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DĂ©monstration comparative

La démonstration comparative est une procédure de preuve qui consiste à établir la validité d'une position en montrant que celle-ci est « meilleure » que les autres positions concurrentes connues. Elle ne prétend donc pas à une validité absolue mais seulement à une validité relative. La démonstration comparative permet ainsi de justifier une position en l'absence de tout fondement absolu et, par conséquent, d'établir une hiérarchie entre des positions concurrentes considérées encore comme hypothétiques.

En raison de ses similitudes avec la dialectique chez Aristote, la dĂ©monstration comparative est aussi appelĂ©e « dĂ©monstration dialectique Â».

Le noyau logique de la démonstration dialectique : le critère de préférence

La position la meilleure au sein d'un ensemble de positions concurrentes est dĂ©terminĂ©e l’aide d’un critère appelĂ© « critère de prĂ©fĂ©rence Â». Plusieurs critères de prĂ©fĂ©rence plus ou moins concordants ont Ă©tĂ© proposĂ©s par les logiciens et Ă©pistĂ©mologues.

Karl Popper

Karl Popper, dans La connaissance objective (p. 543) propose le critère suivant : « Il semble intuitivement qu’un Ă©noncĂ© b est plus proche de la vĂ©ritĂ© qu’un Ă©noncĂ© a si, et seulement si :

  1. le contenu de vĂ©ritĂ© (relativisĂ©) de b excède le contenu de vĂ©ritĂ© de a et si ;
  2. certaines des conséquences de a qui sont fausses (de préférence, toutes celles dont la réfutation est reconnue et quelques autres encore si possible) ne sont plus dérivables de b, mais sont remplacées par leur négation. »

Popper a Ă©voluĂ© dans la formulation de son critère de prĂ©fĂ©rence, en particulier sous l'impulsion des critiques de David Miller concernant le concept de vĂ©risimilitude. Popper avance ainsi un critère quelque peu diffĂ©rent dans La connaissance objective (p. 109–110), en s'appuyant sur le cas de la rivalitĂ© entre la physique de Newton et la physique d'Einstein : « On peut Ă©tablir la comparabilitĂ© intuitive des contenus des thĂ©ories de Newton (N) et d’Einstein (E) de la manière suivante : (a) Ă  toute question pour laquelle la thĂ©orie de Newton a une rĂ©ponse, la thĂ©orie d’Einstein a une rĂ©ponse qui est au moins aussi prĂ©cise ; ce qui fait que le contenu (ou la mesure du contenu), en un sens un peu plus large que celui de Tarski, de N est infĂ©rieur ou Ă©gal Ă  celui de E ; (b) il y a des questions auxquelles la thĂ©orie d’Einstein E peut donner une rĂ©ponse (non tautologique) alors que la thĂ©orie de Newton ne le peut pas ; ce qui rend le contenu de N strictement plus petit que celui de E. »

Thomas Kuhn

Dans la Structure des rĂ©volutions scientifiques (p. 231), Thomas Samuel Kuhn avance un critère de prĂ©fĂ©rence qui s'inscrit initialement dans un contexte diffĂ©rent de la dĂ©monstration comparative. Il s'agit pour Kuhn de dĂ©crire comment, dans l'histoire des sciences, un nouveau paradigme scientifique rĂ©ussit Ă  se substituer Ă  un ancien paradigme concurrent. Mais – comme cela apparaĂ®t dans les rĂ©visions ultĂ©rieures effectuĂ©es par Kuhn, notamment dans La tension essentielle (1977) – les conditions ainsi dĂ©gagĂ©es constituent aussi selon Kuhn un vĂ©ritable critère normatif, et non de simples observations historiques, permettant en outre de hiĂ©rarchiser non seulement des paradigmes mais plus gĂ©nĂ©ralement n'importe quel ensemble de thĂ©ories concurrentes. Kuhn formule ainsi son critère de prĂ©fĂ©rence : « […] le nouveau candidat doit sembler rĂ©soudre un problème primordial, reconnu comme tel, et qu’on n’a pu aborder d’aucune autre manière. En second lieu, le nouveau paradigme doit promettre de prĂ©server une part relativement large des possibilitĂ©s concrètes de rĂ©solution des problèmes que la science avait conquises grâce aux paradigmes antĂ©rieurs. […] Par consĂ©quent, bien que les nouveaux paradigmes possèdent rarement, ou ne possèdent jamais, toutes les possibilitĂ©s de leur prĂ©dĂ©cesseur, ils conservent gĂ©nĂ©ralement, dans une large mesure, ce que les performances passĂ©es avaient de plus concret et permettent toujours la solution de problèmes concrets supplĂ©mentaires Â».

