Féminin sacré
Caractéristiques
Le concept de féminin sacré, s'il se revendique souvent de religions anciennes voire préhistoriques[1], puise en réalité ses sources dans certaines mouvances néo-païennes américaines très récentes comme la « Wicca » inventée par Gerald Gardner dans les années 1950 (et largement inspirée de la théosophie allemande) ou de divers cultes de la Déesse mère issus du mouvement New Age des années 1970[2]. L'expression semble ainsi avoir été utilisée pour la première fois dans les années 1970, dans les popularisations New Age de la Shakti hindoue[3], dont les nombreuses déesses ont attiré les mouvements New Age féministes et lesbiens[3]. On le présente aussi souvent comme issu de l'écoféminisme, mais il ne s'approche que de sa variante spiritualiste, très minoritaire, celle par exemple de la « sorcière » autoproclamée Miriam Simos. Toutes ces spiritualités se sont développées en Amérique du Nord au début des années 1970, puis ont discrètement essaimé en Europe dans les années 1975-1985 ; après une période de repli, elles sont réapparues au début des années 2020 sous l'impulsion de la mode du développement personnel et des spiritualités alternatives[4].
L'une des principales théoriciennes identifiées de cette mouvance est l'américaine Miranda Gray, créatrice de la mouvance des Moon Mothers et thérapeute auto-proclamée, poussant notamment ses adeptes à la réalisation de rituels de bénédictions de l’utérus à l'occasion de stages onéreux[5]. Toutefois, il n'existe pas de gourou central ni de corpus théorique canonique du féminin sacré : « Plusieurs traditions s’entremêlent au sein du Féminin sacré, comme le mouvement de la Déesse (en), la néo-sorcellerie ou les néo-paganismes. Davantage qu’elles ne s’inscrivent dans l’une d’entre elles de manière définie, les adeptes opèrent des « bricolages » individuels en assemblant des croyances et des rituels de différentes traditions »[4]. Un code assez répandu est l'organisation de réunions non-mixtes sous des tentes de couleur rouge, symbolisant un utérus[4]. D'autres pratiques se rapprochent plus du yoga[4].
En France, une des personnalités les plus médiatiques de cette mouvance est Camille Sfez, ancienne psychologue autoproclamée thérapeute-chamane[1] ; l'écrivaine Josée-Anne Sarazin-Côté a également rencontré un certain succès de librairie avec Le grand livre du féminin sacré : recettes sacrées, oracle et tarot, méditations, cristaux[6], ou encore Stéphanie Lafranque avec Gardiennes de la lune[7], ainsi que Lise Bourbeau ou, pour les oeuvres étrangères traduites, Clarissa Pinkola Estés et Jamie Sams[4].
La sociologue Constance Rimlinger décrit cette mouvance par ces mots[4] :
« S’inscrivant dans une quête de sens et de réenchantement du monde, cette démarche présente des caractéristiques des spiritualités alternatives inscrites dans le sillon du Nouvel Âge (New Age) et dans la « nébuleuse mystique-ésotérique » : la primauté accordée à l’expérience, l’appel à cultiver son intériorité, à habiter son corps, l’optimisme quant aux possibilités pour l’humanité de « s’éveiller », d’entrer dans une période d’harmonie, ainsi que l’accent mis sur la transformation intérieure et sur la notion de guérison, avec un « débordement […] à la fois du côté du magique et du côté du psychologique ». »
Le mouvement est ainsi décrit par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires[5] :
« Le féminin sacré est présenté comme un travail « de reconnexion du corps et de l’esprit ». Il est souvent « enseigné » lors de stages à destination des femmes durant lesquels une grande place est accordée au rituel et à l’ésotérisme. Par exemple, les femmes sont incitées « à faire appel au karma et autre énergie quantique ». Des figures mystiques sont également utilisées comme celle de la sorcière, notamment au travers du mouvement WICCA. »
— MIVILUDES, rapport d'activités 2021.
