers diacres, censés décharger les Apôtres de la gestion des problèmes matériels de la communauté : aux Douze, la prédication et la prière, aux Sept le service.
En réalité, ces diacres sont tous des Hellénistes : « Étienne, homme plein de foi et d'Esprit Saint, Philippe, Prochore, Nicanor, Timon, Parménas, et Nicolas, prosélyte d'Antioche » (v.5). Donc il a paru à de nombreux critiques qu'en réalité ces Sept représentaient une structure parallèle à celle des Douze dont les Hellénistes se seraient dotés pour diriger leur groupe, le développer, et peser sur le devenir de la communauté. De toute manière, Luc nous présente ensuite les Sept, et particulièrement Étienne, en tant que prédicateurs très actifs du message chrétien, et non comme des intendants de la communauté. À l'origine du récit biblique se situe peut-être un épisode marquant la reconnaissance des Hellénistes par le groupe chrétien dirigé par les Douze, une sorte d'adoubement collectif de ces chrétiens de langue grecque, par des personnages prestigieux pour avoir été les compagnons les plus anciens de Jésus.
Théologie
Non seulement ce groupe semble s'être organisé de façon autonome mais encore il a développé une théologie propre, une christologie particulière, qui va bien vite l'amener à entrer en conflit avec le Sanhédrin et les prêtres du Temple.
Cette théologie s'articule autour de trois points pour ce que nous pouvons en connaître :
- Rejet du Temple, de ses sacrifices et de son sacerdoce :
Ce trait apparente les Hellénistes aux Esséniens, comme le Cardinal Daniélou aimait à le souligner[1], sans que nous puissions préciser davantage le lien éventuel entre ces deux groupes de composition sociologique fort différente a priori... C'est pourquoi d'autres auteurs, dont O. Cullmann[2], ont préféré les relier au Judaïsme hétérodoxe au sens large et plus particulièrement aux Samaritains. Au contraire, les Douze et les Hébreux étaient assidus aux cérémonies du Temple selon Luc.
Ce qui est intéressant à noter, c'est que Luc nous présente les attaques d'Étienne contre le Temple comme de pures allégations et de faux témoignages destinés à lui nuire, mais en réécrivant le discours du proto-martyre, il lui attribue expressément une théologie hostile au Temple. D'autre part, il est aussi rapporté que Jésus aurait été victime du même genre de faux témoignages destinés à le faire passer pour un adversaire du Temple et de son système, visant à sa destruction. Mais l'épisode des vendeurs chassés du Temple est clairement une ébauche de purification du lieu saint dans une certaine ligne prophétique et en relation avec l'accomplissement de Malachie 3,1. Cela implique pour le moins une critique de ce qui se passait effectivement au temple, son sacerdoce, et le culte sacrificiel (autre exemple : Jésus plaçant la réconciliation entre adversaires au-dessus de l'offrande sacrificielle, la jugeant plus urgente, plus impérative, plus sainte..., ou du moins conditionnant la valeur du sacrifice au fait d'avoir un cœur purifié). Et Jean (Jean 2:13-25) accepte même que Jésus ait dit : « Détruisez ce Temple et je le rebâtirai en trois jours », se présentant comme l'édificateur d'un temple eschatologique éternel (À la vérité, Jean ajoute : « Il parlait du temple de son corps », mais cela indique de toute manière une position critique prêtée à Jésus par rapport au système religieux sacrificiel juif).
Dans un premier temps, on est saisi par la coïncidence entre ces positions prêtées à Jésus par les évangélistes et celles des Hellénistes qui paraissent, paradoxalement, plus fidèles à la mémoire de leur Maître que le groupe des Douze et de ceux qui les suivent. Mais dans un second temps, on en vient à se demander si cette théologie n'a pas été rétrospectivement prêtée à Jésus, après avoir été originellement développée par les Hellénistes, à la suite de groupes dissidents du Judaïsme. Plusieurs épisodes néo-testamentaires sont en effet rapportés en plusieurs versions, ainsi la multiplication des pains ou la résurrection d'une fillette attribué à Jésus ou à Pierre. Étienne est-il un personnage réel ou fictif (le disciple parfait dont la vie reproduit celle du Maître) ? Le martyre d'Étienne copie-t-il celui de Jésus ou la fin de Jésus a-t-elle été réécrite d'après celle d'Étienne ? Mais dans ce cas, si du moins Jésus, comme il semble, fut véritablement un personnage historique, le mystère autour de sa personne s'épaissirait encore, car la raison de son rejet par les Chefs du Peuple juif deviendrait fort obscure — à moins que sa fin n'ait été que le résultat tragique de démêlés avec Rome auxquels le Sanhédrin fut totalement étranger.