Imre Lakatos

Ă€ la fois hĂ©ritier et critique de Popper, Imre Lakatos a tentĂ© de formuler son propre critère de prĂ©fĂ©rence dans Histoire et mĂ©thodologie des sciences (p. 50). D'après Lakatos, une thĂ©orie T’ est meilleure qu’une thĂ©orie T si « […] 1/ comparĂ©e Ă  T, T’ a un supplĂ©ment de contenu empirique : c’est-Ă -dire qu’elle prĂ©dit des faits inĂ©dits, Ă  savoir des faits improbables Ă  la lumière de T, ou mĂŞme interdits par T ; 2/ T’ explique le succès antĂ©rieur de T, c’est-Ă -dire que tout le contenu non rĂ©futĂ© de T est compris dans le contenu de T’ (dans les limites des erreurs d’observation) ; 3/ une certaine partie du contenu supplĂ©mentaire de T’ est corroborĂ© Â». Par exemple, « la thĂ©orie d’Einstein Ă©tait meilleure que celle de Newton – c’est-Ă -dire qu’elle reprĂ©sentait par comparaison un progrès â€“ […] parce qu’elle expliquait tout ce que la thĂ©orie de Newton avait expliquĂ© avec succès, qu’elle expliquait aussi dans une certaine mesure quelques anomalies connues et, en outre, qu’elle interdisait des Ă©vĂ©nements tels que la transmission de la lumière en ligne droite dans le voisinage de masses importantes, Ă©vĂ©nements dont la thĂ©orie de Newton ne parlait pas, mais qui Ă©taient autorisĂ©s par d’autres thĂ©ories scientifiques bien corroborĂ©es de l’époque ; bien plus, au moins une partie du contenu supplĂ©mentaire inattendu de la thĂ©orie d’Einstein Ă©tait en fait corroborĂ©e (par exemple par les expĂ©rimentations lors de l’éclipse) Â».

Sylvain Panis

Plus récemment, Sylvain Panis propose dans La démonstration dialectique (p. 301-302), au terme d'une argumentation visant à synthétiser l'apport des précédents auteurs, le critère de préférence suivant : « Soit deux positions A et B concurrentes, la position B est meilleure que la position A si elle résout tous les problèmes ou une partie des problèmes que rencontre A, sans que celle-ci puisse résoudre un seul des problèmes que rencontre, éventuellement, la position B. […] Plus simplement : la position B est meilleure que la position A si au moins un problème rencontré par A est résolu par B, et si aucun problème rencontré par B n’est résolu par A ». D’après cette formule, « la théorie d’Einstein est meilleure que celle de Newton parce que la théorie d’Einstein comble une partie au moins des problèmes que rencontre la théorie de Newton, sans que celle-ci soit capable de résoudre les problèmes que rencontre la théorie d’Einstein. De fait, la théorie d’Einstein permet de prédire des événements que ne peut prédire la théorie de Newton, notamment le périhélie de Mercure, alors que la théorie de Newton est incapable de résoudre un seul des problèmes que rencontre la théorie d’Einstein, par exemple le problème de son application à l’échelle quantique. De même, d’après ce critère, l’instauration de l’Etat de droit est une situation préférable à l’état de nature, parce que l’Etat de droit comble une partie des problèmes que rencontre l’état de nature sans que celui-ci soit capable de remédier aux problèmes que rencontre l’Etat de droit. L’Etat de droit permet notamment de remédier, en partie du moins, à la partialité des jugements qui s’exercent dans l’état de nature et de limiter la volonté de domination des plus forts, mais l’état de nature est incapable de remédier à la question de l’impartialité de l’Etat ainsi qu’au problème de la guerre entre Etats.» On retrouve en substance le critère de préférence énoncé par Kuhn, mais formalisé et élargi explicitement au-delà des seules sciences de la nature.