Risques, dérives et controverses
Pour certains critiques, sous prétexte d'« empowerment » des femmes, ce mouvement lucratif repose bien souvent sur la vente par correspondance de gris-gris, compléments alimentaires et cosmétiques[8], et surtout de « stages »[7] et de pratiques pseudo-médicale non réglementées comme en témoignent les saisines reçues en France par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires[5]. De nombreux ouvrages ou vidéos en ligne (souvent payantes) sont également proposés aux adeptes, dont l'investissement financier va généralement croissant avec le niveau d'« initiation ». Comme souvent avec les dérives sectaires, ces services ciblent en particulier des femmes en souffrance, par exemple des victimes de violences sexuelles, de maladies gynécologiques ou souffrant d'endométriose, sous prétexte de les aider à reconstruire leur féminité - ou plutôt de « se reconnecter avec leur féminité cosmique ». En fait d'aide psychologique, le discours est souvent culpabilisant[7] : par exemple, si une femme a des règles douloureuses, ce sera qu’elle n’est pas « en accord avec sa nature profonde de femme ». Ainsi, sous couvert d’un apprentissage pour « explorer son féminin sacré », c’est la culpabilisation des femmes qui est mise en œuvre, dans le but d'instrumentaliser une situation de souffrance dont l'« initiation » apparaît comme la seule échappatoire pour retrouver un semblant de bien-être. Cet embrigadement va généralement de pair avec un isolement de la victime, par la stigmatisation de son entourage et un discours complotiste[5].
De nombreuses féministes, et notamment des éco-féministes, récusent tout lien avec cette mouvance occultiste et essentialiste, fondé sur l'idée d'un Éternel féminin. Ainsi, pour l'écrivaine féministe Illana Weizman, « Avec le féminin sacré, on retourne justement dans un monde extrêmement binaire, avec des assignations très claires au niveau du genre, là où le féminisme veut justement s’émanciper de la considération biologique du genre, notamment au niveau de la sexualité, de l’orientation sexuelle, de la parentalité. Le féminisme du féminin sacré est un faux féminisme qui fait le lit du patriarcat, car il est complètement aligné sur ce que ce système attend de nous »[6]. De même, pour la chercheuse féministe et spécialiste en religions Cynthia Eller, « Ce n'est pas en fantasmant le passé qu'on donnera un avenir aux femmes »[9].
Certains blogs de développement personnel ont d'ailleurs rapidement inventé l'idée symétrique de « masculin sacré », sacralisant de la même manière une caricature viriliste[10].
Voir aussi
Bibliographie
- Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, Rapport d'activité 2021, Ministère de l'Intérieur, , 216 p. (lire en ligne).
- Constance Rimlinger, « Féminin sacré et sensibilité écoféministe. Pourquoi certaines femmes ont toujours besoin de la Déesse », Sociologie, vol. 12, , p. 77-91 (lire en ligne).
- L. Bruit Zaidman et A. Caiozzo, Femmes médiatrices et ambivalentes. Mythes et imaginaires, Paris, A. Colin, , 417 p. (ISBN 978-2-200-27281-4, lire en ligne)
- Vinciane Pirenne-Delforge, « La maternité des déesses grecques et les déesses-mères : entre mythe, rite et fantasme », Clio. Femmes, Genre, Histoire, no 21, , p. 129–138 (ISSN 1252-7017, DOI 10.4000/clio.1452).
- (en) Cynthia Eller, The Myth of Matriarchal Prehistory : Why an Invented Past Won't Give Women a Future, Beacon Press, , 288 p. (ISBN 978-0-8070-6793-2, lire en ligne)
Liens externes
- Charlotte Bernard, « Non, la tendance incitant à se « reconnecter à son féminin sacré » n’a rien de féministe », sur Madmoizelle.com, .
Articles connexes
Notes et références
- « Qu'est-ce le féminin sacré ? », sur RCF, .
- (en) « The Goddess Movement in the U.S.A. : A Religion for Women Only », Archiv für Religionspsychologie, vol. 18, , p. 258-266 (lire en ligne)
- David Kinsley, « Hindu Goddesses », Hermeneutics: Studies in the History of Religions, (DOI 10.1525/9780520908833, lire en ligne, consulté le )
- Constance Rimlinger, « Féminin sacré et sensibilité écoféministe. Pourquoi certaines femmes ont toujours besoin de la Déesse », Sociologie, vol. 12, , p. 77-91 (lire en ligne).
- Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, Rapport d'activité 2021, Ministère de l'Intérieur, , 216 p. (lire en ligne).
- Charlotte Bernard, « Non, la tendance incitant à se « reconnecter à son féminin sacré » n’a rien de féministe », sur Madmoizelle.com, .
- Arièle Bonte, « Le féminin sacré : cette tendance libère-t-elle vraiment les femmes ? », sur RTL.fr, .
- Nastasia Hadjadji, « Entre promesses de bien-être et flou scientifique, le business juteux des marques « cosmiques » », sur ladn.eu, .
- (en) Cynthia Eller, The Myth of Matriarchal Prehistory : Why an Invented Past Won't Give Women a Future, Beacon Press, , 288 p. (ISBN 978-0-8070-6793-2, lire en ligne)
- Marièke Poulat, « Le masculin sacré: le comprendre et s’y connecter », sur coachator.com, .