- Serviteur de Dieu :
Si nous nous référons à la rencontre de Philippe et de l'eunuque éthiopien (Act. 8), les Hellénistes attribuaient à Jésus le titre de Παῖς Θεοῦ, c'est-à-dire « serviteur de Dieu », en référence à la figure de l’ebed YHWH, prophétisé par le Deutéro-Esaïe dans les « Cantiques du Serviteur souffrant ». Ce serviteur de Dieu porte les péchés du peuple et souffre pour le peuple, juste frappé pour les injustes, et remplit une fonction représentative et substitutive. Le prophète annonce d'autre part la réhabilitation et le triomphe post-mortem de ce serviteur souffrant — sans parler expressis verbis de « résurrection ». Jésus avait déjà été qualifié de « Juste » par Pierre (Act. 3,14), ce qui laisse penser à une référence à Es. 53,11, et on a souvent pensé que les récits de la Passion sont des sortes de midrashs chrétiens des Chants du serviteur, spécialement le quatrième, mais cela est peut-être dû déjà à l'influence de la théologie des Hellénistes. Jésus fut conçu, semble-t-il, en premier par eux comme l'agneau sacrificiel ultime et parfait qui rendait tous les sacrifices du Temple dérisoires, qui apportait aux hommes par son obéissance vicaire le pardon de Dieu, tandis que son exaltation était la victoire de tous sur le sombre abîme de la damnation.
Car placée indubitablement aux croisements des cultures juives et grecques, la pensée des Hellénistes est nettement universaliste, ce qui va amener la possibilité ultérieure d'une évangélisation des Païens. D'ailleurs les Juifs de langue grecque étaient missionnaires depuis longtemps.
Enfin les Hellénistes articulaient cette vision du ministère terrestre de Jésus sur une identification du Maître ressuscité avec le personnage du Fils de l'Homme. Ce barnasha (en araméen), ou en grec ὺιός τοῦ ἀνθρώπου, est cité d'abord par Daniel 7 puis repris par de nombreux écrits apocalyptiques juifs inter-testamentaires. Intronisé par Dieu dans le Ciel, il viendra sur les nuées pour juger le monde et proclamer la victoire divine. Il semble, par certains passages des évangiles, que Jésus lui-même s'était fait l'annonciateur de la manifestation prochaine de ce Fils de l'Homme dont la venue signifierait la fin des tribulations d'Israël.
Dispersion et devenir
Arrêté, Étienne est jugé et condamné sommairement pour blasphème et il est lapidé. Cela semble devoir se passer en 36 dans l'intervalle entre le rappel de Ponce-Pilate à Rome et l'arrivée de son successeur en Judée. À ce moment le Sanhédrin, débarrassé provisoirement de la tutelle impériale, se sent les mains libres pour agir. La passion d'Étienne copie celle de Jésus dans le rapport que Luc nous en fait. Nous n'avons pas d'autres sources sur ces faits.
S'ensuit une expulsion des Hellénistes hors de Jérusalem vers l'an 37 sur la côte syro-phénicienne et leur migration vers Antioche, alors que curieusement les Douze et probablement le groupe qui les suit ne sont aucunement persécutés. Cela démontre que pour les autorités du Temple, il s'agissait de deux factions nettement distinctes et dont la « dangerosité » présumée était fort différente. Et cela soulève bien des questions que l'historien n'est nullement en mesure de résoudre. En tout cas, on peut penser que, derrière le récit très harmonisant de Luc, le christianisme aurait donc au moins deux origines bien séparées. L'une chez les Hébreux, l'autre chez les Hellénistes, conventicule formé par des Juifs de langue grecque qui manifestement « n'auraient pas été en contact avec Jésus lors de son ministère » (selon l’Évangile de Jean, 12, 20 et suiv., les « Grecs », entendons les Juifs hellénistes, n'auront accès à Jésus qu'après Pâques quand le Fils de l'Homme - notons le titre - aura été « glorifié »). En effet Luc ne cite aucun des Sept comme un disciple de Jésus avant la passion. Si les évangiles nous parlent d'un apôtre Philippe, un des Douze, il est difficile de l'identifier au diacre Philippe. Plus étonnant encore, aucun Helléniste n'est cité comme témoin d'une apparition du Ressuscité à la source de sa vocation (la vision d'Étienne qui nous est rapportée diffère profondément par son rôle des autres apparitions du Ressuscité dont le Nouveau Testament rend témoignage, elle n'est pas « inaugurante »)[3].