Quel que soit le critère de prĂ©fĂ©rence adoptĂ©, la dĂ©monstration comparative se prĂ©sente sous la forme d'un discours qui expose les principales positions concurrentes les unes Ă  la suite des autres, de la « plus mauvaise Â» Ă  la « meilleure Â». Comme chaque nouvelle position est censĂ©e combler au moins quelques-unes des insuffisances des positions prĂ©cĂ©dentes tout en prĂ©servant leurs apports, ce type de discours s'apparente Ă  la description d'un processus d'apprentissage. Si tant est que l'histoire de la discipline en question correspond effectivement Ă  cette description, on peut ĂŞtre tentĂ© de ne voir dans ce discours qu'un exposĂ© historique. Cela explique sans doute pourquoi les logiciens n'ont dĂ©couvert – ou redĂ©couvert si l'on tient compte de l'apport d'Aristote – la dĂ©monstration comparative que tardivement, Ă  partir de la seconde moitiĂ© du XXe siècle, alors qu'elle est pratiquĂ©e depuis toujours par les scientifiques.

Applications de la démonstration comparative

Applications dans les sciences

La démonstration comparative est employée par de nombreux savants, dans toutes les disciplines et à toutes les époques.

On la trouve par exemple en physique. Ainsi, dans le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde (1632), Galilée justifie la conception copernicienne du monde en se fondant principalement sur les insuffisances de la conception ptolémaïque. De même, dans ses principaux exposés de la théorie de la relativité restreinte et générale, Einstein commence toujours par examiner les apports et les insuffisances de la physique de Newton avant d’avancer sa propre position.

La démonstration comparative apparaît aussi en logique, tout particulièrement quand il s’agit de justifier de nouveaux axiomes ou de nouvelles méthodes d’analyse. Ainsi, les logiciens qui élaborent des logiques alternatives ou complémentaires s’efforcent d’abord de montrer les insuffisances de la logique standard avant d’introduire leurs nouveaux axiomes. Par exemple, dans Structures intellectuelles (1966), Robert Blanché critique les insuffisances du carré d’Apulée avant d’introduire son propre diagramme hexagonal.

La dĂ©monstration comparative est Ă©galement utilisĂ©e en mathĂ©matiques. Cela peut surprendre, puisque les mathĂ©matiques sont le plus souvent considĂ©rĂ©es comme le domaine privilĂ©giĂ© de la dĂ©marche dĂ©ductive. Lakatos a cependant montrĂ© dans Preuves et rĂ©futations (1976) que l’argumentation mathĂ©matique devait aussi parfois prendre la forme d'une confrontation entre plusieurs positions concurrente, cette confrontation progressant par essais et erreurs Ă  la manière d’un processus d’apprentissage – sur le modèle du dialogue entre Socrate et l’enfant dans le MĂ©non de Platon.

La dĂ©monstration comparative apparaĂ®t enfin en sociologie. Elle apparaĂ®t par exemple dans Le Suicide (1930) de Durkheim. Celui-ci examine d’abord successivement les thĂ©ories concurrentes portant sur les causes du suicide – des thĂ©ories psychologiques aux thĂ©ories sociales, en passant par les thĂ©ories de la race et de l’hĂ©rĂ©ditĂ© â€“ avant d’avancer sa propre position, qui semble alors combler les erreurs et les insuffisances des positions prĂ©cĂ©dentes. Plus rĂ©cemment, la plupart des chapitres de la ThĂ©orie de l’agir communicationnel (1981) de JĂĽrgen Habermas sont consacrĂ©s Ă  l’analyse critique des thĂ©ories concurrentes, la position de l'auteur n’étant exposĂ©e qu'ultĂ©rieurement dans les « ConsidĂ©rations intermĂ©diaires Â».

Applications dans les activités quotidiennes

La démonstration comparative est donc une démarche omniprésente dans les sciences. Ce constat a conduit les chercheurs à se demander si cette procédure ne constituait pas un procédé spontané de la pensée humaine et ont porté leur attention sur son rôle éventuel dans les activités quotidiennes. La démonstration comparative pourrait par exemple se situer au fondement de nos prises de décision. Celles-ci ne seraient pas simplement inférées à partir d’expériences ou de principes admis, elles procéderaient aussi de la comparaison avec d’autres possibilités concurrentes. Nos décisions seraient prises parmi une quantité de décisions possibles, et nous les choisirions non pas parce qu’elles paraîtraient absolument justifiées, mais simplement parce qu’elles paraîtraient meilleures que les autres. Ce qui signifie que l’intelligence humaine ne fonctionnerait pas seulement selon les règles de déduction, d’induction, ou d’association, mais aussi d’après des règles de comparaison. Les recherches de Jean Piaget ainsi que de récentes expériences en sciences cognitives et en intelligence artificielle tendent à le confirmer[1].

