Appareil idéologique d'État
L'appareil idéologique d’État est une notion philosophique créée par Louis Althusser en . Elle désigne l'ensemble des moyens de diffusion d'idéologie dont l'État dispose.
Concept
Louis Althusser réfléchit dans les années 1960 au concept d'idéologie tel que défini par Karl Marx, c'est-à-dire le système de valeurs imposé par les classes dominantes. Il publie en juin 1970 dans revue La Pensée (n° 151) un texte intitulé « Idéologie et appareil Idéologique d’État »[1] - [2]. Il s'inscrit dans la ligne d'un précédent livre, Lire le Capital, considérant qu'il fallait compléter l'analyse des modes de production[3].
Il disserte sur l'accroissement du capital et écrit au sujet des opérateurs sous l'angle de la reproduction de la force de travail et de leur maintien dans un rapport de sujétion à l'égard de la bourgeoisie[4]. Il met en lumière ses phénomènes en essayant de comprendre le rôle de l’État bourgeois dans la transmission de valeurs. Il applique son analyse à n'importe quel État, que sa doctrine soit la démocratie libérale ou le fascisme[5].
Le philosophe distingue alors deux appareils d’État. L'un, répressif, est constitué de la police, des tribunaux, de l'armée, de la prison, des différentes administrations, etc[6]. Il agit de manière régalienne[7]. L'autre, moins visible, est l'appareil idéologique d’État. Il est constitué de toutes les institutions permettant une transmission par les classes qui dirigent l’État de leur idéologie, comme l'institution scolaire, la religion, la famille, les syndicats, le sport, les médias de masse, etc. Toutes ces institutions apparaissent comme des superstructures, avec le projet psycho-social d'inculquer une vision du monde. Cela contribue à façonner les relations des classes sociales entre elles[8].
Les appareils idéologiques d'État voient leur importance respective changer au cours des époques, en fonction des besoins des sociétés et des techniques disponibles (radio, télévision, etc.)[8].
Critiques et limites
Proximité avec d'autres théories
Si la formulation d'appareil idéologique d’État est althusserienne, plusieurs travaux des décennies précédentes exploraient déjà le rôle de l’État dans la transmission de valeurs, sans nécessairement utiliser l'argument marxiste de la superstructure. Max Weber analyse par exemple le rôle des systèmes religieux, juridiques, culturels ou scolaires en tant qu'instances de perpétuation de l'ordre social par la légitimation de l'idéologie[9] - [10].
Aussi, les travaux de Pierre Bourdieu et de ses collaborateurs devancent légèrement, dans leur forme publiée, ceux d'Althusser. En tant que sociologues critiques, ils se placent dans la démarche de Marx et de Weber pour analyser le système d'enseignement comme une instance de production et de légitimation idéologiques au même titre que les systèmes religieux ou juridiques[11].
Indistinction entre démocratie et fascisme
Dans L’État-stratège, Pierre Bauby souligne le manque de précision d'Althusser dans son analyse de l'AIE. Le philosophe considère en effet de la même manière la démocratie libérale et le fascisme, alors que, remarque Bauby, la nécessité pour les régimes fascistes de produire un consentement de masse les conduit à assurer un contrôle complet sur l'ensemble des institutions de la société[5].
Appareil idéologique sans État
Si le terme d'AIE est peu usité, le questionnement sur le rôle de l’État dans la transmission de valeurs interroge certains intellectuels tels que Rémy Rieffel et François-Bernard Huyghe[12] - [13]. Leur réflexion porte sur le développement des médias (télévision, Internet, réseaux sociaux) et leur influence par rapport à cette notion d'AIE[14]. Ils remarquent que beaucoup d'appareils idéologiques ne sont plus étatiques, quoiqu'ils soient collectifs, ou de masse. La libéralisation de la radio et de la télévision sous Valéry Giscard d'Estaing et François Mitterrand a en partie coupé le lien de dépendance à la puissance publique. Leur caractère privé ou commercial ne signifie toutefois pas pour autant qu'ils ne puissent remplir une fonction d'aliénation ou idéologique[15].
Bibliographie
- Althusser, Louis. Positions (1964-1975). Paris : Les Éditions sociales, 1976.
- Althusser, Louis. Sur la reproduction. Paris: PUF, 1995.
- Balibar E., «Appareil», in: G. Labica/G. Bensussan (ed.), Dictionnaire critique du marxisme, Paris, 1985.
Notes et références
- Repris dans Louis Althusser, POSITIONS (1964-1975), pp. 67-125. Paris : Éditions sociales, 1976, 172 pp.