Si, par Paul, nous n'avions pas une attestation indépendante de l'existence de Pierre et de Jacques, le frère de Jésus, nous pourrions même croire que les Hellénistes furent les « inventeurs » du christianisme et que la passion de Jésus a été réécrite d'après celle d'Étienne (et non le contraire). Mais Paul nous atteste bien qu'avant les Hellénistes, les Douze furent les porteurs primitifs de la croyance en la résurrection de Jésus.
Charismatiques itinérants, les Hellénistes se montrèrent très actifs dans la prédication auprès des Juifs de langue grecque, et des prosélytes, en Palestine et hors d'elle, apportant le christianisme en Syrie et à Chypre, principalement à Antioche. La question d'une éventuelle prédication directe aux Païens demeure discutée même s'ils atteignirent certainement cette frange, assez nombreuse, des païens gravitant autour des Synagogues sans avoir franchi le délicat pas de la conversion totale.
En quelque sorte, l'origine du christianisme tel que nous le connaissons et le comprenons remonte aux Hellénistes comme mouvement missionnaire, en rupture avec le Judaïsme officiel. Comme le note Marie-Françoise Baslez, « les auteurs du Nouveau Testament ont véritablement inventé le concept de persécution (en grec ancien, διωγμός, diogmos) ainsi que le néologisme « persécuteur » [...] en leur donnant un sens dépréciatif. Dès les débuts, l'épreuve de la persécution apparaît constitutive du processus de christianisation et joue le rôle d'événement fondateur dans l'histoire des communautés locales »[4]. En allant plus loin, on peut même constater qu'Étienne se pose en provocateur verbal, cherchant à déclencher la violence maximale de ses opposants, se « victimisant » et se sacrifiant sciemment au profit de sa cause.
Mais Paul, qui va donner à la mission chrétienne une tout autre envergure encore en se tournant délibérément et massivement vers les païens, entretint des rapports ambigus et mitigés avec les Hellénistes et ne semble pas avoir fait partie de leur groupe, même si les liens sont évidents. Juif de la diaspora, utilisant les LXX (Septante) dans ses écrits, il se présente pourtant comme un « Hébreu » et il a persécuté les Hellénistes, selon les Actes des Apôtres. Preuve que l'assimilation selon laquelle les « Hellénistes seraient les Juifs (chrétiens) de langue grecque » est encore trop simpliste. La polémique paulinienne contre la Loi n'est pas la polémique helléniste contre le Temple. La christologie et la sotériologie pauliniennes ne sont pas semblables à celles d'Étienne ou de Philippe.
Si l'on veut chercher les vrais héritiers de la théologie helléniste et peut-être les descendants du groupe, il faut se tourner vers l'Évangile de Jean, selon Oscar Cullmann qui soulignait l'intérêt pour la Samarie comme un trait commun aux Hellénistes qui l'évangélisent et à l'Évangile de Jean, ou le groupe derrière l'Épître aux Hébreux, parfois attribuée aussi à un Essénien converti.
Références
- Jean Daniélou, Les manuscrits de la Mer morte ou les origines du christianisme, Éditions du Seuil, 1998.
- Ouvrage cité en bibliographie.
- Roger Parmentier, La réalisation immédiate du monde heureux : Le combat politique de Jésus sera remplacé par la mythologie des "hellénistes", Editions L'Harmattan, , p. 48
- Marie-Françoise Baslez, Les persécutions dans l’Antiquité, Victimes, héros, martyrs, Paris, Fayard, 2008, p. 263.
Bibliographie
- Oscar Cullmann, Le milieu johannique : sa place dans le Judaïsme tardif, dans le cercle des disciples de Jésus et dans le Christianisme primitif, Labor et Fides, 1976 Aperçu du livre sur Google-books.
- Wolfgang, Zwischen Jerusalem und Antiochia. Die „Hellenisten“, Paulus und die Aufnahme der Heiden in das endzeitliche Gottesvolk. Stuttgart 1999 (ISBN 3-460-04791-7)