Le cas des raisonnements risqués

L’une des applications les plus remarquables de la dĂ©monstration comparative concerne les raisonnements risquĂ©s. Un « raisonnement risquĂ© Â» est un raisonnement dont la conclusion n’est qu’en partie contenue dans les prĂ©misses sans toutefois les contredire. C’est le cas par exemple de l'induction – « Quelques corbeaux sont noirs ; donc tous les corbeaux sont noirs Â» â€“ de la prĂ©diction– Â« Le Soleil s’est toujours levĂ© en France après tout au plus 16 heures d’absence ; donc le Soleil se lèvera après tout au plus 16 heures d’obscuritĂ© Â» â€“ et de l'abduction – Â« J’ai une inflammation des ganglions ; j’ai donc une angine Â».

Nelson Goodman a montrĂ© dans Faits, fictions et prĂ©dictions (1954) que le problème des raisonnements risquĂ©s ne rĂ©sidait pas seulement dans le fait que l’on infĂ©rait le gĂ©nĂ©ral du particulier ou le futur du prĂ©sent, ce qu’interdit la logique dĂ©ductive, mais aussi dans le fait qu’un mĂŞme cas particulier peut confirmer une infinitĂ© d’hypothèses incompatibles, y compris une affirmation et son contraire. Par exemple, la proposition empirique « Toutes les Ă©meraudes sont vertes aujourd’hui Â» confirmera aussi bien la proposition gĂ©nĂ©rale « Toutes les Ă©meraudes sont vertes Â» que la proposition gĂ©nĂ©rale « Toutes les Ă©meraudes sont soit bleues soit vertes (« vleues Â») Â» ou encore la proposition « Toutes les Ă©meraudes sont soit bleues, soit vertes, soit rouges Â». Le paradoxe de Goodman est instructif : il montre que la conclusion d’un raisonnement risquĂ© est toujours le produit d’une sĂ©lection parmi une multitude de positions concurrentes. Par exemple, lorsqu’on effectue le raisonnement « Je n’ai vu que des corbeaux noirs, donc tous les corbeaux sont noirs Â», on exclut d’emblĂ©e des hypothèses telles que « Tous les corbeaux sont noirs en hiver, mais bruns en Ă©tĂ© Â», « Les corbeaux ne sont pas naturellement noirs mais souffrent d’une maladie qui noircit leurs plumes Â», etc.

Si les conclusions des raisonnements risquĂ©s sont le rĂ©sultat de comparaisons entre positions concurrentes, cela signifie que ces conclusions sont considĂ©rĂ©es comme meilleures que les autres positions concurrentes. Or, la dĂ©monstration comparative permet prĂ©cisĂ©ment d’établir de façon rationnelle quelle position est la meilleure parmi un ensemble de positions concurrentes. La dĂ©monstration comparative semble donc pouvoir fonder de manière rationnelle la conclusion des raisonnements risquĂ©s. On Ă©vite ce faisant les apories d’une prĂ©tendue « logique inductive Â». Il ne s’ensuit pas que la dĂ©monstration comparative « sauve Â» les raisonnements risquĂ©s. Elle n’implique nullement par exemple que le raisonnement inductif – Â« Quelques x sont y, donc tous les x sont y Â» â€“ est valide. La dĂ©monstration comparative ne fait que sauver le rĂ©sultat de tels raisonnements en se substituant aux raisonnements risquĂ©s. Elle fait en quelque sorte un usage « non-inductif Â» des inductions. La dĂ©monstration comparative est ainsi en parfait accord avec la logique dĂ©ductive lorsque celle-ci qualifie les raisonnements risquĂ©s de « dĂ©fectueux Â» ou de Â« non-rationnels Â».

Méthodologie de la démonstration comparative

La démonstration comparative suppose une série d’opérations préalables, dont certaines ont des conséquences épistémologiques notables.

Recension des positions concurrentes

La démonstration comparative suppose d'abord la recension des différentes positions concurrentes. Or, il existe plusieurs domaines où ces positions peuvent être recueillies.

On relèvera en premier lieu les positions qui s'opposent actuellement dans la discipline scientifique concernée. Par exemple, si on avance une nouvelle théorie de la gravitation, il conviendra de la comparer avec les autres théories de la gravitation qui sont actuellement débattues par les physiciens, telles que la théorie de la relativité générale et les diverses théories des cordes.