- « Louis ALTHUSSER, Idéologie et appareils idéologiques d’État. (Notes pour une… », sur uqac.ca (consulté le ).
- Lire le Capital (en collaboration avec Étienne Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey et Jacques Rancière), Maspero, coll. « Théorie », 2 volumes, 1965; rééditions coll. « PCM », 4 volumes, 1968 et 1973 ; puis PUF, coll. « Quadrige », 1 volume, 1996
- Sylvain Lazarus, Politique et philosophie dans l'œuvre de Louis Althusser, Presses universitaires de France, , 179 p. (ISBN 978-2-13-045500-4, lire en ligne)
- Pierre Bauby, L'Etat-stratège, Editions de l'Atelier, , 238 p. (ISBN 978-2-7082-2929-7, lire en ligne)
- Georges Burdeau, Le Pouvoir : mélanges offerts à Georges Burdeau, Librairie générale de droit et de jurisprudence, , 1190 p. (ISBN 978-2-275-01267-4, lire en ligne)
- Hervé Oulc’Hen, L’Intelligibilité de la pratique : Althusser, Foucault, Sartre, Presses universitaires de Liège, , 414 p. (ISBN 979-10-365-4781-2, lire en ligne)
- Jean-Pierre LE GOFF, Mai 68, l'héritage impossible, La Découverte, , 1986 p. (ISBN 978-2-7071-7885-5, lire en ligne)
- Voir Economie et société (posthume, traduit en français en deux tomes en 1971, Paris, Plon).
- Voir Confucianise et taoisme (1916, traduit en français en 2000, Paris, Gallimard).
- Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron publient Les Héritiers en septembre 1964 (Paris, éditions de Minuit), Althusser publie, avec ses collaborateurs, Lire le capital en 1965, Bourdieu publie "L'école conservatrice, les inégalités devant l'école et devant la culture" (Revue française de sociologie, VII, 3, p. 325-347) en 1966, puis la même année "L'idéologie jacobine", paru dans Démocratie et liberté (Paris, Editions Sociales), puis en 1967 "Systèmes d'enseignement et systèmes de pensée" (Revue internationale des sciences sociales, XIX, III, p. 367-388), puis en 1969 "Le système des fonctions du système d'enseignement", paru dans Education in Europe (sous la direction de M.A. Mattijssen et C.E. Vervoort, La Haye, éditions Mouton, p. 181-189), puis Althusser publie son article "Idéologie et appareils idéologiques d’État" (La pensée, 151, juin 1970), la même année où Bourdieu et Passeron publient leur livre La reproduction. Éléments d’une théorie du système d’enseignement (Paris, éditions de Minuit, 1970).
- Rémy Rieffel : Sociologue des médias, professeur à Paris II et à l’Institut Français de la Presse a écrit de nombreux ouvrages dont notamment : • Pontigny, Royaumont, Cerisy : au miroir du genre, avec Anne-Marie Duranton-Crabol, Nicole Racine & alii., Le Manuscrit, Collection : Recherche Université, 2006, 254 p. • Que sont les médias ? Pratiques, Identités, Influences, Paris, Gallimard, 2005, collection « Folio actuel », 529 p. • Sociologie des médias, Paris, Ellipses, 2e édition revue et augmentée, 2005 (1re éd. 2001), 223 p. • Les médias et leur public en France et en Allemagne (codirection avec Pierre Albert, Ursula Koch, Philippe Viallon, Detlef Schröter) Paris, éditions Panthéon-Assas, 2003 (édition bilingue), 430 p.
- François-Bernard Huyghe : Docteur d'État en sciences politiques et habilité à diriger des recherches en sciences de l'information et de la communication, a été réalisateur de télévision puis fonctionnaire international au secteur Culture Communication à l'Unesco de 1984 à 19871. Il est maintenant chercheur et consultant. A écrit notamment : • Terrorismes Violence et propagande, Gallimard (Découvertes) 2011 • Les terroristes disent toujours ce qu'ils vont faire avec Alain Bauer, PUF, 2010 • Maîtres du faire croire. De la propagande à l'influence Vuibert, 2008
- Didier Courbet et Marie-Pierre Fourquet ), “ L’influence de la télévision : état des recherches ”, dans Courbet, D. et Fourquet, M.P., (dir), La Télévision et ses influences, De Boeck Université, coll. Médias Recherches-INA, pp. 9-21http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/docs/00/49/81/64/PDF/chapitre_courbet-fourquet.pdf
- Anne-Marie Gingras, Médias et démocratie : le grand malentendu, PUQ, , 287 p. (ISBN 978-2-7605-1438-6, lire en ligne)