Cependant, certains sujets ou problèmes étudiés par les chercheurs peuvent faire l’objet de plusieurs disciplines scientifiques. Par exemple, l’étude du comportement humain fait l’objet à la fois de la biologie, de la psychologie et de la sociologie. Rien ne garantit que cela ne soit pas aussi le cas pour d’autres sujets de recherche. La recension des positions concurrentes doit donc s’effectuer en interrogeant les autres disciplines. La démonstration comparative suppose et justifie ainsi la coopération entre les sciences - l'interdisciplinarité.

Enfin, rien ne garantit absolument que des théories anciennes ne soient en mesure de résoudre certains problèmes que rencontrent des positions plus récentes. Il convient donc, pour justifier une position, de ne pas se contenter des positions concurrentes qui font actuellement l'objet de débats et de recenser aussi celles qui ont été conçues par le passé. De ce point de vue, l’histoire de la théorie n'apparaît plus comme un simple complément érudit à la science, mais au contraire comme l’une de ses conditions nécessaires. Une science ne pourrait être pratiquée rigoureusement sans l’histoire des sciences, et il ne pourrait y avoir de véritable scientifique qui ne soit aussi historien au moins de sa propre discipline.

SĂ©lection des positions concurrentes

Le nombre de positions concurrentes est cependant parfois si important qu’il n’est pas toujours possible de toutes les inclure dans la démonstration. Les positions concurrentes doivent donc faire l’objet d’une sélection. La question est alors de savoir à partir de quel(s) critère(s) doit s'effectuer la sélection. Plusieurs candidats ont été proposés par les épistémologues : la notoriété des positions, la solidité de leur argumentation, la plus grande proximité avec le critère de préférence adopté, etc.

Le choix des critères dépend de l'intention dans laquelle est construite la démonstration. Si elle est conçue avec la seule intention de persuader, et donc utilisée comme outil rhétorique, alors le critère de la notoriété des positions sera privilégié. En effet, une position qui apparaît comme meilleure que les positions les plus connues bénéficie d'une plus grande aura. En revanche, si on se préoccupe davantage de validité scientifique, alors on privilégiera le critère de la plus grande proximité avec le critère de préférence adopté, puisque l'objet de la démonstration comparative est précisément de déterminer quelle position satisfait le mieux au critère de préférence.

Compréhension et reconstruction rationnelle des positions concurrentes

Une dĂ©monstration comparative suppose la recension et la critique des positions concurrentes. Or, cette recension et cette critique supposent elles-mĂŞmes une comprĂ©hension juste de chaque position concurrente. Par « comprendre Â», il faut entendre non seulement saisir ce qu’a voulu dire l’auteur, mais aussi ĂŞtre capable de distinguer les simples Ă©tourderies des insuffisances rĂ©elles d’une position. En effet, sans une telle comprĂ©hension des positions concurrentes, on risque d’attribuer Ă  ces positions des caractĂ©ristiques et des problèmes qui ne leur sont pas inhĂ©rents. La recension risque alors d’être incomplète ou, au contraire, d’inclure des positions non-pertinentes. De plus, la critique des positions sĂ©lectionnĂ©es risque de ne pas atteindre son but, de ne pas percevoir la vĂ©ritable portĂ©e et les limites de ces positions. La mĂ©thodologie de la dĂ©monstration comparative doit donc comporter une Ă©tape de comprĂ©hension des positions concurrentes, c'est-Ă -dire un moment hermĂ©neutique.

Or, la compréhension des positions concurrentes se heurte à d'innombrables difficultés, que la philosophie herméneutique a recensées et tenté de résoudre, et que nous nous contenterons ici de mentionner: problème de la compréhension des langues étrangères, problème de la traduction d'un concept d'un paradigme à un autre, problème de la reconstruction rationnelle des positions pertinentes mais mal formulées.

Les Ă©pistĂ©mologues proposent de contourner une partie au moins de ces problèmes de la manière suivante: « La dĂ©monstration dialectique [ou comparative] consiste Ă  comparer les positions concurrentes connues. On n’a donc pas Ă  se soucier, lorsqu’on effectue une dĂ©monstration dialectique [comparative], des positions que l’on n’est pas certain de bien connaĂ®tre, encore moins des positions inconnaissables. Si on n’est pas certain de bien comprendre une position, ou si la comprĂ©hension d’une position est sujette Ă  controverses, il suffit de se rĂ©fĂ©rer aux interprĂ©tations existantes de cette position – incluant ses propres interprĂ©tations â€“, sans prĂ©tendre rendre compte de cette position elle-mĂŞme. Supposons par exemple que l’on veuille dĂ©finir la notion de mouvement. La Physique d’Aristote porte sur le mouvement et reprĂ©sente de ce fait une position concurrente pertinente. Or, la thĂ©orie d’Aristote est ambiguĂ« et suscite plusieurs interprĂ©tations contradictoires. Les interprĂ©tations les plus rigoureuses sont celles de X et de Y. Au lieu de chercher Ă  savoir ce qu’a vraiment dit Aristote – tâche sans doute impossible dans l’état actuel des connaissances â€“, on peut se contenter de se rĂ©fĂ©rer Ă  "Aristote interprĂ©tĂ© par X" et Ă  "Aristote interprĂ©tĂ© par Y". On peut mĂŞme Ă©laborer des interprĂ©tations alternatives, et se rĂ©fĂ©rer ainsi Ă  un "Aristote tel que je le comprends". Bref, du point de vue de la dĂ©monstration dialectique, il n’est pas important que les positions mises en concurrence correspondent aux positions originales ou Ă  l’intention rĂ©elle de leurs auteurs. Il suffit simplement de confronter la position dĂ©fendue aux positions actuellement connues Â» (S. Panis, La dĂ©monstration dialectique, p. 344).

Avantages et inconvénients de la démonstration comparative

La démonstration comparative consiste à établir la validité des positions à partir des insuffisances des autres positions concurrentes connues. Comme rien ne garantit que de nouvelles positions concurrentes plus pertinentes ne puissent surgir à l'avenir, la démonstration comparative ne prétend pas établir une validité absolue. Toutefois, en déterminant la meilleure position parmi les positions existantes, elle établit une hiérarchie entre les positions existantes. Elle évite ainsi à la fois l'écueil d'un absolutisme inaccessible et l'écueil d'un relativisme nivelant et auto-contradictoire. Autrement dit, la démonstration comparative présente l'avantage de pouvoir justifier des positions en l'absence de tout fondement absolu et, en même temps, de hiérarchiser des positions considérées jusque-là comme simplement hypothétiques.

Si la dĂ©monstration comparative permet de justifier des positions en l'absence de toute certitude absolue, et donc de justifier ce qui ne semble ĂŞtre que des hypothèses, alors elle permet de justifier non seulement la conclusion des raisonnements risquĂ©s – comme on l'a vu ci-dessus – mais aussi les « indĂ©montrables Â» de la logique dĂ©ductive, c'est-Ă -dire les principes d'identitĂ©, de non-contradiction et de tiers-exclu. De fait, c'est par un tel procĂ©dĂ© – c'est-Ă -dire en rĂ©futant les principales positions concurrentes – qu'Aristote justifie le principe de non-contradiction au chapitre IV du livre Γ de la MĂ©taphysique. La dĂ©monstration comparative complète ainsi les insuffisances de la logique dĂ©ductive ; elle en constitue mĂŞme le fondement.

À côté de ces avantages, la démonstration comparative se heurte à au moins deux séries de difficultés.

En premier lieu, comme on l'a vu plus haut, il n'existe actuellement aucun réel consensus concernant le critère de préférence. Même au sein des disciplines particulières, aucun critère spécifique ne semble faire l'unanimité.

En second lieu, la méthodologie de la démonstration comparative – c'est-à-dire la recension, la sélection, la compréhension et la reconstruction rationnelle des positions concurrentes – suppose des compétences herméneutiques qui sont aujourd'hui loin d'avoir été formalisées. La démonstration comparative est donc une procédure faillible qui laisse une place encore importante à l'erreur humaine ou à l'arbitraire de critères subjectifs – contrairement, par exemple, à la démonstration déductive.

Notes et références

  1. voir par exemple Ă  ce sujet A. CornuĂ©jols et L. Miclet, Apprentissage artificiel. Concepts et algorithmes, Paris, Eyrolles, 2002

Voir aussi

Articles connexes

Bibliographie

  • Aristote, Topiques (Organon V), trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1997.
  • Kuhn, Th., La structure des rĂ©volutions scientifiques (1962, -1970), trad. L. Meyer, Paris, Flammarion, 1983.
  • Lakatos, I., Histoire et mĂ©thodologie des sciences (1986), trad. L. Giard (dir.), C. Malamoud, J.-F. Spitz, Paris, PUF, 1994.
  • Panis, S., La dĂ©monstration dialectique, thèse de doctorat, UniversitĂ© Paris 1 PanthĂ©on-Sorbonne, 2007.
  • Popper, K;, La connaissance objective (1979), trad. J.-J. Rosat, Paris, Champs-Flammarion, 1998

Liens externes

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